[0] LE BANQUET DES SEPT SAGES. [1] DIOCLÈS. Certainement le long cours des âges, mon cher Nicarque, jettera sur les faits d'épaisses ténèbres et une complète incertitude, puisque dès aujourd'hui, à propos de choses si récentes et si nouvelles, des relations mensongères et controuvées obtiennent crédit. Car d'abord le banquet en question ne se composait pas seulement des sept sages, comme vous autres l'avez ouï dire. Les convives étaient plus du double de ce nombre. J'en faisais moi-même partie, comme familier de Périandre en raison de notre profession commune, et comme hôte de Thalès : ce dernier était en effet descendu chez moi sur la recommandation de Périandre. Ensuite, on ne vous en a pas rapporté fidèlement les entretiens lorsqu'on vous a fait ce récit. Il faut que celui de qui vous le tenez n'ait pas été un des convives. Mais puisque nous avons un ample loisir et que la vieillesse est un garant trop peu sûr pour nous autoriser à remettre cet entretien, je vais, suivant votre désir unanime, vous en raconter tous les détails à partir du commencement. [2] La réception avait été préparée par Périandre, non pas dans la ville même, mais dans son cénacle du port de Léchée, près du temple de Vénus en l'honneur de laquelle il y avait même un sacrifice. Car depuis l'incestueux amour à la suite duquel sa mère avait volontairement abandonné la vie, Périandre n'avait pas sacrifié à Vénus ; et c'était alors la première fois que, d'après certains songes de Mélissa il s'était décidé à honorer la déesse et à lui rendre des hommages. Pour chacun des invités on avait amené un attelage approprié convenablement. Nous étions en été, et tout le long de la route, en raison du grand nombre de chariots et de piétons, ce n'était jusqu'à la mer que poussière et que bruit. Pourtant Thalès, ayant vu l'attelage à notre porte, se mit à sourire et le renvoya. Nous partîmes donc à pied en faisant un détour, et à travers champs nous cheminâmes à loisir. Un troisième compagnon s'était joint à nous, Niloxène de Naucratie, homme plein de mérite, que Thalès et Solon avaient autrefois beaucoup connu en Egypte. Il se trouvait envoyé de nouveau vers Bias ; mais pour quelle mission ? Il n'en savait rien lui-même, hormis qu'il se soupçonnait porteur d'une seconde question à résoudre, contenue dans un pli cacheté; et il lui avait été dit, au cas où Bias renoncerait, de la présenter aux plus sages d'entre les Grecs. «C'est», dit Niloxène, «une chance heureuse que de vous trouver ici tous, et j'apporte, comme vous voyez, cette lettre pour le banquet.» En même temps, il nous la faisait voir. Thalès se mit à rire : «Si c'est une question épineuse», dit-il, «qu'on aille encore à Priène : Bias la résoudra comme il a résolu la première.»— «Quelle était donc cette première question?» lui demandai-je. — «Le roi d'Egypte», dit Thalès, «avait envoyé à Bias une victime, en lui faisant dire d'en couper ce qu'il y avait de plus mauvais et de meilleur, et de le lui renvoyer. Notre sage, avec un discernement merveilleux, en ôta la langue et la fit porter au Roi. Voilà ce qui lui a valu une estime et une admiration si déclarée». — «Cette raison n'est pas la seule», ajouta Niloxène ; «c'est encore, que Bias ne fuit pas, comme vous autres, l'amitié des rois eux-mêmes. Ainsi, vous, Thalès, le roi d'Egypte vous admire beaucoup, et, entre autres choses, il a été, au-delà de ce qu'on peut dire, ravi de la manière dont vous avez mesuré la pyramide sans le moindre embarras et sans avoir eu besoin d'aucun instrument. Après avoir dressé votre bâton à l'extrémité de l'ombre que projetait la pyramide, vous construisîtes deux triangles par la tangence d'un rayon, et vous démontrâtes qu'il y avait la même proportion entre la hauteur du bâton et la hauteur de la pyramide qu'entre la longueur des deux ombres. Mais, comme j'ai dit, on vous accuse de détester les rois ; quelques boutades injurieuses prononcées par vous contre des tyrans ont été rapportées à Amasis. Par exemple, l'Ionien Molpagore vous ayant demandé ce que vous aviez jamais vu de plus extraordinaire, vous lui auriez répondu : «C'est un tyran parvenu à la vieillesse.» Une autre fois, dans un festin, la conversation étant venue à tomber sur les bêtes féroces, vous auriez dit : «La plus méchante bête parmi les animaux sauvages, c'est le tyran, et parmi les animaux apprivoisés le flatteur.» De tels propos ne sont pas de ceux que les rois entendent avec plaisir, lors même qu'ils affectent de n'avoir rien de commun avec les tyrans.» Pour cette dernière réponse, dit Thalès , elle est de Pittacus : il l'avait adressée un jour en plaisantant à Myrsile. Quant au premier propos, ce n'était pas «un tyran» que j'avais dit, mais «un pilote», qui soit parvenu à la vieillesse. Toutefois, puisqu'on a changé la destination du mot, je fais comme le jeune homme qui, ayant jeté une pierre à un chien, atteignit sa belle-mère et s'écria : Même ainsi, ce n'est pas mal.» C'est pourquoi je regardai Solon comme éminemment sage lorsqu'il n'accepta pas la tyrannie ; et Pittacus, s'il n'eût approché de la monarchie, n'aurait pas eu à dire : «Il est difficile d'être homme de bien.» Quant à Périandre, il semble qu'ayant été saisi par le souverain pouvoir comme par une maladie de famille, il ne s'en tire pas trop mal. Il use, au moins jusqu'à présent, de sociétés salutaires. Il réunit, pour entretenir commerce avec eux, ses hommes remplis de sens ; et le conseil que lui a donné mon compatriote Thrasybule, de décapiter l'aristocratie, il ne l'a pas accepté. Entre un laboureur qui aimerait mieux voir dans son champ de l'ivraie ou de l'orobanche que de l'orge ou du blé, et un tyran qui veut régner sur des esclaves plutôt que sur des hommes de coeur, je ne vois aucune différence. Un seul bien compense les maux nombreux attachés au pouvoir des tyrans : c'est la gloire et l'honneur qui leur sont réservés lorsque, commandant à des hommes vertueux, ils sont plus vertueux eux-mêmes, et qu'au milieu de grands ils se montrent plus grands. Ceux qui préfèrent leur sûreté en renonçant à ce beau rôle, étaient faits pour réunir sous leur main beaucoup de moutons, de chevaux et de boeufs, mais non des hommes.» «Du reste», continua Thalès, «ce sont propos sans portée aucune que ceux où nous a jetés cet étranger, et nous avons omis de dire et de chercher les choses qui conviennent bien à des gens partis pour un banquet. Ne croyez-vous pas, Nicarque, qu'il y ait des préparatifs à faire quand on vient prendre place à un festin, comme il y en a pour celui qui doit le donner? Les Sybarites, à ce qu'il paraît, s'y prennent un an d'avance pour adresser leurs invitations aux femmes, afin qu'elles puissent à loisir préparer leur toilette et leurs bijoux en or avant de se rendre au festin; et, selon moi, il faut plus de temps encore à un convive pour les préparatifs vraiment nécessaires, parce qu'il est plus difficile de trouver un ajustement convenable pour son moral que la vaine et inutile parure dont on s'inquiète pour son corps. Un homme sensé ne se transporte pas à un festin comme un bocal qu'il s'agit d'y remplir. Il songe à trouver là une occasion de passer tour à tour du sérieux au badinage, d'entendre et de tenir lui-même ces propos auxquels la circonstance invite les convives s'ils veulent se rendre la réunion agréable les uns aux autres. En effet on est libre de repousser un mauvais ragoût, et si le vin ne vaut rien on peut «recourir aux Naïades»; mais un convive qui vous donne mal à la tête, qui est lourd, qui ne sait pas se conduire, vous fait perdre et vous gâte le plaisir de tout vin, de toute bonne chère, de toute musique. On n'est même pas le maître de se débarrasser aussi complétement qu'on le voudrait d'un tel désagrément. Quelques-uns en gardent tant qu'ils vivent du mécontentement les uns contre les autres : il leur semble qu'il leur reste comme un arrière-goût de viandes mal digérées, parce qu'ils conservent le souvenir d'injures ou de colères échangées dans le vin. C'est pour cela que Chilon, invité hier, n'a pas voulu promettre avant d'avoir su le nom de chacun des convives : «Car on est bien obligé, a-t-il dit, de supporter un désagréable compagnon de traversée, de tente, quand il faut être sur terre ou à l'armée ; mais se mêler indifféremment à table avec les premiers venus, n'est pas le propre d'un homme sensé.» Le squelette des Égyptiens, qu'ils ont la sage coutume de produire et de placer dans la salle du festin afin d'engager à se souvenir que l'on sera bientôt comme lui, survient là comme un convive assez désagréable et intempestif, mais enfin la présence s'en explique. Si cette vue n'excite pas à boire et à se réjouir, elle engage du moins à s'aimer, à se chérir les uns les autres, et elle exhorte à ne pas allonger par des tracas pénibles une existence dont la durée est si courte. [3] Ce fut en tenant de tels propos chemin faisant, que nous arrivâmes à la maison. Thalès ne voulut pas se baigner : «Je me suis frotté d'huile,» dit-il. Il se promena donc de côté et d'autre, regardant les champs de course, les palestres, et le bois sacré, voisin de la mer, que l'on avait bien convenablement disposé. Ce n'était pas qu'il fût frappé par aucun de ces préparatifs, mais il voulait ne pas avoir l'air de mépriser Périandre et de faire peu de cas de l'empressement avec lequel celui-ci honorait ses hôtes. Pour les autres convives, à mesure qu'ils s'étaient parfumés ou baignés, les serviteurs les introduisaient par la galerie dans la salle du banquet. Or Anacharsis s'était installé dans cette galerie, et devant lui une jeune fille se tenait, lui séparant les cheveux avec ses mains. Lorsqu'entra Thalès, elle s'élança très librement à sa rencontre, et Thalès, après l'avoir embrassée, lui dit en riant : «Continue à rendre bien beau notre étranger, afin qu'étant devenu la douceur même il ne conserve pas au milieu de nous une mine à faire peur et un aspect sauvage.» Je lui demandai quelle était cette jeune enfant : Quoi!» me dit-il, «vous ne connaissez pas la savante et célèbre Eumétis ! car c'est ainsi que son père la nomme : le plus communément on l'appelle Cléobuline, du nom paternel.» Et Niloxène : «C'est sans doute à cause de son talent et de son habileté pour les énigmes, que vous faites l'éloge de cette jeune fille : car quelques-unes de celles qu'elle a proposées sont parvenues jusqu'en Égypte.»