[0] Plutarque - Vie de Démosthène - traduction D. Ricard, Paris, 1840 [1] (1) L'auteur de 1'Éloge d'Alcibiade sur sa victoire à la course des chars aux jeux olympiades, soit Euripide, comme on le croit communément, soit un autre, prétend, mon cher Sénécion, que le premier fondement du bonheur est d'être né dans une ville célèbre. Pour moi, je pense au contraire que pour un homme qui doit être un jour véritablement heureux et trouver le bonheur dans son caractère et dans les dispositions de son âme, il est absolument égal d'avoir une patrie pauvre et obscure, ou une mère laide et petite. (2) Ne serait-il pas ridicule de croire que la ville d'Iulis, qui n’est qu'une petite partie de l'île de Céos, elle-même si peu considérable; ou l'île d'Égine, qu'un Athénien comparait à une tache qu'il fallait enlever de dessus l’oeil du Pirée, peuvent produire de bons comédiens et d'excellents poètes, et qu’elles ne pourraient donner naissance à un homme juste, capable de se suffire à lui-même, d'un esprit sensé et d'une âme élevée? (3) N’est-il pas plus vraisemblable que les arts, que l'on cultive uniquement dans la vue de s'enrichir ou d'acquérir de la gloire, se flétrissent aisément dans des villes petites et obscures; et que la vertu, comme une plante vivace et pleine de vigueur, prend racine dans toute espèce de sol où elle trouve un fonds heureux, et qui se prête au travail? (4) Si donc nous manquons de sagesse, si nous ne menons pas une vie raisonnable, ce n'est pas à l'obscurité de notre patrie, mais à nous-même que nous devons nous en prendre. [2] (1) Il est vrai qu'un écrivain qui veut composer une histoire dont les événements ne sont pas sous sa main, et n’ont pas eu lieu dans sa patrie, mais sont arrivés en des pays étrangers et se trouvent, en grand nombre, dispersés dans plusieurs ouvrages différents; un tel écrivain a besoin, avant tout, d'habiter une ville très peuplée, qui ait de la célébrité et où les lettres soient cultivées. Ce n'est que là qu'il peut avoir une collection nombreuse de livres, et se procurer, dans les conversations des personnes instruites, la connaissance des faits qui ont échappé aux historiens, et qui, conservés fidèlement dans la mémoire des hommes, n'en ont acquis que plus de certitude: c'est le seul moyen de faire un ouvrage complet, et qui ne manque d'aucune de ses parties essentielles. (2) Pour moi, qui, né dans une petite ville, aime à m'y tenir, afin qu'elle ne devienne pas encore plus petite, j'ai été tellement distrait, pendant mon séjour à Rome et dans les autres villes d'Italie, par les affaires politiques dont j'étais chargé, et par les conférences philosophiques que je tenais chez moi, que je n'ai pu m'appliquer qu’assez tard et dans un âge avancé à l'étude de la langue latine. (3) Il m'est arrivé, à cet égard, une chose fort extraordinaire et pourtant très vraie: c'est qu'au lieu de comprendre les faits que je lisais par l'intelligence des mots, ce sont plutôt les faits dont j’avais acquis déjà quelque connaissance qui m'ont servi à entendre les termes. (4) C'est sans doute un grand plaisir que de sentir les beautés et la vivacité de la diction latine, d'en saisir les métaphores, les images, l'harmonie, et tous les autres ornements qui donnent tant d'éclat aux discours; mais cette connaissance ne peut être que le fruit d'un long exercice et d'une étude difficile; elle exige beaucoup de loisir, et un âge capable de l'ambition d'y réussir. [3] (1) Dans ce volume, nous examinerons, d'après leurs actions et leur conduite politique, le caractère et les dispositions d'esprit de Démosthène et de Cicéron; mais nous nous abstiendrons de comparer ensemble les monuments de leur éloquence et de décider lequel des deux, avait plus de douceur ou plus de véhémence dans ses discours; (2) car, suivant le poète Ion, "La force du dauphin n'est plus rien sur la terre." Faute d'avoir connu cette maxime, Cécilius, écrivain très présomptueux, a osé faire le parallèle de Démosthène et de Cicéron. Mais si ce précepte "Connais-toi toi-même" était d'une pratique facile et commune, il ne passerait pas pour un précepte divin. (3) Il me semble que Dieu, voulant jeter ces deux orateurs comme dans un même moule, a mis dans leur caractère plusieurs traits de ressemblance, tels que l'ambition, l'amour de la liberté publique, la timidité dans les guerres et dans les dangers; et qu'à ces premiers germes il a mêlé plusieurs de ces dons qu'on attribue à la fortune. (4) Je ne crois pas qu'on trouve ailleurs deux orateurs qui, de commencements faibles et obscurs, se soient élevés à tant de puissance et de gloire; qui aient tenu tête, comme eux, aux rois et aux tyrans; qui, bannis de leur pays, s'y soient vus rappelés de la manière la plus honorable; qui aient perdu l'un et l'autre des filles chéries; qui, obligés de fuir une seconde fois, soient tombés entre les mains de leurs ennemis et n'aient perdu la vie qu'en voyant expirer la liberté de leur patrie. (5) Si donc la nature et la fortune entraient en dispute au sujet de ces deux illustres personnages, comme des artistes sur leurs ouvrages, il serait difficile de décider si la nature a mis plus de différence dans leurs moeurs que la fortune dans les événements de leur vie. Commençons par le plus ancien. [4] (1) Démosthène, le père de l'orateur de ce nom, était, au rapport de Théopompe, un des premiers citoyens d'Athènes. On lui donna le surnom de fourbisseur, parce qu'il avait un vaste atelier, dans lequel un grand nombre d'esclaves étaient occupés à forger des armes. (2) L'orateur Eschine dit que la mère de Démosthène était fille d'un certain Gylon, qui fut banni d'Athènes pour cause de trahison, et d'une mère barbare; mais je ne puis affirmer si ce fait est vrai, ou si c'est de la part d'Eschine un mensonge calomnieux. (3) Démosthène, à l'âge de sept ans, perdit son père, qui lui laissa une succession considérable; elle fut estimée quinze talents; mais ses tuteurs, par une administration infidèle, détournèrent une partie de sa fortune et laissèrent périr l'autre par leur négligence, au point de ne pas vouloir payer le salaire de ses maîtres. (4) Privé par là de l'éducation qui convenait à un enfant bien né, il ne put se former aux sciences et aux arts qui en font partie. D'ailleurs son tempérament faible et délicat ne permit pas à sa mère de l'accoutumer au travail, ni à ses maîtres de l'y forcer. (5) Il fut, dans son enfance, maigre et valétudinaire; et c'est, dit-on, cet état d'infirmité qui lui fit donner par ses camarades, en plaisantant, le surnom fort décrié de Battalus. (6) On prétend que Battalus était un joueur de flûte efféminé contre lequel le poète Antiphanès composa une petite comédie. Selon d'autres, c'était un poète dont les ouvrages respiraient la mollesse et la débauche. (7) Il paraît aussi que dans ces temps- là les Athéniens appelaient de ce nom ce que la pudeur ne permet pas de nommer. (8) Le surnom d'Argas, qu'on avait encore donné à Démosthène, désignait, dit-on, ou la rudesse et l'âpreté de ses moeurs (car quelques poètes appellent ainsi une espèce de serpent), ou l’amertume de ses discours, qui blessaient les oreilles de ses auditeurs: Argas était le nom d'un poète qui composait des vers durs et désagréables. Mais, comme dit Platon, en voilà assez sur cet article. [5] (1) Voici à quelle occasion il prit du goût pour l'éloquence. L'orateur Callistrate devait plaider, dans un des tribunaux d'Athènes, la cause de la ville d'Oropus. Cette affaire, et par son importance et par le talent de l'orateur, qui était alors dans tout l'éclat de sa réputation, excitait un intérêt général. (2) Démosthène, ayant su que tous les maîtres et les instituteurs d'Athènes se proposaient d'assister à ce plaidoyer, pria son gouverneur de l'y mener. (3) Ce gouverneur était connu des huissiers qui ouvraient la salle d'audience, et