[20,0] LIVRE XX (fragments). [20,1] I. Les Étoliens choisirent trente de leurs apoclètes pour tenir conseil avec lui. Le roi convoqua ces délégués le lendemain et délibéra avec eux sur l'état des affaires, [20,2] II. Le roi leur ayant envoyé des députés, ils répondirent qu'ils examineraient l'objet de sa demande quand il serait arrivé sous leurs murs. [20,3] III. Tandis qu'Antiochus se trouvait à Chalcis, au commencement de l'hiver, il reçut comme ambassadeurs, de la part des Épirotes, Charops, et des Éléens, Callistrate. <2> Les Épirotes le conjurèrent de ne pas les jeter, avant qu'il en fût temps, dans une guerre contre les Romains, s'il voulait bien songer qu'ils étaient placés plus près de l'Italie. <3> Ils ajoutèrent que, dans le cas où il pourrait couvrir l'Épire et leur assurer l'impunité, ils étaient prêts à le recevoir dans leurs villes et dans leurs ports; <4> mais que, pour peu qu'il ne se crût pas assez fort pour cela dans le moment, ils le priaient de leur pardonner, s'ils redoutaient une lutte avec Rome. <5> Les Éléens demandèrent au roi du secours, parce qu'ils craignaient une invasion, les Achéens ayant voté la guerre contre eux. <6> Antiochus répondit aux Épirotes qu'ils recevraient bientôt quelques députés de sa part, pour délibérer sur leurs intérêts communs, <7> et fit partir pour l'Élide mille fantassins sous les ordres du Crétois Euphane. [20,4] IV. Les Béotiens étaient depuis longtemps en décadence, et leur république était à une grande distance de la vigueur et de la gloire d'autrefois. <2> Après avoir conquis à Leuctres illustration et puissance, ils affaiblirent tous les jours l'une et l'autre, je ne sais comment, sous le gouvernement d'Amœocrite. <3> Que dis-je? Prenant une route toute contraire à celle qu'ils avaient suivie jadis, ils effacèrent, autant qu'il fut en eux, l'éclat de leur vieille renommée. <4> Les Achéens les avaient engagés à combattre les Étoliens, et en effet, embrassant la querelle de l'Achaïe, et faisant avec elle alliance, les Thébains firent la guerre avec les Étoliens. <5> Mais les troupes de l'Étolie envahirent la Béotie, et tandis que les Achéens, déjà réunis, se préparaient à les secourir, les Béotiens, sans les attendre, se levant en masse, livrèrent bataille. <6> Ils furent vaincus, or tel fut le découragement qui s'empara d'eux, qu'à partir de ce moment ils n'osèrent plus aspirer à rien de grand et ne prirent jamais part, de concert avec les autres Grecs, à quelque entreprise, à quelque combat que ce fût. <7> Tout entiers à la débauche et aux plaisirs, ils énervèrent à la fois leur esprit et leur corps.    [20,5] V. Voici, en résumé, comment ils procédèrent dans leur folle conduite. <2> Après la défaite dont nous venons de parler, ils quittèrent les Achéens pour s'unir aux Étoliens. <3> Ceux-ci entreprirent bientôt une guerre contre Démétrius, père de Philippe. Les Béotiens les abandonnèrent encore, et lorsque Démétrius pénétra dans leur pays avec une armée, sans même tenter la chance d'une bataille, ils se livrèrent à la merci des Macédoniens. <4> Cependant, comme il restait encore en quelques cœurs de faibles étincelles de la gloire passée, plus d'un Thébain souffrait d'une telle dépendance et supportait le joug avec peine. <5> De graves dissensions politiques s'élevèrent donc entre ces mécontents et Ascondas et Néon, ancêtres de Brachylles, partisans dévoués de la Macédoine. <6> Néon finit par l'emporter, de la manière qui suit : <7> Antigone, tuteur de Philippe, après la mort de Démétrius, se rendait pour quelques affaires, par mer, je ne sais où, et se trouvait au fond de la Béotie, à Labryna, quand le reflux vint surprendre ses vaisseaux et les laissa à sec sur le sable. <8> A cette époque, courait le bruit qu'Antigone se disposait à envahir la Béotie. Néon, qui était alors hipparque, et qui, avec quelque cavalerie, parcourait la campagne pour veiller à la sûreté des habitants, rencontra Antigone, que sa mésaventure mettait dans le plus grand embarras. <9> Il pouvait faire beaucoup de mal aux Macédoniens; il aima mieux les sauver contre toute attente. <10> Cette conduite fut approuvée de tous les Béotiens ; Thèbes seule la blâma. <11> La