[8,0] LIVRE HUITIÈME. PRÉAMBULE. Bannir des repas la philosophie, mon cher Sossius Sénécion, ce n'est pas agir comme ceux qui en ôteraient la lumière : c'est faire pis encore. Même la lampe étant ôtée, les hommes qui ont de la mesure et de la retenue n'en seront pas moins honnêtes, parce qu'ils tiendront plus compte de la pudeur que de leurs regards mutuels. Mais si l'ignorance et la grossièreté se joignent au vin, la fameuse lampe d'or de Minerve ne pourra elle-même maintenir la décence et l'ordre dans cette réunion de buveurs. Que des humains se remplissent et se gorgent en face les uns des autres sans se parler, c'est entièrement le fait de pourceaux, et peut-être la chose est-elle impossible.D'autre part, laisser à la parole le droit de se produire dans un festin, et, en même temps, ne pas faire en sorte qu'elle s'y produise avec mesure et d'une manière profitable, ce serait là une flagrante inconséquence. Je trouverais moins ridicule celui qui, regardant comme nécessaire de donner à boire et à manger à ses convives, leur verserait du vin pur et leur servirait des viandes dépourvues de tout assaisonnement et salement apprêtées. Il n'y a ni boissons ni ragoûts qui soient aussi désagréables et aussi funestes, n'étant pas préparés comme il faut, que l'est une conversation jetée sans à-propos et sans réflexion au milieu d'un repas. Les philosophes qui veulent décrier l'ivresse, disent que c'est «un délire du vin». Or délirer n'est autre chose que tenir des propos vides et déraisonnables; et quand un bavardage désordonné, quand la frivolité des paroles, se combinent avec le vin pur, l'insolence et les excès de l'ivresse en sont l'odieux et triste couronnement. Ce n'est donc pas mal à propos que chez nous aussi, aux fêtes Agrioniennes, les femmes font semblant de chercher Bacchus comme s'il s'était enfui; puis elles cessent leurs poursuites, en disant qu'il s'est réfugié près des Muses et qu'il se cache parmi ces déesses. Quelques moments après, quand le souper tire à sa fin, elles se proposent entre elles des énigmes et des logogriphes. Cet usage mystérieux nous donne à entendre, d'abord qu'il faut tenir à table des propos qui dénotent de l'instruction et de la culture d'esprit; ensuite, que quand de tels propos se joignent à l'ivresse, ils dissimulent ce que celle-ci a de sauvage et de furieux, les Muses la maîtrisant avec bienveillance. Ainsi donc, ce que nous eûmes occasion d'entendre et de dire nous-mêmes l'an dernier à l'anniversaire de la naissance de Platon servira de début aux matières contenues dans ce livre, lequel est le huitième des Questions de table. [8,1] QUESTION I : Sur les jours où sont nés certains personnages illustres. Il y est aussi parlé des hommes que l'on appelle «enfants des dieux.» PERSONNAGES DU DIALOGUE : DIOGÉNIEN - PLUTARQUE - FLORUS - TYNDARÉS. 1. Après avoir, le six du mois de Thargélion , fêté l'anniversaire de la naissance de Socrate, nous célébrâmes, le sept, celui de la naissance de Platon. Ce fut tout d'abord un texte d'entretiens appropriés à la circonstance; et le premier d'entre nous qui les entama fut Diogénien de Pergame. «Ce n'est pas à tort, dit-il, qu'en parlant de la Fortune, Ion a fait remarquer que, tout en différant de la Sagesse sous beaucoup de points, elle produit pourtant des effets analogues à celle-ci. Il semble, tout au moins, que la Fortune ait voulu ménager par un harmonieux à-propos le concours de ces deux naissances. Non seulement elles se trouvent ainsi rapprochées l'une de l'autre; mais encore celui qui est le premier en gloire est né le premier, servant comme d'introducteur au second. Il me vint alors à l'esprit, de rappeler aux personnes qui étaient là plusieurs exemples d'événements simultanés : celui, entre autres, de la naissance et de la mort d'Euripide. Ce poète naquit le jour où les Grecs combattaient sur mer à Salamine contre le Mède, et il mourut le jour où naissait Denys l'Ancien, tyran de Sicile : de telle sorte, pour emprunter les paroles de Timée, qu'au moment où la Fortune retirait hors du monde celui qui représentait des événements tragiques, elle y introduisait celui qui devait en accomplir de nouveaux. On mentionna pareillement la fin d'Alexandre, le roi de Macédoine, et celle du cynique Diogène, lesquelles arrivèrent en un même jour. On s'accorda à constater que le roi Attale était mort à un retour de l'anniversaire de sa naissance. Pour Pompée le Grand, les uns voulaient que ce fût le jour de sa nativité, les autres, un jour auparavant, qu'il avait trouvé le trépas sur le rivage d'Egypte. On vint aussi à se rappeler Pindare, né pendant la célébration des jeux Pythiques, lui qui contribua par tant et de si belles hymnes aux fêtes solennelles du dieu. 2. Florus ajouta, qu'il ne croyait pas la mémoire de Carnéade indigne d'être citée dans un anniversaire de la naissance de Platon, puisque Carnéade était un des plus glorieux desservants de l'Académie. Ils naquirent tous les deux à l'époque de la fête d'Apollon : l'un pendant les Thargélies, à Athènes, l'autre au moment où les Cyrénéens célébraient les Carnéennes, double solennité qui tombe le septième jour du mois de Thargélion. «Précisément, continua Florus, vous autres, prêtres et prophètes d'Apollon, vous dites que le dieu est né ce jour-là, et vous lui donnez le nom d'Hebdomagène. Aussi, quand on attribue à Apollon la naissance de Platon, je ne pense pas que personne puisse y trouver rien qui soit indigne du dieu, Celui-ci, en effet, nous a créé dans la personne du philosophe un médecin qui par les leçons de Socrate, comme à l'école d'un autre Chiron, apprit l'art de guérir des affections et des maladies plus graves que celles du corps. A ce même propos, n'oublions pas de mentionner la vision qu'avait eue, à ce que l'on a rapporté, Ariston, père de Platon : à savoir, qu'une voix avait en songe défendu à cet Ariston de s'approcher de sa femme et de la toucher durant un laps de dix mois. 3. Tyndarès le Lacédémonien prit alors la parole : «Il y a bien lieu, dit-il, de chanter et de dire de Platon : "On eût cru voir le fils d'un dieu, non d'un mortel". Car je crains que le fait d'engendrer ne paraisse aussi incompatible avec l'immortalité d'un dieu, que celui d'être engendré : puisque le premier de ces deux actes constitue, aussi bien que l'autre, un changement et une passion. C'est ce qu'Alexandre me paraît avoir également insinué, quand il disait "qu'à deux choses surtout il se reconnaissait mortel et périssable : à ce qu'il se rapprochait des femmes et à ce qu'il dormait". Il est certain, en effet, que le sommeil est un relâchement produit par la faiblesse. Il est certain, d'autre part, que tout acte de génération est une transmigration de soi-même en un autre, et une déperdition de sa propre substance. Mais je reprends courage, lorsque j'entends Platon lui-même appeler "père et créateur du monde et de tout ce qui existe" le Dieu incréé et éternel. Non pas que rien soit créé par semence, mais parce qu'en Dieu réside un autre pouvoir, imprimant à la matière une vertu génératrice qui la modifie et la change. "Le vent, même le vent, peut, du sein de la nue, Féconder les oiseaux avant que soit venue L'époque de la ponte ...". «Je ne trouve donc rien d'étrange à ce que Dieu se rapproche d'une mortelle aussi bien que le fait un homme. Seulement, c'est par des étreintes d'un autre genre, par d'autres organes, par d'autres contacts qu'il la subjugue, pour déposer dans les flancs d'une créature humaine un germe plus divin. Ce n'est pas là une fable de mon invention, ajouta Tyndarès. Les Égyptiens prétendent que leur Apis fut ainsi engendré par l'influence de la Lune. Ils accordent complétement à un dieu mâle la faculté de cohabiter avec une femme ; mais ils ne pensent pas que réciproquement un mortel puisse communiquer à une déesse un principe de grossesse et de génération : parce que, selon eux, la substance des déesses est seulement un composé d'air, d'esprits, de certaines chaleurs et de certaines humidités.» [8,2] QUESTION II : En quel sens Platon a dit que «Dieu procède toujours géométriquement». PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE -DIOGLÈNIEN - TYNDARÉS - FLORUS - AUTOBULE. 