qui lui procurèrent une place d'où son élève pouvait tout entendre sans être vu. (4) Callistrate eut le plus grand succès et ravit d'admiration tous ses auditeurs, qui le reconduisirent avec honneur au milieu des applaudissements universels. Une distinction si glorieuse excita l'émulation de Démosthène et lui fit admirer davantage la force de l'éloquence, qui pouvait ainsi tout soumettre et tout apprivoiser. (5) Il renonça dès ce moment à toutes les sciences et à tous les exercices auxquels on appliquait les jeunes gens, et se mit à composer des discours, plein de confiance qu'il serait un jour au nombre des orateurs d'Athènes. (6) Il eut pour maître d'éloquence Isée, quoique Isocrate tînt alors son école publique; mais, selon certains auteurs, son état d'orphelin ne lui permettait pas de payer les dix mines de salaire que prenait Isocrate; ou plutôt, suivant d'autres, il préférait l'éloquence d'Isée, comme plus mâle, plus énergique et plus propre à l'usage du barreau. (7) Hermippus dit avoir lu, dans des Mémoires anonymes, que Démosthène eut Platon pour maître et que les leçons de ce philosophe contribuèrent beaucoup à la perfection de son éloquence. Il ajoute, d'après Ctésibius, que Démosthène avait eu secrètement, par Callias de Syracuse et par d'autres, communication des préceptes d'Isocrate sur la rhétorique, et de ceux du rhéteur Alcidamas, et qu'il les avait lus avec fruit. [6] (1) Dès que l'âge lui permit de plaider, il attaqua ses tuteurs en justice et composa lui-même ses plaidoyers. Mais les accusés faisaient tant par leurs chicanes, qu'ils obtenaient chaque jour de nouveaux délais. Démosthène, qui s'exerçait, dans cet intervalle, à méditer les ouvrages de Thucydide, gagna enfin son procès, non sans beaucoup de peine et de danger; et encore ne put-il retirer des mains de ses tuteurs qu'une très petite portion de son patrimoine. Mais cette affaire lui procura l'avantage d’avoir acquis l'habitude et la hardiesse de parler en public; et ce premier essai de 1'honneur et du crédit que procurait l'éloquence lui donna le désir de se produire dans les assemblées et de s'occuper des affaires publiques. (2) On rapporte que Laomédon d'Orchomène, pour se guérir d'une maladie de la rate, s'exerça, par l'avis de ses médecins, à faire de très longues courses, et que, rétabli par cet exercice violent, il alla disputer les couronnes dans les jeux, et devint un des plus forts athlètes dans la course du double stade. II en fut de même de Démosthène. II commença de plaider pour ses propres affaires; et après avoir acquis, dans ce premier exercice, de l'habileté et de la force dans l'art de la parole, il se jeta dans les affaires politiques pour y disputer les prix comme dans les jeux, et surpassa bientôt tous ceux de ses concitoyens qui se distinguaient le plus dans la tribune. (3) Cependant la première fois qu'il parla devant le peuple, le bruit fut si grand qu'il ne put se faire écouter; on se moqua même de la singularité de son style, dans lequel la longueur des périodes jetait de l'obscurité, et qu'il avait surchargé d'enthymèmes jusqu'à la satiété. (4) Il avait d'ailleurs la voix faible, la prononciation pénible et la respiration si courte, que la nécessité où il était de couper ses périodes pour reprendre haleine en rendait le sens difficile à saisir. (5) II renonça donc aux assemblées du peuple. Un jour qu’il se promenait sur le Pirée, triste et découragé, Eunomos de Thria, homme d'un âge fort avancé, le voyant dans cet état, le réprimanda vivement de ce qu'avec un talent pour la parole égal à celui de Périclès, il s'abandonnait ainsi lui-même par mollesse et par timidité; que, faute de courage pour braver le tumulte de la populace et de force pour s'exercer aux combats de la tribune, il languissait dans l'inaction. [7] (1) Sifflé par le peuple une seconde fois, il se retirait chez lui, la tête couverte et vivement affecté de ses disgrâces, lorsqu'un comédien de ses amis, nommé Satyrus, qui l'avait suivi par derrière, entra avec lui dans sa maison. (2) Démosthène se mit à déplorer son infortune: "Je suis, disait-il, de tous les orateurs, celui qui se donne le plus de peine; j'ai presque épuisé mes forces pour me former à l'éloquence; et avec cela je ne puis me rendre agréable au peuple: des matelots ignorants et crapuleux occupent la tribune et sont écoutés, et moi, je suis rejeté avec mépris." (3) "Vous avez raison, Démosthène, lui répondit Satyrus; mais j'aurai bientôt remédié à la cause de ce mépris, si vous voulez me réciter de mémoire quelques vers d'Euripide ou de Sophocle." (4) Il le fit sur-le-champ. Satyrus, répétant après lui les mêmes vers, les prononça si bien et d'un ton si adapté à 1’état et à la disposition du personnage, que Démosthène 1ui-même les trouva tout différents. (5) Convaincu alors de la beauté et de la grâce que la déclamation donne au discours, il sentit que le talent de la composition est peu de chose et presque nul, si on néglige la prononciation et l'action convenables au sujet. (6) Dès ce moment, il fit construire un cabinet souterrain, qui subsistait encore de mon temps, dans lequel il allait tous les jours s'exercer à la déclamation et former sa voix; il y passait jusqu'à deux et trois mois de suite, ayant la moitié de la tête rasée, afin que la honte de paraître en cet état l'empêchât de sortir, quelque envie qu'il en eût. [8] (1) Toutes les visites qu'il recevait ou qu'il rendait, toutes les conversations, toutes les affaires devenaient pour lui autant d'occasions et de sujets d'exercer son talent. Dès qu'il était libre, il s'enfermait dans ce souterrain et repassait dans sa mémoire toutes les affaires dont on lui avait parlé et les raisons qu'on avait alléguées de part et d'autre. (2) Lorsqu'il avait entendu quelque discours public, il le répétait en lui-même et s'exerçait à le réduire en lieux communs qu'il revêtait de périodes. Souvent il s'appliquait à corriger, à expliquer ce que d'autres lui avaient dit ou ce qu'il leur avait dit lui-même. (3) Ce genre d'étude lui donna la réputation d'un esprit lent dans ses conceptions, dont l'éloquence et le talent n'étaient que l'effet du travail; et la preuve certaine qu'on en donnait, c'est que jamais personne n'avait entendu Démosthène parler sans préparation; souvent même, étant assis à l'assemblée et appelé nommément par le peuple pour monter à la tribune, il le refusait quand il n'avait pas préparé et médité d'avance ce qu'il devait dire. (4) Il était devenu par là pour les autres orateurs un sujet de raillerie; et Pythéas lui ayant dit un jour, en se moquant de lui, que ses raisonnements sentaient l'huile: (5) "Pythéas, repartit Démosthène avec aigreur, ta lampe et la mienne nous éclairent pour des choses bien différentes." Il convenait avec les autres qu'il n'avait pas toujours écrit ses discours tels qu'il les prononçait, mais qu'il ne parlait jamais sans avoir écrit; (6) il disait même qu'il était d'un orateur populaire de préparer ses discours; que cette attention prouvait le désir de plaire au peuple; que le mépris pour son opinion sur les discours qu'on prononce devant lui ne convenait qu'à un partisan de l'oligarchie, qui compte plus sur la force que sur la persuasion. (7) Une autre preuve de sa timidité à parler sans préparation, c'est que souvent, lorsqu'il était troublé par le bruit du peuple, Démade se levait pour appuyer ses raisons; ce que Démosthène ne fit jamais pour Démade. [9] (1) Mais, dira-t-on peut-être, comment Eschine appelle-t-il Démosthène l'homme le plus étonnant par l'audace qu'il montre dans ses discours? Comment Démosthène fut-il le seul des orateurs à réfuter Python de Byzance, qui, comme un torrent débordé, s'emportait contre les Athéniens avec tant de violence? Lorsque Lamachus de Smyrne récita, dans les jeux olympiques, un panégyrique d'Alexandre et de Philippe, où il