[17,0] LIVRE XVII (fragments). [17,1] I. (18.1) Au jour du rendez-vous, Philippe partit de Démétriade pour le golfe Maliaque avec cinq esquifs et une galiote qu'il montait en personne. <2> Il était accompagné des Macédoniens Apollodore et Démosthène, ses secrétaires, du Béotien Brachylles et de l'Achéen Cycliadas, qui avait été exilé du Péloponnèse, sans doute à cause de son amour pour Philippe. <3> Titus avait auprès de lui le roi Amynandre, Attale et Dionysodore. <4> Comme représentants de leurs villes et peuplades, les Achéens avaient envoyé Aristène et Xénophon; les Rhodiens, l'amiral Acésimbrote, les Étoliens, le stratège Phénéas et plusieurs magistrats. <5> Dès qu'on fut près de Nicée, Titus et son cortège vinrent se placer sur le rivage, et Philippe s'approcha de la terre, mais demeura sur son vaisseau. <6> Titus l'engagea à descendre. Le roi du haut de sa poupe s'y refusa; <7> puis, comme Flamininus lui demandait quelle crainte l'en empêchait, il répondit qu'il craignait les dieux et n'avait pas d'autre crainte; mais qu'il se défiait de la plupart des députés présents et surtout des Étoliens. <8> Le général romain, étonné de cette réponse, lui représenta que le danger était égal pour tous et les chances communes. « Non, reprit Philippe, il n'en est pas ainsi. <9> Phénéas périrait, que les Étoliens ne manqueraient pas de stratèges; mais si je meurs, la Macédoine n'a personne qui puisse me remplacer aussitôt sur le trône. » <10> Le début de cette conférence produisit sur tous une fâcheuse impression : cependant Flamininus l'invita à dire ce qui l'avait amené en ces lieux. <11> Philippe déclara que c'était à Titus plutôt qu'à lui-même de prendre la parole, et il lui demanda à quelles conditions il pouvait obtenir la paix. <12> « Rien de plus simple, répondit Titus, ni de plus clair. » <13> Le sénat exigeait qu'il évacuât la Grèce entière, qu'il rendît à chacun tous les prisonniers et transfuges qu'il avait en son pouvoir, <14> qu'il remit aux Romains les parties de l'Illyrie dont il s'était emparé depuis la paix faite en Épire, qu'il restituât enfin à Ptolémée les villes qu'il lui avait enlevées après la mort de Ptolémée Philopator. [17,2] II. (18.2) A ces mots Titus se tut, et se tournant vers les ambassadeurs qui l'entouraient, les engagea à exposer chacun les réclamations qu'ils devaient faire valoir. <2> Dionysodore, au nom d'Attale prit le premier la parole ; il demanda que Philippe rendit les vaisseaux pris au prince dans la bataille de Chio et leurs équipages, qu'il rétablît en outre dans leur ancienne beauté les temples de Vénus et de la Victoire qu'il avait détruits. <3> Acésimbrote, amiral des Rhodiens, réclama Péréa dont Philippe les avait dépouillés : il le somma d'ôter ses garnisons de lasse, de Bargylis et d'Eurome, <4> de replacer Périnthe dans l'état où elle était autrefois à l'égard de Byzance, d'abandonner Sestos, Abydos, tous les marchés et tous les ports de l'Asie. <5> Les Achéens vinrent ensuite redemander Corinthe et Argos. <6> Les Étoliens voulaient d'abord, comme les Romains, qu'il évacuât la Grèce et ensuite qu'on leur livrât saines et entières les villes qui autrefois faisaient partie de la ligue étolienne. [17,3] III. (18.3) Aussitôt que Phénéas, le stratège étolien, eut cessé de parler, Alexandre, surnommé l'Iséen, se leva. C'était un homme qui passait pour habile politique et bon orateur. <2> Il commença par dire que Philippe en ce jour n'apportait pas plus de loyauté en traitant de la paix que de vrai courage sur le champ de bataille quand il fallait combattre ; que dans les conférences il s'étudiait à surprendre ses adversaires, à saisir contre eux quelques circonstances favorables, à faire ces mille choses permises au milieu des combats, <3> et qu'ensuite dans la guerre il ne faisait preuve que de perfidie et de lâcheté. Évitant toujours de se trouver face à face avec l'ennemi, il ne savait que brûler les villes et les piller en fuyant : grâce à ces barbaries, vaincu, il ne laissait pas aux vainqueurs le fruit de leurs