[0] NICIAS. [1] Comme j'ai cru pouvoir avec fondement mettre en parallèle Crassus et Nicias, et comparer les malheurs du premier chez les Parthes avec le désastre de l'autre dans la Sicile, je veux d'abord me justifier auprès de ceux de mes lecteurs qui pourraient croire qu'en racontant les mêmes faits que Thucydide a écrits, et dans lesquels il s'est élevé au-dessus de lui-même par une véhémence, une énergie et une variété de récits qu'il est impossible d'imiter, j'ai voulu faire comme Timée, qui, espérant surpasser cet historien en force et en gravité, et faire passer Philistus pour un ignorant et un sot, se jette dans son histoire au milieu des combats de terre, des batailles navales et des harangues publiques, tous objets que ces historiens ont le mieux traités. Il ne voit pas qu'il n'est auprès d'eux, je ne dis pas "Un homme à pied, qui court près d'un char de Lydie", suivant l'expression de Pindare ; mais un enfant, un écrivain sans goût; et, pour me servir des termes de Diphilus, "Un homme épais, bouffi de graisse de Sicile". Souvent aussi il tombe dans les mêmes inepties que Xénarque, lorsqu'il dit, par exemple, que c'était un mauvais présage pour les Athéniens que celui de leurs généraux, dont le nom était formé du mot victoire, s'opposât à l'expédition de Sicile; que la mutilation des Hermès était, de la part des dieux, un avis qu'ils auraient beaucoup a souffrir de la part d'Hermocrate, fils d'Hermon, général de Syracuse; qu'Hercule enfin devait naturellement secourir les Syracusains, pour reconnaître le bienfait de Proserpine, qui lui avait livré Cerbère; et qu'il ferait éprouver sa colère aux Athéniens, parce qu'ils soutenaient les habitants d'Égeste, descendus des Troyens, dont ce dieu avait ruiné la ville, pour venger l'injure qu'il avait reçue de Laomédon. C'est sans doute par ce même bon sens qui lui a dicté de si belles choses, qu'il a prétendu corriger le style de Philistus, et qu'il a injurié Aristote et Platon. Pour moi, je regarde, en général, comme une petitesse d'esprit digne d'un vain sophiste, cette jalousie, cette rivalité de style; mais quand elle porte sur des ouvrages qui sont inimitables, c'est, à mon gré, une véritable folie. Il m'est impossible, en écrivant la vie de Nicias, de passer sous silence les faits que Thucydide et Philistus ont rapportés; et surtout ceux qui font connaître son caractère et ses inclinations, qu'un grand nombre d'événements malheureux nous empêchent souvent de reconnaître; mais je les parcourrai légèrement, et je n'en dirai que ce qui sera nécessaire pour me faire éviter le reproche de négligence et de paresse. Pour les autres actions qui sont moins généralement connues, et qu'on trouve éparses ou dans les historiens, ou sur les anciens monuments. ou dans les décrets publics, je tâcherai de les rassembler, non pour écrire une histoire inutile et sans fruit, mais pour mettre dans un plus grand jour le naturel et les moeurs de Nicias. [2] Je commencerai par dire de lui ce qu'en a écrit Aristote : qu'il y eut en même temps à Athènes trois citoyens distingués par leur vertu, qui eurent toujours pour le peuple une affection et une bienveillance particulières : Nicias, fils de Nicératus; Thucydide, fils de Milésias, et Théramène, fils d'Agnon; mais le dernier eut moins que les deux autres cette disposition. Né dans l'île de Céos, et regardé comme étranger à Athènes, on le raillait sur sa naissance; d'ailleurs son peu de fermeté dans les partis qu'il embrassait, et qui le faisait flotter sans cesse entre les factions qui partageaient le gouvernement, lui avait fait donner le surnom de Cothurne. Thucydide, le plus âgé des trois, ne craignait pas, pour soutenir les nobles et les citoyens vertueux, de s'opposer presque toujours à Périclès, qui cherchait à flatter le peuple. Nicias, quoique le plus jeune, avait déjà de la réputation du vivant de Périclès, et partagea souvent avec lui le commandement des armées; il fut aussi plus d'une fois général en chef. Après la mort de Périclès, il se vit porté à la première place, principalement par les nobles et les riches, qui voulaient s'en faire comme un rempart contre la scélératesse et l'audace de Cléon ; il n'en eut pas moins pour cela l'affection et la faveur du peuple, qui contribua même à son avancement. Cléon, il est vrai, jouissait d'un grand crédit auprès de la populace, pour laquelle il avait une complaisance extrême, et qu'il gratifiait de quelques distributions d'argent. Mais la plupart de ceux même qu'il flattait par cette conduite, témoins de son avarice, de son insolence et de son audace, poussaient Nicias dans le gouvernement, parce que sa gravité, loin d'avoir rien d'austère ou d'odieux, était accompagnée d'une certaine circonspection qui, passant pour timidité, le rendait agréable au peuple. Naturellement craintif et défiant, ces défauts furent couverts à la guerre par les succès dont la fortune le favorisa, tant qu'il commanda les armées. Dans les assemblées du peuple, cette timidité qui s'étonnait du moindre bruit, et la frayeur qu'il avait des calomniateurs, paraissaient des qualités populaires qui lui gagnaient la faveur de la multitude, et lui donnaient un grand crédit : car ordinairement le peuple, qui regarde comme un grand honneur de n'être pas méprisé par les grands, craint ceux qui ont du mépris pour lui, et porte aux honneurs ceux qui le craignent. [3] Périclès, qui gouvernait Athènes par l'ascendant d'une véritable vertu et par la force de son éloquence, n'avait besoin auprès du peuple ni de déguisement, ni d'artifice. Nicias, dépourvu de ces qualités, mais supérieur à Périclès en fortune, employait ses richesses à gagner les bonnes grâces des Athéniens. Il est vrai qu'il avait en tête Cléon, qui s'attachait la multitude par sa souplesse et par ses bouffonneries; mais, ne pouvant lutter contre lui par des moyens semblables, il cherchait à gagner la faveur populaire en donnant des spectacles, des combats gymniques, et d'autres divertissements de ce genre dont il amusait le peuple, et dans lesquels il surpassait en magnificence et en bon goût tous ceux qui l'avaient précédé et tous ses contemporains. On voit encore les offrandes qu'il avait consacrées aux dieux; telles qu'une statue de Pallas, qu'il mit dans la citadelle, et qui a perdu sa dorure; une chapelle portative, placée dans le temple de Bacchus, sous les trépieds qu'il dédia comme vainqueur dans les jeux : car il fut souvent couronné et jamais vaincu. On raconte à ce propos que, dans un choeur de tragédie dont il faisait les frais, il passa sur le théâtre un de ses esclaves habillé en Bacchus, qui, encore dans la fleur de la jeunesse, était d'une taille et d'une beauté singulières. Les Athéniens, charmés de sa figure, battirent longtemps des mains; et Nicias, s'étant levé, dit au peuple qu'il se croirait coupable d'impiété, s'il retenait dans la servitude un esclave que la voix publique venait de consacrer comme un dieu; et sur-le-champ il le mit en liberté. IV. On se souvient encore des présents, aussi magnifiques que religieux, qu'il fit au temple de Délos. Avant lui, les choeurs de musique, que les villes y députaient pour chanter les louanges d'Apollon, débarquaient sans aucun ordre, parce que les Déliens, pleins d'impatience, et accourant avec précipitation au-devant du vaisseau, les forçaient de chanter comme ils se trouvaient, pendant même qu'ils mettaient leurs couronnes de fleurs et qu'ils prenaient leurs robes de cérémonie, ce qui causait beaucoup de confusion. Quand Nicias conduisit cette pompe sacrée, il descendit d'abord dans l'île de Rhenée, accompagné de son choeur de musique avec les victimes, les autres préparatifs de la fête, et en particulier avec un pont de la largeur du canal qui sépare l'île de Rhenée de celle de Délos; il l'avait fait construire à Athènes avec beaucoup de magnificence; il était orné de dorures, de peintures, de festons et de tapisseries. Il le fit jeter la nuit sur le canal, qui est assez étroit; et le lendemain, au point du jour, il le passa avec son choeur de musiciens, qui, superbement parés, marchaient avec le plus grand ordre, en chantant des hymnes à l'honneur du dieu. Après le sacrifice, les jeux et les banquets, il dressa devant le temple un palmier d'airain qu'il consacra au dieu; il acheta pour dix mille drachmes des terres qu'il donna au temple, et dont il voulut que les revenus fussent employés tous les ans par les Déliens à faire des sacrifices et des festins dans lesquels ils prieraient les dieux pour la prospérité de Nicias. Il fit graver cette condition sur une colonne qu'il laissa dans l'île, comme un témoin et un souvenir du don qu'il avait fait. Dans la suite, ce palmier, brisé par les vents, tomba sur une grande statue consacrée par les Naxiens, et la renversa. [4] V. Il se mêle souvent à ce goût pour les cérémonies publiques beaucoup d'ambition, de vanité et d'ostentation populaires ; mais tout ce qu'on connaît d'ailleurs du caractère et des moeurs de Nicias porte à croire que le désir de plaire au peuple, par ces sortes de spectacle, n'était en lui qu'une suite de sa religion ; car il avait une crainte extrême pour les dieux, et cette crainte, suivant Thucydide, était poussée jusqu'à la superstition. On lit, dans un des dialogues de Pasiphon, que Nicias faisait tous les jours des sacrifices; qu'il avait dans sa maison un devin qu'il paraissait n'interroger que sur les affaires publiques, mais qu'il consultait le plus souvent sur ses propres affaires, et principalement sur les vastes et riches mines d'argent qu'il possédait dans le bourg de Laurium, et dont il tirait un gros revenu, mais qu'il ne pouvait faire exploiter sans un grand danger pour les travailleurs; il y entretenait pour cette exploitation un grand nombre d'esclaves, et sa plus grande richesse consistait dans l'argent qu'il en retirait : aussi était-il sans cesse entouré d'une foule de gens qui lui demandaient à emprunter, et à qui il prêtait volontiers; il donnait également, et à ceux qui pouvaient lui nuire, et à ceux que leur vertu rendait dignes de ses largesses. Enfin sa timidité était un revenu sûr pour les méchants, comme son humanité pour les bons : on trouve les preuves de ce que j'avance dans les poètes comiques eux-mêmes, et d'abord dans Téléclide, qui parle ainsi d'un calomniateur : "Le riche Chariclès, qui connaît son talent, Ne lui donne pas même une mine d'argent, Afin de l'engager à garder le silence, A taire le secret qui couvre sa naissance, A ne pas divulguer qu'en le mettant au jour, Sa mère eût eu le fruit de son premier amour. Mais du seul Nicias il en a reçu quatre : J'en