[440] DE LA VERTU MORALE. (440d) Je me propose de parler de la vertu morale, qui diffère de la vertu contemplative en ce qu'elle a pour matière les affections de l'âme, et pour forme la raison. J'examinerai quelle est sa nature et comment elle subsiste, si la partie de notre âme qui en est le siége a ses propriétés particulières, ou si elle participe aux propriétés d'une autre faculté, et, dans ce dernier cas, si elle est unie à une faculté plus parfaite qu'elle, ou s'il en est d'elle comme d'un subalterne qui participe à l'autorité du maître sous lequel il agit. Je sais qu'il est possible que la vertu subsiste (440e) sans matière et sans mélange ; c'est une vérité qui ne peut être contestée. Mais avant d'aller plus loin, je crois utile de rapporter en peu de mots les opinions des autres philosophes sur la vertu, non pas simplement pour en faire l'histoire, mais afin que l'exposition de leurs sentiments jette plus de lumière et de certitude sur les principes que j'établirai. Ménèdème d'Érétrie anéantit toute distinction entre les vertus. Il n'en admet qu'une seule, sous des noms différents. Tempérance, force et justice n'expriment, selon lui, qu'une seule et même chose, comme ces deux termes, homme et mortel. Ariston de Chio établit aussi que la vertu, qu'il appelle la santé de l'âme, est une quant à la substance, (440f) mais qu'elle change de nom, suivant ses divers rapports, à peu près comme si l'on donnait à l'organe de la vue différentes dénominations, selon la couleur des objets auxquels il s'applique. La vertu, ajoute-t-il, en tant qu'elle considère ce qu'il faut faire ou éviter, s'appelle prudence. [441] (441a) Quand elle modère les passions et renferme l'usage des plaisirs dans les bornes légitimes, elle se nomme tempérance. Préside-t-elle au commerce et aux contrats que les hommes font entre eux, c'est la justice. Ainsi le fer est toujours le même, quoiqu'il coupe différents corps; et le feu, unique dans sa nature, exerce son action sur des substances différentes. Zénon le Citien semble pencher vers cette opinion, lorsqu'il dit que la prudence, quand elle rend à chacun ce qui lui appartient, est la justice ; quand elle nous dirige dans le discernement de ce qu'il faut fuir ou éviter, elle est la tempérance. Inspire-t-elle le courage de supporter les maux, c'est la force. Ceux qui défendent ce sentiment de Zénon veulent que par la prudence ce soit la science qu'il ait désignée. Chrysippe, qui croit que chaque qualité forme une vertu particulière, introduit, sans y penser, (441b) comme dit Platon, un essaim de vertus nouvelles et inconnues. Comme de fort, de doux et de juste, on dérive la force, la douceur et la justice, il fait aussi venir la grâce, la bonté, la grandeur et la beauté, des qualités de l'âme qui y correspondent. Il n'est pas jusqu'à la dextérité, la prévenance, la finesse, dont il ne fasse des vertus séparées ; et par là il a, sans nul besoin, rempli la philosophie des termes les plus étranges. (441c) Ces philosophes s'accordent tous à regarder la vertu comme une affection, comme une habitude de la partie supérieure de l'âme, produite par la raison, ou plutôt comme la raison même, invariablement fixée à ses principes de droiture. Ils ne croient pas qu'il y ait en nous une faculté sensuelle et irraisonnable, qui par sa nature diffère de la raison. Cette partie principale de l'âme qu'ils appellent intelligence, devient, disent-ils, vice ou vertu, selon les changements qu'elle éprouve dans ses affections et ses habitudes. Elle n'a rien en elle d'irraisonnable ; mais on lui attribue cette qualité lorsque la cupidité, prenant le dessus, se rend sourde aux conseils de la raison, et nous porte à des actions illégitimes. (441d) Ils veulent que la passion elle-même soit la raison, mais corrompue et dépravée par des jugements faux et pervers qui l'entraînent hors d'elle-même. Ils semblent tous avoir ignoré que chacun de nous est véritablement un être double et composé ; du moins n'ont-ils connu que cette composition, qui résulte de l'union de l'âme avec le corps, trop frappante pour n'être pas aperçue de tout le monde ; mais ils n'ont pas vu que l'âme elle-même est en quelque sorte composée de deux natures différentes ; que sa partie irraisonnable est comme un second corps, uni à la raison par des liens (441e) intimes et nécessaires. Pythagore cependant paraît avoir connu cette seconde composition, à en juger par l'estime qu'il faisait de la musique. Il la regardait comme un moyen puissant de calmer et d'adoucir l'âme, dont il savait que toutes les facultés ne sont pas également dociles à la voix de l'instruction et des conseils; que souvent la parole est trop faible pour les ramener du vice à la vertu ; qu'alors, pour empêcher qu'elles ne soient entièrement indociles aux lois de la philosophie, il faut employer une persuasion plus puissante, plus capable de manier, et, pour ainsi dire, d'apprivoiser ces affections rebelles. Platon a vu avec la dernière évidence que l'âme du monde n'est pas (441f) un être simple, un dans sa nature, et sans composition ; mais qu'elle est un mélange du principe de l'être toujours le même, et de celui de l'être changeant. D'un côté, elle suit dans sa marche un ordre régulier et constant que rien ne dérange. De l'autre, divisée en mouvements opposés, elle parcourt des cercles et des révolutions contraires, d'où naissent les divers êtres qui composent l'univers. L'âme humaine, qui n'est qu'une portion de celle du monde, [442] formée sur des nombres et des proportions analogues à ceux de cette âme universelle, (442a) n'est pas non plus simple dans sa nature et dans ses affections. Elle a deux facultés : l'une intelligente et raisonnable, faite par sa nature pour maîtriser l'homme et pour le gouverner; l'autre, irraisonnable, déréglée, siège des passions et des erreurs, a besoin d'être régie par une faculté supérieure. Cette