mer revint, les navires furent remis à flot, et Antigone, après avoir vivement remercié Néon de n'avoir point profité de son malheur pour l'attaquer, poursuivit sa course vers l'Asie. <12> Plus tard, en reconnaissance de ce bienfait, quand il eut vaincu Cléomène et pris Sparte, il mit à la tête de cette ville Brachylles. <13> Ce ne fut pas, du reste, la seule faveur que la Macédoine accorda à cette famille. Antigone et Philippe, par leurs largesses et leurs secours généreux, abattirent bientôt le parti qui lui était contraire, et forcèrent presque tous les Thébains à se prononcer pour la Macédoine. <14> Telle fut l'origine du crédit dont jouit autrefois à la cour de Pella la maison de Néon et de l'accroissement de ses richesses.    [20,6] VI. Cependant la Béotie était tombée peu à peu dans un si triste état, que pendant vingt-cinq ans environ, les tribunaux, fermés, ne rendirent d'arrêts ni pour les affaires particulières, ni pour les affaires publiques.<2> Les magistrats, en envoyant le peuple occuper certaines garnisons ou faire quelque expédition en masse, interrompaient à l'infini le cours de la justice. Certains stratèges aussi faisaient sur les deniers publics des largesses aux citoyens pauvres, <3> et cet abus forma la multitude à garder son amour et ses faveurs pour ces chefs complaisants, grâce auxquels elle évitait tout châtiment au sujet de ses méfaits et de ses dettes, et recevait en outre quelque chose du trésor. <4> Opheltas surtout contribua à cette corruption, en imaginant chaque jour de nouvelles mesures, qui pour le moment sans doute semblaient être fort utiles pour la populace, mais qui devaient peu à peu perdre l'État. <5> Bientôt vint se joindre à tous ces fléaux une habitude également fatale. Les citoyens sans enfants ne laissaient plus leurs biens à leur famille, comme c'était autrefois l'usage; ils les destinaient à l'entretien des festins et des fêtes à venir, et les distribuaient entre leurs amis ; <6> un grand nombre même de Thébains, qui avaient des enfants, réservaient pour ces repas la plus forte partie de leur patrimoine; aussi, beaucoup avaient-ils plus de dîners que le mois ne contenait de jours. <7> Indignés de tels excès, et se souvenant alors de leur ancienne association avec l'Achaïe, les Mégariens revinrent à elle. <8>  Les Mégariens, en effet, dans l'origine, avaient été politiquement unis aux Achéens depuis le règne d'Antigone Gonatas, et ce fut lorsque Cléomène vint s'établir sur l'isthme, que, séparés des Achéens, ils s'étaient, avec l'agrément de ce peuple, alliés aux Béotiens. <9> Mais, quelque temps avant l'époque dont nous parlons, las du honteux gouvernement de la Béotie, ils retournèrent aux Achéens. <10> Les Béotiens, irrités de se voir dédaignés, marchèrent en masse contre les Mégariens, <11> et comme ceux-ci semblaient ne faire nulle attention à leur présence, redoublant de colère, ils résolurent d'assiéger leur ville et de tenter un assaut. <12> Mais une terreur s'empara d'eux tout à coup : au premier bruit que Philopœmen arrivait avec ses Achéens, ils laissèrent leurs échelles mêmes contre les murs et s'enfuirent précipitamment dans leur pays.   [20,7] VII.  Malgré ce déplorable gouvernement, les Béotiens traversèrent avec bonheur les époques difficiles de Philippe et d'Antiochus, <2> mais dans la suite ils n'échappèrent pas à de cruels orages; et la fortune, comme si elle voulait contrebalancer leur ancienne prospérité, les assaillit rudement : c'est ce que nous verrons plus tard. <3> La multitude donnait pour prétexte de sa haine contre Rome le meurtre de Brachylles et l'expédition poussée par Titus jusqu'à Chéronée pour venger les assassinats commis sur les Romains en pleine route : <4> mais en réalité elle était mue par cette perversité dont nous avons dit les causes. <5> A l'approche du roi, les magistrats allèrent au-devant de lui ; ils lui adressèrent quelques paroles de bon accueil et le conduisirent dans la ville. [20,8] VIII. Quoiqu'il eût cinquante ans, et qu'il eût à poursuivre deux œuvres si considérables, l'affranchissement des Grecs, comme il s'en vantait, et la guerre contre Rome, il perdit son temps à faire un mariage. <2> Épris