— «Ce n'est pas à cause de cela», répondit Thalès : «les énigmes sont pour elle des joujoux dont elle s'amuse à l'occasion pour faire sa partie avec ceux qui se rencontrent. Mais ce qui est admirable en elle c'est sa profondeur d'esprit, son sens politique, l'aménité de son caractère, et le talent qu'elle a de rendre plus douce l'autorité de son père et d'inspirer à celui-ci des sentiments plus humains à l'égard du peuple.» — «Soit», dit Niloxène; «et cela se reconnaît à voir sa modestie et sa simplicité. Mais d'où vient qu'elle prend un soin si amoureux de la toilette d'Anacharsis?» — Parce que c'est, répondit Thalès, «un sage, un homme des plus instruits, et parce qu'il lui a communiqué, avec de nombreux détails et de grand coeur, l'ensemble des pratiques sanitaires et des purifications que les Scythes appliquent au traitement des malades. Et dans ce moment je suppose qu'elle l'entoure de soins et d'amitiés parce qu'elle s'instruit de quelque chose en conversant avec lui.» Comme nous étions déjà près de la salle, Alexidème le Milésien vint à notre rencontre. C'était un bâtard du tyran Thrasybule. Il était sorti tout troublé, et avec une sorte de fureur il se parlait à lui-même, mais ses paroles n'avaient rien de clair pour nous. Quand il eut vu Thalès, il se remit un peu; puis, s'arrêtant tout court': «Quel affront Périandre vient de nous faire! Je voulais mettre à la voile: il ne l'a pas permis ; il m'a supplié de rester à son festin, et quand j'arrive, il me donne une des dernières places, faisant passer des Éoliens, des insulaires (je ne sais qui il ne me préfère pas), les faisant passer, dis je, avant Thrasybule, car c'est Thrasybule en ma personne, c'est celui par lequel je suis envoyé qu'il a l'intention de traîner dans la boue et de ravaler comme le méprisant : la chose est bien claire.»— «Eh quoi!» lui dit Thalès, «êtes-vous comme les Égyptiens, qui prétendent que les astres, suivant qu'ils prennent une position élevée ou basse en parcourant leur orbite, ont une condition meilleure ou pire qu'ils ne l'avaient? Craignez-vous, pareillement, qu'autour de vous, en raison de la place où vous serez, il ne se produise obscurité ou dépression? Serez-vous moins résigné que certain Spartiate? A je ne sais quelle représentation il avait été placé au dernier rang par le maître des cérémonies' : «Voilà qui va bien», lui dit-il : «tu as trouvé moyen de rendre honorable ce lieu même. Quand nous avons pris une place nous ne devons pas chercher au-dessous de qui nous sommes installés, mais plutôt comment nous nous mettrons en bon accord avec nos voisins. A leur occasion nous ferons voir tout d'abord, ou plutôt nous l'éprouverons réellement, un désir d'initiative et de prise de possession en matière d'amitié, et nous manifesterons ce désir en nous félicitant, loin d'en montrer du dépit, de ce que l'on nous a placés en une telle compagnie. Mais celui qui se plaint du rang qu'on lui donne à table montre plus de mécontentement contre son commensal que contre son hôte, et il se rend odieux à l'un et à l'autre.»— «Paroles que tout cela,» dit Alexidème, «et paroles sans portée! Mais je vois que de fait, vous autres sages, vous recherchez aussi les honneurs.» En même temps il s'éloigna de nous et disparut. Une conduite si étrange nous semblait étonnante. «C'est», nous dit Thalès, «un homme écervelé et naturellement bizarre. Vous allez en juger. Il était encore tout jeune; on avait apporté à Thrasybule un parfum d'un très haut prix. Alexidème le versa dans un grand vase à rafraîchir, y mêla du vin pur, et avala le tout, rendant son père odieux au lieu de le faire aimer.» Au même moment parut un serviteur : «Vous êtes invité par Périandre», me dit-il, «à venir, en vous faisant accompagner de Thalès que voici, examiner l'objet qu'on lui a récemment apporté, afin que vous disiez si c'est une création toute fortuite, ou bien un présage et une monstruosité; car, pour ce qui est de Périandre, il a l'air grandement troublé, pensant que c'est une souillure et une profanation pour son sacrifice.» En même temps, il nous emmena vers une des salles qui donnaient sur le jardin. Là un jeune homme paraissant appartenir à la classe des bergers, qui n'avait pas encore de barbe et dont la physionomie ne manquait pas de noblesse, déploya une espèce de couverture en cuir, et nous montra un petit enfant né, disait-il, d'une cavale. Par le haut, jusqu'au cou et aux mains, cette créature était de forme humaine; mais le reste était d'un cheval, et sa voix avait quelque chose des vagissements poussés par les petits enfants qui viennent de naître. «Dieu préservateur!» s'écria Niloxène, et il détourna les yeux. Mais Thalès fixa longtemps son regard sur le jeune pâtre; puis s'étant mis à sourire, (car il avait l'habitude de plaisanter toujours avec moi sur ma profession) : «Eh bien, Dioclès,» dit-il, «songez-vous à préparer quelque expiation, et à donner de la besogne aux dieux préservateurs, comme vous trouvant en présence de quelque événement grave et considérable?»— «Pourquoi non?» répondis-je : «j'y vois le présage de troubles et de discordes qui s'étendront, j'en ai peur, jusqu'à un mariage et une génération avant que le courroux de la déesse ait été apaisé, puisqu'elle fait, vous le savez, une seconde manifestation". A ces paroles Thalès ne répondit rien : il se contenta de rire et de s'en aller. Et comme Périandre était à la porte, s'avançant pour nous interroger sur ce que nous venions de voir, Thalès me quitta et le prit par la main : "Ce que Dioclès prescrira, vous l'exécuterez à loisir », lui dit-il; «mais moi j'ai un conseil à vous donner: pour faire paître vos juments ne prenez pas de jeunes garçons, ou bien à ceux-ci donnez des femmes.» Ces paroles me semblèrent causer, des qu'il les eut entendues, une vive satisfaction à Périandre, car il éclata de rire et serra très affectueusement Thalès dans ses bras. Thalès alors : «Dioclès », me dit-il, «si je conjecture bien, le prodige reçoit déjà son accomplissement. Car vous voyez quel grand malheur nous est arrivé, Alexidème n'ayant pas voulu souper avec nous. » [4] Après que nous fûmes entrés, Thalès ayant déjà élevé plus haut la voix: «Où donc », dit-il, «l'avait-on placé, cet homme qui s'en est formalisé?» Quand on lui eut montré l'endroit il fit le tour de la salle, et ce fut là-même qu'il se plaça et nous installa. «En vérité », ajouta-t-il, «j'aurais payé pour partager la même table qu'Ardalus.» Cet Ardalus était un joueur de flûte Trézénien, prêtre des muses Ardalides auxquelles l'antique Ardalus de Trézène avait dressé des statues. En ce moment Esope (car il se trouvait avoir été envoyé récemment par Crésus vers Périandre, en même temps qu'on l'avait chargé de consulter le dieu à Delphes, et il était là sur un siége fort bas, auprès de Solon qui en occupait un beaucoup plus élevé), Esope, dis-je, prit la parole: «Un mulet de Lydie ayant vu dans un fleuve l'image de sa personne, fut saisi d'admiration pour sa propre beauté et pour la grandeur de sa taille ; et il se mit à courir, comme un cheval, en secouant sa crinière. Ensuite, pourtant, lorsqu'il se fut rappelé qu'il était fils d'un âne, il mit bientôt un terme à sa course, et laissa de côté cet air hautain et superbe.» Chilon, dans son style laconique, dit à Ésope: «Et toi aussi tu es pesant, et tu cours en mulet » A la suite de ce propos, Mélissa étant survenue se coucha à côté de Périandre, tandis qu'Eumétis resta assise pendant le repas. Moi, j'étais au-dessus de Bias, et Thalès m'ayant interpellé : «Dioclès», me dit-il, «pourquoi n'avez-vous pas dit à Bias que l'étranger de Naucratie est venu une seconde fois le trouver avec des questions de la part de son prince, afin que ce soit à jeun qu'il reçoive ces communications et qu'il y applique son esprit?» Et Bias : «Il y a longtemps», dit-il, «que Dioclès me menace de m'y contraindre; mais je sais que Bacchus, entre autres attributions merveilleuses, possède une sagacité qui l'a fait surnommer le dieu qui délie, de sorte que je ne crains pas, étant rempli de la divinité, que la confiance m'abandonne au moment de la lutte.» C'est ainsi que, pendant le repas, ils échangeaient entre eux des plaisanteries. Pour moi, voyant que le souper était plus simple qu'à l'ordinaire, je me pris à réfléchir en moi-même que le soin d'inviter et de recevoir des hommes savants et vertueux ne constitue aucune dépense de plus. C'est, au contraire, une économie : on supprime les mets trop recherchés, les essences étrangères, les friandises et les vins de prix coulant à flots. Toute cette somptuosité que Périandre déployait journellement et à juste titre en raison de son rang, de son opulence et de ses affaires, cette somptuosité, dis-je, avait disparu; et en ce moment, auprès de tels convives il se faisait gloire de sa sobriété et de la modération de sa dépense. Ce n'était pas seulement sur le reste, c'était encore sur le train habituel de la reine qu'il avait étendu la réforme. Il voulait qu'elle cachât ce luxe, et il ne la présentait que vêtue de la manière la plus simple et la plus modeste. [5] Lorsqu'on eut enlevé les tables et que des couronnes eurent été distribuées de la part de Mélissa, nous procédâmes aux libations. La joueuse de flûte qui pendant quelques instants les avait accompagnées de son instrument, se retira ensuite de la salle. Alors Ardalus adressant la parole à Anacharsis demanda s'il y avait des joueuses de flûte chez les Scythes. Celui-ci riposta sur-le-champ : «Pas même de vignes.» —«Mais les Scythes ont du moins des dieux?" reprit encore Ardalus. — «Sans doute, et des dieux qui comprennent le langage des humains. Nous ne ressemblons pas aux Grecs. Ceux-ci croyant parler mieux que les Scythes, se figurent pourtant que les dieux entendent avec plus de plaisir le bruit qui sort d'os ou de morceaux de bois.» Alors Ésope : «Et si tu savais donc, ô étranger, que les fabricants de flûtes d'aujourd'hui ont abandonné les os de faons pour se servir de ceux