[0] M. CATON (234-149 av. J.-C.) [1] I. M. Caton était, dit-on, originaire de Tusculum, mais il eut sa résidence et vécut, avant ses campagnes et sa carrière politique, dans les propriétés de son père en Sabine. Ses aïeux passaient pour absolument inconnus; Caton lui-même vante cependant son père Marcus comme un homme de bien et un brave soldat; de plus, il affirme que son bisaïeul Caton obtint plusieurs fois le prix du courage et qu'ayant perdu cinq chevaux de guerre dans les combats, il en reçut la valeur sur le trésor public, en récompense de sa bravoure. Les Romains ayant coutume d'appeler hommes nouveaux ceux qui, sans devoir de renom à leur naissance, commençaient à se faire connaître par eux-mêmes, ils donnaient aussi ce nom à Caton. Lui, toutefois, disait qu'il était personnellement nouveau quant à l'exercice des magistratures et à la gloire, mais que, par les exploits et les vertus de ses ancêtres, il était tout à fait ancien. Il s'appelait autrefois, du troisième de ses noms, Priscus, et non Caton; mais, par la suite, il dut le surnom de Caton à son talent, car les Romains appellent l'homme habile "catus". Pour son extérieur, ses cheveux tiraient sur le roux, et il avait les yeux bleus, comme le fait voir avec malveillance l'auteur de cette épigramme : « Ce roux, qui mord tout le monde et qui a les yeux bleus, Porcius, même quand il est mort, Proserpine ne l'admet pas dans le Tartare. » Sa constitution, affermie dès les débuts par le travail, un régime tempéré et les campagnes, se prêtait à toute espèce d'activité et n'avait pas plus à désirer sous le rapport de la force que de la santé. Quant à son éloquence, qu'il regardait comme un second corps, instrument du bien, et pas seulement du nécessaire, pour un homme qui ne voulait pas vivre dans la bassesse ni dans l'inaction, il l'exerçait et s'y entraînait dans les bourgades et les petites villes voisines. Il assistait chaque fois en justice ceux qui le lui demandaient, et il se fit ainsi connaître d'abord comme plaideur zélé, puis comme orateur capable. Cette activité faisait éclater davantage, aux yeux des bénéficiaires de son appui, la gravité et l'élévation de son caractère, qui exigeaient, pour être mises dans tout leur jour, de grandes affaires et un rôle de chef. Car non seulement, à ce que l'on sait, il se montrait désintéressé matériellement dans les procès et les débats; mais on voyait bien que même la gloire de ce genre de luttes, il ne l'escomptait pas comme un très grand avantage; il voulait plutôt s'illustrer dans les combats contre l'ennemi et les expéditions; aussi, étant encore adolescent, il avait le corps criblé de blessures reçues en face. Car il dit lui-même avoir fait sa première campagne à dix-sept ans, au temps où les succès d'Hannibal embrasaient l'Italie. Il se montrait, dans les combats, habile à frapper de la main, persévérant et solide sur ses pieds, imposant par son aspect. Il menaçait les ennemis d'un ton tranchant, jugeant avec raison et prouvant par son exemple que souvent les procédés de ce genre abattent l'adversaire mieux que l'épée. Dans les marches il allait, portant lui-même ses armes et suivi d'un seul serviteur, chargé de ses provisions. Jamais, dit-on, il ne se fâcha contre cet homme ou ne lui fit de reproches sur le déjeuner ou le dîner servi; même, il partageait avec lui la plupart des besognes et des préparatifs, une fois débarrassé des travaux militaires. Il buvait de l'eau en campagne, sauf qu'il lui arriva parfois, dévoré par la soif, de réclamer du vinaigre, ou, si la force lui manquait, un petit vin. [2] II. Près de ses terres était la ferme qui avait appartenu à Manius Curius, le héros de trois triomphes. Il y allait constamment, contemplait la petitesse du champ et l'exiguité de la maison, et se représentait cet homme, le plus grand des Romains, qui avait soumis les nations les plus belliqueuses et chassé Pyrrhus d'Italie, piochant lui-même ce petit terrain et habitant cette ferme après trois triomphes. C'est là que les ambassadeurs des Samnites avaient trouvé Curius assis à son foyer et faisant cuire lui-même des raves. Ils lui offrirent beaucoup d'or; mais il les renvoya en disant : « On n'a pas besoin d'or quand on se contente d'un pareil repas; et l'on trouve moins beau d'avoir de l'or que de vaincre ceux qui en ont. » Caton s'en allait plein de ces souvenirs; et, reprenant l'administration de sa maison, de ses terres, de ses domestiques et de son train de vie, il redoublait d'activité et retranchait tout superflu. Lors de la prise de Tarente par Fabius Maximus, Caton se trouvait sous ses ordres, étant encore un tout jeune homme. Il fut l'hôte d'un certain Néarque, de l'école pythagoricienne, et mit du zèle à profiter de ses enseignements. Il recueillit de la bouche de ce philosophe les formules dont Platon se sert aussi (Timée 69d) : « Le plaisir est le plus grand des appâts du mal, et le corps le premier des fléaux de l'âme. La délivrance et la purification de l'âme sont les raisonnements les plus propres à l'écarter des sensations physiques et à l'en dégager. » Il aima donc plus encore la simplicité et la tempérance. Par ailleurs on dit qu'il s'initia sur le tard à notre culture, et qu'il prit en mains des livres grecs dans un âge très avancé. Il aurait tiré quelque profit de Thucydide pour améliorer son éloquence, et davantage de Démosthène. Cependant ses écrits sont assez parsemés d'opinions philosophiques ou d'anecdotes empruntées à la Grèce; et il y a beaucoup de traductions littérales du grec dans ses maximes et ses sentences. [3] III. Or il y avait un patricien, l'un des mieux nés de Rome, et influent, qui savait reconnaître le mérite à ses débuts et montrait du zèle pour le mettre en état de se développer et de conduire à la gloire. Il s'appelait Valérius Flaccus. Il avait des propriétés contiguës à celles de Caton. Il apprit, par les serviteurs de celui-ci, son activité et son genre de vie. Il s'étonna de leur entendre expliquer que, le matin, Caton allait au Forum prêter son concours à ceux qui le demandaient, et que, de retour dans sa terre, il labourait, en période de mauvais temps, vêtu d'une simple tunique, et, en été, nu; qu'il mangeait le même pain et buvait le même vin que ses esclaves, assis à la même table. Il recueillit encore de leur bouche beaucoup d'autres exemples de sa tempérance et de sa modération, beaucoup de ses maximes. Il le fit inviter à dîner; ce fut l'origine de leurs relations. Il reconnut en lui un caractère doux et poli, qui, comme une plante, avait besoin de culture et du grand air. Il l'engagea donc à se mêler de la politique romaine et parvint à le convaincre. Dès que Caton fut à Rome, il s'y acquit des admirateurs et des amis par ses plaidoyers; mais, l'appui de Valérius lui valant un surcroît de considération et de crédit, il obtint d'abord le tribunat militaire; puis il fut questeur. Par la suite, étant désormais un personnage important et fort en vue, il brigua, avec Valérius lui-même, les plus hautes magistratures; il fut consul avec lui, et aussi censeur. Parmi les citoyens les plus âgés, il s'attacha à Fabius Maximus, qui était très illustre et avait une très grande influence; mais Caton appréciait surtout son caractère et sa vie, où il voyait de très beaux exemples; aussi n'hésita-t-il même pas à entrer en conflit avec le grand Scipion, qui, jeune alors, contre-carrait l'action de Fabius et paraissait l'envier. Même, envoyé comme questeur sous lui dans la guerre d'Afrique, lorsqu'il le voyait déployer son faste accoutumé et prodiguer l'argent à ses troupes, il ne se gênait pas pour l'en blâmer : « Ton plus grand tort, lui affirmait-il, n'est point de dépenser, mais de gâter la simplicité traditionnelle des soldats qui s'adonnent au plaisir et au luxe par suite de leur surabondance de ressources. » — « Je n'ai pas besoin, répondit Scipion, d'un questeur trop exact quand j'entre à toutes voiles dans la guerre; car je dois compte à l'État de mes actes, et non de mes dépenses. » Caton partit alors de Sicile; et, de concert avec Fabius, il se mit à crier contre les gaspillages incalculables de Scipion et ses passe-temps puérils, l'accusant de s'attarder dans les palestres et les théâtres comme un homme qui, au lieu d'exercer le commandement, ferait la fête. Il obtint, de la sorte, qu'on envoyât à Scipion des tribuns de la plèbe, chargés de le ramener à Rome si les accusations se vérifiaient. Dans ces conditions, Scipion leur fit voir que la victoire dépendait des préparatifs de guerre; et ils purent constater que si, aux heures de loisir, il était d'un commerce agréable pour ses amis, la bonne grâce de sa vie privée ne lui ôtait pas son énergie dans la conduite des affaires grandes et sérieuses; on le laissa donc partir {de Sicile} pour son expédition. [4] IV. Quant à Caton, son crédit, qui était déjà grand, s'était accru par son éloquence, et la plupart des Romains l'appelaient Démosthène; mais sa vie lui valait encore plus de célébrité et de réputation. Car son talent oratoire était déjà, pour la jeunesse, l'objet d'une vive et universelle émulation; mais un homme qui avait le courage de travailler de ses mains comme les ancêtres, se plaisait à faire un dîner simple, un déjeuner sans aliments chauds, à porter des vêtements grossiers, se contentait d'une maison de plébéien et mettait sa dignité plutôt à se passer du superflu qu'à le posséder, était rare. En effet la cité, dès lors, à cause de sa grandeur, ne gardait plus la pureté des anciennes moeurs. Au contraire, parce qu'elle présidait à bien des affaires et commandait à beaucoup d'hommes, elle se laissait contaminer par mille coutumes et accueillait dans son sein toutes sortes d'exemples de vices. On admirait donc naturellement Caton, en voyant les autres brisés par la fatigue et amollis par le plaisir, et celui-là invincible à l'un et à l'autre, non seulement tant qu'il était encore jeune et ambitieux, mais aussi dans un âge fort avancé, après son consulat et son