disait beaucoup de mal des Thébains et des Olynthiens, Démosthène ne se leva-t-il pas contre lui? et, joignant au récit des faits des raisonnements pleins de force, ne mit-il pas dans le plus grand jour les services importants que les Thébains et ceux de Chalcidique avaient rendus à la Grèce; et au contraire tous les maux que lui avaient causés les flatteurs des Macédoniens? Ne ramena-t-il pas tellement à son avis tous les auditeurs, que le sophiste, effrayé du tumulte qui s'élevait parmi le peuple, sortit secrètement de l'assemblée? (2) On peut répondre que Démosthène, en se proposant Périclès pour modèle, négligea les autres parties de ce grand orateur, afin de s'attacher principalement à imiter ses gestes, sa déclamation, son attention à ne parler ni promptement, ni sans préparation, sur toutes sortes de sujets: persuadé que Périclès devait à ces qualités la gloire qu'il avait acquise, il en fit l'objet de son émulation, sans néanmoins rejeter toujours l'occasion de se distinguer par des discours prononcés sur-le-champ; mais il ne voulut pas aussi s’en reposer souvent sur la fortune du succès de son talent. (3) Ce qu'il y a de vrai, c'est que les discours qu'il prononçait sans les avoir préparés avaient plus de force et de hardiesse que ceux qu'il écrivait, du moins s'il faut en croire Ératosthène, Démétrius de Phalère et les poètes comiques. (4) Ératosthène dit que dans les premiers il était comme transporté de fureur. Suivant Démétrius de Phalère, en parlant un jour devant le peuple, il fut saisi d'une sorte d'enthousiasme, et prononça ce serment en vers: "J'en jure par la terre, et les eaux des fontaines,/Des fleuves, des ruisseaux qui fécondent nos plaines." (5) Un poète comique l'appelle "bonimenteur". Un autre, en le raillant sur son goût pour les antithèses, a dit: "Notre maître a repris comme il avait su prendre,/Terme que Démosthène a souvent fait entendre." (6) Peut-être aussi que dans ces vers Antiphanès a voulu plaisanter Démosthène sur ce que, dans son discours de l'Halonnèse, il conseilla aux Athéniens de ne pas prendre cette île à Philippe, mais de la lui reprendre. [10] (1) Tout le monde avouait pourtant que Démade, abandonné à son naturel, avait une force irrésistible, et que les discours qu'il faisait sans préparation l'emportaient de beaucoup sur les harangues que Démosthène avait méditées et écrites avec le plus de soin. (2) Ariston de Chios nous a transmis un jugement de Théophraste sur les orateurs. On lui demandait un jour ce qu'il pensait de Démosthène: "Il est digne de sa ville," répondit Théophraste. On lui fit la même question sur Démade, et il répondit qu'il était au-dessus de sa ville. (3) Le même philosophe rapporte que Polyeucte de Sphettos, un de ceux qui gouvernaient alors à Athènes, reconnaissait Démosthène pour un très grand orateur, mais qu'il trouvait à Phocion encore plus d'éloquence, parce qu'il renfermait beaucoup de sens en peu de mots. (4) Démosthène lui-même, toutes les fois qu'il voyait Phocion se lever pour parler contre lui, disait à ses amis: "Voilà la hache de mes discours qui se lève." (5) Mais il est douteux si c'était à l'éloquence de Phocion ou à la réputation de sagesse qu'il avait acquise que Démosthène faisait allusion, et s'il ne croyait pas qu'une seule parole, un seul signe d'un homme qui, par sa vertu, a mérité la confiance publique, a plus d'effet que les plus belles et les plus longues périodes. [11] (1) Démétrius de Phalère nie avoir appris de Démosthène, déjà vieux, tous les efforts qu'il avait faits pour réformer plusieurs défauts naturels auxquels il était sujet. Il avait un bégaiement de langue et une difficulté de prononciation qu'il parvint à corriger en remplissant sa bouche de petits cailloux et prononçant ainsi plusieurs vers de suite. Il fortifia sa voix en montant d'une course rapide sur des lieux hauts et escarpés pendant qu'il récitait, sans prendre haleine, de longs morceaux de poésie ou de prose. Il avait chez lui un grand miroir devant lequel il prononçait les discours qu'il avait composés. (2) Quelqu'un, étant venu le trouver pour le charger de sa cause, se plaignit qu'il avait été battu. "Mon ami, lui dit Démosthène, ce que vous me dites là n'est point vrai." Alors cet homme, prenant un ton beaucoup plus haut: "Quoi! Démosthène, s'écria-t-il, je n'ai pas été battu! - Oh! maintenant, répliqua l'orateur, je reconnais la voix d'un homme qui a été maltraité." (3) Tant il était persuadé que le ton et le geste contribuent beaucoup à donner de la confiance en ce qu'on dit! Sa déclamation plaisait singulièrement au peuple; mais les hommes d'un goût plus sûr, au nombre desquels était Démétrius de Phalère, trouvaient qu'elle manquait de noblesse, d'élévation et de force. (4) Ésion, à qui l'on demandait son sentiment sur les anciens orateurs et sur ceux de son temps, répondit, au rapport d'Hermippus, qu'on ne pouvait entendre les anciens sans admiration lorsqu'ils haranguaient le peuple avec tant de décence et de dignité; mais qu'en lisant les discours de Démosthène, on y trouvait plus de force et plus d'art. (5) Il n'est en effet personne qui ne sente que ses harangues écrites ont plus de piquant et plus de nerf; mais, dans les rencontres subites qui se présentaient quelquefois, il savait employer à propos la plaisanterie. "Démosthène veut m'enseigner, disait un jour Démade; c'est la truie qui veut instruire Minerve. - Oui, répliqua Démosthène; mais cette Minerve fut surprise l'autre jour en adultère dans le bourg de Colytte." (6) Un voleur, nommé Chalcus, s'avisa de le railler sur ses veilles et ses travaux nocturnes. "Je vois bien, lui dit Démosthène, que tu n'aimes pas à voir ma lampe allumée toute la nuit. Mais vous, Athéniens, ne soyez pas surpris de tous les vols qui se commettent; nous avons des voleurs d'airain et des murs de terre." (7) Je pourrais rapporter beaucoup de traits semblables; mais je me borne à ceux-là. Il vaut mieux examiner son caractère et ses moeurs d'après sa conduite dans le gouvernement. [12] (1) Ce fut à l'époque de la guerre phocique que Démosthène, comme il le dit lui-même, entra dans l'administration des affaires publiques; on peut l'inférer aussi de ses Philippiques, (2) dont les dernières furent prononcées après la ruine des Phociens; et les premières parlent de plusieurs faits qui concoururent avec les derniers temps de cette guerre. (3) On voit qu'il plaida contre Midias à l'âgé de trente-deux ans, lorsqu'il n'avait encore ni crédit ni réputation dans Athènes; (4) ce fut même, je crois, par cette considération qu'il sacrifia, pour de l'argent, son ressentiment contre Midias: "Car il n'était ni doux, ni facile à calmer." Au contraire, il était vindicatif et violent; (5) mais, se sentant trop faible pour l'emporter sur un homme qui avait dans ses richesses, dans son éloquence et dans ses nombreux amis, comme autant de remparts redoutables, il se laissa apaiser par ceux qui intercédèrent pour lui; (6) car je ne crois pas que la somme de trois mille drachmes eût désarmé la colère de Démosthène, s'il eût espéré pouvoir triompher de son ennemi. (7) Il eut, dès son entrée dans le gouvernement, une occasion brillante d'exercer son talent, en soutenant, contre Philippe, la liberté de la Grèce; il la défendit avec tant de courage, que son éloquence et sa hardiesse lui acquirent beaucoup de gloire et de célébrité. Aussi fut-il bientôt admiré de toute la Grèce; le grand roi lui fit donner des témoignages de son estime; Philippe lui-même en faisait plus de cas que de tous les autres orateurs; et ses propres ennemis étaient forcés d'avouer qu'ils avaient en lui un adversaire redoutable: (8) Eschine et Hypéride en convenaient eux-mêmes dans les accusations qu'ils lui intentaient. [13] (1) Je ne sais donc sur quel fondement Théopompe avance que Démosthène était d'un caractère inconstant