d'amour pour une jeune fille de la ville, il ne songea plus, au fort même de la guerre, qu'à s'unir à elle, à vivre au milieu des orgies et du vin. <3> C'était la fille de Cléoptolème, un des hommes les plus distingués de Chalcis, et elle l'emportait en beauté sur toutes les femmes de l'endroit. <4> Occupé de son hymen, il passa à Chalcis tout l'hiver, sans s'occuper en rien de ses projets : il donna à cette jeune fille le nom d'Eubée, <5> et plus tard, quand il fut vaincu, il s'enfuit à Éphèse avec elle. [20,9] IX. Aussitôt que cette ville fut tombée au pouvoir des ennemis, le chef des Étoliens, Phénéas, qui voyait en quel état se trouvait l'Étolie, et qui se représentait le sort réservé aux autres villes, résolut d'envoyer des députés à Manius Acilius pour demander un armistice et la paix. <2> On fit donc partir Archidamus, Pantaléon et Chalésus. <3> Introduite auprès du consul, ils se préparaient déjà à parler longuement, <4> quand Manius, les interrompant, les en empêcha. Il leur dit qu'il n'avait pas en ce moment le loisir de les entendre davantage, occupé qu'il était à distribuer le butin fait à Héraclée, leur accorda une trêve de dix jours, <5> et leur promit d'envoyer avec eux Lucius Valérius Flaccus, à qui ils exposeraient leurs désirs. <6> La trêve conclue, Lucius se rendit à Hypata, où de nombreuses conférences eurent lieu. <7>  Les Étoliens avaient adopté, comme moyen de défense, de rappeler les anciens services qu'ils avaient rendus à Rome. <8> Mais Lucius coupa court à leurs développements pour leur dire qu'un tel système ne convenait pas aux circonstances actuelles, et que, comme ils avaient rompu d'eux-mêmes ces anciennes relations d'amitié ; comme eux seuls avaient allumé la haine qui maintenant divisait les deux peuples, leurs anciens bons procédés ne faisaient rien aux circonstances présentes. <9> Il les engagea donc à laisser là une vaine apologie, à n'avoir recours qu'aux prières, et à demander pardon au consul de leur perfidie. <10> Les Étoliens, après avoir longtemps discuté sur quelques pointe de l'entretien, décidèrent de se livrer à Manius et de s'en remettre à la foi des Romains ; <11> ils ne savaient pas au juste la valeur de cette expression, et, trompés par ce mot de foi, ils croyaient s'assurer par là une plus grande indulgence. <12> Or, à Rome, s'en remettre à la foi, ou faire le  vainqueur maître de son sort, est synonyme. [20,10] X. Les Étoliens envoyèrent Phénéas avec Lucius à Manius pour l'instruire de leur résolution. <2> Après avoir, devant le consul, touché quelques mots d'apologie en faveur des Étoliens, Phénéas déclara qu'ils avaient décidé de s'en remettre à la foi des Romains. <3> « Est-il bien vrai? reprit Manius étonné. <4> — Oui, dit Phénéas. — Eh bien, répondit le consul, j'exige que dorénavant nul Étolien n'aille en Asie, soit comme particulier, soit comme envoyé public; <5> il faut qu'on me livre Dicéarque, Ménestrate l'Épirote (qui était venu à Naupacte appuyer les efforts des Étoliens), Amynandre et les Athamanes qui, avec leur roi, ont passé dans vos rangs. >» <6> Phénéas se récria que de telles exigences n'étaient ni justes, ni conformes aux habitudes des Grecs. <7> Alors Manius, bien moins excité par la colère que par le désir de faire comprendre à Phénéas la position des Étoliens et de l'intimider : « De quel droit, dit-il, venez-vous me parler des habitudes des Grecs et me donner des leçons de convenance et de morale, quand vous vous livrez à notre foi? Si bon me semble, je puis vous faire enchaîner tous et vous jeter en prison. » <8> Aussitôt, il donna ordre d'apporter des chaînes et d'attacher au cou de chacun des Étoliens une entrave de fer. <9> Phénéas et ses compagnons étaient hors d'eux-mêmes, sans voix, et cette suite inattendue de leur ambassade les avait brisés corps et âme, <10> quand Lucius et quelques autres tribuns qui se trouvaient là prièrent le consul de ne point leur faire de mal, puisqu'ils étaient ambassadeurs. Manius y consentit. <11> Alors Phénéas prit la parole pour dire que les apoclètes et lui exécuteraient ses ordres, mais qu'il était besoin d'une assemblée générale pour faire ratifier les conditions. <12> Le