dernière se subdivise en deux autres, dont l'une, corporelle et soumise aux désirs du corps, est appelée la partie concupiscible. L'autre s'unit quelquefois avec celle-ci, et quelquefois se déclare contre elle en faveur de la raison, à qui elle prête sa force et sa vigueur: c'est la partie irascible. Platon prouve cette division par la résistance que la raison oppose aux passions et à la partie irascible : (442b) car des facultés souvent révoltées contre la partie supérieure de notre âme, sont nécessairement d'une autre nature qu'elle. Aristote a fait un grand usage de ces principes, comme on le voit par ses écrits; seulement, dans ses derniers ouvrages, il a joint la partie irascible de l'âme à la concupiscible, parce que la colère n'est, selon lui, qu'un désir violent de se venger du tort qu'on a reçu. Mais il a cru constamment que la partie irraisonnable, qui est le siége des passions, différait essentiellement de la raison ; non qu'elle en soit absolument privée, comme la partie sensible, qui végète et se nourrit, qui, naturellement indocile, et sourde à la voix de la raison est en quelque sorte une production du corps, (442c) et lui est intimement unie. La partie concupiscible n'a pas proprement la raison en partage, mais elle a une pente naturelle à l'écouter, à lui obéir, à se former sur elle, lorsqu'une vie animale et voluptueuse ne l'a pas entièrement corrompue. Ceux qui s'étonnent qu'une faculté privée de raison obéisse à la partie raisonnable, ignorent sans doute jusqu'où va le pouvoir de la raison pour conduire et pour gouverner, non par une autorité dure et tyrannique, mais par une douce et insinuante persuasion, bien plus efficace que la contrainte et la violence. En effet, les esprits, (442d) les nerfs, les os, et toutes les autres parties de notre corps, ne sont-elles pas privées d'intelligence? Cependant à peine la raison tirant, pour ainsi dire, les rênes, a donné le signal de sa volonté, que tout s'étend, se dispose, et s'empresse d'obéir. Veut-elle marcher, déjà les pieds sont en mouvement. Ordonne-t-elle de prendre ou de jeter quelque chose, les mains s'étendent pour exécuter ses ordres. Homère, dans les vers suivants, nous fait très bien sentir l'intelligence qui règne entre la partie irraisonnable et la raison : "Pénélope pleurait l'absence d'un époux Dont le retour faisait son espoir le plus doux; Ulysse était témoin de sa douleur extrême, (442e) II cachait avec art ce qu'il souffrait lui-même, Et savait contenir sa tristesse et ses pleurs". Tant les esprits, le sang, les larmes même, tout en lui était soumis à la raison. Une nouvelle preuve de cet empire de la raison, c'est le calme subit où rentrent nos sens, lorsque, émus par la présence des objets qui les flattent, ils sentent que la raison et les lois leur en interdisent la jouissance. Qu'un homme ait conçu de l'amour pour une personne qu'il ne connaît pas, et à qui la nature ne lui permet pas de s'unir, dès qu'il vient à le reconnaître, ses désirs s'éteignent au premier avertissement de la raison, et les sens eux-mêmes se conforment à ce qu'elle prescrit. Souvent encore, (442f) après avoir mangé certains mets avec la plus grande satisfaction, si l'on apprend que c'étaient des viandes impures dont la loi défendait l'usage, non seulement la réflexion en fait concevoir une peine intérieure, mais le corps lui-même, agité par ces remords, en éprouve un soulèvement général. [443] Je craindrais qu'on ne m'accusât de vouloir (443a) séduire par des images trop agréables, et faites pour plaire aux jeunes gens, si j'apportais en preuve de cette opinion les harpes, les lyres, les flûtes et les autres instruments que l'art a inventés pour rendre par les accords les mouvements des passions humaines. Ces corps, quoique privés de sentiment, partagent notre joie, notre tristesse, nos chants, nos plaisirs, et expriment avec énergie les volontés, les affections et les mœurs de ceux qui les touchent. Zénon mena, dit-on, un jour ses disciples au théâtre pour y entendre le musicien Amébée. « Allons apprendre, leur dit-il, de quelle harmonie sont capables les entrailles des animaux, les nerfs, les os, et le bois même, lorsque l'art les dispose avec une juste proportion. » Mais (443b) laissant à part ces exemples, je proposerai celui des chevaux, des oiseaux et des chiens domestiques, que la nourriture, l'instruction et l'habitude amènent enfin à prononcer des paroles bien articulées, qui, au premier signe de leur maître, font des mouvements et des tours, et servent à nos amusements et à nos besoins. Après avoir lu dans Homère qu'Achille exhorte au combat les hommes et les chevaux, faut-il être surpris que la partie de notre âme qui désire, qui s'irrite, qui s'attriste et se réjouit, obéisse à la raison, en prenne les affections et les sentiments ? Est-elle donc étrangère à la partie supérieure de notre âme, séparée d'elle (443c) et jetée, pour ainsi dire, dans un moule extérieur dont on la contraigne par violence de prendre la forme ? Ne lui est-elle pas, au contraire, unie par la nature même d'une manière si intime, qu'elle existe et vit avec elle, et par l'effet de l'habitude se pénètre de sa substance ? C'est pour cela qu'on lui donne le nom de mœurs. Car les mœurs, pour en donner ici une idée, sont une qualité de la partie irraisonnable ; et on les appelle ainsi, parce que cette qualité, imprimée par la raison dans cette partie de l'âme, est une suite de l'habitude. La raison ne veut pas détruire entièrement les passions, ce qui ne serait ni possible ni utile, mais seulement les renfermer dans de justes bornes, et par là produire les vertus morales qui n'opèrent pas l'anéantissement total des passions, mais qui les règlent et les modèrent. (443d) Et ces vertus sont le fruit de la prudence, qui ramène à une disposition sage et honnête l'activité naturelle des passions. On distingue trois choses dans l'âme : la