sais bien le motif, et pourrais m'en ébattre : Mais je n'en dirai rien; j'aime trop Nicias : Je le crois honnête homme, et ne me trompe pas". Le personnage dont Eupolis se moque, dans sa pièce de Marica dit à un homme pauvre et ignorant: LE CALOMNIATEUR. Dis-moi, depuis quel temps as-tu vu Nicias? LE PAUVRE. Je le vis avant-hier, mais ne m'arrêtai pas. LE CALOMNIATEUR. Entendez, citoyens : ce bon homme confesse Qu'il a vu Nicias, ce point nous intéresse; Pourquoi l'aurait-il vu, que pour vendre sa voix? - Vous en serez témoins, il est pris, cette fois. LE POETE. Insensés! quoi, jamais pensez-vous le surprendre A faire quelque mal que l'on puisse reprendre? Cléon, dans Aristophane, dit d'un ton menaçant : "A la gorge bientôt prenant les délateurs, Je livre Nicias à toutes ses frayeurs". Phrynichos fait connaître aussi son caractère timide et facile à s'effrayer, en disant d'un autre : "Il fut homme de bien, et l'on ne le vit pas Marcher toujours tremblant, comme fait Nicias". [5] VI. Il portait si loin cette crainte des calomniateurs, qu'il ne mangeait avec aucun de ses concitoyens; qu'il ne fréquentait aucune société; qu'il se refusait tous ces délassements, tous ces plaisirs honnêtes qu'on trouve dans le commerce des hommes. Lorsqu'il était archonte, il restait au palais jusqu'à la nuit; et arrivé le premier au conseil, il en sortait le dernier. Si aucune affàire publique ne l'appelait au dehors, il se tenait renfermé dans sa maison, et ne se laissait voir que difficilement. Les amis intimes qu'il y admettait allaient prier ceux qui se présentaient à sa porte d'agréer ses excuses, parce qu'il était occupé à des affaires publiques qui ne lui permettaient aucune distraction. Celui qui le secondait le plus pour jouer ce rôle, et qui lui donnait cette réputation imposante de gravité, était un certain Hiéron, que Nicias avait fait élever dans sa maison, et qu'il avait formé lui-même à la musique et aux lettres. Il se donnait pour fils du poète Dionysius, surnommé Chalcus, dont nous avons encore les ouvrages, et qui, élu chef d'une colonie d'Athéniens qu'on envoyait en Italie, y fonda la ville de Thurium. Cet Hiéron allait secrètement consulter les devins pour Nicias; il répandait parmi le peuple que c'était pour le bien d'Athènes que Nicias menait cette vie laborieuse et misérable; que dans le bain, et à table même, il lui survenait toujours quelque nouvelle affaire qui l'obligeait d'abandonner les siennes, pour ne s'occuper que de celles du public; qu'il commençait à peine à dormir, quand les autres avaient fait leur premier sommeil ; que c'était là ce qui causait le dépérissement de sa santé, et le rendait d'un accès si difficile et si désagréable pour ses amis mêmes; qu'il finissait par les perdre tous, après avoir sacrifié sa fortune pour faire le bien de la république, tandis que les autres se fàisaient chaque jour des amis dans la tribune, y acquéraient des richesses, et, se jouant des affaires, passaient leur vie dans les plaisirs. Dans le fait, la vie de Nicias était telle que le disait Hiéron et il pouvait s'appliquer avec justice ce qu'Agamemnon dit de lui-même : "De la félicité ma vie offre l'image; Mais elle n'est au fond qu'un brillant esclavage". [6] VII. Nicias voyait que le peuple, en profitant quelquefois de l'expérience des citoyens les plus distingués par leur éloquence et par leur capacité, se méfiait toujours d'eux, suspectait leur habileté, et s'appliquait à rabaisser leur courage et leur gloire. On en vit des exemples frappants dans la condamnation de Périclès, dans le bannissement de Damon, dans les soupçons que les Athéniens conçurent contre Antiphon de Rhamnuse; mais surtout dans le funeste sort de Pachès, celui qui prit Lesbos, et qui, cité en justice pour rendre compte de sa conduite dans le commandement, tira son épée dans le tribunal même, et se tua de sa propre main. Nicias donc faisait son possible pour n'être chargé d'aucune expédition trop difficile ou trop longue; et lorsqu'il commandait, préférant toujours ce qu'il croyait de plus sûr, il réussissait dans la plupart de ses entreprises; mais au lieu d'en attribuer le succès à sa sagesse, à sa capacité ou à son courage, il en faisait honneur à la fortune, et cherchait, dans le recours à la Divinité, un asile contre l'envie que sa gloire lui eût attirée. C'est ce que prouvent les événements de ce temps-là : Nicias n'eut aucune part à tous les désastres que les Athéniens éprouvèrent. Dans l'expédition de Thrace, où ils furent défaits par les Chalcidiens, ils avaient pour généraux Calliadas et Xénophon; lorsque les Étoliens les battirent, ils étaient commandés par Démosthène; ce fut sous la conduite d'Hippocrate qu'ils perdirent mille de leurs soldats, près de Hélium en Béotie. La peste qui désola Athènes fut surtout imputée à Périclès, que la guerre avait obligé de renfermer dans la ville le peuple de la campagne, qui, par ce changement de séjour et de genre de vie, causa la contagion. VIII. Nicias n'eut à répondre d'aucun de ces malheurs; au contraire, il se rendit maître de l'île de Cythère, si commode pour faire des courses dans la Laconie, et qui alors était au pouvoir des Lacédémoniens. Il reprit en Thrace plusieurs des villes qui s'étaient révoltées, et les fit rentrer sous l'obéissance des Athéniens. Il força les Mégariens de se renfermer dans l'enceinte de leurs murailles, et s'empara d'abord de l'île de Minoa, d'où il partit peu de temps après pour aller se saisir du port de Nysée, et faire une descente sur le territoire de Corinthe ; il y remporta une grande victoire, et fit périr un grand nombre de Corinthiens, avec Lycophron leur général. Il lui arriva, dans cette dernière expédition, de laisser deux d'entre les morts qui avaient échappé à la recherche de ceux qui étaient chargés de les enlever. Dès qu'il s'en fut aperçu, il fit arrêter sa flotte, et envoya un héraut aux ennemis pour les redemander. Cependant c'est une loi et une coutume générale, que ceux qui proposent une trève pour enlever les morts semblent par là renoncer à la victoire, et n'ont plus le droit d'ériger un trophée. En effet, les morts sont toujours en la puissance des vainqueurs, et ceux qui les redemandent paraissent n'être pas restés les plus forts, puisqu'ils n'ont pu les enlever; mais il aima mieux abandonner la victoire et sacrifier sa réputation, que de laisser deux de ses concitoyens sans sépulture. Après avoir ensuite ravagé la côté de la Laconie, et mis en fuite les Lacédémoniens qui s'opposaient à sa descente, il s'empara de Thyrée, occupée alors par les Éginètes, et les ayant faits prisonniers, il les conduisit à Athènes. [7] IX. Les Péloponésiens avaient mis sur pied une nombreuse armée, et équipé une flotte considérable pour aller attaquer Pyles, que Démosthène avait fortifié; mais, vaincus par les Athéniens, ils laissèrent environ quatre cents hommes dans l'île de Sphactérie. Les Athéniens regardaient avec raison comme important pour eux de faire cette garnison prisonnière; mais le siége de cette île était extrêmement difficile, à cause de l'aridité du pays : l'été, on ne pouvait y faire arriver des convois qu'en prenant un long circuit; et l'hiver, il était très dangereux, pour ne pas dire impossible, de les y conduire. Ils se repentaient d'avoir mal accueilli l'ambassade des Spartiates, qui venaient traiter de la paix; ils l'avaient renvoyée sur l'opposition de Cléon, qui, en la faisant rejeter, avait surtout en vue de contrarier Nicias, dont il était l'ennemi déclaré, et qu'il avait vu appuyer fortement la demande des Lacédémoniens. Il persuada donc au peuple de refuser toute proposition d'accommodement; mais comme le siége traînait en longueur, et que l'armée y souffrait une extrême disette, ils s'irritèrent contre Cléon, qui rejeta la faute sur Nicias, et lui reprocha de laisser, par sa timidité et sa mollesse, échapper des ennemis qui, s'il avait été lui-même chargé de cette expédition, n'auraient pas tenu si longtemps. Que ne t'embarques-tu donc tout à l'heure pour aller les combattre? lui dirent les Athéniens. Nicias lui-même s'étant levé, dit qu'il lui cédait sans peine la conduite de l'expédition contre Pyles; qu'il n'avait qu'à prendre autant de troupes qu'il le croirait nécessaire; et, au lieu de tenir à Athènes des propos audacieux, toujours faciles loin du danger, d'aller rendre à sa patrie un service si important. X. Cléon, qui ne s'attendait pas qu'on le prendrait au mot, fut un peu troublé, et voulut se dédire; mais les Athéniens lui ordonnant de partir, et Nicias criant après lui, son ambition et son courage se rallumèrent; et, non content de se charger de l'expédition, il osa fixer, en s'embarquant, le temps qu'elle durerait, et s'engagea à faire périr en moins de vingt jours tous les ennemis, ou à les amener prisonniers à Athènes. Les Athéniens eurent plus d'envie de rire de sa promesse que d'y croire; car ils étaient accoutumés à le railler, à s'amuser de sa légèreté et de sa folie. On raconte qu'un jour d'assemblée, qu'il devait parler au peuple, il se fit attendre fort longtemps; il vint enfin très tard, avec une couronne de fleurs sur la tête, et pria le peuple de remettre l'assemblée au lendemain. "Car aujourd'hui, dit-il, je n'ai pas le temps de traiter d'affaires : je revois chez moi des étrangers, et je fais un sacrifice." Les Athéniens se levèrent en riant, et congédièrent l'assemblée. [8] Cependant il eut dans son expédition la fortune si favorable, et seconda si bien Démosthène, qu'avant le temps qu'il avait fixé, tous les Spartiates qui n'avaient pas péri dans le combat furent forcés de mettre bas les armes, et conduits prisonniers à Athènes. XI. Un si brillant succès couvrit de honte Nicias; s'il n'avait pas jeté son bouclier, il avait fait quelque chose de plus honteux et de plus lâche : il avait abandonné volontairement et par timidité le commandement de l'armée, et, se déposant lui-même de l'emploi que la république lui avait confié, il avait cédé à un autre une si belle occasion d'acquérir de la gloire. Aussi Aristophane le raillet-il encore à ce sujet dans sa comédie des Oiseaux : "Grands dieux! serait-ce donc le temps de sommeiller, Et, comme Nicias, de toujours reculer"? Dans sa pièce des Laboureurs, il fait parler ainsi deux Athéniens : "UN PREMIER ATHÉNIEN. Je ne veux désormais que cultiver ma terre. UN SECOND. Qui t'en empêche? LE PREMIER. Vous, qui voulez qu'à la guerre J'aille vous commander. Si vous m'en exemptez, Neuf cent francs à l'instant vont vous être comptés. LE SECOND. Soit, nous les recevons ; Nicias, ce bon homme, En offre tout autant : cela double la somme". Mais Nicias