consul répondit que c'était juste, et Phénéas demanda un nouvel armistice de dix jours : cet armistice accordé, on se sépara. <13> Phénéas et ses collègues, de retour à Hypata, rendirent compte aux apoclètes de ce qui s'était passé dans l'entrevue, des discours qu'on y avait tenus, et les Étoliens ne comprirent que trop alors leur folie et le triste état où ils étaient réduits. <14> Ils décidèrent d'écrire aux différentes villes et de convoquer tout le pays pour délibérer sur les conditions qu'on leur imposait. <15> Mais sitôt que le traitement dont Phénéas et ses compagnons avaient été l'objet fut connu, telle fut l'exaspération générale qu'on ne voulut même pas délibérer. <16> Déjà l'impossibilité seule empêchait tout conseil, lorsque Nicandre, revenant d'Asie, aborda dans le golfe Maliaque, à Phalare, dont il était parti, et vint entretenir les Étoliens des bons sentiments et des promesses du roi Antiochus : ils n'en négligèrent que davantage le soin d'achever les négociations. <17> Les dix jours d'armistice écoulés, la guerre recommença avec les Étoliens. [20,11] XI. Disons en passant ce qui était arrivé à Nicandre : cette anecdote n'est pas sans intérêt. <2> Nicandre, douze jours après son départ, était revenu d'Éphèse à Phalare. <3> Il avait trouvé les Romains sous les murs mêmes d'Héraclée, et les Macédoniens, bien que quelque peu éloignés de Lamia, assez près encore de cette place. <4> Il parvint à y faire entrer contre toute attente de l'argent ; mais pendant la nuit, tandis qu'il se dirigeait vers Hypata à travers les champs qui séparaient les deux armées, il tomba entre les mains des sentinelles macédoniennes. <5> Il fut conduit à Philippe qui dînait encore , destiné, pensait-il, à recevoir de la colère de ce prince quelque rude châtiment, ou à être livré aux Romains : il n'en fut rien. <6> Dès que l'arrivée de Nicandre fut annoncée à Philippe, celui-ci donna sur-le-champ des ordres pour qu'on le traitât bien et qu'on eût de lui les plus grands soins; <7> puis, il alla trouver le prisonnier, se plaignit hautement de la conduite insensée des Étoliens qui, d'abord, avaient appelé les Romains en Grèce, et maintenant y appelaient Antiochus, exprima le désir que ce peuple, oubliant d'anciens ressentiments, recherchât son amitié, et que l'Étolie et la Macédoine cessassent d'exploiter l'une contre l'autre leurs malheurs réciproques; <8> enfin, il engagea Nicandre à reporter ses paroles aux chefs étoliens, et après lui avoir recommandé de ne pas oublier sa générosité, le renvoya sous bonne escorte avec ordre de le conduire à Hypata. <9> Nicandre, pour qui les choses avaient pris un train qu'il n'espérait guère, retourna ainsi sain et sauf vers les siens. A partir de ce jour, il demeura toujours dévoué à la maison de Macédoine. <10> Aussi, lors de la guerre de Persée, comme, gêné par la reconnaissance, il ne résistait que mollement aux entreprises de ce prince, il fut soupçonné de trahison et dénoncé. Appelé à Rome, il y mourut. <11> Corax, qui s'élève entre Callipolis et Naupacte, (se rend dans cette ville, qu'il assiège.) [20,12] XII. Vers cette époque revint de Rome une ambassade que les Lacédémoniens y avaient envoyée, et qui avait échoué en ses desseins. <2> Elle avait pour objet la restitution de quelques bourgs et de quelques otages. <3> Le sénat répondit au sujet des bourgs qu'il ferait connaître sa décision par des députés qu'il enverrait bientôt, et que pour les otages il voulait encore délibérer ; <4> quant aux anciens exilés, il s'étonnait qu'il ne les eût pas encore rappelés à Sparte, puisque Sparte était libre. [20,13] XIII. C'est alors que le sénat donna audience aux députés de Philippe : <2> ils étaient venus rappeler au sénat le zèle et le dévouement dont le roi avait fait preuve dans la guerre contre Antiochus. <3> Les sénateurs, pour réponse, permirent au fils de Philippe, Démétrius, de ne pas rester davantage comme otage à Rome ; ils s'engagèrent en outre à faire grâce au prince de tout tribut s'il continuait à montrer la même fidélité. <4> On laissa partir en même temps les otages des Lacédémoniens, à l'exception d'Arménas, fils de Nabis, qui mourut bientôt de maladie.