succès. <4> Telles n'avaient pas été les maximes des anciens rois de Macédoine. Par un système tout contraire, toujours prêts à descendre en plaine, ils ne détruisaient, ne ravageaient les villes que fort rarement. <5> On pouvait s'en convaincre en lisant l'histoire de la guerre faite par Alexandre à Darius, et de cette lutte où s'engagèrent ses successeurs lorsqu'ils disputèrent dans une ligue l'Asie à Antigone. <6> « Tous les princes, jusqu'à Pyrrhus, ajouta l'orateur, conservèrent ces principes. <7> Nous les voyions en venir volontiers aux mains en rase campagne, tout tenter pour vaincre par la force des armes, mais aussi épargner les villes, afin que le vainqueur y commande, honoré de ses sujets. <8> Détruire les objets mêmes pour lesquels la guerre a lieu et la laisser subsister seule sur ces ruines, n'est-ce pas le comble de la folie ? Or, c'est ce que fait Philippe. <9> Au sortir des défilés de l'Épire, il a ravagé chez les Thessaliens, dont il était l'ami et l'allié, plus de villes que jamais ennemi ne l'a fait. » <10> Alexandre reprocha encore à Philippe d'autres crimes, <11> et finit en lui demandant pourquoi il avait chassé de Lysimaque, soumise aux Étoliens, le gouverneur qui y commandait pour eux ? pourquoi il avait mis garnison dans cette ville? <12> pourquoi il avait assujetti les Cianiens qui faisaient partie de la ligue étolienne? de qui il était l'allié? par quelle raison enfin il pourrait excuser l'occupation d'Échinum, de Thèbes Phthies, de Pharsale et de Larisse? Alexandre se tut à ces mots. [17,4] IV. (18.4) Philippe se rapprocha du rivage, et debout sur la poupe, répondit qu'Alexandre avait, en vrai Étolien, caché des pensées vides sous beaucoup d'emphase. <2> « En effet, dit-il, qui ne sait que personne, de gaieté de cœur, ne fait de mal à ses alliés, mais que souvent les circonstances forcent les rois à agir contre leur volonté?» <3> Il parlait encore, quand Phénéas, l'interrompant tout à coup, s'écria qu'il délirait et qu'il fallait savoir vaincre ou subir la loi du vainqueur. Ce Phénéas avait la vue faible, et le roi, bien que dans le malheur, fidèle à ses habitudes de plaisanterie, se retournant vers lui : et Phénéas, lui dit-il, cela est clair, même pour un aveugle ! » <4> Philippe, en effet, avait l'humeur caustique, et le penchant de son esprit le portait aux sarcasmes. <5> Il revint aussitôt à Alexandre : «Tu me demandes, reprit-il, pourquoi j'ai pris Lysimaque : je l'ai fait afin que, par votre indifférence, elle ne fût pas détruite par les Thraces. <6> Elle l'est aujourd'hui que, pour soutenir cette guerre, j'en ai retiré des soldats moins destinés, quoi que tu dises, à la mettre en mon pouvoir qu'à la défendre. <7> Quant aux Cianiens, je ne leur ai pas fait la guerre personnellement, mais, allié à Prusias qui la leur faisait, je les ai détruits avec lui, et vous en êtes la cause. <8> Que de fois les autres Grecs et moi nous vous avons priés par ambassade d'abroger cette loi qui vous donne le droit de prendre dépouilles sur dépouilles. Mais vous répondiez que vous ôteriez plutôt l'Étolie de l'Étolie que cette loi de vos Codes. [17,5] V. (18.5) Titus, surpris, demanda ce que cela signifiait, le roi le lui expliqua : « Il est, dit-il, d'usage chez les Étoliens, de ne pas désoler seulement les campagnes de la nation contre qui ils combattent, mais encore, <2> si d'autres peuples se font la guerre entre eux, fussent-ils les amis, les alliés de l'Étolie, d'envahir leur territoire, sans qu'un décret public soit rendu à ce sujet, de s'unir à l'un et à l'autre parti et de les piller tous les deux. <3> Chez les Étoliens il n'y a pas de distinction entre l'amitié ou la haine ; ils sont les adversaires, les ennemis naturels de tous ceux qui se disputent une prise. <4> De quel front viennent-ils donc me faire reproche de ce qu'ami des Étoliens et allié de Prusias, j'ai pris les armes contre les Cianiens pour seconder mon allié ? <5> Mais, de plus, pour comble d'audace, se plaçant au niveau des Romains, ils ordonnent que les Macédoniens