triomphe. Car, tel qu'un athlète victorieux, il continua de s'entraîner et ne se démentit pas jusqu'à la fin. Jamais en effet il ne porta, dit-il, de vêtements qui valussent plus de cent drachmes; général et consul, il buvait le même vin que les ouvriers; les mets qu'il faisait acheter pour son dîner ne coûtaient pas plus de trente as. Or il suivait ce régime pour la patrie, afin d'endurcir son corps en vue des campagnes militaires. Ayant trouvé dans un héritage une tapisserie babylonienne à figures, il la vendit aussitôt. Parmi ses fermes, il n'y en avait aucune de recrépie; et il ne mit jamais plus de quinze cents drachmes à l'achat d'un esclave, n'ayant pas besoin de jolis serviteurs de luxe, mais de travailleurs solides, pale-freniers et bouviers par exemple. Ceux-là même, une fois âgés, il fallait, d'après lui, les vendre, au lieu de les nourrir à ne rien faire. En somme, il pensait que rien de superflu n'était bon marché; et ce dont on n'avait pas besoin, ne se vendît-il qu'un as, lui paraissait cher. Il valait aussi mieux, à ses yeux, acquérir les terres que l'on ensemence et où l'on fait paître que celles que l'on arrose et ratisse. [5] V. Cela, les uns l'attribuaient, chez lui, à la mesquinerie; les autres pensaient qu'il se resserrait davantage pour redresser et assagir le reste des Romains. Toutefois se servir des domestiques jusqu'à extinction, comme si c'étaient des bêtes de somme, pour les chasser dans leur vieillesse et les revendre, je mets, quant à moi, ce procédé sur le compte d'un naturel trop obstiné et selon lequel un homme n'a pas de communauté avec un autre homme, en dehors des services qu'il peut lui rendre. Nous le voyons cependant, le domaine de la bonté est plus vaste que celui de la justice; car, d'après la loi, nous sommes faits pour appliquer la justice seulement aux hommes; mais, quant aux grâces et aux bienfaits, ils peuvent, en certains cas, s'étendre même aux êtres sans raison, découlant ainsi de la douceur comme d'une source abondante. Et, en effet, quand des chevaux et des chiens sont hors de service du fait de l'âge, il est convenable, pour l'homme bon, de les nourrir, et de ne pas se borner à l'élevage des jeunes animaux, mais de soigner aussi les vieux. Le peuple athénien, quand il bâtissait l'Hécatompédon, laissa paître en toute liberté les mules que l'on avait vues mettre le plus de coeur à l'ouvrage; et il y en eut une, dit-on, qui descendait d'elle-même sur les chantiers pour accompagner dans la montée les autres bêtes de somme qui amenaient les chariots en haut de l'Acropole. Elle marchait devant, comme si elle voulait les encourager et leur inspirer son ardeur. Les Athéniens décidèrent, par un vote, de la nourrir aux frais de l'État jusqu'à sa mort. Les cavales de Cimon, qui lui avaient assuré trois victoires aux jeux Olympiques, ont leur tombe près des monuments funèbres de sa famille. Bien des gens ont donné une sépulture à des chiens familiers, élevés dans leurs maisons. Ainsi fit Xanthippe l'Ancien pour le sien, qui avait suivi sa trière à la nage dans la direction de Salamine, lorsque le peuple évacua la ville. Il lui éleva, sur le promontoire, ce qu'on appelle encore le "Monument du Chien". Car il ne faut pas traiter les êtres animés comme des chaussures ou des ustensiles, que l'on jette une fois usés et détériorés par le service; et, même à défaut d'autre motif, il faudrait se montrer doux et bienveillant envers eux pour s'habituer à l'exercice de l'humanité. Ainsi, quant à moi, je ne vendrais même pas un boeuf de labour pour cause de vieillesse, à plus forte raison un homme âgé. Celui-là, je ne voudrais pas l'exiler du pays où il a été nourri et l'arracher à son genre de vie habituel pour quelque menue monnaie; il serait d'ailleurs inutile aux acheteurs comme aux vendeurs. Caton, lui, comme s'il tirait vanité de ces pratiques, dit même qu'il laissa en Espagne le cheval qu'il montait pendant ses expéditions consulaires, pour ne pas faire payer à l'État le prix de la traversée. Faut-il voir ici de la petitesse ou de la grandeur d'âme? L'un ou l'autre, suivant le raisonnement qui paraîtra probant. [6] VI. Au surplus ce personnage méritait, par sa tempérance, une admiration extrême, lui qui, dans l'exercice du commandement, ne prenait pas, pour lui et son entourage, plus de trois mesures attiques de blé par mois; pour la journée des bêtes de somme, c'était moins d'une mesure et demie d'orge. Préposé au gouvernement de la Sardaigne, où les préteurs qui l'avaient précédé se servaient habituellement des tentes, des lits et des vêtements de l'État et surchargeaient le trésor par leur domesticité nombreuse, la quantité de leurs attachés, leurs dépenses de table et tout leur appareil, ce grand homme fit des changements incroyables dans le sens de la simplicité. Car il n'eut jamais besoin, pour rien, de faire payer ses dépenses à l'État; il allait dans les villes toujours à pied, sans équipage, suivi d'un seul esclave public qui portait ses vêtements {de rechange} et de quoi faire les libations pour les cérémonies religieuses. S'il se montrait, à cet égard, tellement accommodant et simple envers ses subordonnés, il reprenait ensuite sa dignité et sa rigueur, inflexible quand la justice était en cause, raide et impérieux dans les ordres qu'exigeait sa charge, en sorte que jamais l'autorité romaine ne fut plus redoutée ni plus aimée dans ce pays. [7] VII. Il est visible que l'éloquence de ce grand homme avait aussi un caractère à peu près semblable {à sa manière de commander} ; car elle était à la fois gracieuse et terrible, agréable et foudroyante, railleuse et sévère, sentencieuse et combative. De même Platon (Banquet 215a) dit que Socrate, vu du dehors, apparaît à ceux qui le rencontrent comme un simple particulier, satirique et insolent; mais, à l'intérieur, il est plein d'ardeur et dispose de moyens qui arrachent des larmes à ses auditeurs et leur déchirent le coeur. Aussi je ne sais ce qui a pris aux gens qui affirment que l'éloquence de Caton ressemblait surtout à celle de Lysias. Cependant ceux qui connaissent mieux le génie de la langue latine décideront ce point. Et nous, nous ferons figurer ici quelques-uns de ses traits, nous qui affirmons que la parole, bien plus que le visage, comme quelques-uns le croient, dévoile le naturel des hommes. [8] VIII. Voulant un jour détourner le peuple romain de son penchant déplacé pour les distributions de blé et de vivres, il commença son discours de cette façon : « Il est difficile, citoyens, de parler à un ventre qui n'a pas d'oreilles. » Accusant le faste, il dit encore : « Il est difficile de sauver une ville où un poisson se vend plus cher qu'un boeuf. » Il trouvait que les Romains ressemblaient aux moutons : « Car, ajoutait-il, de même que ceux-ci, pris un à un, n'obéissent pas; mais, en masse, suivent, les uns et les autres, leurs bergers; ainsi vous, des gens que vous ne daigneriez pas prendre pour conseillers dans le privé, vous vous laissez, une fois réunis, conduire par eux. » Parlant du {soi-disant} gouvernement des femmes : « Tous les hommes, disait-il, commandent à leurs femmes; nous, à tous les hommes; et à nous, les femmes. » Ce mot est transposé de Thémistocle. Car ce héros, à qui son fils donnait beaucoup d'ordres par l'intermédiaire de la mère de cet enfant, dit à celle-ci : « Femme, les Athéniens commandent aux Grecs, et moi aux Athéniens, et toi à moi, et ton fils à toi. Qu'il n'abuse donc pas de l'autorité grâce à laquelle, sans avoir de bon sens, il est le plus puissant des Grecs. » Caton disait aussi que le peuple romain fixait la valeur, non seulement des étoffes de pourpre, mais encore des goûts : « Car, de même que les teinturiers donnent de préférence à une étoffe la nuance à la mode, les jeunes gens, les jeunes filles approuvent et s'efforcent d'imiter la conduite que vos éloges accompagnent. » Il invitait les Romains, si la vertu et la sagesse avaient fait leur grandeur, à ne rien changer dans le sens du pire; mais, si c'étaient l'intempérance et la faiblesse, à changer dans le sens du mieux; car ces vices leur avaient acquis déjà une grandeur suffisante. S'il voyait des gens se donner de la peine pour exercer plusieurs fois les magistratures, il disait : « On croirait qu'ils ignorent leur chemin; ils veulent toujours avoir des licteurs avec eux, de peur de s'égarer. » Il reprochait aux citoyens de choisir à plusieurs reprises les mêmes personnages pour gouverner l'État : « Par là, vous ferez l'effet de trouver que le pouvoir ne mérite pas beaucoup d'estime, ou qu'il n'y a pas beaucoup de gens à le mériter. » Au sujet d'un de ses ennemis, dont la vie paraissait honteuse et infâme, il dit : « Sa mère, en souhaitant le laisser après elle sur terre, croit le maudire, et non prier pour lui. » En montrant un homme qui avait vendu les champs paternels, situés sur la côte, il faisait semblant de l'admirer, comme plus fort que la mer : "Car ce qu'elle avait de la peine à ronger, il l'a facilement avalé." Lorsque le Roi Eumène, au cours d'un voyage à Rome, était reçu avec des honneurs extraordinaires par le Sénat et que les grands, à l'envi, s'empressaient autour de lui, Caton ne se cacha pas de le tenir en suspicion. Comme on lui disait : « Pourtant, c'est un excellent homme et un ami des Romains » il riposta : « Soit ! Mais cet animal que l'on appelle Roi est, de sa nature, carnivore. » Aucun des Rois dont on célébrait la chance ne méritait, d'après lui, d'être comparé avec Epaminondas, Périclès, Thémistocle, Curius ou Hamilcar Barca. Il disait encore : « Mes ennemis me haïssent parce que, chaque jour, je me lève avant l'aube, et que je néglige mes intérêts particuliers pour vaquer aux affaires de l'État... J'aime mieux, après un succès, être privé de récompense que d'échouer sans être puni, et je pardonne toutes les fautes, sauf les miennes. » [9] IX. Les Romains désignèrent pour une mission en Bithynie trois ambassadeurs, dont l'un était goutteux, le second, pour avoir été