1. Ces propos ayant été suivis d'un moment de silence, à son tour Diogénien commença: «Voulez-vous, dit-il, puisque l'on est venu à parler des dieux, voulez-vous qu'à propos de l'anniversaire de sa naissance nous fassions participer Platon à nos entretiens, et que nous recherchions quelle était sa pensée quand il a dit que "Dieu procède toujours géométriquement", si toutefois on doit admettre que le mot soit de Platon? Je fis observer que cette proposition ne se trouve écrite d'une manière formelle dans aucun de ses ouvrages, mais qu'elle a un cachet suffisant de vraisemblance et qu'elle caractérise bien ce philosophe. Aussitôt Tyndarès, reprenant la parole : "Pensez-vous, ô Diogénien, dit-il, que cette manière de parler cache sous une forme énigmatique quelque pensée transcendante et difficile à pénétrer? N'est-ce pas l'expression de ce que Platon a dit et écrit lui-même bien souvent? N'est-ce pas un hommage rendu à la géométrie, laquelle nous arrache à l'empire des sens, nous détourne du côté de la nature idéale et éternelle, dont la contemplation est la fin de la philosophie, comme la vue des mystères est le complément de l'initiation? Le clou de volupté et de douleur, par lequel l'âme est attachée au corps, semble surtout causer à l'homme la souffrance la plus vive en ce qu'il lui rend les choses sensibles plus évidentes que les intelligibles, et en ce qu'il contraint l'intelligence à juger par passion plutôt que par raison. Accoutumée par les fortes atteintes de la souffrance et du plaisir à prendre pour un être réel la substance incertaine et changeante des corps, l'intelligence devient aveugle à l'égard de l'être véritable. Elle perd l'organe qui à lui seul vaut dix mille yeux, je veux dire la vue et la lumière de l'âme, par laquelle seule peut se voir la Divinité. Toutes les parties qui composent ce qu'on appelle les sciences mathématiques sont autant de miroirs, sans défaut et parfaitement unis, où apparaissent des traces et des images de la vérité qui caractérise les choses intelligibles. Mais principalement la géométrie, mère et maîtresse des autres connaissances, au dire de Philon, retire et détourne la pensée, la purifiant et la dégageant doucement des choses sensibles. C'est pourquoi Platon lui-même blâmait Eudoxe, Archytas et Ménechme, qui cherchaient à opérer la duplication du cube à l'aide d'opérations et d'instruments mécaniques, comme s'il n'était pas possible, au moyen de démonstrations purement mathématiques, de trouver deux moyennes proportionnelles. Il disait que c'est perdre et dénaturer ce qu'il y a d'excellent dans la géométrie, que de la ramener aux objets sensibles au lieu de l'élever dans une région supérieure, au lieu de lui faire embrasser ces éternelles et incorporelles images dans la contemplation desquelles se plaît Dieu, restant par là toujours Dieu.» 2. Après Tyndarès, Florus, qui était son compagnon habituel, et qui toujours feignait, par plaisanterie, de l'avoir pour mignon, comme il le répétait sans cesse, prit la parole à son tour: «Tyndarès, lui dit-il, tu m'as fait grand bien en présentant cette opinion non pas comme personnelle à toi, mais comme généralement répandue. Car tu as ainsi donné licence de la réfuter, et de faire voir que ce n'est pas aux dieux qu'est nécessaire la géométrie, mais aux hommes. En effet, Dieu n'a en aucune façon besoin de mathématiques en guise d'instrument qui doive le détourner des choses créées et conduire son intelligence sur les choses subsistant par elles-mêmes : car ces choses sont en lui, avec lui, autour de lui. Mais vois si la pensée de Platon ne t'échappe point. Vois s'il n'a pas voulu, sous forme énigmatique, désigner une chose qui t'appartient et qui est tout à fait de ton ressort : s'il n'a pas combiné Lycurgue avec Socrate, comme Dicéarque voulait le combiner avec Pythagore. Car Lycurgue, et tu le sais de reste, avait banni de Lacédémone la proportion arithmétique, la jugeant turbulente et populaire, pour y introduire la géométrique : laquelle convient à une sage aristocratie et à une royauté fondée sur les lois. La proportion arithmétique attribue l'égalité au nombre; la géométrique l'attribue à la raison, et se détermine d'après le mérite. Cette proportion ne confond pas toutes choses ensemble : elle établit un discernement bien tranché entre les bons et les méchants : de façon à ce que les uns et les autres reçoivent toujours ce qui leur revient, non au poids ou par le sort, mais suivant la différence de la vertu et du vice. Voilà, cher Tyndarès, la proportion que Dieu applique aux choses humaines. C'est là ce qu'on a personnifié sous les traits de Dicé et de Némésis; et cette leçon nous apprend qu'il faut déterminer l'égalité par la justice et non la justice par l'égalité. Car cette égalité que poursuit le vulgaire est la plus grande de toutes les injustices. Dieu la supprime le plus qu'il lui est possible : il se dirige par la considération du mérite de chacun, et suivant une proportion géométrique conforme à la raison et à la loi." 3. Unanimement, nous louâmes fort ces explications. Tyndarès, seul, dit qu'il en était jaloux; et il pria Aristobule de s'attaquer à Florus pour réfuter ce que celui-ci venait d'avancer. Mais Aristobule s'en défendit. Toutefois il opposa une autre théorie, qui lui était personnelle. Il soutint que la géométrie ne s'attache à étudier que les combinaisons et les propriétés relatives aux extrémités qui terminent les corps. Dieu, prétendit Aristobule, n'a pas fabriqué le monde par un autre moyen qu'en terminant la matière, jusque-là indéterminée. Or celle-ci était restée telle, non par la grandeur et par le nombre, mais à cause de son irrégularité, de son indécision, de son désordre : si bien que les Anciens avaient coutume de l'appeler «l'infini». La forme et la figure, continua Aristobule, sont les termes de chaque chose formée et figurée ; et c'est faute de ces deux termes que la matière était restée informe et sans figure. Mais lorsque les nombres et les proportions y eurent été ajoutés, cette même matière, se trouvant comme liée et serrée par des lignes, puis, après les lignes, par des surfaces et des profondeurs, produisit les premières espèces et différences des corps. Ce fut là, en quelque sorte, ce qui servit de fondement à la génération de l'air, de la terre, de l'eau et du feu. Car, que l'on eût à voir des octaèdres, des icosaèdres, aussi bien que des pyramides et des cubes, à angles et à côtés symétriquement égaux, sortir d'une matière désordonnée et errante sans qu'un agent les eût déterminés et disposés géométriquement, c'était jusque-là chose impraticable et impossible. Ainsi, du moment qu'une fin eut été imposée à l'infini, l'Univers exista comme il existe encore, bien ordonné, régulièrement tempéré, entièrement complet. D'un côté la matière fait toujours effort pour se replonger dans l'infini et pour échapper à l'étreinte géométrique; mais d'une autre part la raison la retient, la circonscrit, la distribue en espèces et en différences pour tout ce qui naît. De là, se constituent l'existence et la durée.» 