fit encore plus de tort à la ville, en laissant ainsi Cléon parvenir à un tel degré de gloire et de puissance, qu'il en conçut une fierté et une audace que rien ne put réprimer, et qui attirèrent sur Athènes et sur Nicias lui-même les plus grandes calamités. Cléon, sans aucun égard pour la décence des assemblées, donna le premier l'exemple d'y crier de toutes ses forces, de rejeter sa robe par derrière, de frapper sur sa cuisse, de marcher à grands pas dans la tribune pendant son discours; et par là il introduisit, parmi ceux qui administraient les affaires publiques, une licence et un mépris de toute bienséance, qui portèrent dans la république la confusion et le désordre. [9] XII. Cependant Athènes voyait s'élever parmi ses orateurs le jeune Alcibiade, qui, sans être aussi corrompu que les autres, pouvait être comparé à l'Égypte, dont Homère a dit qu'à cause de la bonté de son sol, "En bons et mauvais fruits ses plaines sont fertiles". De même, le caractère d'Alcibiade, en se portant avec une bouillante impétuosité à des excès contraires, donna lieu à de si grandes nouveautés dans le gouvernement, que Nicias, après même qu'il fut débarrassé de Cléon, n'eut pas le temps de rétablir le calme et la tranquillité dans Athènes. II commençait à peine à donner aux affaires un cours plus salutaire, que l'ambition violente d'Alcibiade le rejeta hors de ses sages mesures, et l'entraîna de nouveau dans la guerre. Voici quelle en fut l'occasion. Ceux qui mettaient le plus d'obstacle à la pacification de la Grèce étaient Cléon et Brasidas : le premier, parce que la guerre couvrait ses vices; le second, parce qu'elle relevait l'éclat de sa vertu. Cléon y trouvait des occasions de faire de grandes injustices ; Brasidas, celles de s'illustrer par de grands exploits. Ils périrent tous deux dans un combat qui fut donné près d'Amphipolis. Nicias, qui vit d'un côté les Spartiates depuis longtemps portés à la paix, de l'autre les Athéniens refroidis pour la guerre, et les deux partis, également fatigués, laisser pour ainsi dire, tomber les armes de leurs mains, s'employa de tout son pouvoir à réconcilier les deux villes, à délivrer les autres peuples de la Grèce des maux qui les accablaient, à leur rendre le repos, et à leur procurer une félicité durable. Il trouva dans les riches, les vieillards et les laboureurs, la plus grande disposition à la paix ; parlant ensuite en particulier à la plupart des autres citoyens, il tempéra, par ses discours et par ses conseils, leur ardeur pour la guerre; donnant alors de l'espérance aux Spartiates, il les pressa de concourir à la paix. Les Lacédémoniens ajoutèrent foi à ses paroles, par la confiance que leur donnait sa bonté ordinaire, et l'humanité avec laquelle il avait traité les prisonniers spartiates que les Athéniens avaient faits à Pyles, et dont il avait adouci l'infortune. XIII. Les deux peuples avaient déjà fait une trêve d'un an, pendant laquelle se trouvant tous les jours ensemble, goûtant les douceurs du repos, de la sécurité, et la satisfaction de voir librement leurs amis et les étrangers, ils en désirèrent plus vivement une vie tranquille, que la guerre ne souillât plus de sang. Ils aimaient à entendre chanter par les chœurs de leurs tragédies : "Que nos lances enfin, au repos condamnées, Soient couvertes longtemps de toiles d'araignées". Ils se rappelaient avec plaisir cette parole si connue : "Que ceux qui dorment au sein de la paix sont réveillés, non par le son bruyant des trompettes, mais par le chant paisible du coq". Maudissant donc ceux qui disaient qu'il était dans les destinées que la guerre durât trois fois neuf ans, ils s'entretenaient mutuellement de leurs affaires, et ils finirent par conclure un traité de paix. Le plus grand nombre se crurent alors entièrement délivrés de leurs maux; ils n'avaient plus dans la bouche que le nom de Nicias; ils le vantaient comme un homme chéri des dieux, qui, pour récompenser sa piété, lui avaient donné un nom tiré du plus grand et du plus précieux de tous les biens; car ils ne doutaient pas que cette paix ne fût l'ouvrage de Nicias, comme la guerre avait été celui de Périclès. En. effet, celui-ci, pour des causes assez légères, avait jeté les Grecs dans les plus grandes calamités; et l'autre, en les rendant amis, leur avait fait oublier les maux les plus funestes. Aussi cette paix s'appelle-t-elle encore le Nicieium, c'est-à-dire, l'oeuvre de Nicias. [10] Un des articles du traité portait que de part et d'autre on rendrait les villes conquises et les prisonniers, et qu'on tirerait au sort lequel des deux peuples ferait le premier cette restitution. Nicias, au rapport de Théophraste, acheta secrètement le sort, afin que les Spartiates rendissent les premiers les villes et les prisonniers. Les Corinthiens et les Béotiens, mécontents du traité, paraissaient, par leurs reproches et par leurs plaintes, vouloir rappeler la guerre. Mais Nicias persuada aux Athéniens et aux Spartiates de fortifier cette paix par le nouveau lien d'une ligue offensive et défensive, qui les rendrait plus redoutables à ceux qui voudraient se séparer d'eux, et plus sûrs les uns des autres. XIV. Cependant Alcibiade, qui, n'étant pas né pour le repos, en voulait d'ailleurs aux Lacédémoniens parce qu'ils s'étaient adressés à Nicias, et qu'ils lui témoignaient la plus grande estime, tandis qu'ils n'avaient pour lui-même que du dédain et du mépris, s'était d'abord élevé contre cette paix, et avait voulu en empêcher la conclusion ; mais ses efforts avaient été inutiles. Peu de temps après, voyant que les Athéniens n'étaient plus si contents des Spartiates; qu'ils croyaient même avoir à se plaindre d'eux, parce qu'ils avaient fait alliance avec les Béotiens, et qu'ils n'avaient rendu ni Panate, ni Amphipolis, dans l'état où ces deux places étaient avant la guerre; il saisit avidement ces sujets de plainte, et en s'attachant à les développer l'un après l'autre, il irrita le peuple contre les Lacédémoniens. Ayant fait venir enfin des ambassadeurs d'Argos, il travaillait à former une ligue entre cette ville et celle d'Athènes, lorsqu'il arriva de Lacédémone des ambassadeurs chargés de pleins pouvoirs, et dont les propositions, faites dans le sénat, parurent justes et raisonnables. Alcibiade, qui craignait qu'elles n'entraînassent aussi le peuple, usa d'artifice pour surprendre les ambassadeurs; il employa même les serments, et leur protesta qu'il les appuierait de tout son credit, s'ils voulaient ne pas convenir qu'ils eussent de pleins pouvoirs; que c'était le vrai moyen d'obtenir tout ce qu'ils demanderaient. Les ambassadeurs, persuadés par ses discours, se séparèrent de Nicias et s'attachèrent à Alcibiade, qui, les ayant conduits à l'assemblée du peuple, leur demanda d'abord s'ils étaient munis d'assez pleins pouvoirs pour terminer toutes les affaires. Sur leur réponse négative, Alcibiade, contre leur attente, changeant tout à coup de ton, appelle les sénateurs à témoin des discours que les ambassadeurs leur avaient tenus, et conseille au peuple de n'ajouter aucune foi à des hommes qui mentent si ouvertement, et qui, d'un jour à l'autre, disent le oui et le non sur une même affaire. On peut juger de l'étonnement et du trouble des ambassadeurs; Nicias lui-même, aussi surpris qu'affligé de ce changement, ne savait que dire. Le peuple demanda qu'on introduisît sur-le-champ les ambassadeurs d'Argos dans l'assemblée, pour conclure l'alliance avec eux. Mais au même instant il survint, fort à propos pour Nicias, un tremblement de terre qui fit dissoudre l'assemblée. Le lendemain, le peuple se rassembla; et Nicias, à force de discours et de démarches, obtint, non sans peine, un sursis au traité qu'on voulait faire avec les Argiens, et se fit nommer ambassadeur auprès des Spartiates, en promettant que tout irait bien. XV. Il fut reçu à Sparte avec les témoignages d'estime et d'honneur que méritaient sa vertu et son attachement pour la ville. Mais l'influence de ceux qui favorisaient les Béotiens ayant rendu ses efforts inutiles, il partit sans avoir pu rien conclure, et revint à Athènes, où il se vit en butte au mépris et aux reproches; où même il eut à craindre le ressentiment de ses concitoyens, aussi affligés qu'irrités de ce qu'à sa persuasion ils avaient rendu aux Spartiates un si grand nombre de prisonniers considérables; car ceux qu'on avait amenés de Pyles à Athènes étaient des premières maisons de Sparte, et avaient pour parents et pour amis les personnages les plus puissants de la ville. Mais leur colère ne les porta à aucune fâcheuse extrémité contre lui : ils se contentèrent de donner à Alcibiade le commandement de l'armée, et de former une ligue avec les Mantinéens et les Éléens, qui s'étaient séparés des Spartiates : ils y firent entrer aussi les Argiens; et ayant envoyé à Pyles quelques troupes légères pour ravager les terres de la Laconie, ils se précipitèrent de nouveau dans tous les maux de la guerre. [11] Cependant la dissension entre Alcibiade et Nicias était à son comble, lorsque le temps de l'ostracisme arriva; temps que les Athéniens renouvelaient à certains intervalles, afin d'éloigner de la ville pour dix ans un des citoyens que sa grande réputation leur rendait suspect, ou dont les richesses excitaient l'envie. Alcibiade et Nicias furent donc vivement troublés en voyant le danger qui les menaçait; car ils ne doutaient pas que l'ostracisme ne tombât sur l'un ou sur l'autre. Les Athéniens avaient en horreur la vie que menait Alcibiade, et redoutaient son audace, comme je l'ai écrit en détail dans sa vie. D'un autre côté, les richesses de Nicias étaient un objet d'envie; sa manière de vivre n'avait rien de sociable et de populaire; livrée à la retraite, et favorable à l'oligarchie, elle leur paraissait bizarre et sauvage. D'ailleurs l'habitude qu'il avait de s'opposer à leurs projets et de contrarier leurs désirs, en leur faisant toujours embrasser les partis les plus utiles, le leur avait rendu tout-à-fait odieux. En un mot, c'était un véritable combat entre les jeunes gens qui voulaient la guerre, et les vieillards qui désiraient la paix. Les premiers cherchaient à faire tomber l'ostracisme sur Nicias, et les autres sur Alcibiade; mais dans les séditions les plus méchants prospèrent. Aussi, en cette occasion, les hommes les plus entreprenants et les plus fourbes profitèrent des divisions qui formaient deux partis dans la ville, pour se mêler des affaires publiques. De ce nombre fut Hyperbolus, du bourg de Périthoïde, homme que l'autorité ne rendit pas audacieux, mais que son audace éleva à un pouvoir qui faisait la honte de la