des ânes, prétendant que ces derniers rendent un meilleur son ! Cléobuline a composé à propos de la flûte Phrygienne l'énigme que voici : "Le tibia du faon cède à celui de l'âne" de sorte que l'on s'étonne que l'âne, si épais et si peu musicien d'ailleurs, fournisse un os essentiellement léger et musical. Et Niloxène : «Voilà précisément ce que les habitants de Busiris nous reprochent à nous, Naucratiens; car nous employons déjà les os d'âne pour la flûte. Chez eux, au contraire, c'est un sacrilége d'écouter même une trompette parce qu'elle rend un son qui ressemble au cri de l'âne. Or vous savez sans doute que l'âne, à cause de Typhon, est abhorré des Egyptiens. » [6] Il y eut un moment de silence. Périandre vit que Niloxène avait envie de prendre la parole, mais qu'il hésitait à commencer : «Amis», dit-il, «j'approuve les chefs d'État qui donnent audience aux étrangers en premier lieu, ensuite à leurs propres concitoyens. Et en ce moment je crois convenable que nous suspendions un instant des entretiens qui ne roulent que sur des choses de notre pays, sur des sujets qui nous sont habituels, et que nous donnions entrée et audience, comme dans une assemblée, à ces questions venues d'Egypte et proposées par un roi : je veux parler des questions que l'excellent Niloxène est venu apporter pour Bias, et que Bias veut examiner en commun avec nous.» Bias alors : «Dans quel lieu et avec quelles personnes aimerait-on mieux être pour se risquer à résoudre, puisqu'il le faut absolument, de semblables questions, surtout quand le roi d'Egypte a ordonné de commencer, il est vrai, par moi, mais de vous passer successivement à tous la parole?» Ainsi donc la lettre lui fut présentée par Niloxène, qui le pria de l'ouvrir et d'en faire à haute voix complète lecture devant toute l'assemblée. Elle était conçue dans le sens que voici : «Amasis, roi des Egyptiens, à Bias, le plus sage d'entre les Grecs. Un roi des Ethiopiens engage avec moi une lutte de sagacité. Vaincu dans les autres épreuves il m'a posé un défi suprême, aussi étrange que considérable, ordonnant que je boive la mer. Si je résous la difficulté, j'aurai le droit de posséder plusieurs villages et plusieurs villes de son royaume; si je n'y réussis pas, il faudra que je lui cède les villes qui sont autour d'Éléphantine. Ainsi donc, après avoir examiné la question, renvoyez-moi sur-le-champ Niloxène. Du reste, à ce que vos amis et vos concitoyens désireront de moi je ne ferai pas défaut.» Cette lecture achevée, Bias n'attendit pas longtemps. Il demeura un instant recueilli en lui-même, un instant il conféra avec Cléobule qui était assis près de lui, puis il dit à Niloxène : «Eh quoi, Naucratien, Amasis qui est roi de tant d'hommes, qui possède une si grande, une si belle contrée, consentira pour tant d'obscures et méchantes bourgades à avaler la mer!" Niloxène s'étant mis à rire répondit: «Supposez qu'il le veut bien, et examinez ce qu'on peut faire.» -- «Eh bien ! qu'il écrive au roi d'Ethiopie d'arrêter les fleuves qui se jettent dans la mer, pendant que lui-même la boira telle qu'elle est actuellement: car c'est sur cette mer que porte le défi et non sur la mer qui sera ultérieurement.» Dès que Bias eut prononcé ces paroles Niloxène enchanté lui sauta au cou, l'embrassa, et tous les autres accueillirent cette réponse avec de grands éloges. Chilon se mit à rire : «Etranger Naucratien », dit-il, «avant que la mer ait disparu avalée, rembarquez-vous pour aller recommander à Amasis qu'il cherche non pas le secret de faire disparaître tant d'eau salée, mais plutôt le moyen de rendre sa domination potable et douce à ses sujets; car c'est une science sur laquelle Bias est fort habile, et personne ne saurait l'enseigner mieux. Amasis, s'il veut l'apprendre de lui, n'aura plus besoin de sa cuvette d'or auprès des Egyptiens : tous le respecteront et le chériront parce qu'il sera bon prince, fût-il avéré qu'il est d'une extraction mille fois encore plus basse que celle qu'on lui connaît aujourd'hui. «Certes », dit alors Périandre, il est convenable d'envoyer au roi d'Égypte des prémices de cette espèce, d'y contribuer tous «par tête,» comme dit Homère. Il trouvera l'accessoire plus précieux que la cargaison, et nous-mêmes, plus que tous autres, nous en ferons notre profit ». [7] Chilon dit alors : Il est juste que ce soit Solon qui commence à parler, non seulement parce qu'il nous devance tous en âge et qu'il se trouve occuper la première place, mais encore parce qu'il exerce la plus grande et la plus parfaite magistrature, ayant donné aux Athéniens un code de lois. Sur cela, Niloxène me dit tout bas à l'oreille : «Que de choses Dioclès, s'accréditent faussement ! Combien les hommes aiment à forger eux-mêmes, ou bien à accueillir avec facilité les propos les plus absurdes concernant les sages! Par exemple, on était venu nous annoncer en Égypte que Chilon avait rompu tous liens d'amitié et d'hospitalité avec Solon, parce que ce dernier disait que les lois sont faites pour n'être pas changées.»— «Le propos est plaisant», lui dis-je; car à raisonner ainsi, il faut que l'on commence par désavouer Lycurgue avec ses lois, et que l'on bouleverse toute la constitution des Lacédémoniens." Après s'être recueilli un instant, Solon prit donc la parole : «Je crois", dit-il, «que le comble de la gloire pour un roi et pour un tyran serait s'il pouvait convertir, dans l'intérêt de ses concitoyens, un gouvernement monarchique en démocratie.»— «Et moi», dit après lui Bias, «s'il était le premier à observer les lois de sa patrie.» Après lui Thalès prit la parole : «J'estime que le bonheur pour un souverain, c'est s'il meurt de vieillesse et naturellement.» «S'il possède seul la prudence», dit Anacharsis, qui parla le quatrième. — «S'il n'a confiance en aucun de ses familiers», dit Cléobule, le cinquième. — «S'il dispose ses sujets à ne point le craindre, mais à craindre pour lui», dit Pittacus, le sixième. Enfin Chilon dit : «Il faut que le souverain n'ait aucune pensée se rattachant à des intérêts mortels, qu'il n'en ait que d'immortelles.» Ces maximes énoncées nous voulûmes que Périandre, à son tour, en émît quelqu'une. Mais lui, loin de montrer un visage satisfait, fronça les sourcils : «Eh bien», dit-il, «pour ajouter mon mot, je déclare que toutes les sentences formulées que je viens d'entendre ne peuvent guère servir qu'à écarter du gouvernement un homme qui serait vraiment sensé.» Alors Esope, en sa qualité d'épilogueur : «Vous auriez donc dû, Seigneurs, couler à fond cette matière, chacun en particulier, et non pas, tout en répétant que vous êtes conseillers et amis des princes, vous constituer leurs accusateurs.» L'ayant alors pris par la tête et s'étant mis à sourire, Solon lui dit : «Ne te semble-t-il pas que l'on rende un prince plus modéré, un tyran plus humain, si on lui persuade qu'il est meilleur de ne commander point que de commander?»— «Qui en cela», dit Ésope, «se laisserait plutôt persuader par vos paroles, que par le dieu dont l'oracle, s'adressant à vous-même, a prononcé : "Heureuse est la cité qui n'entend qu'un héraut?» Et Solon : «Eh bien, aujourd'hui même les Athéniens n'entendent qu'un seul héraut, n'obéissent qu'à un souverain, qui est la loi, et en même temps ils ont un gouvernement démocratique. Mais toi, si habile à deviner le langage des corbeaux et des geais, tu n'entends pas exactement tes propres paroles. Quoi ! d'un côté tu penses, te fondant sur l'oracle du Dieu, que la cité la plus heureuse est celle qui obéit à un seul, et d'un autre côté tu prétends que le mérite d'un banquet c'est que tous y discourent sur toutes les matières. _ — «Sans doute», dit Ésope, «attendu que vous n'avez pas encore ici porté de loi interdisant de s'enivrer, comme vous en portâtes une à Athènes, qui défendait aux esclaves de contracter des liaisons amoureuses et de se frotter d'huile à sec. Solon s'étant mis à rire, Cléodème le médecin fit remarquer qu'il y avait grande similitude entre se frotter d'huile à sec et babiller sous l'empire du vin après s'en être largement humecté. «Car le vin," ajoutait-il, «est «chose fort agréable.»— «Raison de plus», dit Chilon, reprenant la parole, «pour n'y pas toucher.» Et de nouveau Ésope : «En ce cas, d'après ce que Thalès a semblé dire, il vieillira bien vite». [8] Périandre s'étant mis à rire : «Ésope », dit-il, «nous sommes punis comme nous le méritons, de ce qu'avant d'épuiser toutes les questions d'Amasis, nous sommes tombés dans d'autres propos. Lisez donc, Niloxène, le reste de la lettre, et pendant qu'ils sont tous là profitez-en pour mettre ces personnages à contribution.» Niloxène répondit : "La proposition de l'Éthiopien ne peut être appelée qu'un message sinistre, pour employer l'expression d'Archiloque. Mais votre hôte Amasis se montre bien plus civilisé et plus élégant que lui dans les questions de ce genre. Il lui a d'abord posé cette série de demandes : «Qu'y a-t-il de plus ancien? de plus beau? de plus grand? de plus sage? de plus commun?" et en outre, vraiment, celles que voici : "Qu'y a-t-il de plus utile ? de plus nuisible? de plus puissant? de plus facile?" — «Est-ce que le roi des Ethiopiens", dit Périandre, a répondu à chacune de ses questions et les a résolues ?" —«Oui", répondit Niloxène, «et jugez-en vous-mêmes vous autres, quand vous m'aurez entendu. Car Amasis, mon souverain, tient beaucoup à n'être pas surpris dénigrant les réponses d'autrui ou reculant devant l'obligation qu'il s'est imposée, de ne laisser sans réfutation aucune des erreurs que pourrait contenir une réponse. Je vais donc vous lire celles du roi d'Éthiopie : Qu'y a-t-il de plus ancien? Le temps. — De plus grand? Le monde.— De plus habile ? La vérité. — De plus beau? La lumière.— De plus commun ? La mort. — De plus utile? Dieu.