4. A la suite de ces paroles, on pensa que je devais contribuer aussi pour ma part à la discussion. Je louai donc les opinions qui venaient d'être émises, comme étant propres et personnelles à leurs auteurs, et de plus, comme ayant, à mon avis, un caractère suffisant de probabilité. «Mais, continuai-je, afin que vous ne vous méprisiez pas vous-mêmes, et que vous ne songiez nullement à porter vos regards au dehors, écoutez la proposition qui en cette matière était surtout goûtée par nos maîtres. C'est un des théorèmes, ou plutôt un des problèmes, les plus parfaitement géométriques: «Étant données deux figures, leur en opposer une troisième qui soit égale à l'une et semblable à l'autre.» C'est pour la découverte de cette proposition que Pythagore, à ce que l'on rapporte, fit un sacrifice. Car elle est bien plus ingénieuse et plus élégante que le fameux théorème par lequel il démontre que le carré fait sur l'hypoténuse est égal à la somme des carrés faits sur les deux côtés de l'angle droit. — Vous avez raison, reprit Diogénien; mais par quoi ceci vient-il en aide au propos dont il est question? — Vous le saurez facilement, répondis-je, si vous vous rappelez la division adoptée dans le Timée, par laquelle Platon sépare en trois classes les principes constitutifs de l'Univers. L'un de ces principes nous l'appelons "Dieu", dénomination parfaitement juste, l'autre "matière", et le dernier "forme". La matière est le plus désordonné des sujets; la forme est le plus beau des exemplaires ; Dieu est la plus excellente des causes. Or ce dernier a voulu, autant que possible, que rien de ce qui était fait pour être déterminé ne restât indéterminé, et que la nature fût réglée par des proportions, des mesures et desnombres. A cet effet il a composé des divers sujets réunis un seul tout, semblable à la forme et aussi grand que la matière. C'est pourquoi il s'est à lui-même posé le problème : «Deux substances existant déjà, en créer une troisième, la créer constamment, et la maintenir égale à la matière et semblable à la forme». Cette substance, c'est le monde; lequel, existant toujours, se trouve par la nécessité de sa nature corporelle soumis à des variétés incessantes de générations, de vicissitude , et d'accidents. Mais celui qui en est le père et le créateur vient à son secours, et règle la matière suivant une juste mesure et conformément à l'exemplaire qu'il a en lui-même. Voilà pourquoi l'étendue des proportions dans l'univers est quelque chose de plus beau que leur symétrie même. [8,3] QUESTION III : Pourquoi la nuit est plus sonore que le jour. PERSONNAGES DU DIALOGUE : AMMONIUS — BOÉTHUS. — PLUTARQUE. — THRASYLLE — ARISTODÉME. 1. Un bruit violent, comme nous soupions à Athènes chez Ammonius, vint à retentir dans toute la maison. C'étaient des gens qui, du dehors, demandaient à grands cris le préteur : Ammonius venait d'être promu à cette charge pour la troisième fois. Quand il eut envoyé quelques-uns de ceux qui l'entouraient faire cesser le tapage et congédier la foule, nous nous mîmes à chercher pourquoi ceux qui sont dedans entendent ceux qui sont dehors, mais pourquoi ceux du dehors n'entendent pas aussi bien ceux du dedans. Ammonius dit que ce fait était expliqué par Aristote : que la voix des personnes renfermées sortant dehors au milieu d'un grand espace d'air très libre, s'évanouit aussitôt et se disperse, mais que celle qui de dehors pénètre dedans, au lieu d'éprouver un effet semblable, se maintient, et demeure parfaitement distincte. «Une autre question, dit Ammonius en continuant, aurait plutôt besoin d'être résolue : à savoir, pourquoi durant la nuit les voix sont plus sourdes, et pourquoi, outre leur éclat, elles conservent plus distinctement leur netteté. Quant à moi, il me semble que ce n'est pas sans dessein que la Providence a ménagé à l'ouïe une perception si distincte alors que la vue ne fait point, ou ne fait que très peu, son office. Car l'air ténébreux qui, selon les expressions d'Empédocle, "Durant la nuit circule, aveugle et solitaire", rend autant de finesse à l'oreille qu'il en ôte a la perception de la vue. Mais puisqu'il faut rechercher la cause des effets mêmes opérés nécessairement par la nature, et puisque le propre de celui qui étudie la physique est de s'attacher à découvrir les raisons matérielles et organiques des choses, voyons qui le premier de nous sera en fonds pour produire une explication vraisemblable.» 2. Il se fit un moment de silence. Puis Boéthus prenant la parole : «Dans ma jeunesse, dit-il, lorsque j'étudiais chez les Sophistes, j'employais ce qu'on appelle en géométrie "des hypothèses", et j'avançais des propositions sans les démontrer. Mais maintenant j'en vais émettre qui ont été démontrées avant moi par Épicure; celle-ci entre autres : «Ce qui est, se meut au sein de ce qui n'est pas.» Car il y a beaucoup de vide répandu et mêlé parmi les atomes de l'air. Lors, donc, que l'air est dilaté, et que par suite de sa raréfaction il se répand et circule davantage, de petits, d'imperceptibles vides restent entre ses parties, et les parcelles d'air, disséminées dans ces vides, occupent beaucoup de place. Mais quand ils sont resserrés, qu'il s'en fait une condensation sous un petit volume, et qu'ils viennent à s'entasser par force les uns contre les autres, ils déterminent au dehors un large espace et des séparations considérables. Cet effet a lieu la nuit à la suite du froid, tandis que la chaleur relâche, distend et sépare les substances condensées. Voilà pourquoi les corps en ébullition, quand ils s'amollissent et se fondent, occupent plus de place. Au contraire, ceux qui se figent et se refroidissent, se resserrent, rapprochent leurs molécules, et laissent des vides dans les vaisseaux ainsi que dans les lieux qui les contiennent et d'où on les retire. La voix venant donc à rencontrer des corps nombreux et drus, s'assourdit complétement, ou subit des divisions, parce qu'il y a de grandes et nombreuses résistances et des causes de retard. Mais dans un espace vide et où il n'y a pas de corps, cette même voix arrive d'un cours uni, continu, dégagé, jusqu'à l'oreille, gardant, grâce à cette diffusion rapide, toute la netteté des paroles. Vous voyez que les vases qui ne contiennent rien répondent mieux aux coups quand on les frappe, et renvoient bien loin le son. Souvent même ils le propagent autour d'eux dans une circonférence dont le diamètre est considérable. Mais que le vase ait été rempli soit par un corps solide, soit par un liquide, il devient complétement sourd et sans sonorité, parce que le son n'a ni issue ni espace pour s'échapper. Parmi les corps eux-mêmes, l'or et la pierre, en raison de leur densité, rendent un son faible et difficile à entendre; et même encore les sons par eux produits s'amortissent promptement. Au contraire le cuivre est sonore et bruyant, parce qu'il a beaucoup de vides, parce que sa masse est légère et déliée, qu'elle ne se compose pas de plusieurs corps pressés les uns contre les autres, mais qu'elle offre abondamment le mélange d'une substance qui cède facilement et ne résiste pas au toucher. Cette substance laisse libre jeu aux autres mouvements, et par elle le bruit de voix qu'elle a reçu avec complaisance est transmis jusqu'à ce qu'il vienne à être retenu en quelque sorte sur sa route, et que s'assourdisse le vide où il circulait. Alors la voix s'arrête et ne va pas plus loin, à cause de l'obstacle. C'est là, continua Boéthus, ce qui me semble produire la sonorité de la nuit et diminuer celle du jour : attendu que la chaleur, en raréfiant l'air, rend plus espacées les distances qui séparent les atomes. Toutefois, dit Boéthus en terminant, il ne faut pas que l'on s'élève contre nos premières hypothèses.» 