et qu'il ne restait pas longtemps attaché aux mêmes personnes et aux mêmes intérêts. (2) Il paraît au contraire que, jusqu'à la fin, il resta fidèle au parti qu'il avait embrassé dès le commencement, et que, loin d'avoir changé de principes dans le cours de sa vie, il la sacrifia pour ne pas en changer. (3) Il n'eut pas à dire, comme Démade, pour justifier ses variations dans le gouvernement, qu'il lui était souvent arrivé de démentir par ses paroles ses premiers sentiments, mais qu'il n'avait jamais rien dit de contraire au bien de la république. Mélanopus, qui, rival de Callistrate dans le gouvernement, se laissait souvent gagner à prix d'argent par son adversaire, avait coutume de dire au peuple: "Callistrate est toujours mon ennemi; mais il faut aujourd'hui que l'intérêt public l'emporte." (4) Nicodème de Messène, qui avait quitté le parti d'Antipater pour s'attacher à Démétrius, disait qu'en cela il ne démentait point ses sentiments, parce qu'il avait toujours cru utile de se soumettre à ceux qui étaient les plus forts. Mais c'est un reproche qu'on ne saurait faire à Démosthène: jamais on ne le vit varier ou biaiser ni dans ses paroles, ni dans ses actions; toujours ferme dans ses principes, il marcha constamment sur la même ligne, et ne s'écarta jamais du plan de conduite qu'il s'était tracé dans les affaires. (5) Le philosophe Panétius dit que la plupart des discours de Démosthène sont fondés sur ce principe: que le beau mérite seul, par lui-même, notre préférence; on le trouve établi dans sa harangue sur la Couronne, dans ses oraisons contre Aristocratès et sur les Immunités; enfin dans ses Philippiques. (6) Loin de mener ses concitoyens à ce qui leur eût été plus facile, plus doux et plus utile, partout il leur enseigne que ce qui intéresse la sûreté et le salut public ne doit venir qu'après ce qui est beau et honnête. Si à la noble ambition dont il était animé dans sa conduite politique, si à la grandeur d’âme qui éclatait dans ses discours il eût joint le courage militaire et un entier désintéressement, on l'aurait mis, non seulement au nombre des grands orateurs de son temps, tels que Moiroclès, Polyeucte et Hypéride, mais à un rang beaucoup plus élevé, avec les Cimon, les Thucydide et les Périclès. [14] (1)Parmi ceux qui lui succédèrent, Phocion, qui, chef du parti le moins estimé, paraissait favoriser les Macédoniens, fut cependant placé, à cause de sa valeur et de sa justice, à côté d'Éphialte, d'Aristide et de Cimon. (2) Mais Démosthène, qui, suivant Démétrius de Phalère, payait mal de sa personne sous les armes, qui n'était pas invincible à l'appât des présents; qui enfin, lorsqu'il se montrait inaccessible à l'or de Philippe et de la Macédoine, se laissait vaincre à celui qu'on envoyait de la Haute-Asie, de Suse et d'Ecbatane; Démosthène, dis-je, paraissait beaucoup plus propre à louer qu'à imiter les vertus de ses ancêtres. (3) Cependant il fut toujours, par sa conduite, bien au- dessus des orateurs de son temps, Phocion seul excepté: on voit même qu'il parlait au peuple avec plus de liberté que les autres, qu'il gourmandait plus fortement les passions de la multitude, et reprenait ses fautes avec plus de vivacité: ses discours en offrent les preuves. (4) Les Athéniens, au rapport de Théopompe, ayant voulu l'obliger d'accuser quelqu'un, il le refusa; et comme le peuple en paraissait mécontent, il se leva. "Athéniens, dit-il, je vous donnerai toujours mes conseils, quand même vous ne le voudriez pas; mais je ne ferai jamais le métier de délateur, quand même vous le voudriez." (5) Sa conduite à l'égard d'Antiphon montre tout son attachement pour le parti aristocratique. Cet homme avait été absous par le peuple dans une affaire capitale. Démosthène, ayant repris l'affaire, le traduisit devant l'aréopage, et, s'embarrassant peu de déplaire au peuple, il convainquit Antiphon d'avoir promis à Philippe de brûler 1’arsenal d'Athènes, et il le fit condamner à mort. (6) Il se porta aussi pour accusateur de la prêtresse Théoris, qui, outre plusieurs autres délits dont elle était coupable, enseignait aux esclaves à tromper leurs maîtres; et sur les conclusions de cet orateur, elle fut punie du dernier supplice. [15] (1) On assure qu'il avait composé le plaidoyer qu'Apollodore prononça contre le général Timothée, qu'il fit condamner à payer ce qu'il devait au trésor public. On lui attribue encore les deux oraisons pour Phormion et pour Stéphanus, qui lui attirèrent de justes reproches; (2) car Phormion se servit contre Apollodore du discours de Démosthène, qui parut ainsi avoir écrit pour les deux parties adverses, comme s'il eût pris dans le même atelier deux épées et qu'il les eût vendues à deux ennemis pour se battre. (3) Entre ses harangues publiques, celles qui sont contre Androtion, Timocratès et Aristocratès furent composées pour d'autres orateurs, parce qu'il n'était pas encore entré dans l'administration des affaires; car il paraît les avoir écrites à l'âge de vingt- sept ou vingt-huit ans. Il prononça lui-même le discours contre Aristogiton et celui des Immunités, qu'il fit, comme il le dit lui-même, en faveur de Ctésippus, fils de Chabrias; d'autres disent qu'il le fit parce qu'il voulait épouser la mère de ce jeune homme. (4) Ce mariage n'eut pourtant pas lieu; il épousa une fille de Samos, au rapport de Démétrius de Magnésie, dans son traité des Synonymes. (5) Il n'est pas certain qu'il ait prononcé son oraison contre Eschine sur la fausse ambassade; cependant Idoménée assure qu'Eschine ne fut absous qu'à la majorité de trente voix; mais, à en juger par les discours de ces deux orateurs sur la Couronne, il ne paraît pas que le fait rapporté par Idoménée soit vrai: (6) ils ne disent ni l'un ni l’autre, d'une manière claire et formelle, que cette affaire ait été conduite jusqu'à un jugement définitif; je laisse à d'autres la décision de ce point. [16] (1) La paix durait encore, que Démosthène avait déjà fait connaître quelle serait sa conduite politique; il ne laissait rien passer de ce que faisait le roi de Macédoine sans le relever avec force; à chacune de ses actions, il alarmait les Athéniens sur les suites qu'elle pouvait avoir, et les échauffait contre ce prince. (2) Aussi n'était-il question que de Démosthène à la cour de Philippe; et lorsqu'il fut envoyé, lui dixième, ambassadeur en Macédoine, le roi, après avoir écouté tous les autres, ne répondit avec soin qu'au discours de Démosthène. (3) Cependant il ne lui fit pas les mêmes honneurs et ne lui donna pas les mêmes témoignages de bienveillance qu'aux autres ambassadeurs, et réserva pour Eschine et pour Philocrate les plus grandes marques de son affection. (4) Lors donc que ces deux députés se mirent à vanter Philippe pour son éloquence, pour sa beauté et pour le talent qu'il avait de bien boire, Démosthène ne put s'empêcher, par envie, de tourner ces louanges en raillerie et de dire que ces qualités étaient celles d'un sophiste, d’une femme et d'une éponge, et qu'il n'y en avait pas une seule dont on pût louer un roi. [17] (1) Dès que les affaires publiques parurent tourner à la guerre, d'un côté par l'inquiétude de Philippe, qui ne pouvait vivre tranquille; de l'autre, par le zèle de Démosthène, qui ne cessait d'exciter les Athéniens, le premier conseil que cet orateur donna fut d'aller au secours de l'Eubée, que ses tyrans avaient mise sous le joug de Philippe. Les Athéniens passèrent dans cette île, d'après le décret dressé par Démosthène, et ils en chassèrent les Macédoniens. (2) II fit ensuite envoyer du secours à ceux de Périnthe et de Byzance, qui étaient en guerre avec Philippe; et ayant persuadé au peuple de sacrifier son ressentiment et d'oublier les sujets de plaintes que ces deux peuples lui avaient donnés dans la guerre des alliés, les Athéniens y envoyèrent des troupes qui les délivrèrent de