quittent la Grèce. <6> Déjà cette injonction de la part de Rome est assez superbe; mais si elle est encore supportable dans la bouche des Romains, elle ne l'est pas dans celle des Étoliens. Enfin, de quelle Grèce voulez-vous <7> parler? <8> A partir de quelles limites ? La plus grande partie de l'Étolie n'est pas grecque; le pays des Agriens, celui des Apodotes, des Amphiloques n'appartiennent pas à la Grèce. <9> Me livrez-vous ces peuples ? » [17,6] VI. (18.6) Titus ne put s'empêcher de sourire : « En voilà assez pour les Étoliens, dit Philippe. Quant aux Rhodiens et à Attale, devant tout juge équitable ils seraient plutôt condamnés à me rendre les prisonniers et les vaisseaux qu'ils m'ont pris, que moi à le faire à leur égard : <2> car ce sont eux qui ont commencé les hostilités, on le sait, et non pas moi. <3> Cependant, si vous l'ordonnez, Flamininus, je rends aux Rhodiens Péréa, à Attale ses vaisseaux et ses prisonniers. <4> Je ne puis rétablir le temple de la Victoire, détruit, ni l'enceinte de celui de Vénus, mais j'enverrai des plantes et des jardiniers pour veiller à la culture de ces lieux désolés et à la croissance des arbres coupés. » <5> Quintus sourit encore à cette plaisanterie, et Philippe, se tournant vers les Achéens, leur rappela d'abord les bienfaits d'Antigone et les siens, <6> puis les honneurs magnifiques décernés aux rois de Macédoine par la reconnaissance de l'Achaïe : <7> enfin il leur lut le décret qu'ils avaient rendu, en passant aux Romains, et leur reprocha durement leur perfidie et leur ingratitude. <8> «Quoi qu'il en soit, dit-il, je consens à vous rendre Argos : pour Corinthe, j'en délibérerai avec Titus. » [17,7] VII. (18.7) Après avoir ainsi répondu à tous, il dit qu'il ne lui restait plus qu'à s'expliquer avec les Romains et Titus, et il demanda au consul s'il pensait qu'il dût évacuer les villes et les provinces qu'il avait conquises, ou bien encore celles qu'il avait reçues de ses ancêtres. <2> Titus garda le silence, et Aristène l'Achéen et Phénéas l'Étolien allaient lui répondre, <3> quand l'heure déjà avancée les empêcha de prendre la parole. Philippe demanda que tous lui remissent par écrit les conditions auxquelles il pouvait obtenir la paix. «Je suis seul, dit-il, je n'ai personne avec qui je puisse délibérer, <4> mais je veux chez moi examiner de près les réclamations qu'on m'a faites. » <5> Titus n'entendait pas sans quelque plaisir les plaisanteries de Philippe, mais comme il ne voulait pas que l'on s'en aperçût, il affecta à son tour le ton ironique et lui dit : <6> « Philippe, tu as raison, tu es seul, car tu as fait périr tous ceux de tes amis qui pouvaient te donner de sages conseils. » Le Macédonien accueillit ces mots par un amer sourire et se tut. <7> Tous remirent par écrit à Philippe leurs requêtes, telles qu'ils les avaient exprimées, et on se sépara en se promettant de se réunir le lendemain à Nicée. <8> Le lendemain, en effet, Quintus se trouva avec tous au lieu du rendez-vous. Philippe d'abord ne se présenta pas. [17,8] VIII. (18.8) Déjà il était tard, et Titus désespérait de le voir venir, lorsqu'il arriva sur le soir avec les mêmes personnages que précédemment.<2> Il dit qu'il avait passé tout le jour à réfléchir sur les conditions , dont la rigueur ne lui permettait de se décider qu'avec peine. Mais l'opinion générale fut qu'il avait voulu ne pas laisser aux Achéens et aux Étoliens assez de temps durant ce jour pour l'accuser ; <3> car il avait bien vu la veille, au moment de se retirer, que ces deux peuples étaient disposés à engager une querelle avec lui et à lui faire entendre leurs plaintes.