puissance, la passion et l'habitude. La puissance est le principe et comme la matière de la passion, par exemple la pente à la colère, à la honte, à l'audace. La passion est le mouvement actuel de cette puissance, comme la colère, la honte et l'audace. L'habitude est la force du penchant qu'un exercice fréquent donne à la puissance, et qui fait le vice ou la vertu, suivant que la passion a été bien ou mal dirigée par la raison. Mais comme toutes les vertus ne consistent pas dans ce juste milieu (443e) qui constitue les vertus morales, il faut examiner en quoi les unes diffèrent des autres, et pour cela, reprendre de plus haut. Il est des choses qui subsistent simplement pour elles-mêmes ; d'autres ont avec nous un rapport naturel. Du premier genre sont la terre, la mer, le ciel et les astres; du second, tout ce qui est bon ou mauvais, utile ou nuisible, agréable ou fâcheux. Les unes et les autres sont du ressort de la raison ; mais les premières sont l'objet de la contemplation et de la science ; les secondes, du conseil et de l'action. Celles-ci sont dirigées par la prudence, celles-là par la sagesse. La prudence diffère de la sagesse, en ce qu'elle consiste dans l'application de la faculté contemplative (443f) à l'action, qui, sous l'autorité de la raison, dirige et gouverne les passions. Aussi la prudence doit-elle être secondée par la fortune, au lieu que la sagesse n'en a pas besoin pour parvenir à sa fin naturelle. Elle n'a pas même à délibérer sur son objet, qui est toujours le même et ne varie jamais. [444] Un géomètre ne met pas en question si les trois angles d'un triangle (444a) valent deux angles droits : c'est pour lui une vérité démontrée. On ne soumet à l'examen que les opinions incertaines, et non les vérités constantes et invariables. De même la partie contemplative de l'âme, qui a pour objet ces premiers principes, ces vérités fondamentales dont la nature est immuable, ne connaît pas la délibération. Au contraire, la prudence, qui s'applique à des actions sujettes à l'incertitude et à l'erreur, a nécessairement dans son ressort des choses variables et obscures qui exigent qu'elle consulte. Après la délibération, elle agit, secondée de la partie irraisonnable, qu'elle entraîne dans sa décision ; (444b) car ces facultés n'agissent que par des attraits qui les déterminent, et ces attraits que l'habitude produit dans nos affections, ont besoin d'être gouvernés par la raison, qui les retient dans un juste milieu. Cette partie irraisonnable, qui est le siége des passions, éprouve des mouvements quelquefois trop ardents et trop impétueux, quelquefois trop lâches et trop faibles. Ainsi chacune de nos actions ne peut être bonne que par un seul endroit, et vicieuse par plusieurs. Il n'est qu'une manière de frapper le but ; il en est plusieurs de le manquer. C'est donc à la raison active (444c) qu'il appartient de contenir les passions dans de justes bornes. Quand la langueur, la lâcheté, la crainte ou la paresse ralentissent l'attrait qui nous portait au bien, et sont sur le point de nous le faire abandonner, la raison le ranime aussitôt, et le rappelle à son devoir. Au contraire, cet attrait est-il trop désordonné, se laisse-t-il emporter sans mesure, la raison modère sa violence, le fait rentrer dans l'ordre, et par les bornes qu'elle prescrit aux passions, produit dans la partie irraisonnable les vertus morales, également éloignées du défaut et de l'excès. Toutes les vertus, je le répète, ne consistent pas dans un juste milieu. La sagesse, qui, indépendante de la partie irraisonnable, (444d) réside dans cette faculté pure de notre âme inaccessible aux passions, est une propriété supérieure de la raison qui trouve sa perfection en elle-même. C'est elle qui nous donne la science, cette qualité divine si essentielle à notre bonheur. Mais la vertu morale qui dépend nécessairement de nos sens, qui, pour agir, a besoin du ministère des passions, ne détruit pas la partie irraisonnable, mais elle la soumet et la modère. Ainsi considérée dans sa qualité, elle est aussi une propriété supérieure, une perfection de la raison ; mais, par rapport à sa quantité, elle n'est qu'un juste milieu également éloigné des deux excès. Mais ce milieu peut être conçu de plusieurs manières. Par exemple, une couleur composée tient le milieu entre deux couleurs simples, comme le gris entre le blanc et le noir. (444e) Un nombre est moyen entre deux autres, s'il contient l'un, et qu'il soit contenu dans l'autre : tel est huit entre quatre et douze. Enfin une qualité est un milieu entre deux extrêmes, quand elle ne participe ni de l'un ni de l'autre, comme l'indifférent entre le bien et le mal. De ces trois manières, aucune ne convient à la vertu. Elle n'est pas un composé de deux vices ; elle ne contient pas ce qui est en deçà du devoir, et n'est pas contenue dans ce qui est au delà. Elle n'est pas totalement exempte du trouble des passions, dans lesquelles se trouvent les deux extrêmes, le défaut et l'excès. Ce milieu donc qui constitue la vertu morale, est semblable à celui de l'harmonie dans les sons. Un ton bien harmonieux est celui qu'on appelle mèse, qui tient le milieu entre la nète et l'hypate, (444f) et s'éloigne également des deux extrêmes. De même la vertu morale est une puissance, un mouvement de la partie irraisonnable de l'âme, qui bannit de nos désirs les deux excès, le relâchement et la roideur, [445] (445a) et les réduit à la plus exacte modération. Ainsi, le courage est une vertu moyenne entre l'audace et la lâcheté, les deux extrêmes de la partie irascible ; la libéralité, entre la prodigalité et l'avarice ; la douceur, entre la faiblesse et la cruauté. La justice, dans les contrats civils, ne s'attribue ni plus ni moins qu'il ne lui est dû. La tempérance, aussi éloignée d'une stupide insensibilité, que d'une ardeur effrénée pour les voluptés, contient les désirs dans