— De plus nuisible? Le mauvais Génie. — De plus puissant? La Fortune. — De plus facile ? Le plaisir.» [9] Cette lecture ainsi reproduite, mon cher Nicarque, il se fit un moment de silence. Après quoi Thalès demanda à Niloxène si Amasis avait accepté de telles solutions. Il répondit que ce monarque avait accepté les unes et qu'il avait été mécontent des autres. «C'est qu'en effet", dit Thalès, "il n'en est aucune qui soit irréprochable, et toutes sont grandement entachées d'erreur et d'ignorance. Ainsi, d'abord, comment le temps pourrait-il être ce qu'il y a de plus ancien, puisque, une partie étant écoulée, je le veux bien, une autre est le présent, une autre est l'avenir? Le temps qui doit venir après nous est évidemment plus jeune que les hommes d'aujourd'hui, que les événements actuels. Croire que ce qu'il y a de plus habile, ce soit la vérité, c'est, à mon avis, ne pas émettre une autre opinion que celle-ci : l'oeil et la lumière sont tout un. Si du reste l'Éthiopien a cru, ce qui est réel, la lumière plus belle que tout, pourquoi a-t-il négligé de nommer le soleil lui-même ? Des autres réponses, celle qui concerne la Divinité et le Génie est aussi téméraire que dangereuse ; et ce qu'il dit de la Fortune est tout à fait déraisonnable : car elle ne changerait pas avec tant de facilité, si elle était ce qu'il y a de plus puissant et de plus fort au monde. De même, la mort n'est pas ce qu'il y a de plus commun, puisqu'elle n'est pas commune aux vivants. Mais pour que nous ne semblions pas nous borner à redresser les réponses des autres, il faut y opposer nos propres solutiôns. Je m'y offre le premier, si Niloxène veut reprendre chaque question". Telles que furent faites alors et les demandes et les réponses, je vais vous les reproduire aujourd'hui : Qu'y a-t-il de plus ancien? C'est Dieu, répondit Thalès, attendu qu'il est incréé. — De plus grand? L'espace : car si le monde contient le reste, à son tour il est contenu dans l'espace. — De plus beau? Le monde : car tout ce qui est bien ordonné en fait partie. -- De plus habile ? Le temps : car c'est lui qui a découvert et qui découvrira tout. — De plus commun? L'espérance : car ceux même qui n'ont rien autre chose la possèdent. —De plus utile? La vertu : car elle rend toutes les autres choses utiles par le bon usage qu'elle en fait. — De plus nuisible? Le vice : car il corrompt tout par sa présence. — De plus puissant? La nécessité : car elle est seule invincible. De plus facile? Ce qui est selon la nature : car, pour ce qui est du plaisir, il amène souvent la lassitude. [10] Tout le monde ayant accueilli ces réponses de Thalès, Cléodème prit la parole : «Voilà", dit-il, «ô Niloxène, les questions et les réponses qu'il est convenable de faire à des rois. Mais le barbare qui veut faire boire la mer à Amasis aurait besoin de la concision employée par Pittacus à l'égard d'Alyatte, quand celui-ci enjoignait aux Lesbiens un ordre des plus insolents. Il se contenta, pour toute réponse, de l'engager «à manger des oignons et du pain chaud.»— «Mais», reprit Périandre, c'était l'usage anciennement en Grèce, ô Cléodème, de se proposer les uns aux autres de semblables difficultés. Nous apprenons même qu'à propos des funérailles d'Amphidamas, les poètes les plus estimés entre les habiles de ce temps-là se réunirent à Chalcis. Amphidamas était un personnage politique, qui, après avoir suscité beaucoup d'embarras aux Erétriens, avait succombé dans une bataille livrée pour la possession de Lilante. Mais comme le jugement des vers composés par les poètes présentait des embarras et des doutes en raison des rivalités, la gloire des deux concurrents, qui étaient Homère et Hésiode, inspira aux juges beaucoup de scrupules et de circonspection : ils eurent recours à des questions du même genre ; et s'il faut en croire Leschès, Homère proposa celle-ci : "Muse, dis-moi quelle est cette chose inconnue Qu'on ne verra jamais, et qu'on n'a jamais vue?" Hésiode répondit aussitôt : "Des coursiers fracassant un char impétueux Contre la tombe où dort le souverain des dieux." Et cette réponse, dit-on, inspira une telle admiration qu'il obtînt le trépied.»— «Mais en quoi», dit Cléodème, «ces questions diffèrent-elles des énigmes d'Eumétis? A Eumétis, peut-être, ne messied-il pas de se faire un jeu de ces énigmes, et de les entrelacer, comme d'autres femmes tissent des ceintures et des résilles, pour les proposer aux personnes de son sexe; mais les offrir avec une sorte de gravité à des hommes de sens, ce serait ridicule.» On voyait qu'Eumétis aurait eu plaisir à riposter : pourtant elle se contint par respect, et son visage se couvrit de rougeur. Alors Ésope, comme pour prendre le parti de la jeune fille et se charger de sa défense : «N'est-il donc pas plus ridicule», dit-il, «d'être incapable de résoudre ces mêmes questions? Par exemple, celle qu'avant le souper elle-même nous proposait : "J'ai vu l'homme sur l'homme, à l'aide de la flamme, Appliquer de l'airain ...» pourriez-vous, Cléodème, nous expliquer ce qu'elle signifie?» — «Je n'ai pas besoin de l'étudier», dit Cléodème. — «Et pourtant», répondit Esope, «personne ne le sait et ne l'exécute mieux que vous ; et si vous le niez, j'en prends à témoin les ventouses.» Cléodème ne put s'empêcher de rire : car de tous les médecins de l'époque c'était lui qui pratiquait le plus souvent les ventouses, et il n'était pas celui qui avait le moins accrédité l'usage de ce topique. [11] Mnésiphile l'Athénien, familier et sectateur de Solon, prit alors la parole : «O Périandre,» dit-il, «je voudrais qu'il en fût des sujets ici traités comme il en est du vin : qu'ils ne fussent pas répartis en raison de l'opulence et de la noblesse, mais qu'ils se trouvassent être communs à tous, comme il se fait dans une démocratie. De ce qui s'est formulé jusqu'à présent sur le souverain pouvoir, sur la royauté, rien n'a rapport à nous autres qui vivons dans des républiques. D'où nous concluons, qu'il faut maintenant que chacun de vous prenne encore la parole pour énoncer une opinion quelconque sur les gouvernements où la loi est égale pour tous, en commençant cette fois encore par Solon.» On crut devoir accéder à ce désir; et Solon, le premier : «Mnésiphile,» dit-il, «vous avez entendu, avec tous les Athéniens, quelle opinion je professe en matière de gouvernement. Mais puisque vous voulez m'entendre encore ici, je déclare que la cité qui, selon moi, doit être la plus heureuse et conserver le mieux sa démocratie, est celle où les injustices commises sont poursuivies et châtiées aussi sévèrement par ceux qui n'en ont pas souffert que par ceux qu'elles ont atteints.» Bias, le second, dit «que la meilleure démocratie est celle où tous craignent la loi comme on craindrait un tyran.» Après lui Thalès : «que c'est celle qui n'a ni des citoyens trop riches, ni des citoyens trop pauvres.» Puis Anacharsis : «celle où tout étant d'abord établi sur le pied d'égalité, c'est la vertu qui détermine le meilleur rang, et le vice, le dernier.» Cléobule, le cinquième, dit : «que le peuple le plus sage est celui chez lequel les citoyens redoutent le blâme plus que la loi.» Pittacus, le sixième : «celui où les méchants ne peuvent obtenir aucune magistrature, et où les gens de bien n'ont pas le droit de s'en exempter.» Chilon après lui «Le meilleur gouvernement,» dit-il, «est celui où l'on écoute le plus les lois, le moins les orateurs.» Enfin Périandre, ouvrant son avis le dernier, dit : «qu'il lui paraissait que tous avaient, en fait de démocratie, loué celle qui ressemblait le mieux à une aristocratie.» [12] Quand ce texte de conversation eut été lui-même épuisé, je proposai que ces sages nous parlassent aussi sur la manière dont une maison doit être réglée : «Car», ajoutai-je, «peu d'hommes gouvernent des royaumes et des villes, et nous avons tous notre part d'un foyer et d'une maison.» — «Non pas,» dit alors Esope en riant, «si dans le mot «tous» vous comptez Anacharsis : car il n'a pas de maison; même il se fait gloire de n'en posséder point, et de se servir d'un chariot, comme on dit que le Soleil circule dans un char sur lequel il parcourt tantôt une contrée du ciel et tantôt une autre. »—«C'est pour cela aussi,» repartitAnacharsis, «que le Soleil est le seul libre, ou du moins le plus libre de tous les dieux; qu'il n'est assujetti qu'à sa propre loi; que, maître de tous, il n'est maîtrisé par aucun; qu'il règne, et qu'il dirige son attelage. Tu ne sais pas combien la beauté de cet attelage est surnaturelle, et sa grandeur, admirable ; autrement, tu ne te serais pas avisé, même en plaisantant, de le comparer avec les nôtres. De plus il me semble, Esope, que tu fais consister une maison dans cet assemblage de boue, de bois et de briques qui la composent, comme si tu pensais que le limaçon soit la coquille et non pas l'animal lui-même. Aussi était-il tout naturel que Solon te prêtât à rire, lorsqu'ayant vu le riche et somptueux palais de Crésus, il se garda bien de proclamer sur-le-champ heureux et fortuné le propriétaire qui l'habitait, attendu, disait-il, qu'il voulait connaître les biens que Crésus possédait au dedans, plutôt que ceux qui lui étaient extérieurs. Tu sembles ne pas te souvenir non plus de ton renard. Le renard ayant voulu rivaliser pour la variété de sa personne avec la panthère, demandait que le juge prît connaissance de son état intérieur, à lui renard, et il disait que l'on découvrirait de cette manière qu'il y avait en lui plus de variété. Tu examines, croyant que c'est là ce qui représente la maison, l'ouvrage des charpentiers, des tailleurs de pierres, et tu ne considères pas ce qui constitue l'intérieur et la famille de chacun, à savoir les enfants, le mari et la femme, les amis, les serviteurs. Or ce sont tous ces êtres, lorsqu'ils apportent à la communauté leur part de bon sens et de sagesse, qui, dût-il s'agir d'une fourmilière ou d'un nid d'oiseau, rendent une maison bonne et heureuse. Voilà, continua Anacharsis, ce que j'ai à répondre à Esope, et en même temps je paye ma contribution à Dioclès. Aux autres maintenant, et c'est justice, d'émettre chacun leur avis.» Ainsi fut-il fait. Solon déclara que, selon lui, «la meilleure maison est celle où le bien qui s'y trouve est possédé sans injustice, conservé sans défiance, dépensé sans repentir.» Bias : «celle où, à l'intérieur, le maître est, par respect pour lui-même, ce qu'il est au dehors par respect pour la loi.» Thalès : «celle où le maître peut avoir un très grand loisir.» Cléobule : «celle dont le maître compte plus de