<4> Il s'approcha donc du rivage, et demanda un entretien particulier avec le consul, afin, dit-il, que la conférence ne se passât pas en accusations réciproques et que le différend eût enfin un terme. <5> Comme il renouvelait avec instance cette prière, Titus demanda à ceux qui l'accompagnaient ce qu'il lui fallait faire. <6> Tous furent d'avis qu'il allât recevoir les conditions de Philippe, et Titus, suivi seulement d'Appius Claudius, alors tribun, après avoir fait éloigner quelque peu du rivage tout son monde, pria Philippe de mettre pied à terre. <7> Philippe descendit avec Apollodore et Démosthène, et eut avec Flamininus une longue conversation. <8> En dire les détails est chose impossible ; mais après avoir quitté Philippe, Titus vint annoncer aux ambassadeurs de sa suite que le roi rendait <9> aux Étoliens Pharsale et Larisse sans Thèbes ; aux Rhodiens Péréa, mais non Iasse et Bargylis; aux Achéens Corinthe et Argos ; <10> aux Romains toutes les côtes de l'Illyrie et leurs prisonniers; à Attale ses vaisseaux et tout ce qu'il avait fait de captifs dans les deux batailles navales. [17,9] IX. (18.9) L'assemblée entière repoussa ces propositions, et répondit que Philippe devait d'abord exécuter la première condition que tous avaient posée, l'évacuation de toute la Grèce, sans quoi les autres clauses particulières du traité n'étaient d'aucune valeur. <2> A la vue de cette effervescence, Philippe, qui craignait d'ailleurs de violentes attaques, pria Titus de remettre la réunion au lendemain, le jour étant avancé : peut-être pourrait-il persuader à l'assemblée d'accepter ses offres, ou bien se plier à leurs exigences. <3> Quintus y consentit, et choisit pour lieu de rendez-vous le rivage de Thronium. On se sépara. Le lendemain tous s'y trouvèrent de bonne heure, et <4> Philippe conjura en peu de mots l'assemblée et surtout Titus de ne pas rompre ces négociations, <5> alors que tous les esprits aspiraient à la paix ; mais d'imaginer quelque moyen de s'entendre sur les objets en question. Il termina en disant qu'autrement il enverrait des députés au sénat et le supplierait de souscrire à ses propositions, ou bien qu'il céderait alors. <6> A ces mots, on se récria de toutes parts qu'il fallait courir aux armes sans l'écouter davantage. <7> Mais Titus, bien qu'il reconnût comme peu vraisemblable que Philippe fît rien de ce qu'il avait promis, <8> déclara qu'il ne voyait pas quel tort la demande du roi pouvait faire à leurs intérêts, et qu'en conséquence il y accédait volontiers! <9> D'ailleurs le traité ne devait être valable que par la sanction du sénat; et pour connaître les dispositions de cette assemblée, où trouver un moment plus favorable? <10> Durant l'hiver les armées sont réduites à ne rien faire, et consacrer ce temps à consulter le sénat sur la question alors pendante, loin d'être fâcheux, était fort utile. [17,10] X. (18.10) L'assemblée, qui voyait Titus disposé à porter le débat devant le sénat, se rendit à ce vœu. <2> On autorisa Philippe à envoyer des députés à Rome, et il fut convenu que chaque peuple ferait aussi partir des ambassadeurs pour expliquer devant le sénat ses griefs à l'égard du roi. <3> Aussitôt que Titus vit les choses suivre, dans la conférence, un train conforme à ses desseins et à ses calculs, il se hâta de pousser ses avantages plus avant encore en prenant ses sûretés et en ne laissant à Philippe rien dont il pût se servir contre Rome. <4> Il lui accorda deux mois d'armistice, sous la condition d'envoyer dans cet intervalle des députés en Italie, et le somma de faire sortir sur-le-champ ses garnisons de la Locride et de la Phocide; <5> il défendit avec un égal zèle les intérêts de ses alliés, et veilla à ce qu'ils fussent, pendant la trêve, à l'abri des injures de la Macédoine. <6> Ces conventions à peine écrites, il s'occupa d'achever par lui-même l'œuvre qu'il avait commencée. <7> Il fit partir sur-le-champ pour Rome le roi Amynandre, qu'il savait être d'un caractère facile à conduire et prompt à obéir à toutes les impulsions qu'il plairait aux amis de Quintius de lui donner, et qui, d'ailleurs, devait ajouter quelque éclat à l'ambassade par son titre de roi. <8> Il envoya ensuite comme députés Fabius son neveu, Quintius Fulvius, et Appius Claudius, surnommé Néron. <9> Les Étoliens choisirent pour commissaires Alexandre l'Iséen, Démocrite de Calydon, Dicéarque le Trichonien, Polémarque d'Arsinoé, <10> Lamius d'Ambracie, Nicomaque