trépané, gardait la tête creuse, et le troisième passait pour un imbécile. Caton dit alors par raillerie : « Nous envoyons une ambassade sans pieds, sans tête et sans coeur. » Scipion intercéda près de lui, à cause de Polybe, pour les exilés d'Achaïe, dont le cas souleva une grande discussion au Sénat. Les uns se prononçant pour leur retour et les autres s'y opposant, Caton se leva et dit : « Comme si nous n'avions rien à faire, nous restons toute la journée à délibérer pour savoir si de pauvres vieux Grecs seront enterrés par nos fossoyeurs ou ceux d'Achaïe. » Le retour fut voté; et Polybe, au bout de quelques jours, songeant à tenter une nouvelle démarche auprès du Sénat, pour faire recouvrer aux exilés les honneurs dont ils avaient joui en Achaïe, Caton répondit en souriant à ses ouvertures : « Tu veux, comme Ulysse, rentrer dans la caverne du Cyclope, pour reprendre ton chapeau et ta ceinture oubliés ». Il était d'avis que les gens raisonnables reçoivent des sots plus d'aide que ceux-ci, des gens raisonnables; car les uns évitent les maladresses des autres, qui, eux, n'imitent pas leurs réussites. Il disait qu'il aimait, chez les jeunes gens, la rougeur plutôt que la pâleur. Il ne voulait pas d'un soldat qui remuât ses mains dans la marche et ses pieds dans le combat, et ronflât plus fort qu'il ne criait. Attaquant un homme obèse, il disait : « Comment l'État pourrait-il tirer parti d'un corps où toute la place, de la gorge à la ceinture, est occupée par le ventre? » Un voluptueux l'implorait pour être admis dans son intimité. Il répondit : « Je ne peux pas vivre avec un homme dont le coeur est moins sensible que l'estomac. » Il disait que l'âme de l'amant vit dans un corps étranger. Il disait encore : « Je n'ai jamais eu, dans toute ma vie, que trois remords : le premier, d'avoir confié un secret à une femme; le second d'avoir été par mer où je pouvais aller à pied; le troisième d'être resté un jour sans m'occuper. » A un vieillard qui se conduisait mal, il dit : « Mon ami, tu as déjà les laideurs de la vieillesse, et elles sont nombreuses; n'y ajoute pas celle du vice ! » Un tribun de la plèbe, jadis accusé d'empoisonnement, prétendait emporter le vote d'une mauvaise loi : « Mon enfant, lui dit-il, je ne sais pas ce qui est le pire, de boire ce que tu prépares, ou de voter ce que tu proposes. » Insulté par un homme qui avait vécu dans une débauche éhontée, il répliqua : « Le combat est inégal entre toi et moi. Tu entends les injures facilement et tu les profères avec aisance; mais moi, je n'aime pas à les dire, et je n'ai pas l'habitude de les entendre. » Voilà donc le genre de ses traits d'esprit. [10] X. Élu consul avec Valérius Flaccus son ami intime, il obtint la province que les Romains appellent l'Espagne intérieure. Là, parmi les peuplades ennemies, il conquit les unes et se concilia les autres par son éloquence; mais une armée nombreuse de Barbares l'assaillit et il risqua d'être honteusement forcé dans ses retranchements; aussi demanda-t-il l'alliance des Celtibériens, ses voisins. Ceux-ci réclamant deux cents talents pour prix de leur aide, tous les autres chefs de son armée jugeaient impossible que les Romains convinssent d'une solde pour le secours des Barbares; mais Caton déclara qu'il n'y avait pas là de quoi s'effrayer : « Car, vainqueurs, nous recouvrerons cet argent sur les ennemis, sans rien débourser; mais, si nous sommes vaincus, il n'y aura personne pour le verser, ni pour le réclamer. » Il fut, dans ce combat, victorieux sur toute la ligne, et les autres actions réussirent brillamment; en tout cas, Polybe affirme que les murailles des villes en-deçà du Bétis furent rasées, en un seul jour, sur son ordre; or ces places étaient très nombreuses et pleines de bons soldats. Caton lui-même déclare avoir pris plus de villes en Espagne qu'il n'y a passé de jours; et ce n'est pas chez lui pure vantardise, puisque, de fait, il en prit quatre cents. Il avait déjà beaucoup fait pour les soldats au cours de la campagne; à la fin, il leur donna encore une livre d'argent par tête : « Mieux vaut, disait-il, renvoyer beaucoup de Romains chez eux avec de l'argent qu'un petit nombre avec de l'or. » Lui-même, dit-il, eut du butin juste ce qu'il avait mangé ou bu. Il ajoute : « Je n'accuse pas ceux qui cherchent un profit dans les campagnes; mais je préfère rivaliser de courage avec les plus vaillants, plutôt que de richesse avec les plus fortunés et d'avidité avec les plus âpres au gain. » Ce n'était pas lui seulement, mais son entourage, qu'il gardait pur de tout profit illicite. Il menait, dans cette campagne, cinq serviteurs avec lui. L'un d'eux, nommé Paccius, avait acheté trois garçonnets d'entre les captifs. Caton l'apprit. Paccius, n'osant paraître à sa vue, se pendit. Quant aux petits esclaves, Caton les revendit et en versa le prix au trésor public. [11] XI. Comme il se trouvait encore en Espagne, le grand Scipion, qui, étant son ennemi, voulait se mettre en travers de ses succès et lui retirer la gloire de ses exploits, parvint à se faire désigner pour lui succéder dans cette province. Il se hâta donc le plus possible de s'y rendre, pour mettre fin à la mission de Caton. Mais celui-ci, prenant pour son escorte cinq compagnies d'infanterie et cinq cents cavaliers, soumit les Lacétanes et s'empara de six cents rebelles qu'il mit à mort. Comme Scipion en était mécontent, Caton dit ironiquement à son adresse que Rome serait très grande si les hommes illustres et considérables ne cédaient pas le prix de la valeur aux gens obscurs, et si les plébéiens, comme lui Caton, rivalisaient de courage avec ceux qui les dépassaient par la naissance et la réputation. Cependant, le Sénat ayant décidé de ne rien changer, ni remuer, dans l'administration de Caton, ce commandement ôta plus de gloire à Scipion qu'à son prédécesseur et s'écoula sans profit, dans l'inaction et l'oisiveté. Caton, après son triomphe, ne fit pas comme la plupart des hommes d'État, pour qui l'enjeu des combats est la gloire, et non la vertu. Ceux-là, une fois arrivés au faîte des honneurs, quand ils ont obtenu des consulats et des triomphes, arrangent désormais leur vie en vue du plaisir et du loisir, et se retirent des affaires publiques. Lui, ne relâcha ni ne détendit sa vertu. Au contraire, pareil aux débutants qui ont soif d'honneur et de gloire, il persistait, une fois sorti de charge, à rester mêlé aux affaires. Il se mettait à la disposition de ses amis et de ses concitoyens, et ne leur refusait son assistance ni dans les procès, ni dans les expéditions. [12] XII. C'est ainsi que, Tibérius Sempronius exerçant le consulat en Thrace et sur le Danube, Caton, comme lieutenant, opéra de concert avec lui. De même, il vint en Grèce, comme tribun des soldats, sous les ordres de Manius Acilius, dans la campagne contre Antiochus le Grand, qui avait effrayé les Romains plus qu'aucun autre ennemi après Hannibal. Car ayant recouvré, peu s'en faut, toute la partie de l'Asie que possédait Séleucus Nicator, et soumis un très grand nombre de peuplades barbares belliqueuses, il engagea la lutte contre les Romains, qu'il regardait comme les seuls adversaires encore dignes de lui. Il donnait à la guerre un motif spécieux, l'affranchissement des Grecs, qui n'en avaient nul besoin, la générosité des Romains les ayant tout récemment rendus libres et indépendants de Philippe de Macédoine. Il passa donc en Grèce avec une armée. Aussitôt le pays fut dans une agitation extrême, exalté par les espérances meurtrières que les démagogues lui apprenaient à mettre dans le Roi. Manius envoya donc des ambassadeurs aux cités. La plupart des éléments subversifs furent contenus sans violence et apaisés par T. Flamininus, comme je l'ai écrit dans son histoire. Caton, lui, concilia les Corinthiens, les habitants de Patras, et, de plus, les Egéens. Il passa la plus grande partie de son temps dans Athènes, où l'on conserve, paraît-il, un discours qu'il aurait fait en grec devant le peuple. Il y parlait, dit-on, de son admiration pour la vertu des anciens Athéniens et du plaisir qu'il avait pris au spectacle de la ville, en raison de sa grandeur et de sa beauté. Mais ce n'est pas vrai : il s'entretint avec les Athéniens par interprète. Il aurait pu parler lui-même; mais il restait fidèle aux traditions romaines, et se moquait des admirateurs de la pensée grecque. En tout cas, comme Postumius Albinus avait écrit une histoire en grec et s'en excusait, Caton le railla en disant : « Il faut lui pardonner, si c'est un vote des amphictyons, qui l'a réduit à se charger de cette besogne. » Les Athéniens, dit-il, admiraient la promptitude et la vivacité de son élocution; car ce que lui-même exposait brièvement, l'interprète le traduisait longuement et en beaucoup de mots; aussi la masse pensait-elle que les mots venaient aux Grecs des lèvres, et aux Romains, du coeur. [13] XIII. Cependant Antiochus fortifia le défilé des Thermopyles, où ii établit son camp, et ajouta aux défenses naturelles du lieu des retranchements et des remparts; puis il s'y tint tranquille, croyant avoir enfermé la guerre dans cet espace. Les Romains désespéraient absolument de forcer le passage; mais Caton, ayant dans l'esprit le célèbre mouvement tournant des Perses et l'encerclement des Grecs par leurs troupes, partit la nuit pour les Thermopyles, avec une partie de l'armée. Comme ils s'avançaient, le prisonnier qui leur servait de guide se trompa de chemin et s'égara dans des endroits inextricables et escarpés, ce qui causa un découragement et une peur terribles aux soldats. Voyant le péril, Caton exhorta ses hommes à ne pas trembler et à tenir bon. Lui-même, accompagné d'un certain L. Mallius, habile à escalader les montagnes, allait à la découverte, avec beaucoup de peine et de difficulté, par une nuit profonde et sans lune. Les oliviers sauvages, aux branches largement étendues, et les pointes de rochers obstruaient la vue et empêchaient de rien distinguer. A la fin, se jetant dans un