des bornes légitimes. C'est là surtout ce qui rend sensible la différence qu'il y a entre (445b) la partie raisonnable et la concupiscible, entre la passion et la raison. En effet, en quoi différeront d'une part la tempérance et la continence, et de l'autre l'intempérance et l'incontinence dans les plaisirs, si c'est la même faculté de l'âme qui juge et qui désire ? Elles différent cependant. La tempérance consiste en ce que la passion, telle qu'un animal docile et bien dressé, marche sans résistance sous le joug de la raison, se laisse conduire à son gré, et lui soumet tous ses désirs. (445c) Par la continence, la raison, à la vérité, maîtrise la passion, mais cette soumission n'est pas volontaire; la passion résiste, et ne suit qu'à regret. Il faut que la raison la presse, la gourmande ; et ces combats remplissent l'âme de trouble et d'agitation. Platon compare ces deux facultés à deux animaux attelés à un même char, dont le plus mauvais lutte contre le meilleur, et trouble le conducteur lui-même, qui est obligé de veiller sans cesse sur lui, et de le retenir avec force, de peur que, selon l'expression de Simonide, les rênes ne lui échappent des mains. Aussi certains philosophes veulent-ils que la continence ne soit qu'une vertu imparfaite et, pour ainsi dire, subalterne, parce qu'elle n'est pas ce juste milieu qui résulte de l'accord de la partie inférieure de l'âme avec la partie supérieure, et qu'elle ne retranche pas l'excès de la passion. (445d) La cupidité n'est pas alors volontairement soumise à la raison. Elles se tiennent réciproquement dans une contrainte pénible, et sont comme deux factions ennemies dans une ville travaillée de séditions. "Des cris plaintifs et des chants d'allégresse Remplissent à la fois l'enceinte de nos murs". Telle est l'âme de l'homme continent, par l'opposition des mouvements qui l'agitent. Ces mêmes philosophes prétendent que l'intempérance est un vice complet, et l'incontinence quelque chose de moins. L'intempérant est, selon eux, également corrompu dans ses affections et dans ses jugements; les unes le portent à des désirs honteux, les autres lui font approuver ces désirs, et lui ôtent par là le sentiment de ses fautes. (445e) L'incontinent conserve du moins la droiture du jugement ; c'est la passion, qui, contre ses propres lumières, force la raison au silence, et l'entraîne dans le vice. Dans l'un, la raison est vaincue par la cupidité; dans l'autre, elle ne fait pas même de résistance. L'un suit de mauvais desirs qu'il condamne; l'autre marche à leur tête, et se rend leur apologiste. L'un devient à regret le complice de la passion, l'autre s'applaudit d'en partager les écarts. Le premier trahit involontairement le devoir qu'il connaît ; le second se livre avec joie à toute la honte du vice. Enfin, les discours de l'un et de l'autre n'en font pas moins que leurs actions sentir la différence. Voici, par exemple, (445f) le langage des intempérants : "Sans Vénus, sans l'amour est-il de vrais plaisirs? Puissé-je, en les perdant, voir terminer ma vie" ! Et encore : "Les faveurs de Bacchus, et celles de Cypris, A tous les autres biens donnent seules du prix". [446] (446a) N'est-ce pas là le langage d'un cœur qui ne respire que la volupté, et qui s'en est rendu l'esclave? Celui qui disait : "Ah! laissez-moi périr; la mort me sera douce"! avait, comme les deux autres, le jugement aussi malade que la volonté. L'incontinent tient un langage bien différent: "Au vice, malgré moi, la nature m'entraîne. Les dieux nous livrent donc à ce destin fatal, De connaître le bien, et de faire le mal. Malgré tous mes efforts, la colère m'emporte. Tel un vaisseau battu par les flots écumants, Est détaché de l'ancre, et vogue au gré des vents". Il compare avec assez de justesse à une ancre fichée dans le sable, une âme qui, mal affermie dans ses principes, trahit, par une indigne faiblesse, les lumières de sa raison. L'image suivante (446b) est analogue à celle-là : "Le câble dans le port arrête le vaisseau ; Le vent souffle, il le rompt, et loin du port l'entraîne". Le câble désigne la résistance que la raison oppose d'abord au vice ; mais la passion, telle qu'un vent impétueux, l'a bientôt rompu. Ainsi, l'intempérant déploie toutes ses voiles au souffle des voluptés ; il dirige leur mouvement, et se livre à toute leur action. L'incontinent, semblable au pilote qui louvoie, lutte avec effort contre la passion qui l'attire ; mais bientôt, entraîné par sa violence, il échoue misérablement. C'est ce que Timon, dans ses silles, reprochait au philosophe Anaxarque : "Anaxarque auprès d'eux, toujours dur et caustique, Exhale le venin de sa langue cynique". (446c) "Mais on dit que du vice adorateur honteux, Ce sévère censeur se trouvait malheureux. L'amour des voluptés, écueil de plus d'un sage, Tyran de sa raison, démentait son langage". La tempérance est donc la vertu du sage, et l'intempérance, le vice de l'insensé. L'un approuve les actions honnêtes, l'autre ne rejette pas même les plus honteuses. L'incontinence est le partage d'une âme faible, qui connaît le vrai, mais qui, manquant de fermeté, dénient ses principes par sa conduite. Voilà en quoi diffèrent l'incontinence et l'intempérance. Les vertus opposées à ces deux vices ont aussi des traits de différence analogues et correspondants. La continence laisse subsister dans le cœur les remords, la tristesse, l'indignation contre soi-même. (446d) L'âme de l'homme tempérant, toujours saine, toujours calme, se maintient dans une égalité parfaite, fruit de l'heureuse harmonie qui règne entre la raison, et la cupidité dont la soumission et la docilité ne sont jamais altérées. C'est d'une telle disposition qu'on pourrait dire avec Homère : "Les vents sont apaisés; le souverain de l'onde Fait régner sur les mers la paix la plus profonde"; Tant la raison a su étouffer ces désirs effrénés qui, dans les hommes