l'Acarnanien, un de ceux qui avaient quitté Thurium pour venir habiter Ambracie, et Théodote de Phères, qui, exilé de Thessalie, <11> demeurait à Stratos. Les Achéens nommèrent ambassadeurs Xénophon d'Égium ; les Athéniens Céphisodore, et Attale Alexandre. [17,11] XI. (18.11) Ils arrivèrent à Rome avant que le sénat eût déterminé le choix des provinces pour les magistrats de cette année, et décidé s'il enverrait les deux consuls en Cisalpine ou l'un d'eux en Macédoine. <2> Les amis de Quintius persuadèrent aux sénateurs que les deux consuls devaient rester en Italie en présence du péril dont les Cisalpins menaçaient Rome, et bientôt les ambassadeurs des villes grecques furent introduits dans la curie, où ils accusèrent violemment Philippe. <3> Ces accusations ne furent en grande partie que la redite des premières; <4> mais les commissaires s'attachèrent surtout à pénétrer le sénat de cette idée que si Chalcis, Corinthe et Démétriade restaient au pouvoir des Macédoniens, les Grecs ne pourraient jamais espérer d'être libres. <5> Ils ajoutèrent que l'expression de Philippe à ce sujet n'était que trop vraie ; qu'il appelait ces villes les entraves de la Grèce, et qu'il avait raison ; <6> que le Péloponnèse, en effet, ne pouvait respirer dès qu'une garnison du roi occupait Corinthe ; ni les Locriens, ni les Phocidiens remuer tant que Philippe serait maître de Chalcis et de l'Eubée tout entière. <7> Comment les Thessaliens, les Magnètes goûteraient-ils quelque liberté en présence de Philippe et des Macédoniens établis à Démétriade? <8> Ainsi, lorsqu'il proposait d'évacuer les autres positions, il ne voulait qu'en imposer aux Romains pour échapper au péril, puisque, le jour où bon lui semblerait, il serait en état de soumettre de nouveau les Grecs à son empire, dès qu'il conservait les villes qu'ils venaient de nommer. <9> Ils finirent en conjurant le sénat de forcer Philippe à sortir de ces places, ou de rester fidèle à sa résolution première de combattre vigoureusement contre lui ; de songer que le plus fort de cette guerre était passé, <10> maintenant que les Macédoniens avaient été deux fois vaincus et qu'ils avaient épuisé presque toutes leurs ressources sur terre; de ne pas tromper enfin l'espérance que les Grecs avaient conçue de recouvrer la liberté, et de ne point priver Rome du litre magnifique de libératrice. <11> Tel fut à peu près le discours des ambassadeurs grecs. <12> Ceux de Philippe se préparaient à répondre longuement, mais on leur ferma la bouche dès le principe <13> en leur demandant s'ils consentaient à abandonner Chalcis , Corinthe et Démétriade : ils dirent n'avoir aucune instruction à ce sujet. <14> Le sénat les gourmanda durement, et ils ne continuèrent pas leur harangue. [17,12] XII. (18.12) Le sénat envoya les deux consuls en Cisalpine, puis vota la continuation de la guerre contre Philippe, et confia de nouveau à Titus le soin de diriger les affaires en Grèce. <2> Cette nouvelle, bientôt transportée en ce pays, vint mettre le comble aux vœux de Fiamininus. Du reste, si la fortune était pour quelque chose dans son bonheur, il le devait surtout à l'habileté de son administration. <3> Il avait autant de finesse que jamais en eut aucun autre Romain, et l'adresse dont il fit toujours preuve, <4> je ne dirai pas seulement dans les affaires publiques, mais encore dans la vie privée, n'a point eu d'égale. Il était cependant très jeune encore : <5> il ne comptait pas plus de trente ans. Ce fut le premier Romain qui passa en Grèce avec une armée. [17,13] XIII. (18.13) Je suis bien souvent frappé de l'énormité des erreurs de l'homme ; mais j'admire surtout combien ses idées sont fausses à propos des traîtres. <2> Je veux donc, puisque l'occasion s'en présente, dire quelques mots à ce sujet, <3> sans me dissimuler du reste ce que cette matière a de difficile et de délicat, et combien il est malaisé de déterminer au juste ce que l'on doit appeler traître. [17,14] XIV. <4> Il est clair qu'on ne saurait appliquer ce nom ni à ceux qui au sein