3. Ici, sur l'invitation que m'en fit Ammonius, je crus devoir prendre la parole : «Mon cher Boéthus, répondis-je, ces premières hypothèses, relatives à la grande quantité de vide, peuvent subsister, j'en conviens; mais quand vous attribuez à ce même vide la propriété de conserver le son, de le propager, vous n'êtes plus dans le vrai. Car ce fait, de n'éprouver aucun contact, aucune modification, aucune percussion, est spécial au silence et à l'immobilité. Or la voix est la percussion d'un corps qui a de la sonorité ; et pour qu'un corps ait de la sonorité, il faut qu'il ait de l'analogie et de l'accord avec lui-même, qu'il soit facile à mouvoir, léger, uni, qu'il réponde docilement aux impressions à lui transmises par l'intensité et par la continuité de ses parties. Il en est ainsi de l'air qui nous environne. Car l'eau, la terre, le feu, sont muets par eux-mêmes; c'est lorsqu'un souffle frappe sur eux, que tous ils parlent, que tous ils deviennent sonores et bruyants. Quant au cuivre, il n'y a rien qui y soit vide; mais comme il est mixtionné d'un air en quelque sorte lisse et uni, il répond facilement à la percussion et il est sonore. A s'en rapporter au témoignage des yeux, on voit que le fer est en quelque sorte plus vermoulu, plus poreux, plus criblé d'alvéoles; et pourtant c'est un très mauvais conducteur du son, et de tous les métaux c'est le plus sourd. Il n'y avait donc pas besoin de faire jouer à la nuit un rôle laborieux en voulant qu'elle étreigne et comprime l'air qui circule pendant sa durée, et en laissant ailleurs des espaces et des vides : comme si l'air était un obstacle à la voix et en altérait l'essence, lui qui en est l'essence même, et la forme et l'agent! Sans recourir à ces considérations, il faudrait que les nuits qui sont tout à fait irrégulières, par exemple celles où il y a beaucoup de brouillards, où il fait très froid, fussent plus sonores que celles qui sont sereines et où la température est modérée, puisque dans les premières les atomes sont condensés, et que dans les secondes ils laissent, en se séparant, des espaces vides de tout corps. Il devrait arriver, remarque qui se présente d'elle-même, qu'une journée froide fût plus sonore qu'une nuit tiède, qu'une nuit d'été. Or il n'en est ainsi ni de l'une ni de l'autre. C'est pourquoi, mon cher Boéthus, laissant de côté votre explication, je mets en avant Anaxagore. Ce philosophe dit que le soleil imprime à l'air un mouvement tremblant et convulsif, comme il se voit par cette petite limaille, par ces fragments qui voltigent incessamment à travers les rayons de lumière, et que quelques-uns appellent "tiles". Il dit que ces atomes, en sifflant et en murmurant sous l'action de la chaleur, rendent les voix plus malaisées à entendre le jour, tandis que la nuit ils cessent de s'agiter et de retentir. 4. Quand j'eus ainsi terminé, Ammonius prit la parole : Peut-être paraîtrons-nous ridicules, nous qui croyons pouvoir réfuter Démocrite, et qui voulons réformer Anaxagore. Cependant il faut enlever aux atomes de ce dernier leur sifflement, qui n'est ni vraisemblable ni nécessaire. Il suffit qu'ils tremblottent et qu'ils exécutent un mouvement de rotation dans les flots de la lumière, pour que souvent ils dissipent et atténuent les sons. L'air, comme il a été dit, sert de corps et de substance à la voix. S'il est tranquille, il répand au loin, d'une manière directe, unie et continue, les parcelles et les mouvements de tout bruit. L'absence de vent et le calme le rendent parfaitement sonore; et l'effet est réciproque'. Écoutez en effet le poëte Simonide : "Le feuillage était immobile ; Nul vent ne s'élevait pour disperser les sons Qu'aux oreilles portait la mélodie habile De ces agréables chansons". Car souvent l'agitation de l'air ne permet pas même que la forme de la voix arrive, bien expresse et bien articulée, jusqu'à l'organe auditif. Cette agitation lui fait perdre une partie de sa plénitude et de sa grandeur. La nuit, au contraire, n'a par elle-même aucune cause qui soit capable de rendre l'air agité; tandis que le jour en a une, qui y est grandement propre : c'est le soleil, comme l'a dit Anaxagore lui-même. 5. Ici Thrasylle, fils d'Ammonius, prit la parole : «Par Jupiter, dit-il, quelle est, à ce compte-là, notre disposition d'esprit quand nous attribuons cet effet aux mouvements invisibles de l'air, et quand nous négligeons de faire intervenir l'agitation visible et les déchirements qu'éprouve ce même air ! Car le Dieu tout puissant qui règle les cieux ne se cache pas. Il ne procède point par mouvements imperceptibles pour agiter les moindres parcelles de l'air. Dès qu'il apparaît, il déplace, il remue toutes choses : "Donnant du côté droit le signal, il éveille Les peuples à l'ouvrage...". et ceux-ci le suivent, comme s'ils renaissaient à une autre vie. Avec le jour les humains conçoivent des pensers nouveaux, ainsi que le dit Démocrite, et ils inaugurent des besognes telles que le bruit et l'action sont loin d'en être bannis. C'est pour cela qu'Ibycus donne au matin une épithète qui est loin d'être impropre, quand il l'appelle Clytus, parce que c'est alors que l'on commence à entendre et à parler. Mais comme l'air de la nuit est d'ordinaire exempt d'agitation et de tumulte parce que tout repose, il est vraisemblable qu'il apporte à notre oreille la voix tout entière sans que rien en brise ou en altère l'explosion." 6. Alors Aristodème de Chypre, qui assistait à l'entretien, prit la parole : «Faites attention, Thrasylle, que les combats de nuit et les marches nocturnes des grandes armées pourraient bien vous démentir. Car les voix n'y sont pas moins bruyantes, malgré le trouble et l'agitation de l'air. La cause en tient aussi, pour une part, à nous-mêmes. Quand nous parlons la nuit, le plus souvent c'est avec une sorte de désordre et sous l'empire de quelque émotion. Soit que nous donnions un ordre, soit que nous interrogions, notre voix acquiert alors beaucoup d'intensité. Par cela seul que dans des moments tout exprès consacrés au repos par la nature nous nous trouvons debout pour agir et pour parler, notre situation n'est rien moins que calme : c'est un état forcé, dans lequel le besoin où nous place quelque grande conjoncture donne de la précipitation à tous nos actes. Il s'ensuit qu'alors notre voix et nos paroles s'échappent aussi avec plus de véhémence." [8,4] QUESTION IV. Pourquoi aux différents jeux sacrés on attribue spécialement différentes couronnes, mais à tous la branche de palmier; et pourquoi les grandes dattes sont appelées Nicolas (victorieuses des peuples). PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - SOSPIS - HÉRODE - PROTOGENE - PRAXITÈLE - CAPHISUS. 1. C'était à l'époque des jeux Isthmiques, et sous la seconde présidence de Sospis. Nous persistions à nous dérober à ses autres festins, auxquels il invitait un grand nombre d'étrangers à la fois, et où souvent tous les convives étaient de ses concitoyens. Une fois, pourtant, comme il recevait ses amis les plus intimes, gens curieux d'instruction, nous nous joignîmes à eux. Le premier service enlevé, quelqu'un arriva, portant à l'orateur Hérode, de la part d'un de ses amis qui avait remporté le prix de la louange, une branche de palmier et une des couronnes faites en tresse. Hérode, après avoir complaisamment pris entre ses mains les deux objets, se hâta de les renvoyer. Puis ensuite il nous dit qu'il ne s'expliquait pas pourquoi, aux différents jeux étant attribuées différentes couronnes, tous les vainqueurs sans exception reçoivent une branche de palmier. «Je ne me trouve pas, continua-t-il, suffisamment convaincu par l'explication que quelques-uns tirent de l'égalité des feuilles. Ils prétendent qu'elles se dressent toujours et courent en quelque sorte les unes vis-à-vis des autres, comme si elles voulaient lutter et combattre ensemble. On invoque aussi l'étymologie du mot g-nikeh (victoire), le faisant venir de g-neh g-ikon, (qui ne cède point). Or il y a bien d'autres plantes dans lesquelles fort exactement, et par poids et par mesure en quelque sorte, la nourriture se distribue aux feuilles opposées, de façon à maintenir une égalité et un ordre merveilleux. Il y a plus de vraisemblance à croire, que les Anciens aimaient la grâce et la belle venue du palmier. A l'appui de cette conjecture, on fait remarquer que dans Homère la beauté de la jeune princesse Phéacienne est comparée à une tige de cet arbre. Vous n'ignorez sans doute pas, non plus, qu'on lançait aussi des roses, des lychnis, quelquefois même des pommes et des grenades, aux différents vainqueurs, comme pour les honorer tous par de gracieuses offrandes. Or le palmier ne présente rien qui soit tellement supérieur aux autres arbres, puisqu'en Grèce il ne porte pas de fruit qui soit bon à manger, et que sa baie est insuffisante et ne mûrit point. Si, comme en Égypte, comme en Syrie, il produisait la datte, ce mets si agréable à l'oeil et si délicat au goût, nul autre arbre ne pourrait lui être comparé. C'est pourquoi, dit-on, l'Empereur, ayant un attachement particulier pour le philosophe