sentier qui devait aboutir en bas, vers le camp des ennemis, ils.placèrent des signaux sur certains sommets bien en évidence, au-dessus du mont Callidrome. Revenant ensuite sur leurs pas, ils amenèrent l'armée à leur suite et la firent avancer dans la direction des signaux. Ils avaient repris le même sentier et continuaient leur marche; mais, après un peu d'avance, ce sentier leur manqua, coupé par une fondrière. Ils furent de nouveau dans l'embarras et la crainte, ne sachant et ne voyant pas qu'ils se trouvaient près des ennemis. Déjà le jour brillait. Quelqu'un crut entendre une voix d'homme, et bientôt après voir le retranchement et les avant-postes sous la crête. Caton arrêta donc son armée là; puis il fit avancer, à l'exclusion des autres soldats, ceux de la légion Firma, chez lesquels il trouvait toujours de la loyauté et de l'entrain. Quand ils furent accourus et l'entourèrent en masse, il leur dit : « Je désire prendre un soldat ennemi en vie, pour savoir quels sont les occupants des avant-postes, quel en est le nombre, quelle est la disposition des autres troupes et avec quels moyens de résistance elles nous attendent. Cet enlèvement est une affaire de vitesse et d'audace; les lions savent montrer ces qualités en marchant hardiment, sans armes, contre les animaux lâches. A ces mots de Caton, les Firmiens, bondissant comme ils étaient, coururent des montagnes aux avant-postes. Leur attaque imprévue jeta le désordre parmi les occupants, et ils les dispersèrent tous, sauf un seul, qu'ils prirent avec ses armes et remirent à Caton. Il apprit de lui que le reste de l'armée était posté dans le défilé avec le Roi lui-même, et que les gardiens des hauteurs étaient six cents Étoliens, soldats d'élite. Méprisant leur petit nombre aussi bien que leur négligence, il les attaqua sur le champ, au son de la trompette et avec des clameurs, dégainant le premier. Eux, voyant les Romains dévaler des crètes, s'enfuirent vers le gros de l'armée, où ils répandirent un trouble universel. [14] XIV. Là-dessus Manius força les retranchements par le bas et jeta la masse des troupes sur le défilé. Antiochus fut blessé à la tête, d'une pierre qui lui fracassa les dents, et l'excès de la douleur le contraignit à ramener son cheval en arrière. Quant à l'armée, aucune fraction ne résista aux Romains. Elle n'avait à sa disposition que des routes impraticables, par où l'on ne pouvait fuir, car elles étaient pleines de détours, de marais profonds et de rochers à pic, où l'on se heurtait et glissait. Les soldats y déferlèrent pourtant, à travers le défilé; et, se poussant les uns les autres, de peur des coups et du fer des ennemis, ils se tuaient. Caton avait toujours été quelqu'un, on le sait, qui n'épargnait pas son propre éloge et n'évitait pas la vantardise directe, suite obligée de ses grandes actions; mais il mit plus d'orgueil que jamais au récit de ses exploits d'alors. D'après lui, ceux qui le virent tantôt poursuivre, tantôt frapper les ennemis, se dirent : « Caton doit moins au peuple que le peuple à Caton. » Le consul Manius en personne, échauffé de la victoire, se jeta au cou de Caton, échauffé lui-même, et le tint embrassé longtemps en criant, dans sa joie, que ni lui, consul, ni le peuple en corps ne viendrait à bout de rendre à Caton la pareille pour ses services. Aussitôt après le combat, Caton fut envoyé à Rome pour en porter la nouvelle. Il fit une heureuse traversée jusqu'à Brindes; et, partant de là, il arriva en une journée à Tarente. Il fut encore quatre jours en route pour arriver, cinq jours après son débarquement, à Rome, où il annonça le premier la victoire. Il remplit la ville de réjouissances et de sacrifices d'actions de grâces, et de fierté le peuple, qui jugeait pouvoir désormais dominer toutes les terres et toutes les mers. [15] XV. Voilà donc, parmi les faits de guerre de Caton, à peu près les plus connus. A l'intérieur, il crut évidemment digne d'un grand zèle le genre d'activité qui comporte l'accusation des méchants et la preuve de leurs crimes. Car lui-même en poursuivit beaucoup, appuya d'autres poursuivants et même suscita des accusateurs, par exemple, contre Scipion, Pétilius. Scipion, il est vrai, dut à la grandeur de sa famille et à l'élévation réelle de ses sentiments, d'écraser la calomnie; et, ne pouvant le faire mourir, Caton dut le laisser acquitter. Mais il fit cause commune avec les accusateurs de son frère Lucius, dont il obtint la condamnation à une forte amende au profit du Trésor. Lucius, ne pouvant la payer, risqua d'être mis en prison; il esquiva cette contrainte à grand'peine et sur l'intervention des tribuns. On rapporte encore ce trait : un jeune homme avait fait noter d'infamie un ennemi de son père mort. Comme il passait sur le Forum après le jugement, Caton, qui se trouva sur son passage, lui prit la main en disant : « Voilà les offrandes funéraires qu'il faut faire à ses parents : non pas des agneaux ou des chevreaux, mais les larmes et la condamnation de leurs ennemis. » Cependant lui-même, dans sa vie publique, ne restait pas intangible : dès qu'il donnait prise à ses adversaires, il était toujours cité en justice et courait des risques. Car il n'eut guère, dit-on, moins de cinquante procès à soutenir, et le dernier à l'âge de quatre-vingt-six ans. C'est à cette occasion qu'il dit le mot célèbre : « Il est difficile de se justifier devant d'autres hommes que ceux parmi lesquels on a vécu. » Et cette affaire ne fut pas le terme de son activité judiciaire : quatre ans après, il accusa Servius Galba. Il avait alors quatre-vingt-dix ans, car il y a des chances pour que, pareil à Nestor, il ait rempli trois âges d'homme de sa vie et de ses actes. Comme on l'a dit, il fit beaucoup d'opposition au grand Scipion, et il persévéra dans cette attitude envers le jeune, petit-fils du premier par adoption et, de fait, fils de Paul-Émile, le vainqueur de Persée et des Macédoniens. [16] XVI. Dix ans après son consulat, Caton brigua la censure. Cette magistrature est le sommet de tous les honneurs, et, en quelque sorte, le comble de l'activité politique. Elle comporte, entre autres pouvoirs étendus, l'examen des moeurs et de la vie privée. Car on croyait que ni un mariage, ni une adoption, ni un régime de vie, ni un banquet, ne devaient être tolérés sans distinction et sans contrôle, abandonnés au caprice et à l'arbitraire de chacun. Selon les Romains, le caractère d'un homme se dévoilait bien plutôt en cela que dans les actions publiques, étalées au grand jour. Ils choisissaient donc deux gardiens, redresseurs et correcteurs, chargés d'empêcher que personne se laissât aller au plaisir et s'écartât du genre de vie traditionnel à Rome. Ils prenaient un patricien et un plébéien. Ils les appelaient censeurs et leur donnaient le pouvoir d'ôter le cheval aux chevaliers et de chasser du Sénat quiconque vivait dans la débauche et le désordre. C'étaient eux aussi qui estimaient la valeur des fortunes, {le cens}, et qui, par l'inscription sur les registres officiels, distinguaient les catégories sociales et politiques. Cette magistrature comporte encore d'autres grandes prérogatives. Aussi, lorsque Caton posa sa candidature, il eut contre lui, en général, les plus connus et les premiers des sénateurs. Car l'envie tourmentait les patriciens, qui croyaient l'aristocratie bafouée si des hommes naguère obscurs accédaient au faîte des honneurs et du pouvoir. Les autres, conscients de leur mauvaise conduite et de leur abandon des moeurs traditionnelles, craignaient la sévérité du grand homme, qui serait inflexible et rigoureuse s'il disposait de l'autorité. Aussi s'entendirent-ils pour susciter à Caton sept concurrents, qui flattaient le peuple en lui inspirant de douces espérances, dans la pensée qu'il demandait à être gouverné mollement et à son gré. Au contraire Caton, sans y mettre aucune complaisance, menaçait les méchants du haut de la tribune; et, criant que la ville avait besoin d'un grand nettoyage, il invitait la majorité, si elle était raisonnable, à ne pas choisir le plus accommodant, mais le plus énergique des médecins; et celui-là, c'était lui-même, avec un des patriciens, Valérius Flaccus. Car seul Valérius, à son avis, pouvait l'aider à faire oeuvre utile, en anéantissant, par le fer et par le feu, l'hydre du luxe et de la mollesse. Quant aux autres candidats, chacun d'eux serait forcé de mal administrer, ayant été porté au pouvoir par la peur d'une bonne administration. Or le peuple romain était si vraiment grand et si digne d'avoir de grands hommes d'État que, sans craindre la raideur et l'orgueil de Caton, il rejeta les flatteurs qui paraissaient devoir tout faire à son gré, et nomma Flaccus avec lui. On eût dit que Caton n'était pas seulement candidat, mais déjà en possession de la magistrature, et donnait des ordres en conséquence. [17] XVII. Il commença par nommer prince du Sénat son collègue et ami L. Valérius Flaccus, et chassa de cette assemblée, entre autres nombreux personnages, L. Quintius, consul sept ans avant, mais dont le principal titre de gloire, supérieur même au consulat, était d'avoir pour frère T. Flamininus, le vainqueur de Philippe. Voici la raison de cette exclusion. Lucius avait séduit un adolescent, qui, depuis l'âge de la beauté, se prostituait. Il le gardait toujours avec lui et l'emmenait dans ses expéditions, où il lui accordait une considération et une influence plus grandes qu'à aucun de ses amis ou de ses familiers les plus intimes. Lucius se trouvait donc dans sa province consulaire. Pendant un banquet le jeune garçon était, comme d'habitude, couché près de lui; et, entre autres flatteries qu'il prodiguait à cet homme facile à entraîner après boire, il lui disait : « Juge combien je t'aime ! Il y avait, dans mon pays, un combat de gladiateurs. Je n'ai pas pris le temps d'y assister, et je suis parti en hâte pour te rejoindre, malgré mon désir de voir tuer un homme. » Lucius, ne voulant pas être en reste, répondit : « Allons! N'aie