de la tranquillité publique poussent leurs concitoyens à faire alliance avec un roi ou une puissance quelle qu'elle soit, ni à ces hommes qui, obéissant aux circonstances, font passer leur patrie d'une antique alliance à de nouvelles amitiés. Non, ce ne sont pas des traîtres, puisque, par une telle conduite, la plupart ont fait le bonheur de leurs concitoyens. Sans aller chercher nos exemples bien loin, nous trouvons dans l'histoire de cette période des preuves concluantes en faveur de notre opinion. <8> Si Aristène n'eût pas à propos enlevé l'Achaïe à l'alliance de Philippe pour lui faire embrasser celle de Rome, il est manifeste qu'elle était perdue; <9> et sans parler de la sécurité dont chacun dès lors jouit en cette province, ce fut lui qui, évidemment, par ce conseil, fut la cause des divers progrès de la ligue achéenne. <10> Aussi, loin de le regarder comme un traître, on l'honore comme le bienfaiteur, comme le sauveur de la république. <11> On pourrait en dire autant de tous ceux qui, cédant aux circonstances, ont suivi, dans l'administration des affaires, les mêmes maximes. [17,15] XV. (18.14) Aussi, quelles que soient les louanges que du reste mérite Démosthène, on peut lui reprocher d'avoir attaché ce nom flétrissant aux hommes les plus distingués de la Grèce. <2> Ainsi il appelle traîtres, en Arcadie, Cercidas, Hiéronyme et Eucampidas, <3> parce qu'ils servirent Philippe; en Messénie, les fils de Philias, Néone et Thrasyloque ; en Argolide, Myrtis, Télédame et Mnasias; <4> en Thessalie, Daoque et Cinéas ; en Béotie, Théogiton et Timolaüs. <5> Il en cite beaucoup d'autres qu'il prend tour à tour dans chaque ville, et cependant un grand nombre de ceux mêmes qu'il nomme pourraient invoquer de fortes et puissantes raisons pour leur défense , les Arcadiens et les Messéniens surtout. <6> Ce furent ces prétendus traîtres qui, en appelant Philippe dans le Péloponnèse et en abaissant ainsi Lacédémone, ont permis aux Péloponnésiens de respirer enfin et de jouir d'une sorte de liberté ; <7> ce furent eux qui, en recouvrant les campagnes et les villes que les Lacédémoniens, du temps de leur prospérité avaient enlevées aux Messéniens, aux Mégalopolitains, aux Tégéates, aux Argiens, augmentèrent incontestablement la puissance de leur patrie. <8> Devaient-ils, pour tant de services, combattre Philippe et les Macédoniens? Ne devaient-ils pas plutôt faire tout ce qui était possible pour procurer à ce prince honneur et gloire? <9> Si, afin d'arriver à ce but, ils avaient introduit au sein de leur patrie des garnisons étrangères, s'ils avaient, par la ruine des lois, privé leurs concitoyens de leur indépendance et de leur liberté en vue de leur ambition et de leur propre puissance, ils mériteraient le nom de traîtres. <10> Mais dès qu'ils n'ont pas manqué à leurs devoirs envers la patrie, et qu'ils ont seulement différé d'opinion avec Démosthène en ne croyant pas que les intérêts d'Athènes fussent ceux de leur république, Démosthène n'avait pas le droit de les accuser de trahison. <11> Démosthène, en mesurant tout sur les besoins d'Athènes, en s'imaginant que tous les Grecs étaient tenus d'avoir les yeux fixés sur les Athéniens comme sur un modèle, sous peine d'être appelés traîtres, me semble étrangement s'abuser et tomber dans le faux. <12> Les faits eux-mêmes déposent contre Démosthène, et prouvent que ce n'était pas lui, mais Eucampidas, Hyéronyme, Cercidas et les fils de Philias, qui avaient bien vu dans l'avenir. <13> Le résultat de sa lutte contre Philippe fut une suite de malheurs, dont Chéronée fut la source. <14> Sans la grandeur d'âme de ce roi, sans son amour de la renommée, peut-être, grâce à la politique de Démosthène, les Athéniens eussent-ils éprouvé des maux plus affreux encore. <15> Celle d'Eucampidas d'Hiéronyme rendit à la Messénie et à l'Arcadie, la sécurité du côté des Lacédémoniens et procura en particulier à chacune de ces provinces de nombreux avantages. [17,16] XVI. (18.15) Il est donc difficile de déterminer à qui on peut justement