péripatéticien Nicolas, homme de moeurs douces, et en même temps de taille longue et svelte, d'un visage couvert de rougeurs empourprées, donna le nom de Nicolas aux dattes les plus grandes et les plus belles; et jusqu'à ce jour elles ont conservé ce nom.» 2. Ce que venait de dire Hérode causa beaucoup de plaisir, et cette mention de Nicolas sembla n'être pas moins intéressante que la question proposée. «C'est un motif de plus, dit Sospis, pour que chacun s'évertue à contribuer au succès des recherches par ]es explications qui lui sembleront les plus vraisemblables, et je m'exécute le premier. Je dis donc qu'il faut que la gloire des vainqueurs reste, autant que possible; exempte de dépérissement et de vieillesse. Or le palmier est un des arbres dont la vie est la plus longue, comme nous nous trouvons en avoir la preuve dans ce vers d'Orphée : "Leur durée égalait celle des hauts palmiers". C'est presque le seul arbre qui jouisse d'un privilége regardé comme spécialement propre à plusieurs autres. Quelle est cette propriété? C'est que sa feuille reste toujours ferme, et ne tombe jamais. Ni le laurier, ni l'olivier, ni le myrte, ni aucun autre de ces arbres que l'on prétend ne perdre point leur parure, ne gardent constamment le même feuillage, ainsi que l'on peut s'en assurer par ses propres yeux. Seulement les premières feuilles étant tombées, d'autres poussent à leur place : comme dans les villes chaque être vivant se trouve successivement remplacé et ne laisse pas de vide. Mais le palmier ne perdant jamais rien de ce qui sort de lui, est doué incontestablement d'un feuillage éternel; et c'est à cette vigueur de ses branches que l'on veut assimiler la force, dont la victoire est une preuve.» 3. Quand Sospis eut fini, Protogène, le grammairien, s'adressa nominativement à l'interprète Praxitèle : «Est-ce ainsi, dit-il, que nous laisserons les orateurs faire leur métier spécial, c'est-à-dire procéder par vraisemblances et par conjectures ! Ne saurions-nous donc nous-mêmes emprunter rien à l'histoire afin de résoudre la question? Pourtant, je crois me rappeler avoir tout récemment lu, dans une histoire de l'Attique, que Thésée, le premier fondateur des jeux à Délos, arracha (apespasé) une branche du palmier sacré : ce qui fit donner à cette branche le nom de spadix.» 4. Alors Praxitèle : «C'est là une tradition fort incertaine; et les gens diront qu'il faudrait demander à Thésée lui-même pour quelle raison il arracha une feuille de palmier, et non pas une feuille de laurier ou d'olivier, quand il voulut en qualité de président décerner un rameau. Voyez si ce n'est pas le vrai prix des jeux Pythiques, comme ayant été institué par les Amphictyons. Ce furent eux, en effet, qui les premiers couronnèrent en l'honneur d'Apollon les vainqueurs de ces jeux avec des branches de laurier et d'olivier. Ce ne sont pas ces deux derniers arbres qui sont consacrés au Dieu, c'est le palmier. C'est à quoi dans Délos se conforma Nicias, lorsqu'il y menait un choeur de jeunes gens de l'Attique. Ainsi firent à Delphes les Athéniens; ainsi, avant eux, avait fait Cypsélus de Corinthe. Car notre Dieu aime d'ailleurs les combats et les rivalités. Il prend lui-même part aux luttes de la cithare, du chant, du disque, et, selon que prétendent quelques-uns, à celles du pugilat ; enfin il porte secours aux rivaux qui combattent dans les jeux; et c'est ce que témoigne Homère, mettant ces paroles dans la bouche d'Achille : "Qu'entre les plus vaillants deux braves, pleins de coeur, Se présentent armés du ceste ; et le vainqueur, Celui que d'Apollon soutiendra le suffrage...". Parmi les archers il nous montre celui qui a invoqué le Dieu, atteignant le but et recevant le premier prix, tandis que l'insolent qui s'est dispensé de toute prière manque son coup. Il n'est pas vraisemblable, non plus, que les Athéniens aient consacré leur gymnase à Apollon sans un motif sérieux et par fantaisie. Ils pensaient que le Dieu de qui nous tenons la santé est celui qui donne également les bonnes dispositions et la vigueur pour les diverses luttes. Les unes exigeant de l'agilité, les autres, des membres solides, l'histoire nous apprend qu'à Delphes on sacrifie en l'honneur d'Apollon Pugile, en Crète et chez les Lacédémoniens en l'honneur d'Apollon Coureur. Enfin les dépouilles, les prémices et les trophées qu'on lui consacre dans le temple Pythien ne témoignent-ils pas unanimement, que la puissance nécessaire pour vaincre et avoir la supériorité réside plus particulièrement en ce Dieu?» 5. Praxitèle parlait encore, lorsque Caphisus, fils de Théon, l'interrompant : "Mais tout cela, dit-il, ne sent ni son histoire, ni le style des livres destinés à servir de guides aux voyageurs. Ce sont des lambeaux arrachés aux lieux communs des Péripatéticiens, et présentés sous la forme de conjectures. De plus, en introduisant votre machine à la façon des tragédiens, vous voulez épouvanter vos contradicteurs par l'apparition du Dieu. Eh bien, ce Dieu, comme il convient qu'il le fasse, se montre envers tous animé d'une bienveillance égale. Nous suivons donc la route que nous a tracée Sospis, car il est un excellent guide, et nous nous en tenons au palmier, lequel nous donne assez ample matière à discourir. Les Babyloniens, en effet, célèbrent et chantent cet arbre, comme leur présentant trois cent soixante espèces d'utilités différentes. Pour nous autres Grecs, il ne saurait nous servir à quoi que ce soit; mais c'est à cause de sa stérilité même qu'il a été choisi pour exciter la glorieuse émulation des athlètes. Tout en étant très beau et très gracieusement élancé, il ne produit, chez nous du moins, aucun fruit. La nourriture qu'il prend ne sert, comme chez l'athlète, qu'à développer l'harmonie de ses proportions : il ne lui en reste que trop peu, et elle est de trop médiocre qualité, pour qu'elle devienne une semence. Sans parler de ces considérations, le palmier possède une vertu qui lui est exclusivement particulière et que je vais dire. Sur une branche de palmier que l'on mette un lourd fardeau, le bois, loin de fléchir et de plier, se courbera en sens inverse, comme pour protester contre cette violence. Le même effet se produit dans les luttes d'athlètes. Quand des adversaires trop faibles et trop mous cèdent à leurs rivaux, ceux-ci, pesant sur eux, les font plier; mais chez un lutteur qui résiste avec fermeté, non seulement les forces du corps, mais aussi l'ardeur et l'amour-propre s'en exaltent et s'en accroissent.» [8,5] QUESTION V. Pourquoi c'est avant le jour que ceux qui naviguent sur le Nil y puisent de l'eau. 1. Quelqu'un demanda pour quelle raison les bateliers font sur le Nil leurs provisions d'eau pendant la nuit, et non pendant le jour. Les uns pensaient que c'était par crainte du soleil, qui, échauffant l'eau par avance, la rend plus facile à se corrompre. Car tout ce qui est chauffé et attiédi est toujours plus près de s'altérer et y a déjà une tendance, par le relâchement de ses qualités constitutives. Au contraire le froid, par cela seul qu'il resserre, semble maintenir et conserver chaque chose dans les conditions où elle est née, et non pas moins l'eau que toute autre substance. Il est certain que sa froideur possède naturellement une vertu conservatrice : on le voit par les neiges, qui maintiennent longtemps les viandes sans qu'elles se corrompent. La chaleur agit à l'inverse sur les objets. Au miel, entr'autres, elle enlève sa qualité propre. Il se gâte quand on le fait bouillir; et, au contraire, s'il reste cru il vient en aide aux autres substances, en empêchant qu'elles ne se corrompent. Rien ne confirme mieux la réalité de cette observation que les eaux des lacs. En hiver elles n'ont aucune différence avec les autres quand il s'agit de les boire; en été elles deviennent mauvaises et malsaines. Voilà qui explique la conduite des bateliers du Nil. La nuit semblant avoir de l'analogie avec l'hiver, et le jour avec l'été, ils croient que l'eau se conserve intacte et sans altération si elle est puisée pendant