ville. XVI. Cet Hyperbolus, qui, bien plus digne des fers que de l'ostracisme, se croyait loin du danger de ce bannissement, et qui espéra que si l'un de ces deux généraux était banni, il deviendrait le concurrent de celui qui resterait, laissait voir ouvertement tout le plaisir que lui causait leur division, et irritait le peuple contre l'un et l'autre. Nicias et Alcibiade, qui virent sa méchanceté, se concertèrent secrètement; et ayant réuni les deux partis, ils devinrent les plus forts, et évitèrent tous deux le bannissement, en le faisant tomber sur Hyperbolus lui-même. Le peuple ne fit d'abord qu'en rire, et en témoigna de la satisfaction; mais bientôt il en fut indigné, et crut avoir déshonoré l'ostracisme en y condamnant un homme si méprisable. Il y avait une sorte de dignité dans cette punition; ou plutôt ce n'en était une que pour un Thucydide, un Aristide, et d'autres personnages de ce mérite; mais pour un Hyperbolus, c'était un honneur, et une occasion de se glorifier d'avoir été puni pour ses vices, comme les citoyens les plus honnêtes l'étaient pour leurs vertus. C'est ce que dit de lui Platon, le poëte comique : "Ses mœurs lui méritaient d'être banni d'Athène, Mais il était trop vil pour cette noble peine; Pour de tels scélérats, nos illustres aïeux N'établirent jamais cet exil glorieux". Aussi depuis ce temps-là n'y eut-il plus personne de banni par l'ostracisme ; Hyperbolus fut le dernier. Le premier Athénien condamné à ce bannissement avait été Hipparque, du bourg de Cholargue, parent du tyran de ce nom. Concluons de cet événement que la fortune est difficile à bien juger, et qu'elle échappe à nos raisonnements. Si Nicias se fût exposé avec Alcibiade au danger de ce bannissement, ou il aurait eu le dessus, et alors, chassant son ennemi d'Athènes, il serait resté paisiblement le maître des affaires; ou, vaincu par Alcibiade, il serait sorti de la ville avant ses dernières infortunes, et aurait conservé la réputation d'un excellent général. Au reste, je n'ignore pas que Théophraste a écrit qu'Hyperbolus fut banni dans la querelle de Phéax avec Alcibiade, et non dans celle de Nicias; mais j'ai suivi le plus grand nombre des historiens. [12] XVII. Cependant les ambassadeurs d'Égeste et de Léontium étant venus à'Athènes pour engager les Athéniens à porter la guerre en Sicile, Nicias s'y opposa de tout son pouvoir; mais il fut vaincu par l'adresse et l'ambition d'Alcibiade, qui, même avant qu'on eût tenu aucune assemblée, avait su gagner et corrompre la multitude, par les espérances dont ses discours l'avaient remplie. Déjà l'on ne voyait plus que jeunes gens dans les gymnases, que vieillards dans les ateliers ou dans les lieux d'assemblée, tracer le plan de la Sicile, et disserter sur la qualité de la mer qui l'environne, sur la bonté de ses ports, sur celles de ses côtes qui regardent l'Afrique. Peu contents d'envisager la Sicile comme le prix de cette guerre, ils voulaient en faire une place d'armes, pour aller de là soumettre Carthage, conquérir l'Afrique entière, et se rendre maîtres de la mer qui s'étend jusqu'aux colonnes d'Hercule. Nicias, qui combattait un projet saisi avec tant d'ardeur, ne fut secondé ni par le peuple ni par la noblesse. Les riches, qui ne l'approuvaient pas, mais qui craignaient, en s'y opposant, qu'on ne les soupçonnât de vouloir éviter le service et les frais de l'armement des galères, gardaient le silence, et n'osaient dire leur avis. Cependant Nicias, sans se décourager, combattait toujours ce projet; et après même que les Athéniens eurent par un décret ordonné la guerre, et qu'ils l'eurent nommé le premier général avec Alcibiade et Lamachus, il se leva dans l'assemblée, fit de nouveaux efforts pour détourner le peuple de cette expédition, protesta contre le décret, et finit par reprocher à Alcibiade que pour son intérêt particulier, et pour satisfaire son ambition, il jetait la république dans une guerre d'outre-mer qui l'exposerait aux plus grands dangers. Mais tout fut inutile; son expérience connue le faisant juger plus capable d'assurer le succès de cette entreprise, par le tempérament que sa prudence apporterait à l'audace d'Alcibiade et à la douceur de Lamachus, son élection n'en fut que plus hautement confirmée. D'ailleurs un des orateurs du peuple, nommé Démostrate, celui qui excitait le plus les Athéniens à cette guerre, s'étant levé, dit qu'il allait faire cesser toutes les excuses de Nicias. Il proposa donc et fit passer un décret qui donnait aux généraux un plein pouvoir de conseiller et de faire, soit à Athènes, soit en Sicile, tout ce qu'ils jugeraient convenable. [13] XVIII. Cependant les prêtres opposaient contre cette expédition plusieurs présages sinistres. Mais Alcibiade, ayant d'autres devins à ses ordres, faisait répandre parmi le peuple d'anciennes prophéties qui promettaient aux Athéniens une grande gloire dans la Sicile. Il vint des députés du temple d'Ammon lui apporter un oracle qui annonçait aux Athéniens qu'ils feraient tous les Syracusains prisonniers. D'un autre côté, on leur cachait avec soin tout ce qui était contraire à ce projet, de peur de le troubler par des signes fâcheux. Ils ne purent même en être détournés par les prodiges les plus clairs et les plus frappants; tel que le sacrilége commis sur les Hermès qui, dans une même nuit, furent tous mutilés, à l'exception d'un seul, celui qu'on appelait l'Hermès d'Andocide, parce que la tribu Égéide l'avait consacré et placé devant la maison de cet Andocide; on fermait les yeux sur ce qui était arrivé à l'autel des douze dieux, sur lequel un homme avait sauté, et s'étant mis à cheval dessus, il s'était mutilé avec une pierre. Il y avait à Delphes une statue d'or de Pallas, placée sur un palmier de bronze, que la ville d'Athènes avait faite et consacrée des dépouilles des Mèdes. Des corbeaux s'étant venus poser sur cette statue, la becquetèrent pendant plusieurs jours, rongèrent le fruit du palmier, qui était d'or, et qu'ils finirent par abattre. Mais les Athéniens regardèrent tout ce qu'on en disait comme des contes imaginés par les habitants de Delphes, gagnés, disaient-ils, par les Syracusains. Un oracle leur ordonna de faire venir de Clazomène à Athènes la prêtresse de Minerve qui s'appelait Hesychia ; et le dieu conseillait sans doute aux Athéniens, par cet oracle, de se tenir en repos. XIX. L'astrologue Méton, soit par frayeur de ces prodiges, soit par des conjectures fondées sur sa science, craignant l'issue de cette guerre, dans laquelle il devait avoir un commandement, contrefit le fou, et mit le feu à sa maison. Selon d'autres, il ne fit pas semblant d'avoir perdu l'esprit; mais ayant la nuit incendié sa maison, il se rendit le lendemain sur la place dans le plus triste état, et pria les Athéniens, en considération de son infortune, de dispenser de cette expédition son fils, qui devait y commander une galère, et qui était sur le point de s'embarquer. Le démon du sage Socrate lui donna aussi, dans cette occasion, les signes par lesquels il avait coutume de lui présager l'avenir, et lui fit connaître que cette expédition serait fatale à la république. Socrate en prévient dès lors ses amis, et le bruit s'en répandit dans la ville. Les jours de l'embarquement tombèrent à une époque qui jeta aussi dans les esprits le trouble et le découragement. Les femmes athéniennes célébraient alors les fêtes d'Adonis, où l'on voyait de tous côtés, dans la ville, des représentations de morts et de funérailles, où l'on n'entendait que les gémissements des femmes qui les suivaient. Tous ceux qui attachaient de l'importance à ces présages en étaient très affectés; ils craignaient que l'éclat et la magnificence de ces préparatifs, et cet armement formidable, ne finissent par être bientôt flétris. [14] XX. L'opposition constante de Nicias au décret de cette expédition, pendant que le peuple en délibérait; sa fermeté après avoir été nommé au généralat, à ne se laisser ni enfler par de vaines espérances; ni éblouir par l'importance de l'emploi qui lui était confié; son immobilité dans l'opinion qu'il avait embrassée, tout cela était d'un homme sage, d'un citoyen vertueux; mais après avoir inutilement tenté de détourner les Athéniens de cette entreprise, et de se faire exempter du commandement, sans avoir pu rien obtenir par ses prières; après avoir vu au contraire le peuple s'emparer, pour ainsi dire, de sa personne, et le porter à la tête de l'armée, il n'était plus temps de montrer de la crainte, d'agir avec lenteur, de regarder sans cesse, comme un enfant, du vaisseau sur le rivage, de répéter partout que, sans aucun égard à ses représentations, on l'avait chargé, malgré lui, d'une guerre imprudente; et par là de refroidir l'ardeur des deux autres généraux, d'émousser ce premier élan de confiance qui assure le succès des entreprises. Il fallait aller d'abord contre l'ennemi, le serrer de près, et en livrant des combats, obliger la fortune de se déclarer pour lui; mais, au contraire, Lamachus étant d'avis d'aller droit à Syracuse et de livrer bataille sous ses murs, et Alcibiade voulant qu'on comrnençât par détacher les autres villes du parti des Syracusains, pour marcher ensuite contre eux, Nicias ne goûta aucun de ces deux avis; il proposa de côtoyer tranquillement la Sicile, pour faire voir leurs armes et leurs galères, et ensuite de retourner à Athènes, en laissant quelques troupes aux Égestains : cette proposition déconcerta les projets des autres généraux, et abattit leur courage. Peu de temps après, les Athéniens rappelèrent Alcibiade pour lui faire son procès; et Nicias ayant été déclaré général en second, quoiqu'en effet le premier en autorité, il ne cessa d'user de délais, tantôt restant dans l'inaction, tantôt croisant le long des côtes, tantôt perdant le temps à délibérer : il fit si bien, que ce premier feu de l'espérance dont ses troupes étaient animées fut bientôt amorti, et que l'extrême frayeur dont les ennemis avaient été saisis à la vue d'un armement si 'redoutable se dissipa entièrement. XXI. Alcibiade était encore sur la flotte, lorsque les Athéniens cinglèrent vers Syracuse avec soixante galères; ils en rangèrent cinquante en bataille devant le port, et firent avancer les dix autres pour reconnaître la place. Là, après avoir fait crier, par un héraut, que les Léontins pouvaient rentrer dans leur pays, ils prirent une galère ennemie qui portait les registres sur lesquels les Syracusains faisaient inscrire leurs noms et celui de leur tribu. Ces registres étaient ordinairement déposés loin de la ville dans le temple de Jupiter Olympien, et on les transportait alors à