donner le nom de traître. <2> Peut-être le plus juste serait-il de l'appliquer à ces hommes qui, spéculant sur la difficulté des conjonctures, livrent leur pays à l'ennemi, soit pour leur sûreté et leur utilité personnelle, soit aussi pour satisfaire à des ressentiments politiques, ou bien encore à ceux qui introduisent des garnisons dans les villes, <3> et qui, s'appuyant sur le secours des étrangers pour réussir en leurs desseins, soumettent leur patrie à une puissance plus forte qu'elle. <4> On aurait raison de réunir sous le nom de traîtres, tous ces méchants. <5> Du reste, loin de retirer de leur perfidie honneur ou profit, ils n'en recueillent le plus souvent, on le sait, que des fruits bien amers. <6> Aussi, je me demande avec étonnement, pour en revenir à cette question, dans quelle vue, par quelles expériences ils prennent un parti si souvent fatal. <7> Toujours on a fini par connaître qui avait trahi telle ville, telle armée ou telle garnison; et si, dans le moment même, l'auteur de la trahison demeure inconnu, le temps le révèle, <8> et une fois découverts, les traîtres ne mènent jamais une vie heureuse ; ils reçoivent d'ordinaire de celui même qu'ils ont servi, la punition qu'ils méritent. <9> Les généraux et les rois en usent comme d'instruments pour leur utilité. Dès qu'ils n'en ont plus besoin, ils ne voient en eux que ce qu'ils sont en effet, ainsi que le dit Démosthène; <10> et ils ont raison de penser que des hommes capables de livrer à l'ennemi leur patrie et leurs anciens amis ne sauraient leur être sincèrement dévoués ni fidèles à jamais. <11> Que si, par hasard, ils échappent à leurs coups, ils se dérobent difficilement à ceux de leurs victimes. <12> Supposons même qu'ils évitent ce double péril, la voix accusatrice de l'humanité les poursuit durant toute leur vie, cette voix qui leur cause mille craintes chimériques ou réelles, qui les presse nuit et jour, qui prête je ne sais quel appui et quelle force à quiconque veut leur faire du mal. <13> Elle ne le laisse pas dans le sommeil même oublier leurs fautes, elle ne leur présente au milieu de leurs songes que des embûches et des supplices ; tant ils ont conscience du dégoût, de la haine qu'ils inspirent à tous ! <14> Et cependant , malgré ces terribles suites, sauf quelques rares exceptions, personne n'a manqué de traîtres au besoin. <15> Aussi pourrait-on dire avec quelque justesse que, si l'homme est le plus intelligent des animaux, il est aussi, par quelques endroits, le plus insensé. <16> Les animaux en général, esclaves de leurs appétits physiques, ne sont jamais entraînés au mal que par là : l'homme, en proie à mille préjugés, ne pèche pas moins par inconséquence que par perversité naturelle. <17> Mais arrêtons ici cette digression. [17,17] XVII. (18.16) C'était une ville où depuis longtemps il était particulièrement honoré pour avoir à grands frais racheté aux Sicyoniens un champ consacré à Apollon. <2> Afin de reconnaître ce bienfait ils lui avaient élevé une statue colossale de dix coudées de haut, en face d'Apollon, sur la place publique. <3> Il leur remit à son passage dix talents et dix mille médimnes de blé, et eux, pour lui en témoigner leur gratitude, lui votèrent une statue d'or et rendirent une loi qui instituait un sacrifice annuel en son honneur. <4> Après avoir reçu ce témoignage d'amour et de reconnaissance, Attale se retira à Cenchrée. (18.17) Quant au tyran Nabis, il laissa dans Argos Timocrate de Pellène, en qui il avait pleine confiance, et dont il se servait dans les circonstances les plus solennelles, et se rendit à Sparte. Peu après il envoya à Argos sa femme <2> avec ordre de ramasser de l'argent dès son arrivée en cette ville. <3> Elle l'emporta sur Nabis même en cruauté. <4> Elle appelait près d'elle tantôt quelques femmes séparément, tantôt plusieurs ensemble de la même famille, et usait à leur égard de toute espèce de violences, <5> jusqu'à ce qu'enfin elle leur eût enlevé non pas seulement leurs parures d'or, mais encore leurs vêtements les plus précieux.