Philippe. (3) Il alla lui-même en ambassade dans les villes de la Grèce, et les excita tellement par ses discours, qu'à l'exception d'un petit nombre, elles se soulevèrent toutes contre le roi de Macédoine, et qu'on mit sur pied une armée forte de quinze mille hommes d'infanterie et de deux mille chevaux, sans compter les troupes des villes qui s'armaient à leurs dépens; on fit avec zèle tous les fonds nécessaires pour l'entretien et la solde des étrangers. (4) Ce fut alors, au rapport de Théophraste, que les alliés ayant proposé qu'on fixât la quotité des contributions de chaque peuple, l'orateur Crobylus leur répondit que la guerre ne se nourrissait pas à une mesure réglée. (5) Toute la Grèce étant ainsi soulevée et dans l'attente des événements, après que les peuples et les villes de l'Eubée et de l'Achaïe, Corinthe, Mégare, Leucade et Corcyre, eurent fait une ligue commune, il restait encore à Démosthène l'affaire la plus importante: c'était d'attirer à cette confédération la ville de Thèbes. Les Thébains étaient limitrophes de l'Attique; ils avaient sur pied des troupes aguerries; de tous les peuples de la Grèce, c'était celui dont la réputation dans les armes avait le plus d'éclat; (6) mais il n'était pas facile de gagner les Thébains, attachés et presque asservis à Philippe par les grands services que ce prince venait de leur rendre dans la guerre de la Phocide, et qui d'ailleurs trouvaient sans cesse dans le voisinage d'Athènes des occasions de renouveler la guerre avec cette ville. [18] (1) Mais après que Philippe, enflé du succès qu'il avait eu auprès d'Amphisse, se fut jeté brusquement sur Élatée et eut pris la Phocide; que, dans le trouble où cette invasion subite avait mis les Athéniens, personne n'osait monter à la tribune; que l'incertitude et le silence régnaient dans l'assemblée, Démosthène seul osa s'avancer et conseiller au peuple de solliciter de nouveau les Thébains. Il encouragea les Athéniens par ses discours, et, suivant son usage, il les remplit si fort d'espérances, qu'il fut envoyé lui-même avec quelques autres en ambassade à Thèbes. (2) Philippe, à ce que dit Marsyas, y députa de son côté Amyntas et Cléarque, tous deux Macédoniens, auxquels il joignit deux Thessaliens, Daochus et Thrasydée, pour répondre aux ambassadeurs athéniens. Les Thébains ne se dissimulaient pas ce qui leur était le plus utile: ils avaient toujours présents les maux que leur avait causés la guerre de Phocide, et leurs plaies étaient encore toutes récentes; mais, suivant Théopompe, la véhémence de Démosthène, telle qu'un vent impétueux, enflamma leur courage, et leur ambition les aveugla tellement sur toutes les suites de leur démarche, que, bannissant de leur coeur la crainte, la prudence et la reconnaissance même, ils se laissèrent entraîner à l'enthousiasme qu'il leur inspira pour le parti le plus honnête. (3) Ce succès de l'orateur athénien parut si grand, si éclatant, que Philippe envoya sur-le-champ des ambassadeurs pour demander la paix; que la Grèce tout entière se dressa, pour ainsi dire, dans l'attente de l'avenir; que non seulement les généraux athéniens, mais encore les béotarques de Thèbes, suivaient les ordres de Démosthène: il était à Thèbes, comme à Athènes, l'âme de toutes les assemblées, et se voyait également chéri, également puissant dans ces deux villes; ce n'était pas, comme l'observe Théopompe, sans l'avoir mérité; il avait les plus grands droits à cette considération générale. [19] (1) Mais la divine fortune, qui, par une révolution dans les affaires publiques, semblait avoir marqué à cette époque le terme de la liberté de la Grèce, fit avorter des entreprises si bien concertées, et annonça par plusieurs signes les événements qui devaient suivre. Parmi ces signes on comptait des oracles effrayants de la Pythie, et une ancienne prophétie de la Sibylle qu'on répétait partout: "Puis-je être bien loin du combat homicide / Qui doit rougir de sang les eaux du Thermodon! / Que, m'élevant dans l’air sur une aile rapide, / Et devenu semblable au vigoureux aiglon, / Je puisse contempler cet horrible carnage / Où les peuples vaincus verseront tant de pleurs, / Où, malgré les efforts du plus brillant courage, / Le triomphe sera le tombeau des vainqueurs! (2) On dit que ce Thermodon est une petite rivière de la Béotie qui passe près de Chéronée, et va se jeter dans le Céphise; mais aujourd’hui nous ne connaissons, dans la Béotie, aucun ruisseau de ce nom; nous conjecturons seulement que celui qu'on appelle maintenant Haimon se nommait autrefois Thermodon; il baigne les murs du temple d'Hercule, près duquel les Grecs avaient placé leur camp; et il est vraisemblable que la quantité de sang et de cadavres dont il fut rempli à la bataille de Chéronée lui fit donner le nom d'Haimon. (3) L’historien Duris prétend que Thermodon n’est pas le nom d'un fleuve, mais que des soldats qui creusaient la terre en cet endroit pour y dresser leur tente trouvèrent une petite statue de marbre, dont l'inscription faisait connaître que c'était un officier nommé Thermodon, qui portait dans ses bras une Amazone blessée; il cite même à ce sujet un autre oracle: "Aux bords du Thermodon, oiseaux à noir plumage, / Attendez ce combat où le terrible Mars, / Signalant ses fureurs par un affreux carnage, / Jonchera tous ses champs de cadavres épars." [20] (1) Mais sur ce point, il est difficile de savoir la vérité. Cependant Démosthène, plein de confiance dans les armes des Grecs, singulièrement excité par la force et l'ardeur de ces troupes nombreuses qui ne demandaient qu'à marcher contre les ennemis, ne voulait pas que les Grecs s'arrêtassent à ces oracles et à ces prophéties; il soupçonnait même la Pythie de philippiser: il rappelait aux Thébains et aux Athéniens qu'Épaminondas et Périclès, persuadés que tous ces oracles étaient des prétextes dont la lâcheté cherchait à se couvrir, n'avaient suivi que les lumières de leur raison. (2) Jusque-là Démosthène avait montré du courage; mais dans le combat il ne fit rien d'honorable, rien qui répondît à l'énergie de ses discours; il abandonna lâchement son poste, et dans sa fuite il jeta ses armes, sans avoir honte, dit Pythéas, de démentir la devise qu'il avait gravée en lettres d'or sur son bouclier: "À la bonne fortune". (3) Philippe, dans l'excès de joie que lui causa cette victoire, oubliant toute décence, se livra à la plus honteuse débauche: il alla, plein de vin, insulter aux morts dont le champ de bataille était couvert, mit en chant les premiers mots du décret que Démosthène avait rédigé, et les chanta en battant la mesure: "Démosthène, fils de Démosthène du bourg de Péanie, a dit." Mais quand, revenu de son ivresse, il réfléchit en lui-même sur le péril extrême dont il se voyait encore comme environné, il frissonna d'horreur, en pensant à la force et à la puissance de cet orateur, qui l'avait obligé de risquer en un seul combat, et dans la très petite partie d’une journée, son royaume et sa vie. (4) La réputation de Démosthène parvint jusqu'au roi de Perse, qui fit passer à ses satrapes des sommes considérables, avec ordre de les donner à cet orateur, de le traiter avec plus de distinction que tous les autres Grecs, comme étant seul capable de retenir loin de l'Asie le roi de Macédoine, en lui suscitant des troubles du côté de la Grèce. (5) Cette correspondance fut découverte par Alexandre, qui trouva dans la ville de Sardes les lettres de Démosthène et les registres des généraux du roi de Perse où étaient inscrites les sommes que cet orateur avait reçues. [21] (1) Le désastre que la Grèce venait d'éprouver à Chéronée donna aux ennemis de Démosthène la hardiesse de l'insulter, de le citer même en justice pour lui demander compte de sa conduite; (2) mais le peuple, non content de le renvoyer absous, lui déféra de nouveaux honneurs; et le rappelant