vicieux, s'emportent vers leur objet avec une fureur immodérée ! Pour les passions nécessaires à la nature, elle les a rendues dociles et soumises, elle vit avec elles dans une parfaite intelligence, et en fait les ministres de ses desseins et de ses actions. Aussi ne les voit-on jamais prévenir la raison, ou l'abandonner, ni exciter le moindre désordre, (446e) ou se révolter contre elle. Tous les désirs marchent constamment sous ses lois, "Comme un léger poulain suit les pas de sa mère". Les vrais philosophes, disait Xénocrate, font seuls volontairement ce que le reste des hommes ne fait que par la contrainte des lois. Semblables à de vils animaux, la vue seule du danger, ou la crainte du supplice, les détourne du crime. Il est certain que l'âme a la fermeté nécessaire pour résister aux passions et pour les combattre. (446f) Il est néanmoins des philosophes qui prétendent que la passion ne diffère pas de la raison, que ce ne sont pas deux facultés ennemies et divisées, et que c'est toujours la raison seule qui se porte vers des objets opposés. Mais trompés, disent-ils, par son passage subit et rapide d'un objet à un autre, [447] (447a) nous ne faisons pas attention que c'est dans l'âme une même faculté qui désire et rétracte son désir, qui s'irrite et a peur, qui se laisse entraîner au mal par l'attrait du plaisir, et ensuite réprime ce penchant. Car la cupidité, la colère, la crainte et les autres passions semblables sont des jugements faux, qui ne se forment pas dans telle ou telle partie de notre âme, mais dans sa faculté principale. Ce sont des inclinations, des consentements, des mouvements impétueux de la raison même, dont les opérations changent avec la plus grande mobilité. Ainsi, des enfants vifs et emportés dans leurs courses ne peuvent, par la faiblesse de leur âge, les soutenir longtemps, et sont exposés à des chutes fréquentes. Mais cette opinion est contraire à l'évidence et (447b) au sens intime. En effet, qui jamais a senti en soi-même ce changement de la cupidité en jugement, et du jugement en cupidité? Un homme cesse-t-il d'aimer, quand sa raison lui dit qu'il doit combattre son amour et y renoncer? ou perd-il le jugement, lorsque, amolli par la passion, il s'abandonne à la volupté ? N'est-il pas esclave de la cupidité, lors même que sa raison la combat ? Et quand il est vaincu par la cupidité, la raison ne lui fait-elle pas sentir son égarement? Ainsi, ni la passion ne lui ôte le jugement, ni le jugement ne le délivre de sa passion. Entraîné tour à tour vers l'un et l'autre, il participe des deux. (447c) Ceux donc qui veulent que la partie principale de l'âme soit tantôt la raison, et tantôt la cupidité, ne ressemblent-ils pas à des gens qui diraient que le chasseur et la bête ne sont pas deux individus différents, mais un seul, qui, par un changement subit, devient successivement le chasseur et l'animal? Ces derniers iraient contre l'évidence; les autres contredisent une vérité de sentiment; car ils éprouvent en eux-mêmes, non le changement d'une même faculté, mais le combat de deux facultés opposées. Eh quoi ! nous objectent-ils, la faculté délibérante dans l'homme n'est-elle pas souvent partagée entre des avis différents ? Cependant c'est toujours la même faculté qui délibère. (447d) Cela est vrai, leur répondrai-je. Mais la chose est bien différente. Ici la raison ne combat pas contre elle-même : seulement, par la faculté qu'elle a de juger, elle discute plusieurs raisonnements ; ou plutôt c'est un même raisonnement appliqué à divers objets. Aussi quand la cupidité n'a point de part au jugement, l'homme n'éprouve aucun remords, il n'est point entraîné malgré lui à un parti qu'il condamne, à moins qu'il ne s'y mêle quelque passion secrète qui rompe l'équilibre de la raison et fasse pencher la balance. Car il n'arrive que trop souvent qu'une raison est contredite, non par une raison contraire, mais par l'ambition, la cupidité, la partialité, la jalousie (447e) ou la crainte ; et on croit que ce sont deux raisons opposées qui se combattent. C'est ce qu'on voit dans les vers suivants : "Honteux de refuser, ils craignent d'accepter. La mort est un grand mal ; mais la gloire la suit. Le timide l'évite; il est bien doux de vivre". Ainsi, dans les tribunaux, les passions qui contrarient la justice rendent les procès interminables ; et dans les conseils des rois, ceux qui veulent gagner la faveur du prince, soutiennent moins un des avis qu'on discute qu'ils ne suivent, contre l'intérêt public, une passion secrète. Aussi, dans les gouvernements aristocratiques, les magistrats défendent-ils (447f) aux orateurs d'exciter les passions. Quand la raison n'est pas balancée par la cupidité elle va droit à la justice. La passion vient-elle la traverser, à l'instant la guerre est déclarée entre la raison, qui délibère, et la cupidité, qui veut la séduire. Pourquoi, dans les disputes philosophiques, change-t-on volontiers de sentiment? [448] (448a) Pourquoi Démocrite, Aristote et Chrysippe ont-ils abandonné sans regret, ou même avec plaisir, des opinions qu'ils avaient d'abord adoptées? C'est que, dans les objets de pure spéculation, la raison n'est pas contrariée par la cupidité, qui, indifférente à ces sortes de matières, ne cherche pas même à s'en occuper. La raison donc embrasse avec joie la vérité dès qu'elle la découvre, et abandonne le mensonge, parce que c'est elle-même, et non une autre faculté, qui rejette sa première opinion pour en adopter une meilleure. Mais dans les discussions politiques ou civiles, et dans les jugements, les passions ont presque toujours une influence qui trouble la raison (448b) et fait naître mille obstacles. Elles lui opposent le plaisir ou la douleur, la crainte ou le désir. Dans ce combat, c'est le sentiment qui juge entre la raison et la cupidité, parce qu'il participe de l'une et de l'autre. En donnant la victoire à celle-ci, il