Syracuse, pour connaître et enrôler tous ceux qui étaient en âge de porter les armes. Les Athéniens, qui s'en étaient emparés, les ayant portés aux généraux, les devins à la vue de ce nombre si prodigieux de noms, furent dans la plus vive inquiétude, et craignirent que ce ne fût l'accomplissement de l'oracle qui annonçait que les Athéniens feraient tous les Syracusains prisonniers; d'autres prétendent que cet oracle fut accompli dans cette expédition, où Calippe l'Athénien, après avoir tué Dion, se rendit maître de Syracuse. [15] Alcibiade étant parti de Sicile avec une suite peu nombreuse, Nicias resta chargé de tout le commandement. Lamachus, homme courageux et juste, qui ne se ménageait point dans les combats, était si pauvre et si simple, que lorsqu'après une expédition il rendait ses comptes au peuple, il portait toujours en dépense un habit et des pantoufles. Nicias au contraire jouissait d'une haute considération pour ses grandes qualités, surtout pour ses richesses et pour sa réputation. Un jour que les généraux athéniens délibéraient dans le conseil, Nicias dit au poëte Sophocle, l'un d'entre eux, d'opiner le premier, parce qu'il était le plus vieux : « Je le suis par l'âge, répondit Sophocle, et vous l'êtes par la considération. » Nicias donc, qui disposait absolument de Lamachus, quoique celui-ci le surpassât en capacité militaire; qui mettait toujours dans l'emploi de ses forces autant de circonspection que de lenteur; qui se contentait de ranger les côtes de la Sicile, et toujours loin des ennemis, redonna, par cette conduite, de l'audace aux Syracusains : il alla mettre le siége devant la petite ville d'Hybla; et l'ayant levé peu de temps après, il se fit généralement mépriser. Il se retira enfin à Catane, sans avoir fait d'autres Exploits que de détruire Hyccara, petit bourg des Barbares, patrie de la courtisane Lais, qui, fort jeune alors, fut vendue parmi les prisonniers, et menée dans le Péloponèse. [16] XXII. A la fin de l'été, il fut informé que les Syracusains, reprenant courage, se disposaient à l'attaquer les premiers : déjà leur cavalerie venait insolemment le braver jusque dans son camp, et lui demander si c'était pour s'établir à Catane, ou pour mettre les Léontins en possession de leur pays, qu'il était venu en Sicile. Il se détermina donc, quoique avec peine, à faire voile vers Syracuse; mais, pour y asseoir son camp à son aise et sans crainte, il envoya secrètement, de Catane à Syracuse, un prétendu transfuge, qui dit aux Syracusains que s'ils voulaient surprendre le camp des Athéniens sans défense, et s'emparer de tout leur bagage, ils n'avaient qu'à se rendre à Catane, à jour marqué, avec toute leur armée; que les Athéniens se tenant presque toujours dans la ville, les amis que les Syracusains avaient à Catane s'engageaient, dès qu'ils seraient avertis de leur arrivée, de se saisir des portes, et de brûler la flotte ennemie; que le parti des conjurés était déjà nombreux, et n'attendait que leur arrivée. C'est le plus grand trait d'habileté que Nicias ait fait en Sicile; car ayant par ce stratagème attiré toutes les troupes des ennemis hors de la ville, qui resta ainsi sans défense, il partit aussitôt de Catane, se saisit de tous les ports, et plaça son camp dans un poste si sûr, que les ennemis ne pouvaient tirer avantage de ce qui les rendait supérieurs à lui, et qu'il pouvait se servir contre eux, sans obstacle, de ce qui faisait sa principale force. Les Syracusains, revenus de Catane, se mirent en bataille devant Syracuse; et Nicias ayant fait sortir aussitôt les Athéniens de leurs retranchements, battit les ennemis; mais il ne put leur tuer beaucoup de monde, parce que leur cavalerie empêchait la poursuite. Il rompit les ponts qui étaient sur la rivière, ce qui fit dire au général Hermocrate, pour encourager les Syracusains que Nicias était plaisant de commander une armée, et de ne point combattre, comme s'il n'était pas venu pour cela. Cependant il jeta tant de frayeur et d'épouvante parmi les Syracusains, qu'au lieu de quinze généraux qu'ils avaient alors, ils n'en élurent que trois, auxquels le peuple promit, avec serment, de laisser le pouvoir le plus illimité. XXIII. Les Athéniens, campés auprès du temple de Jupiter Olympien, désiraient fort de s'en emparer, à cause du grand nombre d'offrandes d'or et d'argent qu'il contenait ; mais Nicias différait à dessein de le prendre; il laissa même les Syracusains y envoyer des troupes, dans la crainte que les soldats ne pillassent les richesses du temple, sans en rien réserver pour le trésor public, et qu'il ne fût seul responsable du sacrilége. La victoire de Nicias, dont la nouvelle fut bientôt portée dans toute la Sicile, n'eut aucune suite heureuse pour lui; peu de jours après, il alla prendre ses quartiers d'hiver à Naxos, où il entretint à très gros frais une armée nombreuse sans rien faire de remarquable avec quelques Siciliens qui avaient passé dans son parti. Aussi les Syracusains, dont cette conduite avait ranimé la confiance, retournèrent à Catane, firent le dégât dans le pays, et brûlèrent le camp des Athéniens. Tout le monde imputait la cause de ces pertes à Nicias, qui, à force de raisonner, de différer, de prendre des précautions, perdait toutes les occasions d'agir. Il est vrai que quand il agissait, on ne trouvait rien à reprendre en lui, car il n'avait pas moins d'activité et d'ardeur à exécuter, que de timidité et de lenteur à entreprendre. [17] XXIV. Lorsqu'il eut résolu de ramener son armée à Syracuse, il y mit tant de prudence, de promptitude et de sûreté, qu'il arriva à Thapsos, y débarqua, et se saisit du fort d'Épipoles avant qu'on y fût instruit de son départ. Il battit quelques troupes d'infanterie que les Syracusains envoyaient au secours du fort, leur fit trois cents prisonniers, et mit en déroute leur cavalerie, qui jusqu'alors avait passé pour invincible; mais ce qui causa le plus d'étonnement aux Siciliens, et qui parut incroyable aux Grecs, c'est qu'en peu de temps il eût fermé d'une muraille la ville de Syracuse, dont l'étendue n'est pas moins grande que celle d'Athènes, et que l'inégalité du terrain, le voisinage de la mer, et les marais qui couvrent son terrain, rendaient très difficile à environner d'une si longue enceinte. Cependant il s'en fallut de peu que cet ouvrage ne fût entièrement achevé par un homme dont des soins si pénibles avaient altéré la santé; qui même était attaqué d'une colique néphrétique, maladie qui fut seule la cause de l'état d'imperfection où il laissa cette muraille. Pour moi, j'admire, et la vigilance infatigable du chef, et le courage patient des soldats dans leurs divers succès. Aussi le poète Euripide, même après leur défaite, fit pour ceux qui avaient été tués cette épitaphe honorable : "Vous voyez les tombeaux de ces braves guerriers Que huit fois Syracuse a vus, couverts de gloire, Cueillir aux champs de Mars les plus nobles lauriers, Tant qu'à leur valeur seule a tenu la victoire". Non seulement ils remportèrent huit fois la victoire, mais ils battirent plus souvent encore les Syracusains, avant que les dieux et la fortune se fussent déclarés contre eux, dans le temps même de leur plus grande puissance. [18] XXV. Nicias, toujours souffrant, se faisait violence, et se trouvait à toutes ces entreprises; mais sa maladie ayant considérablement augmenté, il fut obligé de rester dans son camp, où il ne retint auprès de lui qu'un petit nombre de personnes. Lamachus, chargé seul du commandement, attaqua les Syracusains, qui travaillaient à tirer un autre mur depuis la ville jusqu'à la muraille des Athéniens, afin qu'ils ne pussent l'achever. Les Athéniens, presque toujours vainqueurs dans ces combats, se laissèrent emporter un jour à leur ardeur, et poursuivirent en désordre les Syracusains. Lamachus, resté presque seul, s'arrêta pour soutenir l'effort de la cavalerie des ennemis, qui venait fondre sur lui. Elle était commandée par Callicrate, guerrier plein de courage, qui, s'avançant hors des rangs, défia Lamachus à un combat singulier. Le général athénien l'accepta; blessé le premier, il porta à son ennemi un coup mortel, et tous deux expirèrent en même temps. Les Syracusains enlevèrent le corps et les armes de Lamachus, et coururent à toute bride au camp des Athéniens, où Nicias n'avait aucun corps de troupes qui pût le défendre; mais, cédant à la nécessité, il se lève, et voyant à quel danger il est exposé, il ordonne à ceux qui étaient restés auprès de lui de mettre le feu à tous les bois qu'on avait ramassés devant les retranchements pour le service des machines, et aux machines mêmes. Ce parti désespéré arrêta les Syracusains, et sauva Nicias avec le camp et toutes les richesses des Athéniens. Les Syracusains, à la vue de cette flamme qui s'élevait de tous côtés, n'osèrent avancer, et se retirèrent. XXVI. Nicias, resté seul général, avait les plus grandes espérances. Le succès de ses armes attirait les villes en foule à son parti, et il arrivait de tous côtés dans son camp des vaisseaux chargés de vivres pour son armée. Déjà les Syracusains, désespérant de conserver leur ville, lui faisaient des ouvertures de paix; et Gylippe, que Lacédémone envoyait à leur secours, informé dans la route que Syracuse, entourée d'une muraille, était réduite à la dernière extrémité, poursuivit sa navigation, mais sans espoir de sauver la Sicile qu'il croyait au pouvoir des Athéniens, et seulement pour conserver, s'il en était encore temps, les villes qui appartenaient aux peuples d'Italie. Le bruit s'était répandu partout que les Athéniens étaient maîtres de la Sicile, et qu'ils avaient à leur tête un général que sa prudence et son bonheur rendaient invincible. Nicias lui-même, prenant tout à coup une confiance qui n'était pas dans son caractère, comptant trop sur ses forces et sur son bonheur, persuadé d'ailleurs par les avis secrets qu'on lui apportait de Syracuse, qu'elle se rendrait incessamment par composition, ne tint aucun compte de la marche de Gylippe, et ne mit point de gardes sur sa route pour empêcher son passage. Cette négligence et ce mépris donnèrent à Gylippe la facilité d'aborder dans un simple bateau, à l'insu de Nicias; il débarqua loin de Syracuse; et leva promptement une grande armée, avant que les Syracusains apprissent son arrivée, et qu'ils pussent s'y attendre : ils avaient même convoqué une assemblée, pour présenter à Nicias les articles de la capitulation; déjà plusieurs d'entre eux s'étaient rendus au lieu de l'assemblée, pour en presser la conclusion, avant que la muraille fût entièrement achevée; car il n'en restait plus qu'une petite partie