à l'administration des affaires, comme l'orateur le plus zélé pour le bien public, il le chargea de faire l'éloge funèbre des Athéniens morts à Chéronée, dont les ossements venaient d'être rapportés à Athènes, pour y recevoir les honneurs de la sépulture. Ce choix prouve que le peuple n'était ni abattu ni flétri par son malheur, comme le prétend Théopompe, qui en parle du ton le plus tragique; les distinctions et les honneurs dont il comblait celui qui lui avait conseillé la guerre firent voir au contraire qu'il ne se repentait pas d'avoir suivi ses conseils. (3) Démosthène prononça donc cette oraison funèbre; mais, au lieu de mettre son nom aux décrets qu'il proposa depuis, il les inscrivit successivement du nom de ses amis, afin d'éluder sa mauvaise fortune. Il reprit courage à la mort de Philippe, (4) qui ne survécut pas longtemps à la bataille de Chéronée; et c'est vraisemblablement cette mort que prédisait le dernier vers de l'oracle des Sibylles: "Le triomphe sera le tombeau des vainqueurs." [22] (1) Démosthène fut secrètement informé de la mort du roi de Macédoine; et, pour inspirer d'avance aux Athéniens la confiance dans l'avenir, il parut au conseil la joie peinte sur le visage, et raconta que la nuit précédente il avait eu un songe qui présageait un grand bonheur à Athènes; peu de temps après, des courriers apportèrent la nouvelle de la mort de Philippe. (2) Les Athéniens firent aussitôt des sacrifices pour remercier les dieux de cette heureuse nouvelle, et ils décernèrent une couronne à Pausanias, qui l'avait tué. (3) Démosthène parut en public couronné de fleurs et magnifiquement vêtu, quoiqu'il n'y eût que sept jours qu’il avait perdu sa fille. Eschine lui fait à cette occasion de grands reproches, et l'accuse de manquer de tendresse pour ses enfants; mais c'est plutôt Eschine qu'il faut accuser de mollesse et de lâcheté, lui qui, regardant les gémissements et les plaintes comme les marques d'une âme douce et tendre, blâme le courage qui fait supporter avec douceur et avec modération ses malheurs domestiques. (4) J'avoue cependant que je n'approuve pas les Athéniens de s'être couronnés de fleurs et d'avoir fait des sacrifices pour la mort d'un roi qui, usant avec modération de sa victoire, les avait traités dans leur malheur avec tant de douceur et d'humanité. Outre qu'ils s'exposaient à la vengeance céleste, il y avait peu de noblesse dans cette conduite envers Philippe: ils l'avaient honoré pendant sa vie, en lui donnant les droits de citoyen dans Athènes; et, après qu'il a péri par le fer d'un assassin, ils ne peuvent contenir leur joie; ils semblent fouler aux pieds son cadavre, et chantent sur sa mort des airs de triomphe, comme s'ils l'avaient eux-mêmes vaincu. (5) Mais aussi je ne puis que louer Démosthène, qui, laissant aux femmes à pleurer, à gémir sur les malheurs personnels, ne s'occupe que de ce qu'il croit utile à sa patrie. C'est, à mon gré, le caractère d'une âme généreuse et digne de gouverner, que de se tenir invariablement attaché au bien public, de soumettre ses chagrins et ses affaires domestiques aux intérêts de l'état, et de conserver la dignité de son rang avec plus de soin que les comédiens qui jouent les rôles de rois et de tyrans, et que nous ne voyons pas rire ou pleurer d'après leurs affections particulières, mais suivant que l'exigent les situations des personnages qu'ils représentent. (6) D'ailleurs, s'il ne faut pas abandonner à lui-même un infortuné, et lui refuser les consolations qui peuvent alléger ses peines; si l'on doit tâcher au contraire d'adoucir ses chagrins par des discours analogues à sa situation et de porter sa pensée sur des objets plus agréables, comme on détourne une vue malade des couleurs vives et éclatantes qui lui seraient nuisibles, pour la fixer sur des couleurs douces qui la soulagent, telles que le vert; quelle consolation plus puissante peut-on offrir à un homme affligé par des malheurs domestiques que la pensée du bonheur de sa patrie: que le concours de la félicité publique avec son infortune personnelle, concours où les sentiments agréables amortissent les sentiments pénibles? (7) Je me suis permis ces réflexions, parce que j'ai vu bien des personnes, touchées, ou plutôt amollies par les reproches d'Eschine à Démosthène, se laisser aller à une fausse compassion. [23] (1) Toutes les villes de la Grèce formèrent, à l'instigation de Démosthène, une nouvelle ligue: les Thébains, à qui cet orateur avait fourni des armes, attaquèrent la garnison qui occupait leur citadelle, et tuèrent une grande partie des soldats. Les Athéniens se préparèrent à soutenir avec eux le poids de cette guerre, (2) et Démosthène, qui ne quittait pas la tribune, écrivit en Asie aux généraux du roi de Perse, pour les engager à déclarer la guerre à Alexandre, qu'il appelait un enfant et un Margitès; mais après qu'Alexandre eut mis ordre aux affaires de son royaume, et qu'il fut entré dans la Béotie à la tête d'une armée, les Athéniens rabattirent beaucoup de leur fierté, et Démosthène perdit sa véhémence ordinaire. Les Thébains, abandonnés par leurs alliés, et réduits à se défendre seuls, virent leur ville entièrement détruite. (3) Cet événement jeta parmi les Athéniens un si grand trouble, qu'ils prirent le parti d'envoyer Démosthène vers Alexandre avec quelques autres ambassadeurs; mais cet orateur, qui redoutait la colère de ce prince, se sépara de ses collègues quand il fut au mont Cythéron, et abandonna l'ambassade. (4) Alexandre fait partir sur-le-champ pour Athènes des députés chargés de demander qu'on lui livrât dix orateurs, à ce que rapportent Idoménée et Duris; mais le plus grand nombre des historiens, et les plus dignes de foi, n'en mettent que huit, Démosthène, Polyeucte, Éphialte, Lycurgue, Myroclès, Démon, Callisthène et Charidème. (5) Ce fut alors que Démosthène conta aux Athéniens l'apologue des brebis qui livrèrent leurs chiens aux loups, dans lequel il se comparait, lui et les autres orateurs, à des chiens fidèles qui combattaient pour le peuple; et le roi de Macédoine, à un loup dévorant. (6) "Dans les marchés, leur dit-il encore, nous voyons les marchands porter dans un vase une montre de leur blé, qui leur sert à vendre tout celui qu'ils ont chez eux; de même en nous livrant vous vous livrez vous-même, sans vous en douter." Tel est le récit d'Aristobule de Cassandrie. Les Athéniens, ayant délibéré sur la demande d'Alexandre, ne savaient quel parti prendre, lorsque Démade, s'étant fait donner cinq talents par les autres orateurs, se chargea d'aller seul en ambassade auprès d'Alexandre, pour lui demander leur grâce, soit qu'il comptât sur l'amitié de ce prince, soit qu'il espérât le trouver rassasié de vengeance, comme un lion dont la faim s'est assouvie dans le carnage. Il réussit en effet à l'apaiser, obtint le pardon des orateurs, et réconcilia les Athéniens avec Alexandre. [24] (1) Après le départ de ce prince, le crédit des autres orateurs augmenta sensiblement, et celui de Démosthène diminua beaucoup; il se releva un moment lorsque Agis, roi de Lacédémone, entra en campagne avec ses troupes; mais ce changement ne fut pas de durée. Les Athéniens n'ayant pas remué, les Lacédémoniens furent défaits, et leur roi resta sur le champ de bataille. (2) Ce fut à cette époque qu'on reprit, contre Ctésiphon, l'affaire de la Couronne; elle avait été entamée sous l'archontat de Charondas, peu de temps avant la bataille de Chéronée, et ne fut jugée que dix ans après, sous l'archonte Aristophon. Jamais cause publique n'eut plus de célébrité, tant par la réputation des orateurs que par le courage des juges. Quoique les accusateurs de Démosthène, soutenus de tout le crédit des Macédoniens, eussent le plus grand pouvoir, les juges, loin de donner leur suffrage contre lui, prononcèrent si généreusement son absolution, qu'Eschine