la nuit. Outre que ces explications sont pleines de vraisemblance, une raison se produit, qui confirme, comme par un argument tout naturel, l'expérience des bateliers. Ils disent qu'ils prennent l'eau la nuit, parce que le fleuve est encore calme et tranquille. Pendant le jour, comme beaucoup de gens y puisent et le traversent, comme beaucoup de bêtes le parcourent en tous sens, la même eau devient épaisse, bourbeuse, et, conséquemment, facile à se corrompre. En effet tout ce qui est mélangé tourne bien plus promptement à la putréfaction que ce qui ne l'est pas. La mixtion détermine un combat; tout combat, un changement; et un changement quelconque est une corruption. Voilà pourquoi les peintres donnent au mélange des couleurs le nom de "corruption"; voilà pourquoi le Poète dit que teindre c'est «souiller» ; voilà, enfin, pourquoi l'usage commun établit une synonymie entre «non mélangée et «pur «, entre "incorruptible" et "inaltérable". C'est surtout la terre qui, en se mêlant à l'eau dont on use habituellement, la décompose et la gâte. De là vient que les eaux stationnaires et placées dans des creux sont plus faciles à se corrompre, parce qu'elles se remplissent abondamment de terre, tandis que les eaux courantes fuient et secouent cette terre à mesure qu'elles l'emportent; et c'est avec raison qu'Hésiode a loué "Une source qui coule abondante et sans trouble" : car ce qui n'est pas corrompu est salubre; et une substance n'est jamais sujette à devenir corrompue, lorsqu'elle est sans mélange et qu'elle reste pure. Les différences de terrain ne témoignent pas médiocrement en faveur de cette opinion. Quand des eaux traversent un pays montagneux et rempli de pierres, elles ont plus de consistance que les eaux de marais et de plaines, parce que celles-là ne charrient pas beaucoup de terre. Le Nil, qui est renfermé dans un lit de terre molle, ou plutôt qui s'y mêle comme le sang à la chair, présente, il est vrai, un goût plein de douceur, et il se remplit de sucs dont la propriété est alourdissante et nutritive ; mais il coule mélangé et bourbeux, et il le devient davantage encore si on l'agite. Car le mouvement mêle à l'eau les parties terreuses, lesquelles, quand le fleuve est devenu paisible, se précipitent au fond en raison de leur pesanteur, et disparaissent. Voilà pourquoi on puise l'eau pendant la nuit; et en même temps on prévient l'influence du soleil, parce que l'on sait que son action, absorbant toujours les parties les plus subtiles et les plus légères de l'eau, ne peut manquer de corrompre celle-ci. [8,6] QUESTION VI. Sur ceux qui viennent tard au souper; et, à cette occasion, d'où l'acratisma (déjeuner), l'ariston (dîner), et le deipnon (souper), ont reçu leur nom. PERSONNAGES DU DIALOGUE : LES FILS DE PLUTARQUE - LES FILS DE THÉON - THÉON - PLUTARQUE - SOCLARUS. 1. Mes deux fils cadets étaient restés un peu plus longtemps au théâtre, à entendre ce qui s'y récitait; et comme ils étaient arrivés en retard au souper, les fils de Théon se moquaient d'eux, disant qu'ils empêchaient les soupers, que c'étaient des «soupeurs de ténèbres» ; et ils leur lançaient, en plaisantant, d'autres propos semblables. Les miens ripostaient à leur tour, les traitant, eux autres, de «coureurs de soupers». Alors un des plus âgés d'entre nous se mit à dire que le coureur de soupers est celui qui arrive après les autres, puisqu'on le voit se hâter de venir plus vite que le pas en raison de ce qu'il est en retard. A ce propos il cita une plaisanterie assez piquante de Battus, bouffon de César. Battus disait de ceux qui viennent tard au festin, que ce sont des «soupeurs passionnés», puisque malgré leurs affaires ils ne refusent pas pour cela les invitations, tant ils aiment les bons morceaux. 2. Je rappelai alors un autre mot, d'un certain Polycharme. Comme il était un des démagogues d'Athènes et qu'il rendait compte de sa conduite dans une assemblée : «Athéniens, dit-il en terminant son discours, voilà mes actes. Et de plus, jamais, quand j'ai été invité à un festin, je ne suis arrivé le dernier de tous.» Une pareille exactitude semble, en effet, essentiellement démocratique; et, au contraire, ceux qui, par leur retard, forcent des conviés d'attendre, les indisposent gravement, et sont traités par eux de gens désagréables et d'aristocrates. 3. Mais Soclarus plaida en faveur de mes jeunes gens. «Ne croyez pas non plus, dit-il, que quand Alcée appelle Pittacus «soupeur de ténèbres», il fasse allusion à l'habitude qu'avait celui-ci de souper tard : c'est à cause que Pittacus, le plus souvent, se plaisait à réunir des convives obscurs et de bas étage. Autrefois c'était souper de trop bonne heure qui était une honte, et l'on prétend que le mot acratisma (déjeuner) vient de "a" privatif et de "cratos" «empire sur soi». 4. Théon prenant alors la parole : Il n'en est rien, dit-il, si nous devons ajouter foi à ceux qui ont conservé des souvenirs exacts sur l'ancienne manière de vivre. Car on dit que nos pères, hommes à la fois laborieux et modérés, mangeaient le matin du pain trempé dans du vin pur, sans rien de plus, et qu'à cause de cela, cette réfection s'appelait "acratisma", du mot "a cratos", vin pur; que ce qui leur était servi à table pour le souper se nommait "opson", parce qu'ils soupaient tard, "opse", et quand ils avaient terminé leurs affaires.» De là on en vint à demander quelle est aussi l'origine du mot deipnon, et celle du mot ariston. On inclinait à penser que a l'ariston était le même repas que «l'acratisma» ; et l'on s'appuyait du témoignage d'Homère, qui nous montre Eumée : "Au lever du soleil apprêtant l'ariston." Or il paraît vraisemblable, que c'était à cause de l'heure matinale qu'il s'appelait «ariston», comme qui dirait "aurion" (matin). Quant à «deipnon», on le faisait dériver de "dianapauein tôn ponôn", «mettre un terme aux travaux». Car le souper se prend à la suite de quelque besogne terminée, ou pendant qu'elle s'accomplit. C'est ce que l'on peut conclure encore de ces paroles d'Homère : "Lorsque le bucheron préparait son deipnon." A moins, en vérité, que l' "ariston" ne fût un repas qui se prenait sur place, sans le moindre embarras, un repas que l'on se procurait facilement, avec la première chose venue, au lieu que le "deipnon" était préparé de longue main. En ce cas le premier de ces deux mots viendrait de "raston" «très facile», et le second, de "diapeponéménon" «excessivement travaillé». 5. En sa qualité d'homme à nature caustique et facétieuse, mon frère Lamprias dit alors, que du moment qu'était accordée une licence si complète de dire des futilités, il nous montrerait des mots latins mille fois plus judicieusement appropriés que ceux-là ne le sont en grec. «Le souper "coena" est ainsi appelé, dit-il, parce que c'est une réunion en commun (coinos). En effet, les anciens Romains avaient généralement l'habitude de dîner seuls, mais de souper avec leurs amis. Le dîner, prandium, tire son nom de l'heure où l'on dîne, "para endion": vu que "endion" signifie «matinal», et que «rester tranquille après dîner» se dit "endiadzein". Ou bien encore, continua Lamprias, ce mot désigne quelque nourriture du matin, que l'on mange avant d'avoir besoin, "prin endeisthai". Je vous fais grâce des mots stromata, vinum, mel, oleum, "gueusasthai" (goûter) "propinein" (boire à la santé de quelqu'un), et d'une foule d'autres, qui sont visiblement empruntés au grec ; mais on ne saurait nier que comessari (faire débauche à table) n'ait emprunté son étymologie au grec "kômos"; que miscere (mêler) ne tire la sienne de "kerasai", qui se trouve employé dans Homère: "Elle mélangea d'eau le doux vin de la coupe". Mensa (table), vient de "en mesô thesis" (place au milieu); panis (pain), de "peinan anieis", «faisant disparaître la faim» ; corona (couronne), de carène, «tête». Quelque part Homère, pour signifier casque, emploie le mot stephané qui veut dire «ruban de tête». Caedere (battre de verges), vient de "déreïn"; dentes (les dents), de "di' autôn", «par elles-mêmes»; labra (les lèvres), de "lambanein boran", «prendre la nourriture». Ou bien il faut accepter ces étymologies sans en rire, ou bien il ne faut pas ouvrir si largement la porte à ceux qui, fourrageant à travers les mots comme à travers une chevelure épaisse, rognent les uns et suppriment les autres.» [8,7] QUESTION VII. Sur les préceptes symboliques de Pythagore, par lesquels il était recommandé de ne pas recevoir d'hirondelle dans sa maison, et de mettre ses couvertures en désordre aussitôt qu'on s'est levé de son lit. PERSONNAGES DU DIALOGUE : SYLLA - LUCIUS - PLUTARQUE - PHILINUS. 