à finir, et les matériaux étaient déjà sur le lieu. [19] XXVII. Dans un danger si pressant, Gongylus arrive de Corinthe sur une galère à trois rangs de rames; on s'assemble autour de lui, et il annonce que Gylippe est sur le point de paraître, suivi de plusieurs autres galères qu'il amène à leur secours. Les Syracusains n'osaient croire cette heureuse nouvelle, lorsqu'un courrier de Gylippe vient, de sa part, leur ordonner de sortir à sa rencontre; alors, reprenant courage, ils vont s'armer. Gylippe, à peine arrivé, met ses troupes en bataille; Nicias en fait autant de son côté. Mais tout à coup Gylippe, posant ses armes à terre, envoie un héraut aux Athéniens, pour leur offrir toute sûreté dans leur retraite, s'ils veulent évacuer la Sicile. Nicias ne daigna pas même répondre à cette proposition, et quelques-uns de ses soldats demandèrent au héraut, d'un ton railleur, si l'arrivée d'un manteau et d'un bâton lacédémonien avait subitement donné aux Syracusains une telle supériorité, qu'ils n'eussent plus que du mépris pour les Athéniens, qui tout récemment avaient rendu aux Spartiates trois cents de leurs prisonniers qu'ils tenaient dans les fers, tous beaucoup plus forts et plus chevelus que Gylippe. Timée rapporte que les Siciliens firent peu de cas de ce général, surtout lorsqu'ils eurent connu, dans la suite, son avarice et sa cupidité; dès son arrivée même, ils l'avaient raillé sur son manteau et sur sa longue chevelure. Cependant il ajoute que Gylippe n'eut pas plutôt paru, que les Syracusains s'assemblèrent autour de lui comme les oiseaux s'attroupent autour d'une chouette, et qu'ils montrèrent la plus grande ardeur pour combattre : ce récit est beaucoup plus vraisemblable que le premier. Les Syracusains, voyant dans ce manteau et dans ce bâton le symbole de la dignité de Sparte, se rangèrent avec empressement autour de Gylippe. Aussi Thucydide n'est-il pas le seul qui fasse honneur à ce général de tout ce qui se fit en Sicile; Philistus de Syracuse, témoin oculaire des faits, dit la même chose. XXVIII. Les Athéniens, vainqueurs dans un premier combat, tuèrent quelques Syracusains, et avec eux Gongylus de Corinthe. Mais le lendemain Gylippe fit voir ce que peut l'expérience dans un général ; car, avec les mêmes armes, les mêmes chevaux; et sur le même terrain, par le changement seul, de son ordonnance de bataille, il vainquit les Athéniens, et les poursuivit jusqu'à leurs retranchements. Alors, avec les pierres, et les autres matériaux que les Athéniens avaient apportés pour achever leur muraille, il fait continuer celle que les Syracusains avaient commencée; et coupant ainsi celle des ennemis, il la rendit inutile pour eux, quand même ils auraient été vainqueurs. Les Syracusains, encouragés par ce succès, armèrent plusieurs galères; et ayant envoyé leur cavalerie faire des courses dans la plaine avec leurs valets, ils firent un grand nombre de prisonniers. Gylippe lui-même ayant parcouru les villes pour les exciter à se joindre à lui, les détermina presque toutes à se ranger à son obéissance et à lui fournir des secours. Alors Nicias, rejeté par ce changement subit dans sa première timidité, perdit de nouveau courage, et écrivit aux Athéniens de lui envoyer promptement une nouvelle armée, ou de rappeler celle qui était en Sicile : il leur faisait aussi les plus vives instances pour être déchargé du commandement, à cause de sa maladie. [20] XXIX. Les Athéniens, avant même d'avoir reçu ses lettres, avaient pensé à lui envoyer de nouvelles troupes ; mais l'envie que ses premiers succès avaient excitée contre lui faisait apporter chaque jour à cet envoi de nouveaux retardements; cependant alors ils se hâtèrent de faire partir ce secours. Démosthène devait aller en Sicile, après l'hiver, avec une grande flotte ; mais Eurymédon, sans attendre la fin de cette saison, partit le premier pour porter de l'argent à Nicias, et lui apprendre qu'on avait nommé, pour partager avec lui le commandement, deux des officiers qu'il avait dans son armée, Euthydème et Ménandre. Mais, attaqué tout à coup par terre et par mer, sa flotte eut d'abord du dessous; il battit ensuite celle des ennemis, et coula à fond plusieurs de leurs galères. Sur terre, il ne put secourir à temps ses troupes, et fut prévenu par Gylippe, qui s'empara du fort de Plemmyrion, où il prit tout l'argent, toutes les provisions destinées à la flotte, tua ou fit prisonniers un grand nombre de soldats de la garnison, et ce qui était bien plus important, il ôta à Nicias la facilité des convois. Quand les Athéniens étaient maîtres de Plemmyrion, le transport en était aussi sûr que prompt; mais depuis qu'ils l'avaient perdu, les convois étaient devenus difficiles, et ne pouvaient se faire sans combattre les ennemis qui étaient à l'ancre devant ce fort; d'ailleurs les Syracusains attribuaient l'échec que leur flotte avait reçu, moins à la supériorité des ennemis, qu'au désordre avec lequel ils les avaient eux-mêmes poursuivis. Ils se préparèrent donc à un nouveau combat avec un appareil beaucoup plus imposant. Mais Nicias ne voulait pas risquer une seconde bataille; ce serait, disait-il, une extrême folie, si, pendant que Démosthène leur amenait en diligence une flotte et des troupes considérables qu'on attendait à tout moment, il allait tenter un combat désavantageux avec des troupes inférieures en nombre et mal pourvues. Au contraire, Euthydème et Ménandre, qui venaient d'être élevés au rang de général, n'écoutant que leur ambition et leur jalousie contre Démosthène et Nicias, voulaient prévenir, par quelque exploit brillant, l'arrivée du premier, et surpasser en même temps la gloire de l'autre. Le prétexte qu'ils donnaient à leur ambition était de ne pas couvrir Athènes de honte, en paraissant craindre le combat que les Syracusains leur présentaient : ils forcèrent donc Nicias à donner la bataille; mais, battus par la ruse d'Ariston, pilote des Corinthiens, ils eurent, au rapport de Thucydide, leur gauche entièrement défaite, et leur perte fut très considérable. XXX. Nicias, vivement affecté et des malheurs qu'il avait éprouvés pendant qu'il était chargé seul du commandement, et de la faute que ses collègues venaient de lui faire commettre, tomba dans une profonde tristesse. [21] Cependant Démosthène parut tout à coup au-dessus du port, à la vue des ennemis, dans un appareil aussi magnifique que formidable; sa flotte était composée de soixante-treize vaisseaux, montés de cinq mille hommes d'infanterie, d'environ trois mille tant archers que frondeurs et gens de trait; l'éclat des armes, les couleurs brillantes des enseignes, le grand nombre des officiers et le son bruyant des trompettes, tout offrait aux ennemis le spectacle le plus pompeux et à la fois le plus effrayant. Les Syracusains furent de nouveau en proie aux plus vives alarmes; ils ne voyaient plus de terme à leurs maux, plus d'espoir d'un meilleur sort; ils allaient perdre le fruit de tous leurs travaux, et périr sans ressource. Pour Nicias, la joie qui lui avait causé un renfort si considérable ne fut pas de longue durée. Démosthène, dès sa première entrevue avec lui, proposa d'aller sur-le-champ attaquer les Syracusains, de tout risquer au plus tôt pour emporter Syracuse, et s'en retourner tout de suite à Athènes. Nicias aussi surpris qu'effrayé de la précipitation et de l'audace de Démosthène, le conjurait de ne rien hasarder témérairement et en désespéré; il lui représentait que les délais seraient funestes aux ennemis, qui, n'ayant plus d'argent pour solder leurs troupes, seraient bientôt abandonnés de leurs alliés, et forcés par la disette, ne tarderaient pas à proposer une nouvelle capitulation, comme ils l'avaient fait auparavant. Il avait en effet dans Syracuse des intelligences avec des habitants qui le pressaient de rester, qui lui assuraient que les Syracusains étaient las de la guerre, et supportaient impatiemment l'autorité de Gylippe; que pour peu que la disette à laquelle ils étaient réduits vînt à augmenter, ils se rendraient bientôt à discrétion. XXXI. Comme Nicias faisait ces représentations d'une manière enveloppée, sans vouloir s'expliquer trop clairement, elles parurent aux autres généraux l'effet de sa timidité naturelle. C'étaient toujours, disaient-ils, ses lenteurs ordinaires, ses délais continuels, ses précautions excessives, par lesquelles émoussant toute la vigueur de ses troupes, au lieu de les mener sur-le-champ à l'ennemi, il les avait laissé tomber dans un tel refroidissement, qu'elles étaient devenues un objet de mépris. Ils furent donc tous de l'avis de Démosthène, et Nicias lui-même se vit contraint de leur céder. Démosthène, prenant dès la nuit suivante tout ce qu'il avait de troupes de terre, va attaquer le fort d'Épipoles, et avant que d'être aperçu, il charge les ennemis, en tue une partie, et met en fuite ceux qui veulent se défendre. Il profite de cet avantage, et, poussant plus loin, il donne dans le corps des Béotiens, qui, s'étant mis les premiers en bataille, tombent les piques baissées sur les Athéniens en jetant de grands cris, et en font un grand carnage. Le trouble et la frayeur se communiquent au reste de l'armée; une partie d'entre eux, qui combattaient encore avec avantage, se trouvent mêlés avec les fuyards, et ceux qui descendaient de l'Épipoles, pour soutenir les premiers, sont blessés par ceux que la frayeur disperse ; ils prennent les fuyards pour des gens qui les poursuivent, se renversent sur leurs propres troupes et les traitent en ennemis. La confusion qui naît de ce mélange, la frayeur, où les jette la difficulté de se reconnaître et de se distinguer dans une nuit qui n'était ni tout à fait obscure, ni assez claire pour discerner les objets; la lune, qui, déjà sur son coucher, ne donnait qu'une faible lumière, et tellement offusquée par le mouvement des armes et des soldats qu'on ne pouvait voir avec certitude ce qui se passait, et que la crainte des ennemis rendait même les amis suspects; tout livre les Athéniens aux plus cruelles perplexités, et les précipite dans les plus grands maux. Outre cela, ils avaient la lune au dos, en sorte que leur ombre projetée devant eux cachait aux Syracusains leur nombre et l'éclat de leurs armes; tandis que la réverbération de la clarté de la lune, qui donnait sur les boucliers des ennemis, semblait les multiplier, et rendait leurs armes plus brillantes. Enfin, pressés de toutes parts, ils commencent à lâcher le pied, et bientôt mis en pleine déroute, ils tombent les uns sous le fer des Syracusains, les autres sous leurs propres armes; quelques-uns se précipitent le long des