n'eut pas pour lui le cinquième des voix. (3) Honteux de sa défaite, il sortit de la ville aussitôt après le jugement, et passa le reste de ses jours à Rhodes et dans l’Ionie, où il donna des leçons d'éloquence. [25] (1) Peu de temps après, Harpalus, à qui l'amour du luxe avait fait commettre de grandes malversations, et qui craignait la colère d'Alexandre, devenu redoutable à ses amis mêmes, abandonna ce prince, et s'en alla d'Asie à Athènes. (2) Il venait implorer la protection de cette ville et se remettre à la discrétion du peuple avec ses richesses et ses vaisseaux. Les autres orateurs, éblouis par l'éclat de son or, se déclarèrent pour lui et conseillèrent aux Athéniens d'admettre sa demande et de le protéger. (3) Démosthène ouvrit sur-le- champ l'avis de renvoyer Harpalus, de peur d'attirer sur leur ville une guerre dangereuse pour un sujet injuste et sans aucune nécessité. Peu de jours après, comme on faisait l'inventaire des richesses d'Harpalus, il s'aperçut que Démosthène considérait avec plaisir une coupe du roi, dont il admirait la forme et le travail; il pria cet orateur de la prendre dans ses mains pour juger de ce qu'il y avait d'or. (4) Démosthène, étonné de son poids, lui demanda de combien elle était: "Elle est de vingt talents," lui répondit Harpalus en souriant; et le soir même, à l'entrée de la nuit, il lui envoya la coupe avec vingt talents: (5) tant Harpalus était habile à juger, par l'épanouissement du visage et par la vivacité des regards, du caractère d'un homme et de son amour pour l'argent! Démosthène ne résista point à cet appât: frappé de ce présent comme s'il eût reçu une garnison chez lui, il soutint les intérêts d'Harpalus, et se rendit le lendemain à l'assemblée, le cou tout enveloppé de laine et de bandelettes. Le peuple lui ayant ordonné de se lever et de dire son avis, il signe fit qu’il avait une extinction de voix. (6) Quelques plaisants le raillèrent sur cette prétendue maladie, et dirent que leur orateur avait été pris la nuit, non d'une esquinancie, mais d'une argyrancie. Le lendemain, tout le monde sut le présent que lui avait fait Harpalus; et Démosthène ayant voulu parler pour sa défense, le peuple refusa de l'écouter; il commençait même à faire beaucoup de mouvement et à témoigner son indignation, lorsqu'un plaisant s'étant levé dans l'assemblée: "Athéniens, dit-il, refuserez-vous d'écouter celui qui tient la coupe?" (7) Le peuple obligea Harpalus de sortir de la ville; et craignant qu'Alexandre ne demandât compte des richesses que les orateurs avaient pillées, on en fit une recherche sévère dans leurs maisons, excepté dans celle de Calliclès, fils d'Arrhénidas, qu'on respecta, dit Théopompe, parce qu'il venait de se marier, et que la nouvelle épouse était dans sa maison. [26] (1) Démosthène, croyant en imposer, proposa lui-même un décret qui chargeait l'aréopage d'informer de cette affaire et de punir tous ceux qui seraient convaincus de s'être laissé corrompre. (2) Il se présenta donc à ce tribunal; mais il fut le premier que le sénat trouva coupable, et qu'il condamna à une amende de cinquante talents; la sentence le constituait prisonnier jusqu'à ce qu'il eût payé cette somme. La honte de cette flétrissure et la faiblesse de son tempérament, qui ne lui permettait pas de supporter la prison, le déterminèrent à s'enfuir; il trompa une partie de ses gardes, et les autres facilitèrent son évasion. (3) Il n'était pas loin de la ville, lorsqu'il aperçut quelques-uns de ses ennemis qui couraient après lui; il chercha d'abord à se cacher; mais ils l'appelèrent par son nom, et l'ayant bientôt joint, ils le prièrent d'accepter l'argent qu'ils lui apportaient pour faire son voyage, l'assurant que c'était le seul motif qu'ils eussent eu de le suivre; ils l'exhortèrent à prendre courage et à supporter patiemment son malheur. Démosthène alors, redoublant ses plaintes et ses gémissements: (4) "Et comment, leur dit-il, ne pas quitter avec de vifs regrets une ville où les ennemis mêmes sont si généreux qu'on trouverait à peine ailleurs de pareils amis?" (5) Il donna de grandes marques de faiblesse pendant son exil, qu’il passa tantôt à Égine, tantôt à Trézène; ses regards ne se portaient jamais sur l'Attique que ses yeux ne se remplissent de larmes, et qu'il ne lui échappât des paroles qui n'annonçaient aucun courage; et qui répondaient mal à l'énergie qu'il avait montrée dans le cours de son administration politique. (6) On rapporte qu'en sortant d'Athènes il avait élevé les mains vers la citadelle, et s'adressant à Minerve: "Protectrice de notre ville, s'écria-t-il, comment pouvez-vous prendre intérêt à trois bêtes si méchantes, la chouette, le dragon et le peuple?" (7) Tous les jeunes gens qui venaient le voir et s'entretenir avec lui, il les détournait de prendre part aux affaires publiques. "Si dès le commencement que je m'en suis occupé, leur disait-il, on m'eût présenté deux chemins, celui de la tribune et des assemblées, ou celui d'une mort certaine, et que j'eusse pu prévoir tous les maux qui m'attendaient dans le gouvernement, les craintes, les jalousies, les calomnies et les combats qui en sont inséparables, je me serais jeté tête baissée dans le chemin de la mort." [27] (1) Il était encore dans son exil lorsque Alexandre mourut. Aussitôt la Grèce se ligua de nouveau; Léosthène se signala par de grands exploits, et assiégea Antipater dans la ville de Lamia, où il l'enferma par de bonnes murailles. (2) L'orateur Pythéas et Callimédon, surnommé Carabus, tous deux bannis d'Athènes, se rangèrent du parti d'Antipater; et, parcourant les villes de la Grèce avec les amis et les ambassadeurs de ce prince, ils les empêchaient de quitter son alliance, pour s'attacher aux Athéniens. (3) Mais Démosthène, s'étant réuni aux ambassadeurs d'Athènes, les seconda de tout son pouvoir pour persuader aux Grecs de tomber sur les Macédoniens et de les chasser de la Grèce. (4) Phylarque raconte que dans une ville d'Arcadie Pythéas et Démosthène eurent ensemble une querelle très vive, en parlant, en pleine assemblée, l'un pour les Macédoniens, et l'autre pour les Grecs. (5) "Nous ne doutons pas, disait Pythéas, qu'une maison où nous voyons porter du lait d'ânesse ne soit affligée de quelque maladie; c'est aussi la marque sûre qu'une ville est malade quand on y voit entrer des ambassadeurs athéniens. - Comme on ne porte du lait d'ânesse dans une maison que pour la guérir, répliqua Démosthène en tournant la comparaison à son avantage, de même les ambassadeurs athéniens n'entrent jamais dans une ville que pour y porter la santé." (6) Le peuple, charmé de cette repartie heureuse, rendit aussitôt un décret pour le rappel de Démosthène; et ce fut Démon, son cousin, du bourg de Péanie, qui le dressa. On envoya une galère à trois rangs de rames le prendre à Égine. (7) Quand il aborda au Pirée, tous les magistrats, tous les prêtres, suivis du peuple entier, allèrent au-devant de lui, et le reçurent avec les plus vives démonstrations de joie. Démétrius de Magnésie rapporte que dans ce moment Démosthène, levant les mains au ciel, se félicita d’une journée si glorieuse, qui le ramenait dans sa patrie plus honorablement qu'Alcibiade, que ses concitoyens avaient reçu par force, au lieu qu'ils le recevaient de leur plein gré. (8) Cependant l'amende à laquelle il avait été condamné subsistait toujours, et le peuple ne pouvait pas lui en faire grâce. On imagina un moyen d'éluder la loi: il était d'usage, dans le sacrifice qu'on faisait tous les ans à Zeus Sôter, de donner une certaine somme à celui qui avait soin de préparer et d'orner l'autel de ce dieu; ils en chargèrent cette année Démosthène, et lui comptèrent pour cela les cinquante talents auxquels montait son amende. [28] (1) Mais il ne jouit pas longtemps du plaisir de se revoir dans sa patrie; bientôt les Grecs furent