1. Sylla le Carthaginois, lorsque je fus de retour à Rome après une longue absence, m'offrit ce que les Romains appellent «le souper de la bienvenue». Il y convia un nombre restreint de ses amis, entre autres un disciple du pythagoricien Modératus, nommé Lucius et originaire de Toscane. Ce Lucius donc, voyant que notre ami Philinus s'abstenait de chairs qui eussent eu vie, se laissa, tout naturellement, aller à faire mention de Pythagore. Il démontra que ce philosophe était Toscan, non pas d'origine, comme le veulent quelques-uns, mais par lui-même, attendu qu'il était né en Toscane, qu'il y avait été nourri et élevé. Lucius s'appuyait principalement sur les emblèmes pythagoriciens : par exemple sur celui qui recommande de mettre ses couvertures en désordre aussitôt qu'on est levé; de ne laisser sur la cendre aucune empreinte de la marmite quand celle-ci a été enlevée, et de brouiller la cendre à cet endroit; de ne point recevoir d'hirondelle dans sa maison; de ne point sauter par-dessus des balayures; de ne point nourrir chez soi de bêtes à ongles crochus. "Toutes ces prescriptions, disait Lucius, sont dans la bouche et dans les écrits des Pythagoriciens; mais, en fait, il n'y a que les Toscans qui les observent avec scrupule et qui en maintiennent la pratique." 2. De tout ce que venait de dire Lucius, la défense relative aux hirondelles nous sembla être ce qu'il y avait de plus inexplicable. Pourquoi un oiseau inoffensif, ami de l'homme, était-il frappé de la même proscription que les bêtes à ongles crochus, qui sont les plus sauvages et les plus meurtrières ! L'unique interprétation que les Anciens croyaient pouvoir donner de cet emblème, en y voyant une allusion aux familiers qui calomnient et qui chuchotent sourdement, n'était pas acceptée de Lucius lui-même, attendu que l'hirondelle n'a point l'habitude de murmurer tout bas : elle est plutôt jaseuse et criarde, bien qu'elle le soit moins que la pie, que la perdrix et que le coq. «Serait-ce, dit alors Sylla, à cause de la fable qui nous représente le meurtre d'un fils, que les Pythagoriciens ont en horreur les hirondelles? Veulent-ils nous faire détester de loin ces excès dont Térée, dont sa femme et sa soeur furent les auteurs ou les victimes d'une manière si criminelle et si affreuse, excès qui ont fait conserver, aujourd'hui encore, à ces oiseaux le nom de Daulides?» (A ce même instant, une hirondelle laissait tomber sa fiente sur le sophiste Gorgias : "Voilà qui n'est pas beau du tout, Philomèle" s'écria-t-il, en levant les yeux en l'air du côté de l'oiseau.) Ou bien est-ce là une autre inconséquence? Car le rossignol, qui joue un rôle dans la même aventure tragique, n'est point proscrit par eux, et ils ne le bannissent pas de leur toit hospitalier. 3. — Peut-être, dis-je alors, cette exception aussi est-elle raisonnée. Mais voyez pourtant, au préalable, si le motif pour lequel les Pythagoriciens proscrivent tout ce qui a des ongles crochus, n'est pas également celui pour lequel l'hirondelle est elle-même en discrédit à leurs yeux. Car c'est un oiseau carnivore : ce sont particulièrement les cigales, sacrées pour nous et harmonieuses, que l'hirondelle met à mort et qu'elle mange. Elle vole en rasant la terre, faisant la chasse aux animaux petits et minces, comme dit Aristote. De plus, c'est le seul hôte logé sous nos toits qui ne nous paye rien, et qui y séjourne exempt de toute contribution. La cigogne, au contraire, bien que de nous elle ne reçoive ni le couvert, ni la chaleur, ni aucune espèce de sécurité ou d'assistance, la cigogne, dis-je, paye en quelque sorte le loyer de la terre où elle pose. Elle détruit à la ronde les animaux qui font une guerre secrète ou déclarée à l'homme : je veux parler des crapauds et des reptiles. L'hirondelle, qui jouit chez nous de tous les avantages dont j'ai parlé, prend la fuite quand elle a fait éclore ses petits et qu'elle les a élevés. Elle ne nous témoigne aucune reconnaissance, et nous n'avons plus de ses nouvelles. Singularité tout à fait étrange : de tous les animaux qui habitent chez nous, la mouche et l'hirondelle seules ne s'apprivoisent point avec l'homme, ne se laissent pas toucher par lui, et ne partagent en aucune façon sa société, ses habitudes, ses jeux. En ce qui regarde la mouche c'est un sentiment de crainte, parce qu'on la maltraite et qu'on la chasse souvent; mais de la part de l'hirondelle, il y a éloignement pour l'homme; et parce qu'elle se méfie elle devient soupçonneuse et incapable d'être apprivoisée. «Si donc il faut tenir compte de ces observations, non pas d'une manière directe, mais par rapprochement, et s'il est permis de tirer de certains êtres des inductions relatives à d'autres, on comprend que Pythagore ait posé l'hirondelle comme le symbole de l'inconstance et de l'ingratitude. A ce titre, il ne veut pas que ceux qui viennent nous trouver et qui s'introduisent chez nous pour s'y ménager une installation commode, soient admis plus longtemps que de raison à notre familiarité, à notre foyer, dans notre demeure, ni qu'ils nous obligent à partager avec eux ce que nous avons de plus sacré.» 4. Je crois bien que mes paroles dissipèrent les craintes que tous auraient pu éprouver à dire leur avis. Car avec une confiance entière on attaqua la discussion touchant les autres emblèmes, et l'on proposa pour les expliquer des interprétations suffisamment morales. Par exemple, dit Philinus, vouloir que l'on fasse disparaître l'empreinte formée par la marmite, c'est nous enseigner qu'il ne faut laisser subsister aucune trace de ressentiment, et que quand la colère a cessé de bouillonner et s'est adoucie , on doit effacer de son âme tout souvenir malveillant.» Pour ce qui est de mettre ses couvertures en désordre, quelques-uns pensèrent que cette prescription n'a rien de mystérieux, et qu'elle se fait comprendre de soi. Elle indique qu'il n'est pas convenable à un époux, quand sa femme a couché avec lui, de laisser voir la place et en quelque sorte la forme de la personne restées empreintes dans le lit. Sylla supposait que cet emblème constitue plutôt une défense de se coucher pendant le jour. Enlever dès le matin les préparatifs de ce qui est nécessaire pour le sommeil, c'est reconnaître qu'il faut reposer la nuit, mais qu'on doit se lever pour travailler le jour; c'est ne pas souffrir qu'il reste une sorte de trace de cadavre : en ce sens qu'un homme endormi n'est pas plus utile que s'il était mort. Cette opinion semblait confirmée par le précepte que donnent les Pythagoriciens à leurs adeptes, de n'enlever à personne son fardeau, et d'aider seulement à le prendre et à le charger sur les épaules : montrant par là qu'ils n'admettent jamais le désoeuvrement et la paresse. [8,8] QUESTION VIII. Pourquoi, entre les animaux, c'était surtout des poissons que s'abstenaient les Pythagoriciens. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE — EMPÉDOCLE — SYLLA — LUCIUS — TYNDARÈS — NESTOR. — THÉON. 