gens qui l'aiment que de gens qui le craignent»: Pittacus dit : «La meilleure maison est celle qui n'éprouve pas le besoin du superflu, et à laquelle il ne manque rien du nécessaire.» Enfin Chilon déclara, "qu'une maison doit ressembler le plus possible à une ville gouvernée par un roi.» Puis il ajouta que Lycurgue, sur le conseil que lui donnait quelqu'un de constituer la démocratie à Lacédémone, avait répondu : «Réalise d'abord cette démocratie dans ta propre famille.» [13] Ce texte de conversation se trouvant à son tour épuisé, et Eumétis étant sortie avec Mélissa, Périandre but une grande coupe à Chilon, et Chilon, à Bias. Ardalus alors se leva, et interpellant Ésope : «Ne feras-tu pas, dit-il, circuler la coupe jusqu'à nous, quand tu vois qu'ils se la passent mutuellement comme s'il s'agissait de celle de Bathycle et qu'ils ne la partagent pas avec un autre?" Et Esope : «Mais ce vase non plus, dit-il, n'est pas une propriété populaire : car voilà longtemps qu'il reste devant Solon tout seul". Alors Pittacus s'adressant à Mnésiphile : «Pourquoi, lui demanda-t-il, Solon ne boit-il pas et dément-il ainsi les vers où il a écrit : "Les oeuvres de Cypris, de Bacchus, des neufs soeurs Aujourd'hui font ma joie; et ce sont des douceurs Pour nous autres humains à nulle autre pareilles?» Anarcharsis prit les devants sur Mnésiphile : «C'est, ô Pittacus, parce qu'il redoute cette loi sévère portée par vous, d'après laquelle vous déclarez que si un homme en état d'ivresse commet une faute quelconque, la peine infligée sera double de celle qu'il eût encourue à jeun». Et Pittacus : «Mais vous-même, dit-il, vous l'avez tellement violée, cette loi, qu'une fois étant ivre l'année dernière, (car aujourd'hui vous ne l'êtes pas), vous en réclamâtes le prix et la couronne». — «Eh pourquoi, dit Anacharsis, quand des prix étaient proposés à qui boirait le plus, et que je m'enivrai le premier, aurais-je manqué à réclamer la récompense promise au vainqueur ? Ou bien, apprenez-moi quel est le but que l'on se propose en buvant force vin pur, si ce n'est pas de s'enivrer?» Sur ce, Pittacus s'étant mis à rire, Esope conta l'apologue que voici : «Un loup ayant vu des bergers qui mangeaient une brebis dans une tente, s'approcha d'eux et leur dit : «Quel tapage vous feriez, si c'était moi!» Et Chilon : «Ésope, dit-il, a raison de prendre sa revanche, puisque nous lui avons fermé la bouche il n'y a qu'un instant, et qu'il voit ensuite les autres enlever la parole à Mnésiphile, quand Pittacus avait demandé à ce dernier de répondre au sujet de Solon».— «Eh bien, je déclare, dit Mnésiphile, et je parle en connaissance de cause, que l'opinion de Solon est celle-ci : Dans sa pensée l'oeuvre de tout art, de toute puissance humaine ou divine, est l'effet que produit cette puissance, plutôt que l'instrument dont elle se sert; c'est la fin même, plutôt que ce ne sont les moyens. Ainsi, par exemple, le tisserand, je crois, posera en fait que la chlamyde, le manteau, sont plutôt son oeuvre que ne l'est la disposition du métier ou la tension produite par les poids suspendus. Le forgeron verra son ouvrage dans la soudure d'une pièce en fer et dans la trempe d'une hache plutôt que dans quelqu'un des apprêts nécessaires à ces opérations, par exemple dans l'action d'allumer les charbons et celle de disposer un bâti en éclats de pierre; et à plus forte raison, un constructeur s'indignerait contre nous si nous déclarions que son ouvrage n'est pas tel vaisseau, telle maison, mais le percement des bois et le pétrissage du mortier. Les Muses seraient tout à fait furieuses, si nous supposions que leur oeuvre fût une cithare ou des flûtes, et non pas l'art de policer les moeurs et de calmer, à l'aide des vers et de la musique, les passions de ceux qui ont recours à elles. Pareillement, l'oeuvre de Vénus n'est pas le rapprochement et l'union des sexes; l'oeuvre de Bacchus n'est pas l'ivresse et le vin, mais ce sont les jouissances qui viennent à la suite, à savoir les désirs, les épanchements, les douces habitudes de se fréquenter. Voilà ce que Solon appelle oeuvres divines, et ce qu'il déclare être aimé et recherché davantage par lui à mesure qu'il devient plus vieux. Qui est-ce qui ménage entre l'homme et la femme tant de sympathie et de tendresse? C'est Vénus, en unissant les âmes et les corps par l'attrait de la volupté et en les fondant ensemble. Que des hommes se trouvent réunis en grand nombre sans s'être fréquentés jamais, sans même se connaître, Bacchus assouplira leurs âmes par le vin comme par l'action du feu ; il les détrempera, et déterminera chez eux un commencement de mélange et d'incorporation les uns avec les autres. Mais quand se trouvent réunis des hommes tels que nous sommes ici, invités par Périandre, ce qui constitue l'oeuvre ce n'est, je pense, ni la coupe, ni le cratère d'où se verse le vin, mais ce sont les Muses, qui, présentant au milieu d'eux, en guise de coupe de sobriété, une conversation pleine à la fois de charme, de badinage et de sérieux, éveillent ainsi la bienveillance, et la répandent en quelque sorte à flots. Le plus souvent même elles laissent, nonobstant la défense qu'en a faite Hésiode la coupe flotter doucement et inactive à la surface du cratère, et cela dans l'intérêt de ceux qui savent mieux boire que converser. Quant aux santés mêmes que l'on se porte, je sais que c'était l'habitude dans l'antiquité de les accompagner d'entretiens; et Homère dit que les convives avaient leur part réglée de vin, comme leur part de viande : chacun buvait une certaine mesure, et passait ensuite la coupe à son voisin.» Mnésiphile s'étant ainsi exprimé, Chersias le poète prit la parole : il s'était justifié depuis peu auprès de Périandre, et sur les instances de Chilon il avait recouvré les bonnes grâces de ce prince : «Pensez-vous que les dieux aussi, à la table de Jupiter et lorsqu'ils se portaient des santés, eussent leur part mesurée comme les chefs des Grecs la recevaient d'Agamemnon ?» Et Cléodème : "Mais vous, Chersias, dit-il, s'il est vrai, comme vous le prétendez vous autres, que certaines colombes portent l'ambroisie au maître des dieux à travers des rochers errants qu'elles franchissent d'un vol pénible et laborieux, ne pensez-vous pas que le nectar soit pour lui chose rare, d'une acquisition plus difficile, et que, partant, il l'économise et le dispense avec mesure à chacun des dieux ? [14] «Cela peut-être », répondit Chersias, «mais puisque la conversation est tombée de nouveau sur l'économie domestique, qui de vous achèvera ce qui en reste à dire ? On a oublié, ce me semble, de déterminer quelle mesure doit être apportée dans la possession des biens nécessaires et suffisants à une maison». Alors Cléobule : «Pour les sages la loi a réglé cette mesure ; et pour ceux qui ne le sont pas, je dirai l'apologue que ma mère contait à mon oncle : La Lune demanda un jour à sa mère de lui confectionner une robe qui fût juste à sa taille. «Et comment pourrais-je la faire juste, répondit-elle, quand je te vois tantôt disque complet, tantôt croissant, tantôt demi-cercle?" Pareillement, mon cher Chersias, pour l'homme vicieux et qui ne raisonne pas il ne saurait y avoir une mesure de biens. Ses besoins varient suivant ses désirs et d'après les positions où il se trouve. Il est comme le chien d'Ésope, qui, se redressant l'hiver et se pliant en rond parce qu'il gelait de froid, songea à se bâtir une maison ; mais en été, s'allongeant pour dormir, il se trouva trop grand, de sorte qu'il ne lui parut plus nécessaire, ni surtout facile, de s'en construire une qui fût à sa taille. Ne remarquez-vous pas de même, Chersias, que tels qui se font tout à fait petits à un moment comme s'ils voulaient vivre à l'étroit et en vrais Spartiates, se figurent à un autre moment qu'ils vont périr d'inanition s'ils ne réunissent les richesses de tous les rois et de tous les particuliers ensemble?» Chersias ayant gardé le silence, Cléodème prit la parole : «Mais les sages, mais vous-mêmes, ne vous voyons-nous pas posséder des biens dont la répartition entre vous autres n'est pas réglée par les lois de la justice?»— «C'est que la loi, mon cher», répondit Cléobule, «en agit comme un tisserand : elle distribue à chacun de nous la part qui lui convient, part mesurée avec une juste proportion. Vous, personnellement, vous obéissez, comme à une loi, à une raison qui vous dirige dans le traitement, le régime et les remèdes que vous prescrivez à vos malades; vous n'avez pas une règle uniforme, mais vous ordonnez à chacun ce qui lui convient mieux». Alors Ardalus, reprenant la parole : «Est-ce donc à dire que votre ami commun et l'hôte de Solon, qu'Epiménide soit, en vertu d'une certaine loi, contraint de s'abstenir de tous autres aliments et de s'en tenir à une certaine substance nutritive dont il forme lui-même le composé délicieux ; et qu'il lui suffise d'en mettre un petit morceau dans sa bouche pour passer la journée entière sans dîner et sans souper ?» Ces paroles ayant mis en arrêt les convives, Thalès dit en raillant qu'Epiménide avait bien raison de ne pas vouloir se donner l'embarras de moudre et de cuire lui-même son manger, comme faisait Pittacus : «Car je me souviens», ajouta-t-il, «qu'étant à Lesbos, j'entendis mon hôtesse chanter à sa meule : Va ton train, meule, va ton train, puisque Pittacus, le roi de la grande Mitylène, s'occupe bien à moudre.» Solon témoigna sa surprise de ce qu'Ardalus n'eût pas lu, telle qu'elle est formulée dans les vers d'Hésiode, la recette du régime suivi par Epiménide : car c'est ce poète qui à celui-ci indiqua le premier les ingrédients dont se composait cette nourriture, et qui lui apprit à chercher "Tout ce que l'asphodèle et la mauve ont d'utile". «Est-ce que vous croyez», dit Périandre, «qu'Hésiode ait songé à quelque chose de semblable ? N'a-t-il pas plutôt voulu faire, comme toujours, l'éloge de la sobriété et nous convier aux aliments les plus simples comme étant les plus agréables ? Car la mauve est bonne à manger, et l'ache est fort douce. Mais je sais que ces substances qui empêchent d'avoir faim et d'avoir soif sont des remèdes plutôt que des nourritures; qu'elles contiennent du miel, un certain fromage étranger et un grand nombre de graines fort difficiles à se procurer. S'il y faut tant d'appareil, comment le timon de la charrue, pour citer Hésiode, ne resterait-il pas suspendu dans la cheminée? Comment n'arriverait-il pas que "Les boeufs et les mulets cessassent leurs travaux"? «Je m'étonne, Solon, que vôtre hôte, s'il est vrai qu'il ait tout récemment fait chez les Déliens cette fameuse purification, n'ait pas entendu raconter que, comme souvenirs et échantillons de la nourriture primitive, on porte dans le temple avec les autres plantes communes et qui croissent d'elles-mêmes, de la mauve et de l'ache. Il est vraisemblable qu'Hésiode aussi veut nous les recommander comme mets d'un usage simple et facile.»