entièrement écrasés; ils perdirent, au mois de Métageitnion, la bataille de Crannon; au mois de Boédromion, les Athéniens reçurent une garnison macédonienne dans le fort de Munychium, et Démosthène mourut dans le mois de Pyanepsion. (2) Lorsque Démosthène et ceux de son parti apprirent qu'Antipater et Cratère s'avançaient vers Athènes, ils se hâtèrent de sortir de la ville, et furent condamnés à mort par le peuple, sur un décret que Démade avait dressé. (3) Ils se dispersèrent chacun de son côté, et Antipater envoya, pour les prendre, des soldats conduits par un certain Archias, surnommé Phygadothère; il était originaire de Thurium, et avait commencé par jouer des tragédies; on dit même que Polus d'Égine, l'acteur le plus parfait de la Grèce, avait été son disciple. Mais Hermippus met Archias au nombre des disciples du rhéteur Lacritus, et, suivant Démétrius, il avait eu pour maître le philosophe Anaximène. (4) Cet Archias ayant trouvé à Égine l'orateur Hypéride, Aristonicus de Marathon et Himérée, frère de Démétrius de Phalère, qui s'étaient réfugiés dans le temple d'Ajax, il les en arracha et les envoya à Cléones, où était alors Antipater, qui les fit mourir sur-le-champ; on ajoute qu'il fit couper la langue à Hypéride. [29] (1) Archias, informé que Démosthène s'était réfugié à Calaurie, dans le temple de Neptune, passa dans cette île sur de petits bateaux, et, étant débarqué avec des soldats thraces, il voulut persuader à Démosthène de sortir de son asile et de venir avec lui trouver Antipater, de qui il n'avait rien à craindre. (2) Mais la nuit précédente Démosthène avait eu un songe dans lequel il avait cru entrer en rivalité avec Archias à qui jouerait mieux une tragédie; il lui semblait qu’il avait le plus grand succès et qu'il tenait tous les spectateurs dans l'admiration, mais que son rival l'emportait sur lui par la richesse et la beauté des décorations. (3) Aussi Archias eut beau lui parler d'un ton de douceur et d'humanité, il n'ajouta pas foi à ses paroles, et levant les yeux sur lui, assis comme il était: "Archias, lui dit-il, tu n'as fait cette nuit, aucune impression sur moi en jouant ton rôle, et tu ne réussiras pas mieux aujourd'hui par tes promesses." Archias s'étant emporté et lui ayant fait de grandes menaces: "Maintenant, reprit Démosthène, tu parles comme si tu étais sur le trépied macédonien; tu n’avais parlé encore qu'en acteur de comédie: mais attends un peu que j'aie écrit chez moi pour donner mes derniers ordres." (4) En disant ces mots, il entra dans l'intérieur du temple; et prenant ses tablettes comme pour écrire, il porta le poinçon à sa bouche et le mordit; ce qu'il faisait ordinairement quand il méditait ou qu'il composait quelque discours; après l'y avoir tenu quelque temps, il se couvrit de sa robe et pencha la tête. (5) Les soldats qui se tenaient à la porte du temple se moquaient de lui de craindre ainsi la mort, et le traitaient de lâche et de mou. Archias, s'étant rapproché de lui, l'engageait à se lever; et lui répétant les mêmes propos, il lui promettait de le réconcilier avec Antipater. (6) Démosthène, qui sentait que le poison avait produit tout son effet, se découvrit, et fixant ses regards sur Archias: "Tu peux maintenant, lui dit-il, jouer le rôle de Créon dans la tragédie et faire jeter ce corps où tu voudras, sans lui accorder les honneurs de la sépulture. O Neptune, ajouta-t-il, je sors encore vivant de ton temple! mais Antipater et les Macédoniens ne l'auront pas moins souillé par ma mort." (7) Il finissait à peine ces mots, qu'il se sentit trembler et chanceler; il demanda qu'on le soutînt pour marcher, et, comme il passait devant l'autel du dieu, il tomba et mourut, en poussant un profond soupir. [30] (1) Ariston rapporte que Démosthène avait pris, comme nous venons de le dire, le poison qu'il portait dans le poinçon de ses tablettes. Un certain Pappus, dont les Mémoires ont servi de matériaux à Hermippus pour composer son histoire, dit que lorsque cet orateur fut tombé au pied de l'autel, on trouva dans ses tablettes une adresse de lettre qui portait: Démosthène à Antipater. (2) Comme on était surpris qu'il fût mort si promptement, les soldats thraces racontèrent qu’ils lui avaient vu tirer d'un linge quelque chose qu'il avait porté à sa bouche; qu'ils avaient cru que c'était de l'or qu'il avalait, mais qu'apparemment il avait bu du poison. Une jeune esclave qui le servait, et qu'Archias interrogea, dit que Démosthène portait depuis longtemps sur lui ce linge noué, comme une amulette. (3) Ératosthène assure qu'il avait toujours du poison dans un anneau creux qu'il portait en guise de bracelet. (4) Mais il n'est pas nécessaire de rapporter les différentes traditions des historiens sur le genre de sa mort, elles sont en trop grand nombre: je citerai cependant celle de Démocharès, parent de Démosthène, qui paraît persuadé que cet orateur ne mourut pas du poison; mais que les dieux, par une faveur et une providence particulières, lui envoyèrent une mort douce et prompte pour le soustraire à la cruauté des Macédoniens.(5) (5) Il mourut le 16 du mois de Pyanepsion, le jour le plus triste et le plus funeste de la fête des Thesmophories, où les femmes qui la célèbrent, assises à terre dans le temple de Cérès, jeûnent jusqu’au soir. Peu de temps après, le peuple athénien, rendant à sa mémoire les honneurs qu il méritait, lui fit élever une statue de bronze, et ordonna, par un décret, que l'aîné de sa famille serait, à perpétuité, nourri dans le Prytanée aux dépens du public. On grava sur le piédestal cette épitaphe: "Démosthène,pourquoi ta force et ta puissance / N'ont-elles égalé ta sublime éloquence? / Jamais on n'aurait vu, par un honteux revers, / Des Macédoniens les Grecs porter les fers. (6) Ceux qui veulent que Démosthène ait fait lui-même cette inscription à Calaurie, avant de prendre le poison, ne méritent pas d'être écoutés. [31] (1) Mais, peu de temps avant mon voyage d'Athènes, il arriva un événement que je crois devoir rapporter. Un soldat, appelé en justice par son capitaine, mit tout ce qu’il avait d'argent dans les mains de la statue de Démosthène, (2) qui avait les doigts entrelacés l'un dans l'autre. Il était né près de cette statue un petit platane dont les feuilles, ou poussées par le vent, ou placées par le soldat lui-même , couvraient si bien les mains de la statue, qu'elles cachèrent longtemps l'or qu'on y avait mis en dépôt. (3) Le soldat, étant revenu à Athènes, y retrouva son or dans l'endroit où il l'avait mis; et cette aventure ayant fait du bruit dans la ville, il y eut entre les beaux esprits d'Athènes une rivalité pour faire des vers sur le désintéressement de Démosthène.(4)Démade ne jouit pas longtemps de la gloire récente qu'il avait acquise: la justice divine, qui voulait venger la mort de Démosthène, le conduisit en Macédoine, pour y recevoir la juste punition de son crime de la main même de ceux dont il avait été le vil flatteur. Déjà il leur était odieux, et dans cette occasion il commit une faute dont il lui fut impossible de se justifier. (5) On surprit une lettre de lui par laquelle il invitait Perdiccas à entrer en armes dans la Macédoine, et à délivrer la Grèce, qui ne tenait plus qu'à un fil à moitié pourri; c'est ainsi qu'il désignait Antipater. (6) Dinarque de Corinthe s'étant porté pour son accusateur et l'ayant convaincu d'être l'auteur de cette lettre, Cassandre, dans le premier mouvement de sa colère, massacra son fils entre ses bras, et ordonna qu'on le fît mourir lui-même. Ainsi Démade apprit, par ses malheurs, que les traîtres sont toujours les premiers à se trahir eux-mêmes: c'était ce que Démosthène lui avait souvent prédit et qu'il n'avait jamais voulu croire. (7) Voilà, mon cher Sénécion, la vie de Démosthène, telle que j'ai pu la recueillir dans mes conversations et dans mes lectures.