[13,0] LIVRE XIII (fragments). [13,1] I. En proie à la fois à une guerre continuelle et à un luxe dévorant, les Étoliens avaient, à leur insu et à celui des autres peuples, contracté une dette immense. <2> Comme ils étaient, d'ailleurs, naturellement portés à toujours innover, ils confièrent à Dorimaque et à Scopas le soin d'établir des lois. <3> Ces deux hommes étaient eux-mêmes factieux dans le cœur, et leur fortune se trouvait engagée envers un grand nombre de créanciers. A peine revêtus de leurs fonctions nouvelles, ils se mirent à l'œuvre. I a. <1> Alexandre l'Étolien s'opposa vivement aux mesures adoptées par Dorimaque et Scopas, en démontrant de mille manières que, dans le pays où existe le germe de telles lois, il ne pouvait être étouffé sans avoir causé d'abord de terribles maux. <2> Il les supplia donc de ne pas considérer seulement l'avantage d'être délivrés de leurs dettes pour le moment, mais de songer aussi au futur. <3> N'était-il pas absurde, en effet, d'exposer sa vie en temps de guerre pour la sûreté de ses enfants, et au sein de la paix de ne pas s'occuper de l'avenir? [13,2] II. <1> Privé du pouvoir au nom duquel il avait rédigé les lois nouvelles, Scopas porta ses vues sur Alexandrie, où il espérait trouver l'aisance et être en état de satisfaire ses désirs ambitieux. Il ne savait pas que, <2> comme chez un hydropique, aucun rafraîchissement extérieur ne peut apaiser ou même ralentir l'ardeur de la soif, à moins que l'art n'ait triomphé du mal dans le corps même ; ainsi personne n'est capable de rassasier les appétits d'une âme avide, sans avoir guéri par quelque moyen le mal au fond du cœur. Jamais cette vérité ne fut plus manifeste que chez l'homme dont nous parlons ici. <3> À peine fut-il arrivé à Alexandrie, que, sans parler des bénéfices que pouvait lui rapporter le service du camp dont il disposait en maitre comme généralissime, il reçut du roi une solde de dix mines par jour. <4> Celle des officiers inférieurs n'était que d'une mine, et cependant, peu content de tant de bonheur, il ne cessa pas d'élever des prétentions, jusqu'à ce qu'enfin, haï de ceux-là mêmes qui l'avaient comblé de faveurs, il perdit à la fois ses richesses et la vie. [13,3] III. <1> Philippe donc eut recours, contre les Rhodiens, à la ruse que nous allons dire. Cette ressource n'était guère digne d'un roi ; mais aujourd'hui que l'usage de fourbes honteuses est partout répandu, il en est qui regardent cela comme un fléau nécessaire. <2> Telles n'étaient pas les maximes de nos pères, qui, loin de tromper leurs amis dans l'intérêt de leur puissance, n'auraient pas voulu vaincre même leurs ennemis par de tels moyens. <3> Ils ne trouvaient pas qu'une victoire dût être belle et durable, si l'on n'avait pas triomphé au grand jour de son adversaire, par le seul appui du courage. <4> Aussi ils s'étaient mutuellement engagés à ne se servir ni d'armes cachées, ni de traits lancés de loin : il leur semblait que le combat livré de près, corps à corps, était la seule manière légitime de terminer un différend. <5> Dans les guerres, ils se disaient d'avance et le moment de la bataille et l'endroit où ils se proposaient de ranger leurs troupes. <6> Aujourd'hui, on a pour doctrine qu'il est d'un mauvais général d'agir à découvert. <7> Toutefois, on retrouve encore chez les Romains quelques vestiges de leurs anciennes habitudes militaires : ils déclarent toujours la guerre, tendent rarement des embûches, et préfèrent ces combats de pied ferme et corps à corps dont nous parlions tout à l'heure. <8> Nous avons voulu, par ces quelques lignes, flétrir cette honteuse rivalité de perfidies à laquelle les chefs se livrent aujourd'hui sans pudeur, soit dans les affaires civiles, soit dans les camps. [13,4] IV. <1> Philippe chargea Héraclide d'aviser au moyen de surprendre et de détruire les Rhodiens : c'était un beau sujet proposé à son imaginative. <2> En même temps, il envoya des députés aux Crétois pour les exciter à la guerre contre ce peuple. <3> Héraclide, qui semblait avoir le génie du mal, et qui d'ailleurs attachait à l'ordre de Philippe l'espérance de précieux bénéfices, après avoir réfléchi quelque temps, mit à la voile et se rendit à Rhodes. <4> Cet Héraclide était un Tarentin d'une famille obscure d'ouvriers, de forgerons, et d'une nature qui paraissait faite pour la perversité et le crime. <5> Dès l'âge le plus tendre, il avait honteusement fait trafic de son corps. Du reste, homme d'une grande finesse d'esprit et d'une étonnante mémoire, il était aussi insolent et hardi envers les petits que bas et servile auprès des grands.