rochers, d'autres, en se sauvant, s'égarent dans les campagnes, où le lendemain matin ils sont enveloppés et massacrés par la cavalerie des ennemis. Il périt deux mille hommes dans le combat, et de ceux qui échappèrent au carnage, il n'y en eut qu'un bien petit nombre qui se sauvèrent avec leurs armes. [22] XXXII. Nicias, qui s'était attendu à cette défaite, reprochait à Démosthène sa témérité; celui-ci, après avoir cherché à justifier sa conduite, proposa de s'embarquer en toute diligence, parce qu'ils ne devaient plus attendre de nouvelle armée, et qu'il était impossible, avec celle qui leur restait, de vaincre les ennemis; que quand même ils le pourraient, il faudrait toujours s'éloigner, et fuir un pays connu pour être toujours malsain et dangereux à une armée, mais que la saison rendait mortel : l'automne venait de commencer, et tous les soldats étaient ou malades, ou découragés. Nicias ne pouvait, sans une peine extrême, entendre parler de fuite et d'embarquement, non qu'il ne craignît les Syracusains; mais il redoutait encore davantage les accusations et les calomnies des Athéniens. Il ne voyait pas de danger à rester dans le camp; mais y eût-il eu un péril réel, il aimait mieux encore, disait-il, mourir de la main des ennemis que de celle de ses concitoyens : bien différent en cela de Léon de Byzance, qui, longtemps après, disait aux Byzantins : « J'aime mieux mourir par vous qu'avec vous. » Nicias ajouta que s'il fallait transporter ailleurs le camp, on délibérerait à loisir sur le lieu où il conviendrait de le placer. Démosthène, qui n'avait pas été heureux dans son premier avis, n'osa résister aux remontrances oe Nicias, et cessa de le presser. Les autres généraux, de leur côté, persuadés que Nicias ne s'opposait si fortement à la retraite que parce qu'il avait dans la ville des intelligences dont il était sûr, se rangèrent à son avis. Mais quand on sut que les Syracusains avaient reçu de nouveaux renforts, qu'on vit la maladie faire chaque jour de plus grands ravages parmi les Athéniens, alors Nicias changea de sentiment, et fit donner l'ordre aux soldats de se tenir prêts pour l'embarquement. [23] XXXIII. Tout était préparé, et les ennemis, qui étaient loin de s'attendre à cette retraite, ne s'étaient encore aperçus de rien, lorsque tout à coup une éclipse de lune, qui survint au milieu de la nuit, jeta la plus grande frayeur dans l'esprit de Nicias et de ses collègues, qui, par ignorance ou par superstition, redoutaient ces sortes de phénomènes. Pour l'éclipse de soleil, qui arrive à la fin du mois lunaire, le peuple même savait qu'elle est causée par l'interposition de la lune entre le soleil et la terre. Mais ils ne comprenaient pas quel était le corps qui, par son opposition, ôtait subitement à la lune, lorsqu'elle était dans son plein, toute sa lumière, et lui faisait prendre successivement tant de couleurs différentes. Ce phénomène leur paraissait étrange, et ils le regardaient comme un signe de grands malheurs dont les dieux menaçaient les hommes. Anaxagoras, qui le premier a consigné dans un de ses écrits, et d'une manière aussi lumineuse que hardie, sa doctrine sur les clartés et sur les ombres de la lune, n'était pas encore fort ancien; son ouvrage, peu connu et tenu même secret, n'était qu'entre les mains d'un petit nombre de personnes, qui ne le communiquaient qu'avec précaution, et à des gens bien sûrs. Le peuple n'aimait pas les physiciens, qu'il traitait de vains discoureurs sur les météores, et qu'il accusait de réduire la Divinité à des causes dépourvues de raison, à des facultés sans prescience, à des affections nécessaires privées de liberté. C'est d'après cette idée qu'on avait des physiciens, que Protagoras fut banni d'Athènes; qu'Anaxagoras, jeté dans les fers, eut bien de la peine à être sauvé par Périclès; que Socrate, qui ne s'occupait point de physique, se vit cependant condamné à mort en haine de la philosophie. Ce ne fut que longtemps après lui que la doctrine de Platon, ayant jeté ce vif éclat qu'elle tirait de la vie de ce grand homme et de la sagesse de ses opinions, qui soumettaient les causes naturelles à des principes divins et indépendants de toute autre cause, fit cesser les imputations calomnieuses dont on noircissait la philosophie, et ouvrit un libre cours à l'étude des mathématiques. Aussi Dion, son ami, ayant vu la lune s'éclipser au moment où il partait de Zacynthe pour aller en Sicile attaquer Denys, loin d'en être troublé, mit à la voile, et ayant abordé à Syracuse, il en chassa le tyran. XXXIV. Par malheur pour Nicias, il n'avait plus un devin expérimenté, nommé Stilbidas, qui l'accompagnait ordinairement, et qui lui ôtait beaucoup de sa superstition; il venait de mourir. Car ce phénomène, comme dit Philochore, loin d'être d'un mauvais augure pour une armée qui se proposait de fuir, lui était au contraire très favorable; les actions inspirées par la crainte ont besoin des ténèbres, et la lumière en est le plus grand ennemi; d'ailleurs, on n'observait le soleil et la lune que les trois jours qui suivaient leur éclipse, comme Autoclides le remarque dans ses Commentaires; et Nicias proposa d'attendre une révolution entière de la lune, comme s'il ne l'avait pas vue reparaître dans toute sa clarté, dès qu'elle eut traversé l'espace qu'occupait l'ombre de la terre. [24] Abandonnant donc tout autre soin, il ne s'occupa que de sacrifices, jusqu'à ce que les ennemis vinrent avec leur armée de terre assaillir son camp et sa muraille, et environner le port de leurs vaisseaux. Les enfants eux-mêmes, se jetant au hasard dans des bateaux de pêcheurs et dans des barques, et s'approchant des Athéniens, les défiaient au combat et les accablaient d'injures. Un de ces jeunes gens, nommé Héraclide, fils de parents distingués dans Syracuse, s'étant plus avancé que les autres, fut sur le point d'être pris par une galère athénienne qui s'était mise à sa poursuite; son oncle Pollychus, craignant pour lui, s'élance à son secours avec dix galères qu'il commandait; les autres capitaines, qui craignaient aussi pour Pollychus, s'avancèrent pour le soutenir, et il s'engagea un violent combat, dans lequel les Syracusains remportèrent la victoire, et où périt Eurymédon avec un grand nombre d'Athéniens. Les troupes voyant qu'il n'était plus possible de tenir dans ce poste, et que les Syracusains, après leur victoire, avaient fermé la sortie du port, pressèrent à grands cris leurs généraux de les ramener par terre. XXXV. Mais Nicias ne voulut jamais y consentir; il trouvait trop de honte à abandonner aux ennemis un si grand nombre de vaisseaux de charge, et près de deux cents galères. Il fit donc embarquer sa meilleure infanterie, ses plus braves gens de trait, et en remplit cent dix galères; il n'y avait plus de rameurs pour les autres. Il rangea en bataille sur le rivage le reste de ses troupes, et abandonna son camp et ses murailles, qui s'étendaient jusqu'au temple d'Hercule. Les Syracusains, qui depuis longtemps n'avaient pu offrir à ce dieu leur sacrifice accoutumé, y envoyèrent leurs prêtres et leurs généraux pour s'acquitter de ce devoir. [25] Les troupes étaient déjà embarquées, lorsque les devins annoncèrent aux Syracusains que les victimes leur promettaient la victoire la plus glorieuse, pourvu qu'ils n'attaquassent pas les premiers, et qu'ils se bornassent à se défendre, à l'exemple d'Hercule, qui n'avait tout dompté qu'en se défendant contre ceux qui le provoquaient. Ils s'avancèrent donc avec confiance, la bataille fut des plus rudes et de plus sanglantes; et ne causa pas moins de trouble et d'agitation dans les deux armées qui en étaient simples spectatrices, que dans celles qui combattaient, car les premières voyaient distinctement tout ce qui se passait; et en peu de temps il arriva des changements aussi divers qu'inattendus. L'ordre de bataille adopté par les Athéniens leur nuisit autant que les ennemis mêmes ; ils tinrent leur flotte serrée, et combattirent avec des galères pesantes contre des vaisseaux qui, se portant partout avec agilité, attaquaient les Athéniens de tous côtés, et les accablaient d'une grêle de pierres, qui, de quelque endroit qu'on les jette, portent toujours leurs coups; au lieu que leurs ennemis ne lançaient contre eux que des traits et des flèches, dont l'agitation de la mer et le mouvement du vaisseau détournaient la direction, et les faisaient porter à faux. C'était Ariston de Corinthe qui avait donné ce conseil aux Syracusains; il fut tué dans le combat en faisant des prodiges de valeur, et lorsque la victoire s'était déjà déclarée pour son parti. XXXVI. Une déroute si complète, et le carnage qui en fut la suite, fermèrent aux Athéniens la retraite par mer; d'un autre côté, la difficulté qu'ils voyaient à se sauver par terre, leur ôtait la force de repousser les ennemis, qui venaient près d'eux pour s'emparer de leurs vaisseaux : ils ne demandèrent pas même à enlever leurs morts, parce qu'ils étaient bien plus touchés du sort de tant de malades et de blessés qu'ils étaient obligés d'abandonner, que de celui des morts qu'ils laissaient sans sépulture. La vue de ces malheureux, qu'ils avaient toujours devant les yeux, leur faisait sentir plus vivement leur propre situation, qui devait bientôt les conduire à la même fin, et par des maux encore plus affreux. [26] Comme ils se disposaient à partir pendant la nuit, Gylippe, qui vit les Syracusains uniquement occupés de sacrifices et de banquets pour célébrer à la fois leur victoire et la fête d'Hercule, sentit bien que ni la persuasion, ni la force, ne pourraient les déterminer à poursuivre les ennemis dans leur retraite. Mais Hermocrate imagina une ruse pour arrêter Nicias; il lui envoya quelques-uns de ses compagnons, qui, feignant de venir de la part de ces mêmes personnes qui avaient eu jusqu'alors avec lui des intelligences secrètes, l'avertirent, comme de leur part, de ne pas décamper cette nuit-là, parce que les Syracusains avaient placé partout des embuscades, et occupaient tous les passages. Nicias, trompé par cet artifice, resta dans son camp, et tomba réellement dans le piège que ces avis lui faisaient craindre. Dès le lendemain, au point du jour, les Syracusains se saisirent des passages les plus difficiles, postèrent des gardes aux gués des rivières, disposèrent des corps de cavalerie dans la plaine, et ne laissèrent pas un seul lieu où les Athéniens pussent passer sans être obligés de combattre. Nicias attendit tout ce jour-là, et la nuit suivante il se mit en marche : la disette où étaient ses soldats des choses les plus indispensables, la nécessité où ils se trouvaient d'abandonner