pas de chagrin pour cela quand tu es à ma table; car je saurai y remédier. » Il fit venir un condamné à mort dans la salle du banquet, avec le licteur armé de sa hache: et demanda ensuite à son mignon s'il voulait voir frapper quelqu'un. L'autre ayant répondu : Oui, il ordonna de couper la tête à l'homme. Voilà ce que rapportent la plupart des historiens; et Cicéron, dans le De Senectute (XII, 42) le fait raconter par Caton lui-même. Selon Tite-Live (XXXIX, 42), la victime était un déserteur gaulois, et Lucius ne lui fit pas donner la mort par un licteur, mais la lui donna de sa propre main, ce qui serait écrit dans le discours de Caton. Lucius ayant donc été exclu du Sénat par Caton, son frère, qui en fut fort affligé, eut recours au peuple, et somma Caton de dire la cause de l'exclusion. Il la dit, et raconta le scène du banquet. Lucius essayait de nier; mais Caton lui déférant le serment, il se déroba. Sur le moment, on reconnut que sa punition était juste. Par la suite, un jour qu'il y avait spectacle au théâtre, Lucius passa le banc des consuls pour aller s'asseoir très loin. Cette vue excita la compassion du peuple, qui, par ses cris, le força de revenir à son ancienne place, réparant ainsi le passé dans la mesure du possible et pansant sa blessure d'amour-propre. Caton exclut encore du Sénat Manilius, que l'on s'attendait à voir élire consul. Il lui reprochait d'avoir embrassé sa femme en plein jour devant leur fille. A cette occasion, il dit que sa propre femme ne l'avait jamais embrassé, sauf par un grand orage, et il ajouta plaisamment qu'il était au comble de la félicité quand Jupiter tonnait. [18] XVIII. Le cas de Lucius, frère de Scipion, attira aussi à Caton une accusation de jalousie; car ce personnage, qui avait triomphé, fut privé par lui de son cheval; il semblait que Caton voulât outrager ainsi la mémoire de l'Africain. Mais il mécontenta la masse surtout par le retranchement du luxe. On ne pouvait songer à l'abolir directement, vu les ravages qu'il avait faits dans la moralité du grand nombre. Caton usa donc de détours. Il exigeait que, si la valeur des vêtements, des équipages, des parures de femmes, des meubles d'un citoyen, dépassait quinze cent drachmes, on l'évaluât au décuple ; et, plus l'estimation était considérable, plus les impôts montaient. Il taxa seulement à trois as le capital de mille drachmes; afin que les riches, accablés d'impôts et voyant les gens à la vie simple et unie payer moins au Trésor sur des ressources égales, renonçassent à leur luxe. Il eut donc à la fois contre lui ceux qui étaient taxés à cause de leur luxe et ceux qui s'en défaisaient à cause des taxes. Car, au jugement de la plupart des gens, c'est les priver de leur fortune que les empêcher de l'étaler; or elle s'étale dans le superflu et non dans le nécessaire. Aussi, dit-on, le philosophe Ariston s'étonnait-il beaucoup de voir les possesseurs du superflu s'estimer plus heureux que les gens bien pourvus du nécessaire et de l'utile. Et Scopas le Thessalien, comme un de ses amis lui demandait un objet dont il ne se servait pas beaucoup, en ajoutant : « Ce n'est là rien de nécessaire, ni d'utile », répondit « C'est justement ce qui fait mon opulence et ma richesse, l'inutile et le superflu. » Tant il est vrai que la passion de la richesse, indépendante de tout sentiment naturel, est accessoire, et procède uniquement de l'opinion vulgaire de la rue! [19] XIX. Cependant, sans se soucier des reproches le moins du monde, Caton déployait encore plus d'énergie, coupant les conduits qui détournaient l'eau de tout le monde vers les maisons et les jardins des particuliers, renversant et démolissant tous les bâtiments qui empiétaient sur la voie publique, diminuant le bénéfice des entreprises, poussant au plus haut prix l'adjudication des fermes de l'État. Tout cela lui attira beaucoup de haines. Les amis de T. Flamininus se soulevèrent contre lui. Ils firent annuler par le Sénat les prises à ferme et les adjudications des travaux relatifs au culte et à l'État, comme de nul rapport, et ils excitèrent les plus audacieux des tribuns de la plèbe à citer Caton devant le peuple et à lui infliger une amende de deux talents. Ils s'opposèrent aussi vivement à l'érection de la basilique Porcia, que ce grand homme fit construire, aux frais de l'État, sur le Forum, au bas de la curie. Mais, de toute évidence, le peuple fit un accueil merveilleux à cette censure. En tout cas, élevant une statue à Caton dans le temple d'Hygie, il n'inscrivit pas sur le piédestal ses campagnes, ni son triomphe, mais une phrase que l'on pourrait traduire ainsi : « ...parce que, la république romaine déclinant et penchant vers la ruine, Caton, nommé censeur, par son excellente administration, les sages coutumes établies et ses leçons, l'a redressée. » Et cependant lui-même, autrefois, raillait les citoyens épris de ce genre d'hommages : « A leur insu, disait-il, ces gens-là s'enorgueillissent du travail des ouvriers en bronze et des peintres; mes plus belles images, à moi, mes compatriotes les portent dans leur âme. » Si l'on s'étonnait que, beaucoup d'hommes illustres ayant leurs statues, lui-même n'en eût pas, il répondait : « J'aime mieux que l'on demande pourquoi je n'ai pas de statues que pourquoi j'en ai. » En général, il voulait que le bon citoyen n'acceptât pas même d'être loué, sauf si l'État tirait profit de ces éloges. Cependant il se vante au plus haut point. Il affirme même que les Romains coupables d'écarts de conduite s'excusaient en disant : « Il n'est pas juste de nous faire des reproches; car nous ne sommes pas des Caton ». Toujours d'après lui, ceux qui entreprenaient d'imiter quelque trait de sa vie mal à propos, étaient surnommés des Catons gauches. Il dit enfin que le Sénat regardait de son côté dans les circonstances les plus critiques, comme, dans une traversée, on regarde le pilote, et que souvent, en son absence, on remettait la discussion des affaires qui exigeaient un examen approfondi. C'est d'ailleurs le témoignage que les autres lui rendent; car il jouissait d'une grande considération dans la ville à cause de sa conduite, de son éloquence et de son âge. [20] XX. Il fut aussi un bon père, un excellent mari, et un homme d'affaires d'une capacité appréciable. Il ne regardait pas l'administration de son bien comme une occupation médiocre, négligeable et accessoire; aussi faut-il, je crois, entrer dans quelques détails sur ce qu'il fit dans ce sens. Car il préféra une femme de bonne famille à une riche, jugeant que si, dans les deux catégories, on trouvait du sérieux et de la dignité, les femmes nobles évitaient les actions honteuses et étaient plus soumises à leurs maris en ce qui regarde l'honneur. Celui qui frappait une épouse ou un enfant portait, disait-il, la main sur les objets les plus sacrés. C'était, à ses yeux, un plus grand titre à l'éloge, d'être bon époux que sénateur illustre; car, même chez Socrate l'Ancien, il n'admirait rien d'autre, sauf qu'avec une femme difficile à vivre et des enfants stupides, il était toujours resté patient et doux. Après la naissance de son fils, il n'y avait pas pour lui de besogne assez indispensable, sauf une affaire d'État, pour l'empêcher d'être là quand sa femme baignait et emmaillotait l'enfant, qu'elle nourrissait de son propre lait. Souvent même, elle donnait le sein aux petits enfants des esclaves, afin que cette communauté de nourriture leur inspirât de l'affection pour son fils. Quand celui-ci commença de comprendre, Caton lui-même se chargea de lui faire voir ses lettres; et cependant il avait pour esclave un grammairien d'esprit, nommé Chilon, qui instruisait beaucoup d'élèves. Mais il ne voulait pas, comme il le dit lui-même, que son fils reçût des reproches d'un esclave ou se fît tirer l'oreille par celui-ci, parce qu'il apprenait trop lentement, ni qu'il dût à un esclave de la reconnaissance pour un enseignement si important. Lui-même fut donc le professeur de grammaire de son fils, et aussi son maître ès lois, et enfin son maître de gymnastique. Il lui apprenait non seulement à lancer le javelot, à faire des armes et de l'équitation, mais encore à boxer, à supporter le chaud et le froid, à traverser à la nage les tourbillons et les endroits raboteux du fleuve. On dit encore qu'il écrivit l'histoire de sa propre main en gros caractères, afin que l'enfant trouvât dans sa propre maison le moyen de connaître les traditions anciennes. Il évitait autant les expressions indécentes en présence de son fils que des vierges sacrées que l'on appelle Vestales; et il ne se baignait jamais avec lui. C'est, à vrai dire, semble-t-il, une coutume générale chez les Romains; car les beaux-pères évitaient de se baigner avec leurs gendres, ayant honte de se déshabiller et de paraître nus devant eux. Par la suite cependant, ils apprirent des Grecs à le faire; et, en retour, ils comblèrent la mesure en donnant aux Grecs l'habitude de se baigner même avec les femmes. Cependant, lorsque Caton accomplissait une si belle oeuvre en formant son fils à la vertu, le zèle de l'enfant était irréprochable, et, grâce à son heureux naturel, l'âme répondait aux efforts du père; mais le corps, visiblement, était trop faible pour résister à la fatigue; aussi Caton fut-il obligé de relâcher ce qu'il y avait de trop tendu et de trop sévère dans son système d'éducation. Malgré cet état physique, le jeune homme fut un bon soldat en campagne; et il prit part brillamment au combat contre Persée sous le commandement de Paul-Émile. Dans cette action pourtant, il laissa tomber son épée, par suite d'une blessure ou d'une défaillance de sa main, d'où elle glissa. II en fut contrarié; et, se tournant vers quelques-uns de ses amis, il les prit avec lui pour se lancer, une fois encore, au milieu des ennemis. Ayant éclairci la place au prix d'une lutte très vive et très violente, il retrouva son épée à grand'peine parmi de nombreux monceaux d'armes et des cadavres d'amis et d'ennemis entassés