— «Ce n'est pas leur seul mérite», dit Anacharsis: ces deux plantes sont encore louées entre toutes, comme étant très-saines.»— Et Cléodème : «Vous dites vrai , car Hésiode se connaissait en médecine : cela est évident d'après l'exactitude et l'habileté avec lesquelles il s'exprime sur le régime à suivre, sur les proportions dans lesquelles le vin doit être trempé, sur la vertu de l'eau, sur les femmes, sur le moment de se rapprocher d'elles, sur la manière dont il faut installer les petits enfants qui viennent de naître. Mais je pense qu'Esope pourrait se déclarer à plus juste titre qu'Épiménide disciple d'Hésiode, puisque ce qui a donné à Esope le commencement de cette sagesse si belle, si variée et parlant tant de langues, c'est l'apologue de l'épervier et du rossignol. Mais je serais bien aise d'entendre Solon lui-même ; car il est probable qu'ayant vécu longtemps dans Athènes avec Epiménide, il sait par quelle raison de nécessité ou de sagesse celui-ci s'était déterminé à un pareil régime." [15] Et Solon : «Qu'aurais-je eu", dit-il, «besoin de le lui demander ? N'était-il pas évident qu'après l'état le plus excellent et le plus souverain de tous, le meilleur consiste à n'avoir besoin que d'une nourriture très lestement expédiée. Or ce plus excellent état, c'est de pouvoir absolument s'abstenir de manger».—«S ' il faut dire ce que je pense" , reprit Cléodème, «ce n'est nullement mon avis, et surtout quand est dressée la table, que l'on supprime si la nourriture est supprimée et qui est l'autel des dieux amis et hospitaliers. Et s'il est vrai, comme dit Thalès, que la suppression de la terre dût entraîner le désordre et la ruine du monde entier, de même anéantir la table ce serait anéantir la maison. Avec la table disparaîtraient le feu qui consacre le foyer, le foyer lui-même, les coupes, les réceptions, les hospitalités, qui sont les plus affectueux et les premiers rapports de communauté entre les hommes; ou plutôt disparaîtrait la vie entière, s'il est vrai que la vie soit une sorte de courant formé par la série des actes de l'homme, actes dont le plus grand nombre est commandé par le besoin et la préparation de la nourriture. Terrible encore serait, mon cher ami, ce qui arriverait à l'agriculture : car celle-ci étant interrompue à son tour, ne nous laisserait plus qu'une terre informe, impure, couverte, par suite de la cessation de tout travail, de végétaux stériles et de courants désordonnément emportés. La disparition de la table entraîne encore celle de tous les arts, de tous les métiers dont elle est le principe, puisqu'elle leur donne à tous leurs fondements, leurs matériaux, et qu'ils ne sont rien du moment qu'elle a disparu. Avec elle s'anéantissent encore les honneurs rendus aux divinités. Les hommes n'ont plus qu'une médiocre reconnaissance envers le Soleil, et une plus médiocre envers la Lune, ne leur demandant plus que d'être par eux éclairés et réchauffés. Et Jupiter, père des pluies, Cérès, protectrice des semailles, Neptune, nourricier des plantes, où seront leurs autels ? Que deviendront les sacrifices? Comment Bacchus sera-t-il le dispensateur de la joie, si nous n'avons besoin de rien de ce qu'il donne ? Pourquoi ferons-nous des offrandes de victimes ou des libations ? De quoi présenterons-nous des prémices ? Car à tous ces points de vue il y a bouleversement et confusion dans les actes les plus graves. Sans doute poursuivre la jouissance de tout plaisir et à tout prix, c'est de la déraison; mais les fuir tous et de quelque source qu'ils viennent, c'est de l'insensi- bilité3. Que l'âme jouisse de certains autres plaisirs plus nobles, soit. Mais pour le corps, on ne saurait trouver de volupté plus légitime que celle de se nourrir : cela n'est ignoré de personne. C'est la seule que l'on pratique publiquement, puisqu'on se réunit pour partager entre soi les repas et la table. Les plaisirs de l'amour, au contraire, on les enveloppe dans la nuit et dans l'épaisseur des ténèbres, parce qu'on en regarde la jouissance en public comme de l'impudeur et de la bestialité ; et c'est tout l'opposé pour les plaisirs de la table ». Je pris à mon tour la parole quand Cléodème eut fini : «Vous n'ajoutez pas», lui dis-je, «qu'en proscrivant la nourriture, nous proscrivons avec elle le sommeil; or sans sommeil plus de songes non plus, et voilà disparue la plus ancienne de nos divinations. En outre, la vie deviendra monotone, et ce sera sans profit en quelque sorte que le corps servira d'enveloppe à l'âme, attendu que les plus nombreuses et les plus importantes parties de ce corps sont des organes disposés pour la nutrition, à savoir la langue les dents, l'estomac , le foie; car aucun d'eux n'est oisif ni destiné à un autre usage. Ainsi donc n'avoir pas besoin de nourriture, c'est n'avoir pas non plus besoin de corps, c'est n'avoir pas besoin de soi-même, puisque c'est avec notre corps que nous vivons tous. Tel est le tribut d'hommages, ajoutai-je, que j'ai à offrir au ventre. Si Solon ou quelque autre veut à son tour accuser celui-ci, nous écouterons. [16] «C'est tout à fait mon dessein », dit Solon. Nous ne voudrons pas paraître moins judicieux que les Égyptiens eux-mêmes qui, après avoir ouvert les cadavres et les avoir exposés au soleil, en jettent les entrailles dans le fleuve: c'est quand le reste du corps est ainsi désormais purifié, qu'ils s'occupent de l'embaumer. Car, par le fait, le ventre est la souillure de notre chair. C'est un Tartare, comme celui de l'enfer, rempli de certains courants affreux, d'exhalaisons et de feux confondus ensemble, enfin de cadavres. Il vit sans qu'aucun être vivant le nourrisse; il lui faut des victimes que nous mettons à mort, à savoir des animaux vivants, des végétaux que nous faisons périr, puisque les végétaux aussi, par la nourriture qu'ils prennent et par leur accroissement, participent à la vie. C'est injustement que nous nous permettons de les détruire : car il y a destruction du moment qu'une substance est changée en une autre, et qu'elle subit une dissolution complète pour devenir la nourriture d'un individu. S'abstenir de manger de la chair, comme faisait, dit-on, l'ancien Orphée, ce n'est pas fuir ies accusations que mérite notre mode injuste de nutrition, c'est plutôt adroitement éluder ces accusations. Il n'est qu'un moyen parfait de ne pas les encourir, de rester pur et de persévérer dans la justice, c'est de se suffire à soi-même et de n'avoir aucun besoin. Mais l'être de qui Dieu a rendu sa propre conservation impossible sans qu'une autre créature soit sacrifiée, celui-là porte naturellement en soi un principe d'injustice. Ne serait-il donc pas à désirer, cher ami, que l'on pût couper cette injustice dans sa racine en faisant disparaître et le ventre et l'estomac et le foie ? Ils ne nous inspirent aucun sentiment, aucun désir qui soit noble. Ils ressemblent à des ustensiles de cuisine. Ce sont, en quelque sorte, des coutelas, des casseroles, des égrugeoirs, des fourneaux, des réservoirs, des pétrins. Réellement il semble, pour parler de la plupart des hommes, que leur corps soit un moulin où leur âme encapuchonnée' tourne constamment la meule pour gagner sa vie. Et nous-mêmes, en vérité, comment nous comportions-nous tout à l'heure ? Nous ne songions ni à nous regarder, ni à nous écouter les uns les autres. La tête baissée, chacun satisfaisait servilement son besoin de nourriture. Et maintenant que les tables sont enlevées, devenus libres, comme vous voyez, Cléodème, nous nous sommes couronnés de fleurs pour échanger des discours, être ensemble, savourer notre loisir, et cela, parce que nous sommes arrivés à ne plus avoir besoin de manger. Eh bien, supposez que cet état de calme, dont nous jouissons en ce moment, durât la vie entière, n'aurions-nous pas toujours le temps de pratiquer ensemble ce délicieux commerce, sans craindre la faim, sans savoir ce que c'est que la richesse? Car le désir du superflu ne tarde pas à suivre le besoin du nécessaire, et à s'installer en même temps que ce besoin dans le coeur de l'homme. Cléodème pense qu'il faut de la nourriture, afin qu'il y ait tables et cratères, afin que l'on sacrifie encore à Cérès et à sa fille. Mais un autre aura le droit de vouloir qu'il y ait batailles et guerres, pour que nous élevions des fortifications, des chantiers maritimes et des arsenaux, pour que nous fassions des sacrifices à la suite de cent ennemis tués, comme on dit que c'est l'usage chez les Messéniens. Un autre, j'imagine, se plaindra de la bonne santé, disant qu'il serait bien malheureux qu'il n'y eût pas de malades parce qu'il n'y aurait plus besoin de matelas moélleux et de coussins, parce qu'on ne sacrifierait plus à Esculape et aux divinités qui détournent les maux, parce que la médecine avec tous ses outils et toutes ses drogues languirait sans gloire et laissée à l'écart. Ou bien qu'on me dise quelle différence existe entre ces prétentions et la précédente ? Car enfin on introduit dans son corps la nourriture comme un remède contre la faim. De tous ceux qui prennent régulièrement leur repas, on dit qu'ils ont soin d'eux ; et pourtant ce n'est pas qu'ils se livrent à quelque acte de délice ou de sensualité : ils n'obéissent qu'à un besoin impérieux de la nature. Ajoutez que l'énumération des maux causés par la nourriture l'emporterait sur celle de ses agréments. Ou plutôt le plaisir n'en affecte qu'une bien petite partie du corps, et