ne détruit pas entièrement l'autre ; il l'attire vers la première, malgré sa résistance. Un voluptueux qui se reproche son goût pour les plaisirs, attaque la cupidité par la raison. Elles existent donc toutes les deux en même temps dans son âme, et comme il sent leur combat mutuel, il réprime la partie qui se soulève contre l'autre. Dans les matières de pure spéculation, si l'esprit est également balancé (448c) par deux opinions contraires, il suspend son jugement ; il reste dans le doute et dans une sorte de repos. Se décide-t-il pour une des deux, celle qui triomphe détruit entièrement l'autre, qui ne lui oppose plus de résistance, et ne lui cause aucune peine. En un mot, quand un raisonnement est contredit par un autre, on ne sent pas deux facultés opposées qui délibèrent, mais une seule qui considère son objet sous des rapports différents. Est-ce la cupidité qui contrarie la raison, comme elle ne peut ni vaincre ni succomber, sans exciter quelque regret, l'âme est divisée par ce combat, et la différence des deux facultés devient manifestement sensible. (448d) Ce n'est pas seulement par ce combat, mais encore par ses suites, qu'on reconnaît que le principe des passions diffère de celui de la raison. On peut, par exemple, concevoir de l'amitié pour un jeune homme d'un caractère vertueux; on peut aussi en aimer un qui soit vicieux et corrompu. Il arrive qu'on s'irrite injustement contre ses parents et ses enfants ; quelquefois on le fait avec justice contre des tyrans ou des ennemis. Là, on sent l'opposition de la cupidité à la raison; ici, on reconnaît sa soumission, sa dépendance, son empressement à la seconder. Un homme de bien qui contracte (448e) un mariage légitime se propose de vivre honnêtement avec sa femme ; ensuite, l'habitude faisant naître l'affection et l'amour, il sent que la raison fortifie sa tendresse. Des jeunes gens, confiés à de sages instituteurs, s'attachent d'abord à eux par le besoin qu'ils en ont ; mais bientôt ils conçoivent pour eux une affection véritable, et sont moins leurs disciples que leurs amis. ll en est de même des magistrats, des voisins et des alliés. Nos liaisons avec eux commencent par des besoins et des devoirs. Peu à peu (448f) la raison détermine l'attachement, et fait à ces premiers rapports succéder insensiblement une amitié sincère. Celui qui disait : "Il est une pudeur qu'inspire la vertu ; Il en est une encore dont le vice est la source", ne devait-il pas avoir souvent éprouvé que cette passion, en lui opposant, contre les lumières de la raison, des délais et des retards fréquents, [449] (449a) lui avait fait perdre les plus belles occasions d'agir? Au reste, les philosophes que je combats, forcés par l'évidence de ces preuves, donnent à la honte le nom de pudeur, à la volupté, celui de joie, à la crainte, celui de circonspection. Et personne ne les blâmerait de cet adoucissement de termes si, réservant les noms honnêtes pour les passions soumises à la raison, ils donnaient les dénominations odieuses à celles qui sont révoltées contre elle. Mais lorsque, convaincus par leur tremblement, leur pâleur et leurs larmes, au lieu de donner à ces affections les noms de douleur et de crainte, ils disent que ce sont des morsures, des ferments de l'âme, et qu'ils voilent, sous le nom spécieux d'activité, des désirs violents et impétueux, n'est-ce pas alors, par un subterfuge plus digne de misérables sophistes (449b) que de vrais philosophes, équivoquer artificieusement sur les mots pour éluder les choses? Au contraire, nomment-ils les joies, les désirs et les précautions, non des sentiments exempts de passion, mais des affections légitimes, alors ils emploient les termes dans leur sens véritable. Une affection est légitime, non quand la raison a totalement détruit la cupidité, mais quand elle la retient dans cet ordre et cette modération qui font l'homme tempérant. Qu'arrive-t-il, au contraire, aux cœurs vicieux? S'ils se disent à eux-mêmes qu'il vaut mieux aimer ses parents que les vils objets d'une passion criminelle, ils ne peuvent s'y déterminer. Jugent-ils qu'ils doivent s'attacher à une courtisane ou à un flatteur, sur le champ la liaison est formée. Si la passion et le jugement étaient une même chose, dès que nous aurions jugé qu'il nous faut aimer ou haïr quelqu'un, ces jugements seraient toujours suivis de notre amour ou de notre haine. (449c) Mais il arrive tout le contraire; et ces décisions de notre esprit trouvent la passion tantôt soumise et tantôt rebelle. Aussi ces philosophes, cédant à l'évidence, disent-ils que tout jugement n'est pas une passion, mais seulement ceux qui excitent en nous des désirs violents et désordonnés. Ils reconnaissent donc que le jugement et la passion sont en nous deux facultés différentes, comme le mouvement diffère de ce qui le produit. Chrysippe lui-même, qui, dans plusieurs endroits de ses ouvrages, définit la patience et la continence des habitudes conformes à la raison, montre évidemment en cela que, forcé par la nature des choses, il reconnaît que la faculté qui obéit est différente de celle qui commande, (449d) puisque celle-ci trouve l'autre tantôt docile, tantôt rebelle à ses lois. Quant au paradoxe qu'ils soutiennent, que toutes les fautes sont égales, ce n'est pas ici le lieu de le discuter. Je dirai seulement qu'en bien des choses ils contredisent ouvertement la raison. Toute passion, disent-ils, est une faute; et quiconque s'afflige, craint ou désire, est coupable. Mais ne voyons-nous pas que les mêmes passions sont plus ou moins fortes? Qui oserait dire que la peur de Dolon n'était pas plus forte que celle d'Ajax, qui se retirait d'un pas lent et tranquille du milieu des ennemis, et se retournait souvent pour les combattre ? que la douleur (449e) de Platon, sur la mort de Socrate, égalait celle d'Alexandre pour le meurtre de Clitus, que ce prince voulut venger sur