leurs parents et leurs amis malades, leur arrachaient des cris de douleur et des gémissements, comme s'ils eussent quitté, non une terre ennemie, mais leur propre patrie; et cependant leurs maux présents leur paraissaient légers, au prix de ceux qu'ils attendaient. XXXVII. Mais de tous les objets affligeants que le camp des Athéniens offrait de toutes parts, il n'en était pas de plus digne de pitié que Nicias lui-même : accablé par la maladie, indignement réduit à la privation des choses les plus nécessaires, quand sa maladie et sa faiblesse auraient exigé les plus grands ménagements, il supportait cet état de souffrance avec un courage dont les hommes les plus forts auraient à peine été capables. On voyait que ce n'était pas pour lui-même, ni par amour de la vie, qu'il soutenait de si grands maux, et que l'intérêt de ses troupes l'empêchait seul de perdre toute espérance. Dans la frayeur et la désolation générale de ses soldats, si quelquefois il lui échappait des larmes, il faisait assez connaître qu'il ne les donnait qu'au sentiment de l'humiliation et de la honte que lui attirait cette funeste expédition, dont il s'était promis tant de grandeur et tant de gloire. Non seulement la vue de son déplorable état, mais encore le souvenir des discours qu'il avait tenus, des représentations qu'il avait faites pour empêcher cette guerre, prouvait assez à ses troupes qu'il n'avait pas mérité ses malheurs; elles désespéraient même du secours des dieux, lorsqu'elles voyaient un homme qui toujours avait témoigné le plus grand respect pour la Divinité, et s'était montré si magnifique dans les honneurs qu'il lui rendait, réduit à la même infortune que les hommes les plus méchants et les plus méprisables de son armée. [27] Cependant Nicias s'efforçait, par le ton de sa voix, par la sérénité de son visage, par l'accueil obligeant qu'il faisait à tout le monde, de se montrer supérieur à tant de maux. Pendant huit jours de marche que les ennemis ne cessèrent de charger ses soldats et de les couvrir de blessures, il ne se laissa pas entamer, jusqu'à ce que Démosthène, qui faisait l'arrière-garde, eût été pris et enveloppé avec toute son armée, dans un village appelé Polyzélium, où il s'était défendu avec beaucoup de courage. Ce général, se voyant sans ressource, se perça de son épée; mais il ne mourut pas du coup, et les ennemis étant survenus l'environnèrent, et se saisirent de lui. XXXVIII. Nicias, informé de ce désastre par quelques cavaliers syracusains, détacha quelques-uns des siens, qui lui assurèrent que cette portion de son armée était au pouvoir des ennemis. Alors il fit proposer à Gylippe de traiter avec lui pour la libre sortie des Athéniens de la Sicile, et lui offrit des otages pour caution du remboursement de tous les frais que Syracuse avait faits dans cette guerre. Les Syracusains rejetèrent avec fierté ses propositions, et s'emportant contre lui en paroles outrageantes, ils recommencèrent à le charger, n'ignorant pas qu'il était réduit à la dernière extrémité. Il ne laissa pas cependant de soutenir toute la nuit les attaques des ennemis; et le lendemain il s'avança vers le fleuve Asinarus, toujours accablé par les ennemis d'une grêle de traits. Arrivés sur les bords du fleuve, les uns y furent précipités par les Syracusains, et les autres, dévorés par la soif, s'y étaient déjà jetés d'eux-mêmes. C'est là que se fit le plus grand et plus horrible carnage; on les massacrait sans pitié, pendant qu'ils se désaltéraient. Enfin, Nicias s'étant jeté aux pieds du général spartiate : « Gylippe, lui dit-il, au milieu de la victoire, ayez pitié, non pas de moi, à qui de si grands malheurs ont acquis assez de réputation, mais de ces infortunés Athéniens. Pensez, en ce môment, que les revers de la guerre sont communs à tous les hommes, et souvenezvous que les Athéniens ont toujours usé modérément de leurs victoires sur les Lacédémoniens. » Les paroles de Nicias et le spectacle de ses malheurs touchèrent vivement Gylippe; il savait que les Spartiates avaient eu à se louer de lui dans le dernier traité; il pensait d'ailleurs que rien ne lui serait plus glorieux que d'emmener captifs les généraux ennemis. Il relève donc Nicias, l'exhorte à prendre courage, et ordonne qu'on conserve la vie à tous les autres Athéniens ; mais cet ordre étant venu trop tard, il en périt beaucoup plus qu'on n'en sauva, quoique les soldats eu eussent épargné secrètement un assez grand nombre. Les Syracusains, après avoir rassemblé tous ceux qui avaient été pris ouvertement, revêtirent des armes captives les plus grands et les plus beaux arbres qui fussent sur les bords du fleuve, se couronnèrent eux-mêmes de fleurs, et après avoir magnifiquement paré leurs chevaux, et coupé les crins à ceux de leurs ennemis, ils se mirent en marche vers Syracuse, tout glorieux d'avoir terminé la guerre la plus fameuse que les Grecs eussent soutenue les uns contre les autres, et de ne devoir qu'à des efforts prodigieux de force, de valeur et d'activité, la victoire la plus signalée. [28] XXXIX. Ils furent à peine entrés dans la ville, qu'on convoqua une assemblée générale des Syracusains et de leurs alliés, dans laquelle l'orateur Euryclès proposa le décret suivant : « Le jour où Nicias a été fait prisonnier sera consacré à jamais par des sacrifices, et par la suspension de tout travail public : cette fète sera appelée Asinaria, du nom du fleuve que les Syracusains ont illustré par leur'victoire (c'était le 26 du mois Carnéen, que les Athéniens appellent Métagitnion) ; les valets, des Athéniens et tous leurs alliés seront vendus à l'encan : les Athéniens, de condition libre, et les Siciliens qui ont embrassé leur parti, seront jetés dans les Carrières, excepté les généraux, qu'on fera mourir tout de suite. » Les Syracusains confirmèrent ce décret; et leur général Hermocrate ayant voulu représenter que la modération dans la victoire était plus glorieuse que la victoire même, il s'excita contre lui un soulèvement général. Gylippe ayant demandé les deux généraux athéniens, pour les mener à Lacédémone, les Syracusains enivrés de leurs succès, dégoûtés d'ailleurs de Gylippe, dont pendant la guerre ils n'avaient supporté qu'avec peine la sévérité, et la manière spartiate de commander, le traitèrent avec le dernier mépris et l'accablèrent d'injures. Ils lui reprochèrent aussi, selon l'historien Timée, son avarice et ses concussions, vices qui étaient en lui héréditaires ; car son père Cléandrides avait été banni de Sparte, parce qu'il fut convaincu de s'être laissé corrompre; et Gylippe lui-même ayant soustrait trente talents des mille que Lysandre envoyait à Sparte, les cacha sous le toit de sa maison; ayant été découvert, il s'enfuit honteusement, et se condamna lui-même à l'exil. J'ai raconté ce fait avec plus de détail dans la vie de Lysandre. Timée ne dit pas, comme Philistus et Thucydide, que Démosthène et Nicias aient été lapidés par les Syracusains ; il prétend au contraire que, pendant que le peuple était encore assemblé, Hermocrate envoya aux deux généraux un homme affidé, que les gardes laissèrent entrer, pour les informer de ce qui se passait, et qu'aussitôt ils se donnèrent eux-mêmes la mort. Leurs corps, jetés à la porte de la prison, restèrent longtemps exposés à la vue de ceux qui voulurent se repaître de ce spectacle. J'ai entendu dire qu'encore aujourd'hui, dans un des temples de Syracuse, on montre un bouclier qu'on dit être celui de Nicias; il est couvert, par-dessus, d'or et de pourpre tissus ensemble avec beaucoup d'art. [29] XL. La plupart des autres prisonniers moururent dans les Carrières, ou de maladie, ou des suites de leur mauvaise nourriture ; ils ne recevaient chacun, par jour, que deux cotyles d'orge, et une cotyle d'eau. Plusieurs de ceux que les soldats avaient dérobés, ou qu'ils avaient fait passer pour des valets, furent vendus comme esclaves, après avoir été marqués, au front, d'un cheval. Le nombre de ceux qui, outre l'esclavage, subirent cette flétrissure, fut assez considérable : mais leur modestie et leur bonne conduite leur furent très utiles ; ou ils obtinrent bientôt leur liberté, ou ils restèrent auprès de leurs maîtres, qui les traitèrent avec beaucoup d'humanité. Quelques-uns durent leur salut à Euripide; car, de tous les Grecs qui habitent l'intérieur de la Grèce, il n'en est point qui aiment, autant que les Siciliens, les ouvrages de ce poète ; et quand les étrangers qui abordaient dans leur île leur en apportaient des fragments, et leur en faisaient pour ainsi aire goûter quelques essais, ils les apprenaient par coeur, et se les communiquaient les uns aux autres. Aussi dit-on que dans cette occasion plusieurs de ceux qui retournèrent dans leur patrie allèrent voir Euripide, et le remercièrent avec beaucoup d'affection, les uns, parce qu'ils avaient été mis en liberté, pour avoir appris à leurs maîtres ce qu'ils avaient retenu de ses pièces; les autres, parce que errant dans la campagne, après le combat, ils recevaient de la nourriture de ceux à qui ils chantaient ses vers. Il ne faut pas s'en étonner, après ce qu'on raconte d'un vaisseau de la ville de Caunus, qui, poursuivi par des corsaires, s'était réfugié dans un port de Sicile : les habitants refusèrent d'abord de le recevoir, et voulurent le chasser; mais ensuite, ayant demandé aux passagers s'ils savaient des vers d'Euripide, sur leur réponse affirmative, ils laissèrent entrer le vaisseau. [30] XLI. Les Athéniens, dit-on, ne voulurent pas croire d'abord la nouvelle de cette défaite, surtout à cause de celui qui la leur annonça. Un étranger qui venait d'aborder au Pirée, étant entré par hasard dans la boutique d'un barbier, parla du désastre de la Sicile comme d'un événement dont il supposait les Athéniens instruits. Le barbier l'ayant entendu, se hâta, avant que l'étranger pût le raconter ailleurs, de monter à la ville; ayant rencontré les archontes, il leur donna cette nouvelle, et l'eut bientôt répandue dans toute la place. Elle frappa d'étonnement tous les esprits, et les jeta dans la plus grande inquiétude. Les archontes assemblent le peuple, et font venir le barbier : on lui demande de qui il tient cette nouvelle ; mais ne pouvant en rien dire de certain, il est accusé de l'avoir forgée, et d'avoir voulu à dessein répandre la consternation dans la ville. On l'attacha à une roue, où il resta longtemps à la torture, jusqu'à ce qu'enfin il arriva des nouvelles certaines qui apprirent tout le détail de cet événement funeste tant les Athéniens eurent peine à croire que Nicias eût éprouvé les malheurs qu'il leur avait lui-même si souvent annoncés.