ne dure pas longtemps, au lieu que le travail et la difficulté de la digestion nous occasionnent (est-il nécessaire de le rappeler?) mille accidents non moins humiliants que douloureux. C'est, je pense, d'après toutes ces considérations qu'Homère, pour montrer que les dieux sont immortels, dit qu'ils ne se nourrissent point : "De pain, comme de vin, ignorant tout usage, Ils sont privés de sang et nommés immortels." Le poète établit par là, que la nourriture ne fait pas seulement vivre, mais qu'elle est aussi un acheminement au trépas. Car les maladies qu'elle entretient avec elle dans les corps ne sont pas moins funestes quand il y a excès que quand il y a manque. Souvent même c'est une moindre besogne de se la procurer et de la réunir, que de la digérer et de la répandre d'une manière uniforme dans le corps. Mais de même que les Danaïdes ne sauraient plus quelle vie mener et quelle occupation remplir si on les éloignait du service qu'elles font autour de leur tonneau constamment empli par elles, de même si nous venions à cesser d'introduire dans notre corps, véritable tonneau percé, tant d'objets pour lesquels la terre ensemble et la mer ont été mises à contribution, nous serions embarrassés de ce qu'il nous faudrait faire : tant l'ignorance des choses honnêtes nous rend chère une vie où ne nous occupons que de choses forcées ! De même donc que ceux qui ont été en esclavage font et pour eux et par eux-mêmes, une fois affranchis, ce qu'ils faisaient autrefois pour leurs maîtres quand ceux-ci les tenaient en servitude, de même l'âme nourrit aujourd'hui le corps en s'imposant beaucoup de fatigues et d'embarras. Mais supposez-la délivrée de ce servage et affranchie, ce sera elle-même qu'elle nourrira : elle vivra dans la contemplation d'elle-même et de la vérité, sans que rien l'en arrache ou l'en détourne.» Voilà, Nicarque, ce qui fut dit touchant la nourriture. [17] Solon parlait encore, que nous vîmes entrer Gorgias, le frère de Périandre ; car il se trouvait avoir été dépêché à Ténare, d'après certains oracles, pour un sacrifice et une cérémonie qu'il devait célébrer en l'honneur de Neptune. Nous autres nous le saluâmes ; mais Périandre, l'ayant fait approcher de lui et l'ayant embrassé, l'installa sur le lit à son côté. Gorgias lui dit quelques mots à lui seul, et Pé- riandre l'écoutait avec l'air d'un homme touché de plu- sieurs manières par les paroles qu'il entend. Le chagrin, l'indignation, souvent l'incrédulité, puis l'étonnement, se peignaient sur son visage. A la fin il s'adressa à nous en éclatant de rire : «Je voudrais vous faire connaître, sans plus attendre', ce que Gorgias vient de me conter; et pour- tant j'hésite, parce que j'ai autrefois entendu dire à Thalès qu'il faut dire les choses vraisemblables et taire les impos- sibles. «Mais n, reprit Bias, «c'est à Thalès aussi qu'appartient cette sage parole : qu'il faut ne pas croire ses ennemis même sur les choses croyables, et croire ses amis même sur celles qui ne le sont pas : par ennemis il enten- dait, je suppose, les méchants et les sots, par amis, les gens vertueux et sensés.»— «Eh bien, Gorgias», dit alors Périandre, «il faut faire ce récit à l'assemblée, ou plutôt monter ta voix au ton des nouveaux dithyrambes, et déclamer l'aventure que tu viens nous apprendre.» [18] Gorgias prit donc la parole. Le sacrifice qu'il devait accomplir avait duré trois jours. Au bout de ce temps on se livrait à des danses et à des divertissements sur le rivage : «La nuit était complète», continua-t-il, «et la lune brillait sur les flots de la mer. Il n'y avait pas le moindre vent: aucun souffle ne troublait le calme de la plaine liquide. Tout à coup, on aperçut de loin un sillage frissonnant qui descendait le long du promontoire, amenant autour de soi quelque écume, et aussi, à cause du roulement des vagues, un très grand bruit. Étonnés, nous courûmes tous du côté où ces vagues allaient aboutir. Mais avant que la rapidité de l'objet nous eût permis de former une conjecture, nous vîmes que c'étaient des dauphins. Les uns nageaient en cercle très resserré ; les autres semblaient servir de guides pour aborder à l'endroit le plus uni de la plage ; d'autres étaient derrière comme faisant partie d'un cortége; et au milieu d'eux se dressait au-dessus des flots une masse indistincte et sans forme, semblable à celle d'un corps qui serait porté. Bientôt ils se serrèrent tous ensemble, touchèrent le rivage, et y déposèrent un homme qui vivait et se remuait. Après quoi regagnant le promontoire, ils nagèrent avec plus de vivacité qu'auparavant, et il semblait que leurs jeux et leurs ébats fussent causés par un certain plaisir qu'ils éprouvaient. Un grand nombre d'entre nous, continua Gorgias, furent troublés et s'enfuirent loin de la mer. Quelques-uns seulement, j'étais de ceux-là, eurent le courage de s'approcher. Nous reconnûmes Arion le joueur de cithare. Il nous dit lui-même son nom, et il était bien facile à distinguer par son vêtement : car il se trouvait avoir le costume dont il se parait pour jouer de la cithare dans les jeux publics. Nous le portâmes jusqu'à une tente : il n'avait aucun mal ; mais on voyait que la rapidité et le mouvement saccadé du trajet l'avaient étourdi et fatigué. Là nous entendîmes un récit incroyable pour tout le monde, excepté pour nous qui avions vu comment l'aventure s'était terminée. Arion nous dit en effet, que, décidé depuis longtemps à quitter l'Italie, et une lettre de Périandre ayant rendu ce désir plus vif encore, il s'était sans aucun retard embarqué sur le premier bâtiment de transport corinthien qui avait paru. On avait gagné la haute mer, et l'on voguait avec un vent modéré lorsqu'il comprit que les matelots complotaient de le faire périr. Il sut même ensuite du pilote, qui lui en donna l'avis secret, qu'ils étaient convenus d'exécuter leur projet cette nuit même. Etant donc privé de secours et sans ressource, il lui vint à l'idée, comme par une inspiration divine, de se costumer magnifiquement, de prendre, vivant encore, pour linceul funèbre sa robe d'apparat, et de chanter au moment de mourir, afin de ne pas se montrer en cette occurrence moins courageux que les cygnes. Il se revêtit donc de tous ses ornements, et il commença par dire qu'il se sentait animé du désir de chanter l'hymne à Apollon Pythien pour obtenir son propre salut, celui du navire et celui des passagers. Alors il se plaça debout à la poupe sur le bord du vaisseau, et, après avoir préludé par une invocation adressée aux dieux marins, il entonna cet hymne. Il n'en était pas encore à la moitié, que le soleil se plongeait dans la mer et qu'apparaissait le Péloponnèse. Les matelots, sans attendre la nuit, s'avançaient pour l'égorger. Quand il vit leurs épées nues et le pilote qui se voilait déjà le visage, il prit son élan et se jeta dans la mer, aussi loin du vaisseau qu'il le put. Mais avant que son corps eût plongé tout entier dans les flots, des dauphins, qui étaient accourus, le soulevèrent. Ignorant ce que c'était, il fut d'abord rempli d'hésitation et de trouble. Toutefois, attendu que le mode de transport était des plus doux, qu'il voyait un grand nombre de dauphins l'entourer d'un air empressé, se succédant tour à tour comme si c'était un hommage qu'ils dussent tous lui rendre nécessairement ; attendu enfin que la nef laissée en arrière lui faisait apprécier la rapidité avec laquelle on le portait, sa frayeur, nous dit-il, ne tarda pas à se dissiper. Il se trouva moins épouvanté de la mort et moins désireux de vivre, que jaloux de voir s'accomplir l'oeuvre de sa conservation, afin de montrer clairement qu'il était aimé des dieux et afin d'acquérir une ferme conviction de leur bienveillance. En même temps qu'il contemplait le ciel rempli d'étoiles, la lune qui répandait une lumière douce et pure, et la mer unie au loin sur toute sa surface sans autre vague que le sillon produit par la course du cortége, il se prit à réfléchir en lui-même que la justice a plus d'un oeil ouvert, et que les astres sont autant d'intermédiaires par lesquels Dieu voit l'ensemble de ce qui se fait et sur la terre et sur les flots. Ces réflexions, nous dit-il, eurent bientôt dissipé la fatigue qui alourdissait son corps; et lorsqu'à la fin, un promontoire très haut et très escarpé ayant surgi, les dauphins en eurent tourné l'abord avec des précautions infinies (car ils nageaient en rasant les côtes et comme s'ils conduisaient le plus sûrement possible dans le port un vaisseau), il reconnut à n'en pas douter que c'était la main d'un dieu qui l'avait dirigé et soutenu sur les flots. Quand Arion nous eut fait ce récit, continua Gorgias, je lui demandai où il pensait que la nef dût toucher terre. Il me dit que ce serait indubitablement à Corinthe, mais que ce ne pourrait être toutefois qu'après un long retard, parce que, après être tombé le soir dans la mer, il avait été porté d'une course rapide, pendant un trajet qu'il n'évaluait pas à moins de cinq cents stades et qu'il était survenu tout à coup un calme plat. Gorgias nous dit que, nonobstant, il lui avait demandé le nom du patron et celui du pilote ainsi que le signalement du navire, et qu'il avait envoyé des chaloupes avec des soldats pour s'assurer de tous les mouillages. Il ajouta qu'il menait aussi Arion avec lui, mais en ayant soin de le cacher, de peur que les coupables, ayant eu vent de sa conversation, ne prissent la fuite de différents côtés ; qu'en réalité cette aventure semblait tenir tout à fait d'un prodige divin, puisqu'à l'instant même où ils venaient d'arriver on leur avait appris que les soldats s'étaient emparés du bâtiment et qu'on avait arrêté les matelots avec les passagers. Périandre invita donc Gorgias à se lever incontinent pour aller faire emprisonner ces misérables sans que personne pût approcher d'eux ou qu'on trouvât moyen de leur apprendre qu'Arion était sauvé. [19] Mais Esope : «Eh bien!" dit-il, «moquez-vous donc de mes geais et de mes corneilles qui parlent ! Voilà des dauphins qui se permettent des prouesses du même genre." — «Mon cher Esope", lui dis je, "pourquoi parlons-nous de ce fait? Pareille aventure est accréditée chez nous et consignée