les uns sur les autres. A cette occasion Paul-Émile, le général en chef, admira l'adolescent; et l'on cite une lettre de Caton, qui donnait des louanges exceptionnelles à son fils pour son empressement et son zèle à retrouver l'épée. Par la suite, le jeune homme épousa une fille de Paul-Émile, Tertia, soeur de Scipion Émilien, et il dut à lui-même, non moins qu'à son père, cette alliance avec une si grande famille. Ainsi les soins donnés par Caton à l'éducation de son fils eurent un digne couronnement. [21] XXI. Il acquérait beaucoup d'esclaves, achetant de préférence, parmi les prisonniers, les petits, qui pouvaient encore être susceptibles de dressage et d'éducation, comme les petits chiens ou les poulains. Aucun d'eux n'alla jamais dans une maison étrangère, sauf lorsque Caton lui-même ou sa femme l'y envoyait. Celui à qui l'on demandait ce que faisait Caton, répondait seulement qu'il l'ignorait. Il fallait que l'esclave fît à la maison quelque chose de nécessaire ou dormît : Caton aimait fort les esclaves dormeurs, jugeant plus doux que les éveillés, et plus capables de rendre n'importe quel service, ceux qui avaient joui du sommeil. Il croyait aussi que les pires négligences, chez les esclaves, venaient des désirs sensuels; il établit donc, moyennant une somme fixe, des relations entre eux et les servantes; mais aucun d'eux ne pouvait avoir commerce avec une autre femme. A ses débuts, quand il était encore pauvre et faisait la guerre, il n'était jamais mécontent de ce qu'on lui servait, et déclarait, au contraire, que c'était une grande honte de se battre avec un domestique pour le plaisir du ventre. Mais par la suite, sa situation augmentant, comme il offrait des banquets à ses amis et à ses collègues, il châtiait lui-même, avec une lanière de cuir, aussitôt après le repas, les esclaves coupables de quelque négligence dans le service ou la préparation du banquet. Il s'ingéniait à trouver toujours pour les esclaves une occasion de conflit et de discorde, suspectant et redoutant leur bonne entente. Quant à ceux qui paraissaient avoir commis un crime digne de mort, il jugeait bon, en cas de condamnation, qu'on les exécutât devant tous les domestiques. Vers la fin de sa carrière, s'attachant plus âprement au gain, il voyait dans l'agriculture plutôt une occupation qu'un revenu; aussi, pour consacrer ses ressources à des placements sûrs et solides, il acquérait des étangs, des eaux chaudes, des endroits abandonnés aux foulons, des terrains humides où venaient naturellement de l'herbe et des arbres, dont il tirait un grand profit et qui étaient à l'abri, comme il le dit lui-même, des attaques de Jupiter. Il pratiquait encore le plus décrié des prêts, celui qui se fait sur les constructions navales, et voici de quelle façon. Il invitait les emprunteurs à appeler beaucoup de gens en participation. S'il y avait, par exemple, cinquante emprunteurs et autant de bateaux, lui-même n'exposait qu'une petite part du capital engagé, par l'intermédiaire de son affranchi Quintien, qui faisait le commerce avec les emprunteurs et s'embarquait avec eux. Le risque ne portait pas sur le tout, mais sur une petite partie, et pour de grands bénéfices. Il avançait aussi de l'argent à ceux de ses serviteurs qui en voulaient; ils achetaient des esclaves; puis, les ayant dressés et formés, ils les revendaient, au bout d'un an, au bénéfice de Caton. Celui-ci en gardait plusieurs. au prix le plus élevé qu'on en avait offert. En exhortant son fils à ces pratiques, il dit qu'il n'appartient pas à un homme, mais à une veuve, d'amoindrir sa fortune, si peu que ce soit. Mais voici de Caton un mot encore plus fort. Il osa nommer un homme admirable et divin celui qui, après inventaire, laisse plus de biens acquis que reçus. [22] XXII. II était déjà vieux quand arrivèrent à Rome, en qualité d'ambassadeurs d'Athènes, Carnéade l'Académicien et Diogène le Stoïque. Ils demandaient l'annulation d'une condamnation prononcée par défaut contre le peuple athénien, à la requête des Oropiens et par les Sicyoniens, à une amende de cinq cents talents. Aussitôt les plus lettrés des jeunes gens allèrent trouver ces personnages et se réunirent pour les entendre et les admirer. Surtout le charme de Carnéade, dont l'influence était considérable et la réputation égale à l'influence, atteignait des auditoires nombreux et cultivés. Ce fut comme un vent impétueux, dont le souffle remplit la ville. Le bruit se répandit qu'un Grec, extraordinaire au point de frapper d'étonnement, charmant et domptant tout, avait inspiré aux jeunes gens une passion violente pour la philosophie, un enthousiasme qui leur faisait sacrifier, pour elle, toute espèce de plaisirs et de passe-temps. Cela plaisait aux autres Romains, et ils voyaient avec joie les adolescents participer à la culture grecque et fréquenter des hommes admirés. Mais Caton, dès le commencement, s'apercevant que le goût de l'éloquence gagnait toute la ville, en fut mécontent. Il craignait que, tournant leurs ambitions de ce côté, les jeunes gens ne s'attachassent à la gloire de la parole plutôt qu'à celle de l'action et des campagnes. La réputation des philosophes fit des progrès à Rome, et leurs premiers discours devant le Sénat furent traduits par un homme en vue, C. Acilius, qui, dans son zèle, avait demandé lui-même à se charger de cette tâche. Caton émit alors l'avis de reconduire, avec tous les égards possibles, tous les philosophes hors de la ville. Prenant la parole au Sénat, il reprocha aux magistrats de laisser une ambassade prolonger ainsi son séjour sans résultat, quand elle était composée d'hommes capables de persuader aisément tout ce qu'ils voulaient. Il fallait donc, le plus rapidement possible, émettre un avis et prendre une décision sur l'objet de l'ambassade; les envoyés, de cette façon, reviendraient dans leurs écoles, causer avec les enfants des Grecs; et les jeunes Romains écouteraient, comme jadis, les lois et les magistrats. [23] XXIII. S'il agit ainsi, ce n'est pas, comme quelques-uns le croient, parce qu'il en voulait à Carnéade. Il était, en général, hostile à la philosophie, et il se faisait un point d'honneur d'outrager tous les arts et toute la culture grecque. Il affirme même que Socrate, bavard et violent, tentait, par les moyens à sa portée, de tyranniser sa patrie, en détruisant les traditions et en orientant les citoyens, par une révolution morale, vers des idées contraires aux lois. Raillant aussi l'enseignement d' Isocrate, il dit que ses élèves vieillissaient auprès de lui comme si, dans les enfers, ils devaient appliquer ses procédés devant Minos et plaider des procès. Pour détourner son fils de faire du grec, il prend un ton plus audacieux que la vieillesse ne le comporte : il paraît rendre un oracle en prédisant que les Romains perdront l'État, une fois gorgés de culture grecque. Mais cette parole de mauvais augure était vaine : on en a pour preuve que le temps où Rome atteignit le faite de la grandeur est justement celui où elle s'appropria les sciences et la culture grecque. Par ailleurs, Caton n'était pas seulement hostile aux Grecs philosophes; il tenait encore en suspicion ceux qui exerçaient la médecine à Rome. Il avait entendu rapporter, semble-t-il, la réponse d'Hippocrate au Grand Roi qui l'appelait dans ses États en lui offrant une grosse somme de talents : « Jamais je ne rendrai service aux Barbares, ennemis de la Grèce ». — « C'est là, reprenait Caton, le serment commun de tous les médecins », et il engageait son fils à se garder d'eux tous. Il avait un mémoire écrit, auquel il se conformait pour soigner et traiter les malades de sa maison. Il veillait à ce qu'aucun ne fît diète, les nourrissait de légumes et de petits morceaux de canard, de pigeon ou de lièvre, cette dernière viande étant, d'après lui, légère et bonne pour les malades, sauf qu'elle causait un sommeil fort agité par les rêves. Avec ce genre de vie et ce régime, il prétendait être en bonne santé lui-même et y maintenir les autres. [24] XXIV. A vrai dire, sur ce dernier point, il est facile de le prendre en faute; car il perdit sa femme et son fils. Quant à lui personnellement, il avait un corps solide, bien charpenté, plein de santé et de force; il résista donc très longtemps aux atteintes de l'âge. Aussi bien, étant un vieillard, il avait souvent commerce avec une femme, et il contracta un mariage disproportionné, sous le prétexte que voici. Après la mort de sa femme, il avait marié son fils à une fille de Paul-Émile, soeur de Scipion Émilien; et lui-même, étant veuf, fréquentait une jeune esclave, qui se rendait en secret chez lui. Dans une petite maison, où il y avait une jeune mariée, on s'aperçut du manège; et comme une fois la créature passait avec un air d'aplomb et de dédain devant l'appartement du ménage, le jeune homme ne dit rien, mais il lui jeta un regard assez amer et se détourna, ce qui n'échappa nullement au vieillard. Constatant que sa conduite était mal vue du couple, il ne fit ni observation, ni reproche, et descendit comme d'habitude, avec des amis, sur le Forum, où il rencontra un certain Salonius, qu'il avait eu pour greffier, et qui se joignit au cortège. Caton l'interpella à haute voix pour lui demander s'il avait promis la main de sa jeune fille. L'homme répondit qu'il ne le ferait pas sans lui en parler auparavant : « Eh bien! reprit Caton, moi, je t'ai trouvé un gendre convenable, à moins, évidemment, que son âge ne déplaise; car il n'y a pas d'autre reproche à lui faire, mais il est bien vieux. » Salonius le pria donc de s'en occuper et de donner la jeune fille à l'homme de son choix, car elle était sa cliente et avait besoin de sa sollicitude. Alors Caton, sans tergiverser, déclara qu'il la demandait pour lui. Au premier abord, comme de juste, Salonius fut stupéfait; car, si Caton était fort loin d'avoir l'âge de se remarier, lui-même mesurait la distance qui le séparait d'une famille consulaire et triomphale. Toutefois, devant l'empressement du