<6> Il avait d'abord été chassé de sa patrie comme ayant voulu livrer Tarente aux Romains, non pas qu'il eût alors quelque autorité dans la ville, mais architecte et chargé de réparer un mur, il avait entre les mains les clefs d'une porte qui donnait sur la campagne. <7> Réfugié auprès des Romains, il osa envoyer de leur camp même des lettres à Tarente et à Annibal. Ses entreprises furent découvertes, et dans la crainte d'un châtiment, il s'enfuit à la cour de Philippe. <8> Il acquit sur l'esprit de ce prince tant de crédit et de puissance, qu'il faut attribuer à sa fatale influence la chute du puissant royaume de Macédoine. Ilattia et Sibyrte. [13,5] V. Les prytanes, qui se défiaient de Philippe, au souvenir de sa perfidie en Crète, soupçonnèrent Héraclide d'être un agent du prince. <2> Mais admis dans le conseil, il raconta pourquoi il avait fui de la cour du roi, <3> et ajouta qu'il ne pouvait y avoir pour Philippe rien de plus sensible que de voir ses desseins dévoilés. Ce discours fit tomber tous les soupçons. <4> Il me semble que la nature a fait de la vérité la plus puissante des déesses et lui adonné toute la force qu'on peut imaginer. <5> En vain de toute part on l'attaque, en vain même la vraisemblance se met du côté du mensonge, néanmoins elle pénètre, je ne sais comment, dans les cœurs par sa propre énergie. <6> Tantôt elle manifeste sur-le-champ son pouvoir; tantôt, quelque temps éclipsée, elle brille ensuite d'un nouvel éclat et triomphe enfin de l'imposture. C'est ce qu'éprouva cet Héraclide que Philippe avait envoyé à Rhodes. Adrène, dont les habitants s'appelaient Adrénites ; Dégériens, peuplade de Thrace ; Cabyla, non loin du pays des Astes ; Le Champ de Mars, pays inculte qui ne produit que des arbres rabougris. [13,6] VI. <1> Quant à Nabis, tyran de Lacédémone, bien qu'il occupât le trône depuis trois ans, il n'avait rien conçu ni rien osé entreprendre d'important, à cause de la défaite encore récente que les Achéens avaient fait essuyer à Machanidas. <2> Il s'occupait uniquement d'établir la base et de jeter les fondements d'une lourde et durable tyrannie. <3> Il détruisait peu à peu le dernier reste du nom Spartiate, jetait en exil tous les citoyens illustres par leurs richesses, par leur naissance, et laissait les femmes et les biens de ses victimes aux principaux de son parti et à ses mercenaires. <4> C'était une troupe d'assassins, de voleurs, de fripons et de brigands de toute sorte. Il avait pris soin de rassembler autour de lui, de tous lea coins de l'univers, les scélérats à qui leur impiété et leurs crimes fermaient les portes de leur patrie. <5> Il s'était déclaré leur protecteur et leur roi, en avait fait sa garde personnelle et dévouée, et devait par eux affermir sa puissance comme aussi sa réputation de perversité. <6> Enfin il ne se bornait pas à exiler les citoyens ; sur la terre étrangère il n'y avait pas pour ces malheureux un lieu, une retraite assurée. <7> Il les faisait tuer sur les grandes routes par des gens apostés , il en rappelait d'autres à Lacédémone et les y égorgeait. <8> Pour comble d'horreur, dans la ville où ils se retiraient, il achetait, sous le couvert d'hommes non suspects, les maisons contigues à celles que ces infortunés occupaient, et envoyait des Cretois qui, pratiquant des trous dans les murs mitoyens, lançaient par ces tranchées des flèches et tuaient ainsi les exilés, soit couchés, soit debout ; <10> pour eux pas d'asile ni de moment tranquille. <10> Il en fit périr de cette manière un grand nombre, [13,7] VII. <1> Il imagina encore contre ses