dans les livres, et elle a plus de deux mille ans de date , car elle remonte au temps d'Ino et d'Athamas." — "Soit !" reprit Solon; "mais convenons, Dioclès, que de semblables histoires se rapprochent de celles des dieux et dépassent le pouvoir des mortels. Au contraire l'aventure d'Hésiode est tout humaine et à notre portée. Vous en avez peut-être entendu le récit?" — "En aucune façon", répondis-je. — "Eh bien ! elle mérite d'être connue. Un homme de Milet, s'il en faut croire ce que l'on dit, partageait avec Hésiode la table et l'hospitalité d'un habitant de Locres, et il avait séduit en secret la fille de leur hôte. Ces amours furent découvertes. On soupçonna Hésiode d'avoir eu, dès l'origine, connaissance de l'intrigue et d'avoir aidé à la dissimuler. Il n'en était nullement coupable ; mais, dans un premier moment de colère, on le rendit victime d'injustes calomnies. Les frères de la jeune fille l'ayant attendu dans une embuscade près d'un bois de la Locride consacré à Jupiter Néméen, l'assassinèrent, ainsi que l'homme qui le suivait et qui s'appelait Troïlus. Les deux cadavres furent jetés au sein de la mer. Celui de Troïlus se trouva emporté dans le fleuve Daphnus, où il fut arrêté un peu au-dessus de l'embouchure par un roc que baignaient les eaux et qui en a conservé jusqu'à nos jours le nom de Troïlus. Mais le corps d'Hésiode, au moment même où il était lancé de la terre, fut reçu par une flottille de dauphins qui le portèrent au promontoire de Rhium, près de Molycrie. Il se trouva qu'il y avait pour le moment à Rhium un sacrifice et une fête, que les Locriens célèbrent encore aujourd'hui en ce même lieu avec beaucoup d'éclat. A la vue du corps ainsi apporté on fut saisi d'un étonnement bien naturel. On accourut sur le rivage, on reconnut Hésiode tout fraîchement assassiné; et, en raison de la célébrité du poète, on n'eut rien de plus pressé que de faire une enquête sur ce meurtre. On y procéda sur-le-champ. Les assassins furent découverts, jetés tout vivants dans les flots, et leur habitation fut rasée. On ensevelit ensuite Hésiode près du bois de Némée. Mais le plus grand nombre des étrangers ne savent pas où est son tombeau. On le dérobe aux recherches des Orchoméniens qui, d'après un oracle, voudraient, dit-on, enlever ses restes et les ensevelir dans leur pays. Si donc les dauphins montrent tant d'empressement et d'humanité pour ceux qui sont morts, il est encore plus naturel qu'ils viennent en aide aux vivants, surtout quand ceux-ci les ont attirés par les accords de la flûte ou par quelques chants mélodieux. Car nous savons tous à présent que ces animaux aiment la musique, qu'ils la recherchent, qu'ils nagent auprès des vaisseaux où l'on vogue au bruit des chants et de la flûte, et qu'ils sont heureux d'accompagner ces bâtiments dans leur marche par un temps calme. Ils se plaisent aussi à voir nager les petits garçons, et ils plongent avec eux à l'envi. Aussi est-ce une loi, bien que rien n'en soit écrit, de ne pas troubler leur sécurité. Personne ne leur fait la chasse, personne ne les maltraite. Seulement, lorsque s'étant laissé prendre dans des filets ils embarrassent les pêcheurs, ceux-ci les châtient en les battant, comme l'on ferait à des enfants pris en faute. Je me souviens aussi d'avoir entendu dire à des gens de Lesbos, qu'une jeune fille de ce pays avait été sauvée de la mer par un dauphin. C'est une tradition avérée. Mais Pittacus la connaît par-dessus tous : il devrait bien nous en conter les détails'.» [20] Pittacus déclara qu'en effet l'aventure était notoire, et que beaucoup de personnes s'en souvenaient encore. «L'oracle avait imposé un ordre aux fondateurs de la colonie de Lesbos : quand leur navigation les aurait amenés près du banc de sable qu'on nomme Mésogée, ils devaient jeter à la mer, en l'honneur de Neptune, un taureau, et, en l'honneur d'Amphitrite et des Néréides, une vierge vivante. Les colons comptaient sept conducteurs ou rois; et un huitième, Échélaüs, avait été désigné par l'oracle pour être leur chef. Ce dernier était à marier. Les sept autres, qui avaient des filles jeunes encore et sans époux, firent tirer celles-ci au sort, et le destin désigna la fille de Sminthée. On la para d'un costume éblouissant d'or; et quand on fut arrivé à l'endroit, on se préparait à la jeter dans les flots avec les prières d'usage. Il se trouva que parmi les passagers un jeune homme était amoureux d'elle. Il était plein de coeur, comme il le fit bien voir, et son nom a même été conservé : il s'appelait Énalus. Dans cette conjoncture terrible, saisi d'un désir immense de sauver la jeune fille, il s'élança au moment même, l'étreignit dans ses bras, et disparut avec elle au sein des flots. Tout d'abord, sur un bruit qui n'avait aucun fondement mais qui trouva cependant croyance générale dans le camp, on pensa qu'ils avaient été sauvés et portés par la mer. Dans la suite Énalus, dit-on, reparut à Lesbos, et il raconta que des dauphins les ayant transportés à travers les flots, ils étaient arrivés, son amante et lui, sains et saufs sur le rivage. Il y a d'autres circonstances plus divines encore, dont le récit est de nature à frapper et séduire le vulgaire; mais il est difficile de les présenter toutes comme croyables. On prétend qu'une vague énorme s'étant élevée auprès de l'île et tout le monde redoutant de l'affronter, Enalus fut le seul qui s'en approcha. Suivi par des polypes il se dirigea vers le temple de Neptune, le plus grand de ces polypes portant une pierre qu'Énalus prit et consacra sur l'autel; et cette pierre garde encore son nom. Du reste, en général, ajouta Pittacus, si l'on sait distinguer l'impossible et l'extraordinaire de l'absurde et du paradoxal, c'est en ne croyant pas témérairement et en ne professant pas non plus une incrédulité systématique que l'on se conformera le mieux , Chilon, au principe par vous proclamé : "Rien de trop». [21] Après Pittacus, Anacharsis prit la parole : «Puisque, comme Thalès l'a magnifiquement établi, une âme réside dans toutes les parties du monde les plus essentielles, on ne doit pas s'étonner si ce qui est souverainement beau s'exécute par une volonté divine. En effet l'âme a pour instrument le corps, Dieu a pour instrument l'âme; et comme le corps a beaucoup de mouvements qui lui viennent de lui-même, mais que les plus multipliés et les plus nobles lui sont communiqués par l'âme, ainsi l'âme, à son tour, accomplit certains de ses actes par des mouvements spontanés, mais pour d'autres actes elle se laisse conduire et diriger par Dieu comme il plaît à celui-ci, et elle est le plus docile des instruments. En effet, continua Anacharsis, il serait étrange, si le feu, le vent, l'eau, les nuages, les pluies, sont des instruments dont Dieu se sert pour conserver et nourrir des milliers d'êtres, comme pour en anéantir et en faire disparaître des milliers d'autres, il serait étrange, dis-je, qu'il n'employât absolument les êtres animés à aucune de ses oeuvres. Il est vraisemblable au contraire, que, dépendant tous de la puissance de Dieu, ils lui obéissent et sympathisent avec l'ensemble de ses mouvements d'une manière bien plus étroite que tous les arcs ne s'accommodent à la volonté des Scythes, les flûtes et les lyres à celle des Grecs.» A la suite de ces paroles, le poète Chersias fit mention d'autres personnages sauvés contre toute attente, et en particulier de Cypsélus, le père de Périandre. Il était encore tout jeune, et des hommes avaient été envoyés pour le mettre à mort, mais son sourire les désarma. Plus tard ils changèrent d'avis et se mirent à sa recherche, mais ils ne le retrouvèrent plus parce que sa mère l'avait déposé dans un coffre. Ce fut pour cette raison que Cypsélus fit construire une chapelle dans le temple de Delphes, comme s'il eût voulu attester que le Dieu avait alors étouffé le bruit de ses vagissements pour le dérober à ceux qui le cherchaient. Pittacus alors s'adressant à Périandre : "En vérité,» dit-il, «cher Périandre, Chersias a bien fait de parler de cette chapelle; car souvent j'ai voulu vous demander ce que signifient ces grenouilles sculptées en si grand nombre au pied du palmier, et quel rapport elles ont avec le dieu ou avec le fondateur de la chapelle». Périandre lui ayant dit de s'adresser à Chersias, qui devait le savoir puisqu'il avait été présent à la consécration faite par Cypsélus : "Je ne le dirai pas, répondit en souriant Chersias, avant d'avoir appris moi-même de nos sages, ici présents, ce que veulent dire leur "Rien de trop,» leur «Connais-toi toi-même,» leur «Qui s'engage en est bientôt puni», dernière maxime qui a empêché bien des mariages, a inspiré de la méfiances à bien des gens, et en a rendu d'autres muets". — «Qu'avez-vous besoin», dit Pittacus, «que nous vous les expliquions? Il y a longtemps que vous-même applaudissez aux apologues composés par Esope dans l'intention, ce semble, d'appliquer chacune de ces maximes». — «C'est bien ce qu'affirme Chersias quand il plaisante avec moi», dit Ésope, «mais quand il parle sérieusement, il s'attache à démontrer que c'est Homère qui en est l'auteur. Le «Connais-toi toi-même," dit-il, "est pratiqué par Hector, qui, attaquant tous les autres, Du fils de Télamon évite la rencontre". Le «Rien de trop" est loué par Ulysse, quand il fait à Diomède cette recommandation : "Diomède, épargne-moi trop d'éloge ou de blâme". D'autres pensent que le poète condamne l'imprudente témérité des engagements par ce vers : "Qui répond d'un méchant est un méchant soi-même". Mais notre Chersias prétend que le passage qui fait allusion à l'imprudence de toute promesse est celui où l'on voit Até précipitée du ciel par Jupiter pour avoir été présente à l'engagement que ce dieu avait pris lors de la naissance d'Hercule, engagement où il fut trompé.» Solon prit en ce moment la parole : «Eh bien, puisque Homère est si sage, croyons, nous aussi, à ses paroles : "La nuit vient : il est bon d'obéir à la nuit." En conséquence, après avoir offert des libations aux Muses, à Neptune et Amphitrite, levons la séance, si vous le voulez bien, et mettons fin au banquet.» Voilà, mon cher Nicarque, comment se termina cette réunion d'alors.