grand homme, il accueillit sa demande avec joie, et, descendant tous deux sur le Forum, ils passèrent le contrat. Pendant que le mariage se faisait, le fils de Caton, prenant avec lui ses amis, demanda à son père : « T'ai-je donné un sujet de reproche ou une occasion de chagrin pour que tu m'amènes une marâtre? » Caton se récria : « Parle mieux, mon enfant; car tout ce qui vient de toi me plaît, et je n'ai rien à te reprocher; mais je désire laisser, pour moi, un plus grand nombre d'enfants, et, pour la patrie, de citoyens, pareils à toi. » (Le mot avait été, paraît-il, adressé auparavant par Pisistrate, le tyran d'Athènes, à ses enfants, lorsqu'il leur donna une belle-mère de leur âge, Timonasse d'Argos, dont il eut, dit-on, Iophon et Thessalos.) De ce mariage naquit à Caton un fils, qui reçut, à cause de sa famille maternelle, le surnom de Salonius. Le fils aîné mourut à la guerre. Caton fait souvent mention de lui dans ses livres comme d'un soldat vaillant; mais il supporta, dit-on, ce deuil avec patience et philosophie, sans que son activité publique en fût aucunement ralentie. Car il n'en fut pas de lui comme plus tard de L. Lucullus et de Métellus le Pieux, que la vieillesse rendit impropres aux affaires publiques; il pensait que le service de l'État est une obligation sacrée. Il ne fit pas non plus comme, avant lui, Scipion l'Africain, qui, parce que l'envie s'était attaquée à sa gloire, se détourna du peuple, et, par un revirement total, passa dans l'inaction le reste de sa vie. Si quelqu'un parvint à convaindre Denys que le plus beau linceul était l'autorité royale, Caton, lui, fit de la politique la plus belle occupation de sa vieillesse; en guise de délassements et de jeux, il composait des livres et travaillait la terre. [25] XXV. Les écrits qu'il rédigeait portaient sur toutes sortes de sujets, et en particulier sur l'histoire. Quant à l'agriculture, il s'y était appliqué jeune encore, par intérêt; car il n'avait, dit-il, que deux ressources, le travail de la terre et l'épargne; mais plus tard il trouva aux champs une occupation et un passe-temps. Il a composé un traité d'agriculture, où il parle même de la préparation des gâteaux et de la conservation des fruits, affectant d'être en tout minutieux et original. A la campagne, ses repas étaient plus copieux; car il invitait chaque jour ceux de ses voisins et des propriétaires d'alentour qu'il connaissait bien, et il passait gaiement le temps avec eux. Le charme de sa conversation faisait rechercher sa société non seulement de ses contemporains, mais encore des jeunes gens : n'avait-il pas appris beaucoup par l'expérience, lu beaucoup aussi, et recueilli bien des propos dignes d'être écoutés? II pensait que la table est, au plus haut degré, propre à faire des amis. Les bons citoyens étaient, à la sienne, l'objet de mentions flatteuses; mais on oubliait complètement les inutiles et les méchants, Caton n'admettant pas qu'on parlât d'eux ni en mal, ni en bien. [26] XXVI. Le dernier de ses actes politiques fut, à ce que l'on croit, la destruction de Carthage. Car si, de fait, le jeune Scipion y mit la dernière main, le projet et la décision appartiennent surtout à Caton, qui suscita le conflit pour la raison suivante. Il avait été envoyé auprès des Carthaginois et de Masinissa le Numide qui se faisaient la guerre, pour examiner les motifs du différend. Masihissa était l'ami du peuple romain depuis le début, et les Carthaginois se trouvaient en paix avec Rome depuis leur défaite par Scipion, mais la perte de leur empire et une lourde indemnité de guerre les avaient fort amoindris. Or Caton trouva la ville, non pas, comme le croyaient les Romains, ruinée et en piteux état, mais peuplée d'une jeunesse nombreuse, regorgeant de grandes richesses, pleine d'armes de toutes sortes et de matériel de guerre, enfin animée des ambitions conformes à cette prospérité. Il crut que ce n'était pas le moment pour les Romains d'arranger et d'arbitrer la querelle de Carthage avec les Numides et Masinissa, mais qu'à moins de surprendre une ville dont l'hostilité à leur égard remontait haut, qui les détestait et avait grandi de façon incroyable, ils retomberaient dans des périls égaux à ceux d'autrefois. Il revint donc rapidement à Rome, et il avertit le Sénat que les défaites et les malheurs précédents des Carthaginois avaient porté des coups moins sensibles à leur puissance qu'à leur irréflexion et, loin de les affaiblir, risquaient de les rendre plus experts dans l'art de la guerre. Les combats contre les Numides étaient les grandes manoeuvres préparatoires, qui annonçaient la lutte contre les Romains; et, sous les noms de paix et de trêve, se dissimulait l'ajournement de la guerre, qui attendait une occasion. [27] XXVII. Outre cela, dit-on, il fit tomber exprès dans le Sénat une figue de Libye, en secouant sa toge; puis, comme on en admirait la grosseur et la beauté, il dit : «Le pays qui produit ces fruits est à trois jours de navigation de Rome.» Ce qui fut encore plus violent, c'est que jamais, sur aucune affaire, il ne donna son avis sans ajouter : «Et, de plus, je suis d'avis que Carthage cesse d'exister.» Au contraire, P. Scipion Nasica ne cessait de dire et d'opiner : «Je suis d'avis que Carthage continue d'exister.» Nasica, semble-t-il, voyait déjà le peuple se porter, dans son insolence, à beaucoup d'excès, et, enivré de ses succès, se laisser difficilement contenir par le Sénat. La ville tout entière, en raison de sa puissance, était entraînée avec force par ses passions du côté où elle penchait. Il voulait donc que, du moins, la crainte de Carthage fût comme un frein qui modérerait l'audace du grand nombre; car, dans sa pensée, les Carthaginois avaient trop peu de force pour vaincre les Romains, et trop pour en être méprisés. Au contraire, le péril que Caton jugeait imminent, c'était que, sur la tête de ce peuple enorgueilli et égaré, la plupart du temps, par sa puissance, restât suspendue la menace d'une ville toujours grande, mais maintenant mise en éveil et corrigée de sa présomption par le malheur. Il fallait ôter absolument aux Romains toute crainte de subir une domination extérieure, dès lors qu'on tolérait toutes leurs fautes au dedans. Ainsi, paraît-il, Caton causa la troisième et dernière guerre contre les Carthaginois; mais, quand elle commença, il mourut, en prédisant qu'elle serait terminée par un homme, alors tout jeune, qui se battait comme tribun militaire et donnait des preuves de sagesse et de hardiesse au combat. Le bruit de ses mérites étant parvenu à Rome, Caton dit, à ce qu'on rapporte : « Seul, il respire. et les autres sont des ombres qui s'agitent autour de lui. » (Odyssée, X, 495). Cette appréciation, Scipion Emilien la confirma bientôt par ses exploits. Caton laissa, comme descendant, un seul fils, de sa seconde femme, auquel, nous l'avons dit, fut donné le surnom de Salonius, et un petit-fils, issu de son fils mort. Salonius mourut à la guerre, et son fils Marcus fut consul. Ce Marcus fut le grand-père du philosophe Caton, l'homme le plus en vue de son temps par le mérite et la gloire. [28] PARALLÈLE ENTRE ARISTIDE ET CATON. 1. Maintenant que l'on a rapporté par écrit les particularités mémorables de ces deux personnages, si l'on compare, dans son ensemble, la vie de l'un à celle de l'autre, il n'est pas aisé d'en saisir la différence, qu'effacent beaucoup de grandes similitudes. Mais s'il faut comparer détail à détail, comme pour des poèmes ou des tableaux, leur premier point commun est que, sans ressources, ils arrivèrent à l'influence politique et à la gloire par le mérite et le talent. Évidemment, Athènes n'était pas encore grande et il régnait une certaine harmonie entre les fortunes, alors sensiblement au même niveau, quand Aristide, entrant dans les rangs des orateurs du peuple et des généraux, devint célèbre. Le cens le plus considérable était alors de cinq cents médimnes; le second, de trois cents; le troisième et dernier, de deux cents. Caton, lui, échappé d'une petite bourgade et d'une vie d'apparence grossière, se jeta dans la politique romaine comme dans une mer immense. Le gouvernement n'était plus alors la besogne de chefs comme les Curius, les Fabricius et les Atilius; Rome n'arrachait plus à leur charrue et à leur bêche de pauvres laboureurs pour les élever aux honneurs de la tribune, en faire ses magistrats et ses orateurs. Elle avait pris l'habitude de regarder à la grandeur des familles, à la richesse, aux distributions de vivres, aux campagnes électorales; son orgueil et sa puissance lui faisaient déjà trouver de la joie au manège des candidats. Ce n'était pas non plus la même chose d'avoir comme adversaire Thémistocle, qui n'appartenait pas à une famille illustre et possédait une fortune médiocre (car il avait, dit-on, cinq talents, ou peut-être trois, quand il aborda la politique), ou de disputer la première place aux Scipion l'Africain, aux Servius Galba, aux Quintius Flamininus, sans avoir aucun autre moyen d'action qu'une voix qui défendait hardiment la justice. [29] II. De plus, Aristide à Marathon, et encore à Platées, n'était que le dixième général. Caton fut élu l'un des deux consuls contre de nombreux compétiteurs, puis l'un des deux censeurs, ayant ainsi l'avantage sur sept concurrents, les plus en vue et les premiers de la Ville. Ajoutons qu'Aristide ne fut le premier dans aucun des succès militaires auxquels il participa; Miltiade a la primauté pour Marathon; Thémistocle, pour Salamine; à Platées, d'après Hérodote (X, 64) Pausanias remporta la plus belle victoire. Pour Aristide, même le second rang lui est disputé par les Sophanès, les Ameinias, les Callimaque et les Cynégire, qui se distinguèrent avec éclat dans ces grandes journées. Quant à Caton, non seulement, étant lui-même consul, il fut le premier pour le courage et la sagesse dans la guerre d'Espagne, mais encore, servant comme tribun aux Thermopyles sous le consulat d'un autre, il eut la gloire du succès; il avait, en