lui-même? D'ailleurs, les chagrins inattendus, les accidents qui arrivent contre toute espérance, ne sont-ils pas bien plus sensibles que ceux qu'on avait prévus? Quoi, par exemple, de plus cruel que d'apprendre qu'un fils, qu'on croyait dans la plus haute faveur, a péri dans les supplices, comme Parménion l'apprit de Philotas? Croira-t-on encore que Nicocréon, qui, insulté par Anaxarque, le fit broyer avec des pilons de fer dans un mortier, ne fut pas plus en colère que Magas, qui, pour la même cause, fit poser par le bourreau (449f) une épée nue sur le cou de Philémon, et le renvoya sans lui faire aucun mal? Aussi Platon appelle–t–il la colère les nerfs de l'âme, parce qu'ils se tendent par l'aigreur, et se relâchent par la douceur. Les stoïciens, pour éluder ces sortes d'objections, [450] prétendent (450a) que cette véhémence des passions n'est pas l'effet d'un jugement qui soit sujet à l'erreur. Ce sont, disent-ils, des contractions, des dilatations de l'âme plus ou moins vives, suivant que la raison a plus ou moins de pouvoir. On voit aussi dans nos jugements une différence sensible. La pauvreté n'est pas un mal aux yeux de quelques uns ; d'autres la regardent comme un grand mal, ou même comme le plus grand des maux ; et, pour s'y soustraire, ils se précipitent du haut des rochers ou se jettent dans la mer. Il en est qui ne craignent la mort qu'à cause des biens dont elle les prive ; d'autres la redoutent pour les tourments affreux dont elle est éternellement suivie dans les enfers. Ceux-ci estiment la santé, parce qu'elle est un bien naturel ; elle est pour ceux-là le plus grand des biens. (450b) Sans la santé, disent-ils, les richesses, les enfants, "La dignité des rois qui les égale aux dieux", enfin la vertu elle-même, n'ont ni utilité ni agrément. Il résulte évidemment de tous ces exemples que nous nous trompons plus ou moins dans nos jugements. Ce n'est pas ici le lieu de réfuter ces opinions ; mais on peut dire que les stoïciens eux-mêmes conviennent que le jugement diffère de la partie irraisonnable de l'âme, puisque, de leur aveu, les passions, dont elle est le siége, peuvent croître en force et en véhémence. Ils disputent, il est vrai, sur les termes, mais ils sont d'accord sur le fond des choses avec ceux qui soutiennent que la faculté de notre âme où résident les passions, (450c) est différente de celle qui juge et qui raisonne. Chrysippe, après avoir dit, dans son livre de l'Anomalie, que la colère est une passion aveugle qui souvent ferme les yeux à l'évidence et obscurcit toutes nos idées, n' ajoute-t-il pas bientôt après : « Les passions qui surviennent détruisent ce que le jugement avait arrêté, nous présentent les objets sous un point de vue différent, et nous forcent de prendre un parti contraire? » Il s'autorise ensuite de ce passage de Ménandre : "Hélas ! où ma raison s'était-elle égarée, Quand, docile à la voix d'une erreur insensée, Je changeai le projet que j'avais arrêté"! (450d) « La nature d'un animal raisonnable, dit encore Chrysippe, est de faire en tout usage de sa raison, et de suivre ses lois. Mais, souvent entraînés par la violence de la passion, nous secouons le joug de son autorité. » N'est-ce pas là reconnaître les effets de ce combat que la passion livre à la raison ? Sans cela, ne serait-il pas ridicule, comme dit Platon, de prétendre qu'un homme fût tantôt meilleur et tantôt pire, tantôt plus fort, tantôt plus faible que lui-même ? Cela serait-il possible, si chacun de nous n'était en quelque sorte double, et n'avait deux facultés dont l'une est meilleure que l'autre ? (450e) Quand la partie inférieure est soumise à la partie supérieure, l'homme sait se maîtriser et est meilleur que lui-même. La cupidité se rend-elle la maîtresse, et force-t-elle la raison à lui obéir, l'homme, devenu intempérant, se rabaisse au-dessous de lui-même, et renverse l'ordre de la nature qui veut que la raison, cette émanation de la divinité, commande à la partie animale, laquelle, tirant son origine des sens, et, pour ainsi dire, enfoncée dans le corps, participe à ses affections, et s'en pénètre entièrement. Et peut-on en douter, quand on fait attention à ces désirs qui suivent les progrès du corps, et sont plus ou moins violents, selon les divers changements qu'il éprouve? Les (450f) jeunes gens, par une suite de la chaleur et de l'abondance du sang, sont vifs, impétueux, ardents même, et souvent furieux dans leurs désirs. Au contraire, dans les vieillards, le principe de la cupidité, qui a son siége dans le foie, est affaibli et presque éteint ; mais la raison est dans sa force, parce que les passions se sont amorties avec le corps. Voilà sans doute ce qui forme les mœurs et le caractère des animaux. [451] (451a) Ce n'est pas de la vérité ou de la fausseté de leurs opinions que viennent dans les uns cette fierté, cette audace à affronter les objets les plus terribles ; et dans les autres, ces craintes, ces frayeurs extraordinaires. Ces différences ont leur source dans les différents degrés de la chaleur de leur sang, de l'abondance et de la force de leurs esprits vitaux. Leurs passions naissent de leur corps, comme de leur source, et forment les qualités particulières qui les distinguent. Dans l'homme, au contraire, le rapport naturel des sens avec les passions est attesté par la pâleur, la rougeur, les tressaillements, les battements de cœur qu'il éprouve dans l'attente des maux, et par ses épanouissements de joie dans l'espérance des plaisirs. (451b) Mais la raison agit-elle seule sans le concours des passions ; veut-elle, par exemple, s'occuper de quelque vérité mathématique, alors la partie irraisonnable n'est pas appelée à partager son opération. Le corps se tient dans un calme absolu, et ne participe en rien au travail de l'âme. Que faut-il de plus pour se convaincre que la cupidité et la raison sont deux facultés différentes dans leurs