ennemis une machine, si on peut appeler ainsi un instrument de torture. <2> C'était une statue de femme couverte de vêtements magnifiques et dont la ressemblance était parfaite avee la femme même de Nabis. <3> Quand il appelait au palais quelque citoyen pour lui arracher de l'argent, il commençait par lui débiter force paroles pleines de bienveillance <4> et lui montrait les périls dont les Achéens menaçaient Sparte et son territoire, lui vantait le nombre des mercenaires entretenus pour la sûreté générale, et lui rappelait les dépenses nécessaires au culte des dieux et à l'administration publique. <5> Si on se laissait toucher par de tels discours, il s'en tenait à ce moyen , <6> mais si on lui répondait par un refus, « Voyons, disait-il, puisque je ne puis vous persuader, peut-être Apéga le fera-t-elle : c'était le nom de sa femme. » <7> A peine avait-il prononcé ces mots que la statue apparaissait. <8> Nabis, la prenant par la main, la faisait lever de son siège et saisir entre ses bras le rebelle, qu'il avait soin d'approcher peu à peu du sein de la statue. <9> Or ces bras et ces mains étaient couverts de clous cachés sous les vêtements; les mamelles en étaient aussi hérissées. <10> Quand donc il avait appliqué les mains du malheureux sur le dos d'Apéga, et que, par de secrets mécanismes, il l'étreignait contre sa poitrine, la victime consentait forcément à tout ce qu'il voulait. <11> Plusieurs citoyens qui avaient refusé de l'or perdirent ainsi la vie. [13,8] VIII. <1> Même esprit de déprédation et de cruauté dans toute la suite de son gouvernement. <2> Il était de moitié dans les pirateries des Crétois sur mer ; il entretenait dans tout le Péloponèse des voleurs, des assassins, des sacrilèges, tirant profit de leurs forfaits, et en récompense leur assurant dans Sparte un refuge et au besoin un point d'attaque. <3> Vers cette époque, quelques Béotiens, qui se trouvaient en voyage à Lacédémone, séduisirent un des écuyers de Nabis <4> et lui persuadèrent de venir avec eux, après avoir dérobé un cheval blanc qui était le plus beau des écuries du tyran. L'écuyer y consentit et prit le cheval ; mais des gardes de Nabis, lancés à sa poursuite, arrêtèrent le voleur avec son larcin à Mégalopolis et le ramenèrent à Sparte sans opposition : <5> ils osèrent même saisir les Béotiens. Ceux-ci demandèrent d'abord d'être conduits devant les magistrats, et comme on ne les écoutait pas, <6> l'un d'eux appela les citoyens à leur secours. Le peuple aussitôt accourut, protesta qu'il fallait les mener devant le tribunal, et les envoyés de Nabis furent forcés de relâcher leur proie. <7> Nabis, qui depuis longtemps cherchait une occasion de se plaindre et un prétexte plausible de commencer les hostilités, s'empara de cette circonstance, fit une excursion chez les Mégalopolitains et emmena avec lui les troupeaux de Proagore et de quelques autres citoyens riches. Tel fut le principe de la guerre. Badisa, ville du Brutium, et Lampetia se rendaient au consul Servilius. [13,9] IX. <1> Il pénétra dans Chatténia, troisième province des Gerrhéens. C'est un pays stérile, mais que la richesse des Gerrhéens a couvert de villages et de châteaux forts. <3> Il s'étend sur les bords de la mer Rouge. Laba et Saba étaient deux villes de cette région. <4> Les Gerrhéens supplièrent le roi de ne pas les priver des biens que les dieux leur avaient accordés, une paix continuelle et la liberté. Antiochus, lecture faite de leur lettre, déclara qu'il accédait à leurs prières; il s'engagea même à respecter les campagnes des Chatténiens. <5> Lorsqu'il eut confirmé la liberté des Gerrhéens et reçu d'eux, comme hommage, cinq cents talents d'argent, mille d'encens et deux cents du parfum appelé « stacte, » il s'embarqua pour l'île de Tyle, et de là partit pour Séleucie. L'encens et le stacte se recueillent sur les bords de la mer Erythrée. FRAGMENTS. X. 1° Damoclès, envoyé avec Pythion pour observer les desseins des Romains, était un instrument précieux entre les mains d'un maître. C'était un homme très-versé dans les affaires. 2° Mélityssa, ville d'Illyrie.