effet, ouvert toutes grandes aux Romains les portes contre Antiochus, et, comme ce Prince ne regardait que devant soi, il lui avait, par un détour, lancé la guerre dans le dos. Cette victoire, qui fut visiblement l'oeuvre de Caton, chassa de Grèce l'Asie, qu'elle rendit accessible à Scipion. Ainsi donc, à la guerre, tous deux furent invincibles; mais, en politique, Aristide connut l'échec, puisqu'il fut frappé d'ostracisme et dominé par le parti de Thémistocle. Caton, lui, eut à lutter, pour ainsi dire, contre tous les puissants et les plus grands citoyens de Rome. Il se garda pourtant, jusque dans sa vieillesse, inébranlable, comme un athlète toujours debout. Il se vit intenter et intenta lui-même un très grand nombre de procès publics. Il fit souvent condamner ses adversaires, et fut toujours acquitté; car il avait, comme sauvegarde de sa vie et moyen d'action son éloquence, à laquelle il serait juste d'attribuer, plutôt qu'à sa fortune ou à son bon génie, l'immunité dont il jouit. L'éloquence est une grande force; Antipater le constate à propos d'Aristote. Il a écrit, après la mort de ce philosophe, qu'entre autres qualités le grand homme avait le don de la persuasion. [30] III. L'homme ne peut acquérir un mérite plus parfait que celui du politique; c'est un fait reconnu. La plupart des auteurs considèrent l'économie comme une partie importante de l'art du gouvernement. En effet la cité étant un assemblage de maisons et le couronnement du tout, l'État se fortifie quand les citoyens prospèrent dans leur vie privée. Aussi, lorsque Lycurgue, bannissant de Sparte l'argent, et aussi l'or, donna à ses concitoyens une monnaie de fer gâté par le feu, il n'entendait pas les faire renoncer à l'économie; il voulait retrancher le luxe, cette tumeur maligne, cette inflammation, pour que tout le monde eût en abondance le nécessaire et l'utile. Sa prévoyance a été plus loin que celle d'aucun autre législateur, car il craignait plus pour la communauté l'homme sans ressources, sans feu ni lieu, que le riche gonflé d'orgueil. Or Caton, visiblement, n'a pas moins valu comme maître de maison que comme chef d'État; et, en effet, il a lui-même augmenté sa fortune et il s'est établi pour les autres professeur d'économie domestique et d'agriculture en composant sur ces matières plusieurs ouvrages utiles. Aristide, lui, par sa pauvreté, a décrié la justice, qui passe pour la ruine des maisons, une faiseuse de mendiants, utile à tout le monde plutôt qu'à ceux qui la possèdent. Et cependant Hésiode nous exhorte, en bien des passages, à pratiquer en même temps la justice et l'économie; et il insulte l'inertie comme un commencement d'injustice. Homère, lui aussi, dit fort bien : « Ce qui me plaisait n'était pas le travail, ni les soins du ménage, qui nourrissent des enfants superbes; je chérissais toujours les vaisseaux garnis de rames, les javelots bien polis, et les flèches » (Odyssée, XIV, 222 à 225.) Il veut montrer par là que ce sont les mêmes individus qui négligent leur maison et demandent leur entretien à l'injustice. Car, si, d'après les médecins, l'huile est très utile à l'extérieur du corps, et très nuisible à l'intérieur, il n'est pas vrai que le juste soit de même bienfaisant pour les autres, sans se soucier de lui-même et de ses propres affaires. Pourtant, il semble qu'à ce point de vue la politique d'Aristide ait été en faute, puisque, d'après la plupart des auteurs, il n'a pas eu la prévoyance de laisser une dot à ses filles toutes petites, ni, pour lui-même, une sépulture. Aussi la famille de Caton, jusqu'à la quatrième génération, a-t-elle donné des préteurs et des consuls à Rome; car ses petits-fils et encore leurs enfants ont exercé les magistratures les plus hautes; mais, quant aux descendants d'Aristide, qui avait été le premier des Grecs, la grande misère a réduit les uns à dire la bonne aventure en expliquant des tableaux; elle a contraint les autres, faute de ressources, à tendre la main en sollicitant des souscriptions publiques; elle n'a permis à aucun d'eux aucune ambition noble, ni digne de ce grand homme. [31] IV. Peut-être ce point offre-t-il matière à controverse; car la pauvreté n'est pas quelque chose de honteux en soi; elle le devient en tant que preuve de mollesse, d'intempérance, d'irréflexion, de gaspillage; mais, chez un homme sage, laborieux, juste, courageux, dévoué à l'État, étant associée à toutes les vertus, elle est un signe de grandeur d'âme et de générosité. Car il n'est pas possible de faire de grandes choses avec de petits soucis, ni de secourir beaucoup de gens dans le besoin quand on a soi-même beaucoup de besoins ; et le grand viatique, pour l'homme d'État, n'est pas la richesse, mais la faculté de se suffire, qui, en l'absence de besoins factices, laisse au citoyen tout son temps pour les affaires publiques. Dieu est absolument sans besoin; et, quand la vertu humaine sait restreindre l'usage des biens au strict nécessaire, c'est là son caractère le plus parfait et le plus divin. De même qu'il ne faut pas au corps, s'il est bien constitué, de superflu dans le vêtement, ni dans la nourriture, une maison et une vie sainement réglées subsistent de n'importe quoi. Il faut avoir une fortune proportionnée à ses besoins; celui qui amasse beaucoup pour se servir de peu ne se suffit pas à lui-même : car ou bien il n'a pas besoin de tout cela, et, s'il l'accumule sans le désirer, il est frivole; ou bien il le désire, et si, par mesquinerie, il se prive d'en jouir, il est malheureux. Voici donc la question que je poserais volontiers à Caton lui-même : « Si la richesse est faite pour qu'on en jouisse, pourquoi te vantes-tu, quand tu possèdes beaucoup, de te suffire à peu de frais? Mais s'il est beau, comme il l'est en effet, de manger du pain de la première qualité venue, de boire du vin tel qu'en boivent les ouvriers et les esclaves, de n'avoir besoin, ni de pourpre, ni d'une maison crépie, alors ni Aristide, ni Épaminondas, ni M. Curius, ni C. Fabricius, n'ont manqué aux convenances, en envoyant promener la possession de ce dont ils désapprouvaient l'usage.» Car il n'était pas indispensable qu'un homme qui faisait des raves son plat de prédilection et les faisait cuire de ses propres mains, pendant que sa femme pétrissait le pain, revînt si souvent sur la valeur d'un as et mît par écrit les moyens de s'enrichir le plus vite possible. Le grand avantage de la simplicité qui se suffit à elle-même, c'est d'exempter à la fois du désir et du souci du superflu. C'est aussi pour cela, dit-on, qu'Aristide, lors du procès de Callias, déclara qu'il appartenait de rougir de la pauvreté à ceux qui étaient pauvres malgré eux, mais de s'en vanter aux pauvres volontaires, comme lui. Il serait donc ridicule d'attribuer à la mollesse la pauvreté d'Aristide, qui, sans rien faire de honteux, et en se contentant, au contraire, de dépouiller un seul Barbare ou de prendre une seule tente, pouvait devenir riche. Assez sur ce point. [32] V. Quant aux expéditions qu'ils commandèrent, celles de Caton n'ajoutèrent pas grand'chose à la grandeur de Rome, déjà considérable; mais dans celles d'Aristide figurent les plus beaux, les plus brillants et les plus glorieux faits d'armes de la Grèce : Marathon, Salamine, Platées; et il ne serait sans doute pas juste de comparer à Xerxès Antiochus, et la ruine des remparts des villes espagnoles à la mort de tant de Barbares, tombés, par dizaines de mille, sur terre ou sur mer. En ces journées Aristide ne fut inférieur à personne en activité; mais, quant à la gloire et aux couronnes, comme il fit apparemment pour la richesse et l'argent, il en céda sa part à ceux qui en avaient davantage besoin, parce que, même à cet égard, il leur était supérieur à tous. Quant à moi, je ne blâme pas Caton de s'enorgueillir toujours et de se mettre avant tout le monde; et cependant il dit dans un ouvrage que se louer soi-même, comme s'injurier, est déplacé. Mais de deux hommes le plus avancé dans la vertu n'est pas, il me semble, celui qui se loue souvent lui-même; c'est plutôt celui qui n'a même pas besoin que d'autres le fassent à sa place. Car l'absence d'ambition contribue beaucoup à inspirer la douceur aux hommes d'État; mais, au contraire, l'ambition a un caractère déplaisant et donne, plus qu'autre chose, naissance à l'envie. Or l'ambition était absolument ignorée de l'un de nos héros; elle fut, au contraire, immense chez l'autre. Aristide prêta le plus grand concours à Thémistocle, dont il se fit, en quelque sorte, l'aide de camp pour relever Athènes; Caton, lui, par son opposition à Scipion, fut sur le point d'empêcher et de faire avorter l'expédition de celui-ci contre Carthage, où l'invincible Hannibal connut la défaite; et, à force d'intrigues et de manoeuvres, il le chassa de la ville, et fit infliger à son frère une condamnation infamante pour détournement. [33] VI. Quant à la retenue, que Caton a toujours comblée des plus beaux éloges, Aristide l'a gardée réellement sans atteinte et sans mélange. Mais le mariage de Caton, disproportionné à son rang et à son âge, l'a rendu fort suspect, et non sans raison, d'avoir manqué à cette vertu. En effet, de la part d'un vieillard, donner pour belle-mère à son fils, homme fait, et à la jeune femme de celui-ci, la fille d'un domestique, d'un salarié du public, cela n'est pas beau du tout. Qu'il l'ait fait par sensualité ou par irritation contre son fils, après l'incident de la concubine, l'acte en soi et son mobile sont honteux. La raison qu'il donna ironiquement au jeune homme n'était pas la bonne. Car, s'il voulait avoir des enfants qui valussent son fils, il devait contracter un beau mariage après y avoir réfléchi dès le début, et non pas se contenter, tant que la dissimulation fut possible, d'avoir commerce avec une femme illégitime et sans moeurs, pour arriver, une fois pris en flagrant délit, à faire son beau-père de l'homme dont le consentement était le plus facile à obtenir, mais non l'alliance la plus honorable.