propriétés? En un mot, il est de la dernière évidence, et les stoïciens eux-mêmes le reconnaissent, que de toutes les choses qui existent, les unes sont régies par la nature, les autres par l'habitude; celles-ci par la cupidité, celles-là par la raison et par l'intelligence. L'homme réunit toutes ces différences ; (451c) il est nourri par la nature et réglé par l'habitude. Il use d'intelligence et de raison; il suit les mouvements de la cupidité. Le principe des passions, loin de lui venir du dehors, est si naturel à son être, qu'il en fait une partie nécessaire, et qu'au lieu de chercher à le détruire, il faut le régler et le tourner vers des objets légitimes. La raison ne va donc pas, comme autrefois Lycurgue, roi de Thrace, abattre indifféremment ce que les passions ont d'utile avec ce qu'elles ont de dangereux; mais telle que ce dieu sage et intelligent qui préside à nos jardins, elle retranche ce qu'il y a de sauvage et de superflu, adoucit l'âpreté de la sève, et rend les fruits plus agréables et plus sains. (451d) Un homme qui craint de s'enivrer ne jette pas son vin, il le tempère. Ainsi, pour prévenir le trouble des passions, il ne faut pas les détruire, mais les modérer. Quand on dresse des animaux, on réprime en eux, non l'ardeur et la vivacité des mouvements, mais leur fougue et leur indocilité. Pourquoi voudrait-on que la raison énervât les passions et leur ôtât toute leur énergie, au lieu de les dompter, de les apprivoiser et de les faire servir à seconder ses opérations? Pindare a dit : "L'intrépide coursier ne sert que pour la guerre. Le boeuf d'un pas tardif va sillonner la terre. Lu dauphin soulevant la surface des eaux, ; Saute légèrement à l'entour des vaisseaux. Le limier sait conduire avec beaucoup d'adresse Le sanglier féroce au piége qu'on lui dresse". Mais le service que font ces animaux n'est pas comparable à celui que la raison tire des passions, quand elles secondent ses efforts vers le bien. (451e) La colère modérée est l'aiguillon du courage, la haine du mal rend la justice plus active, l'indignation sert à réprimer avec plus de force l'insolence stupide de ces nouveaux parvenus qu'aveugle une prospérité qu'ils ne méritaient pas. Peut-on séparer l'indulgence de l'amitié, la compassion de l'humanité, la société des plaisirs et des peines, de la véritable bienveillance? Quelle erreur de croire qu'il faille bannir tout amour, parce qu'il y en a de déraisonnables, ou proscrire tout désir à cause de l'avarice ! C'est vouloir défendre de courir, de tirer de l'arc (451f) ou de chanter, parce qu' il y a des gens qui tombent, d'autres qui manquent le but, d'autres enfin qui chantent mal. L'harmonie du chant ne consiste pas dans la suppression des tons graves et aigus, ni la santé, dans la privation totale du froid et du chaud, mais dans le mélange et la proportion de ces qualités contraires. Ainsi dans l'âme, la raison obtient la victoire quand elle réduit les passions aux lois de la décence et de la modération. [452] (452a) C'est l'excès de la douleur, de la crainte ou de la joie, et non ces affections simples, qui vicient l'âme, comme le corps est altéré par la surabondance des humeurs. Homère a eu raison de dire : "Du brave rien ne peut altérer le visage, Et la crainte jamais n'affaiblit son courage". Il ne défend pas la crainte, mais l'excès de cette passion. Il ne veut pas que la valeur dégénère en une fureur aveugle, ni la confiance en une folle témérité. Il faut donc s'interdire dans les plaisirs une cupidité immodérée, et dans les vengeances une haine excessive. C'est par là qu'on est, non insensible et cruel, mais tempérant et juste. (452b) Les passions une fois bannies, la raison aurait perdu presque tout son ressort et toute son activité. Il en serait d'elle comme d'un pilote au milieu des mers, quand tous les vents sont tombés. C'est sans doute d'après cette observation que les législateurs ont soin d'exciter entre les citoyens l'émulation et le désir de la gloire, et qu'ils enflamment leur ardeur martiale contre les ennemis par le son des trompettes et des instruments de musique. Les poètes, inspirés par les Muses et possédés de leur esprit, laissent, dit Platon, bien loin derrière eux ceux qui n'ont d'autre mérite que le travail et la correction. De même, dans les combats, un enthousiasme martial est invincible et ne connaît aucun obstacle. (452c) C'est des dieux, selon Homère, que les hommes reçoivent cette valeur extraordinaire : "D'une invincible ardeur le dieu remplit son âme" ; et ailleurs : "C'est d'un dieu que lui vient cette fureur guerrière". Les dieux donnent les passions aux hommes pour servir d'aiguillon et de ressort à la raison. Ne voyons-nous pas les stoïciens eux-mêmes animer les jeunes gens par des louanges, et les contenir par des reproches? Ils ne peuvent faire l'un sans les réjouir, et l'autre sans les affliger. La censure et le blâme amènent ordinairement le repentir et la honte; et ces deux sentiments, dont l'un tient à la douleur et l'autre à la crainte, sont ceux qu'on cherche à réveiller par les réprimandes. Diogène entendait un jour faire l'éloge de Platon.(452d) « Que trouvez-vous donc, dit-il, de si estimable dans un homme qui fait profession de philosophie depuis si longtemps, et qui n'a encore affligé personne? » Les sciences, disait Xénocrate, préparent moins les voies à la philosophie que les passions qui sont naturelles aux jeunes gens, telles que la cupidité, la pudeur, le repentir, l'émulation, le plaisir et la douleur. Ces passions, habilement maniées par la raison et par les lois, conduisent heureusement la jeunesse dans les sentiers de la vertu. Un instituteur lacédémonien disait avec beaucoup de sens qu'il ferait que son élève se plût aux choses honnêtes, et vît avec peine tout ce qui serait malhonnête. C'est en effet la fin la plus noble et la plus belle qu'on puisse se proposer dans l'éducation.