1. Tout le temps que l'on avait parlé, Lucius n'avait manifesté ni blâme ni assentiment : il était resté tranquille, écoutant en silence et avec un air de réflexion. Sur quoi Empédocle interpella nominativement Sylla. "Si notre ami Lucius, Iui dit-il, est mécontent de ce qui vient d'être dit, c'est le moment, pour nous aussi, de cesser de discourir. Mais si nous admettons que son silence tienne aux prescriptions que lui impose sa secte, je crois qu'il n'est pas défendu de dire ni de porter à la connaissance des autres ce détail-ci, à savoir que les Pythagoriciens s'abstenaient particulièrement de poissons. Le fait est avéré en ce qui regarde les anciens sectateurs de Pythagore; et pour ce qui est de l'époque présente, j'ai eu occasion de voir des disciples de notre contemporain Alexicratès manger quelque-fois, bien que modérément, de la chair d'autres animaux, en offrir même en sacrifice : mais pour du poisson, ces Pythagoriciens ne pouvaient absolument se résoudre à en goûter.» Tyndarès le Lacédémonien donna une cause à cette abstention. Il la présentait comme un hommage rendu au silence; et il faisait remarquer que les poissons s'appellent aussi "ellopes", de "illomai" et "ops", c'est-à-dire, ayant la voix enchaînée et contrainte. «L'antique Empédocle, continua-t-il, qui s'appelait comme vous, recommandait à un Pythagoricien, déserteur de la secte, d'en taire les secrets comme s'il eût été un poisson. Enfin ces philosophes regardaient le silence tout à fait comme un dieu, attendu que les dieux manifestent leur volonté aux mortels intelligents par des actes et des faits sans recourir à l'usage de la voix.» 2. Lucius répondit, doucement et simplement, que la véritable raison était peut-être maintenant encore inconnue et mystérieuse, mais qu'il n'y aurait rien d'impie à chercher une explication qui présentât les caractères de la vraisemblance et de la probabilité. Alors le grammairien Théon, prenant le premier la parole, dit que ce serait une grosse et difficile affaire de prouver que Pythagore fût né Toscan. Mais il est avéré, continua-t-il, qu'il vécut longtemps avec les sages de l'Égypte ; qu'il avait surtout imité et expérimenté un grand nombre de leurs institutions religieuses, entre autres l'abstention des fèves. En effet les Egyptiens ne sèment ni ne mangent de fèves, au rapport d'Hérodote, et ils ne peuvent même supporter la vue de ce légume. Quant aux poissons, il est à notre connaissance que leurs prêtres, encore aujourd'hui, s'en abstiennent également. Par esprit de purification, ils fuient le sel même, au point de ne manger aucun mets assaisonné de sel marin. Les uns donnent à ces répugnances une interprétation, et les autres, une autre; mais il n'y en a qu'une qui soit vraie : c'est qu'ils ont horreur de la mer, la regardant comme un élément étranger et contraire à nous, ou plutôt comme tout à fait hostile à la nature de l'homme. Ils ne supposent pas que les Dieux s'en nourrissent, comme les Stoïciens disent qu'elle sert d'aliment aux astres; et, au contraire, ils prétendent que dans ses flots trouva la mort le père et le sauveur de la contrée, celui qu'ils appellent «dérivation d'Osiris». Ils déplorent le trépas de ce sauveur, né, disent-ils, dans les parties à gauche de la contrée et mort dans celles de droite : par là ils désignent d'une façon énigmatique la fin et la déperdition du Nil, laquelle se consomme dans la mer. Voilà, selon eux, pourquoi l'eau de mer n'est pas potable, et pourquoi les animaux qu'elle nourrit et qu'elle enfante ne leur semblent ni purs ni propres à l'homme, ni respirant de la même façon que nous, ni vivant d'une nourriture analogue à la nôtre. L'air qui conserve et nourrit les autres animaux est pernicieux aux poissons : tant la naissance et l'existence de ceux-ci est contraire à la nature et à l'utilité générale ! «Il ne faut pas s'étonner si ce peuple tient les animaux qui vivent dans la mer pour étrangers à l'homme, pour impropres à s'assimiler avec notre sang et nos esprits vitaux, puisque, quand des Egyptiens rencontrent des pilotes, ils ne daignent pas même leur adresser la parole, sous prétexte que ces gens vivent de la mer. 3. Sylla, ayant loué ce qui venait d'être dit, ajouta, en ce qui concernait les Pythagoriciens, que c'était principalement à l'occasion des sacrifices qu'ils goûtaient à la chair des victimes, mais qu'il n'y a jamais de poisson qui soit immolé ou offert à des dieux. Quand tous eurent terminé, je pris la parole en ces termes : «Les Égyptiens trouvent de nombreux opposants, et les apologistes de la mer sont nombreux tant parmi les philosophes que parmi les simples particuliers. Il suffit de réfléchir aux avantages qui nous sont procurés par cet élément pour les ressources et les commodités de la vie. Que les Pythagoriciens s'abstiennent de poissons parce que ces animaux sont étrangers à notre nature, voilà qui est absurde, ridicule, ou plutôt tout à fait sauvage. Oui : il y aurait quelque chose de cyclopéen à concéder aux autres animaux une sorte de similitude et d'affinité avec nous, afin d'avoir le droit de se régaler d'eux et de les mettre à mort. On raconte, pourtant, qu'un jour Pythagore acheta le coup de filet d'un pêcheur, et qu'ensuite il fit rejeter à la mer tout ce qu'avait amené le filet. Ce n'était pas là mépriser les poissons, comme animaux étrangers et ennemis; c'était les traiter en amis, en parents, qui ont été faits prisonniers, et desquels on paye la rançon. «C'est pourquoi, ajoutai-je, la modération et la douceur de ces philosophes nous donne, au contraire, à penser que c'était pour s'exercer à la pratique de la justice et de l'humanité que les Pythagoriciens s'abstenaient particulièrement des bêtes aquatiques. En effet les autres animaux mettent l'homme dans le cas d'être, d'une manière ou d'une autre, maltraité par eux, tandis que les poissons ne nous sont funestes en rien; et quand bien même leur instinct naturel les porterait à nous nuire, ils en seraient incapables. On peut, du reste, par les écrits que nous ont laissés les anciens, et par leurs sacrifices, conjecturer que c'était à leurs yeux un acte impie et illégal, non seulement de manger, mais même de mettre à mort, un animal qui n'a rien de malfaisant. Toutefois, lorsqu'ils se virent resserrés par le grand nombre d'animaux qui s'étendaient partout, et lorsque d'ailleurs ils eurent été, à ce que l'on rapporte, avertis par l'oracle de Delphes, qui leur commandait de venir au secours des fruits de la terre menacés de périr, ils commencèrent à faire des sacrifices. Encore saisis, pourtant, de trouble et de crainte, ils appelaient cela "erdein" et "rezein", "accomplir" et «faire», parce qu'ils regardaient comme un acte considérable celui d'immoler une créature animée. Aujourd'hui même, on se garde scrupuleusement d'égorger la victime avant qu'elle y ait consenti par un signe de tête. Quelle était donc alors la crainte que l'on avait de commettre tout acte d'injustice! «Du reste, pour passer sous silence les autres animaux, si tout le monde s'abstenait seulement de tuer et de manger des poules et des lapins, au bout d'un temps fort court il n'y aurait plus moyen, en raison de leur multitude, d'habiter aucune ville ni de jouir d'aucun fruit de la terre. La nécessité de ces exécutions en a donc fait une première loi ; mais aujourd'hui, à cause du plaisir qu'on y goûte, il serait difficile de supprimer l'usage de manger de la viande. Quant à ce qui concerne les habitants de la mer, c'est une race qui n'use ni du même air ni de la même eau que nous. Ils ne touchent pas aux fruits. On dirait qu'ils sont concentrés en un autre monde ; ils ont leurs limites particulières, qu'ils ne sauraient franchir sans que, comme punition, la mort soit suspendue sur leur tête. Ils ne donnent donc à notre ventre aucun prétexte, grand ou petit, pour que nous leur déclarions la guerre. On ne peut jamais prendre et pêcher du poisson, que ce ne soit un acte évident de gloutonnerie et de gourmandise : c'est troubler les mers, et pénétrer jusqu'au fond de ses abîmes sans aucun motif de justice. "Car avons-nous le droit de dire du surmulet, qu'il dévore les blés? du scare, qu'il mange les raisins? du neige, ou loup de mer, qu'il dévaste les semences, comme nous en accusons les animaux terrestres par les épithètes que nous leur donnons? Il y a plus : tous les ravages que dans nos plaintes minutieuses nous reprochons aux chats et aux mouches de nos maisons, nous n'aurions pas droit de les faire au poisson le plus grand. Voilà pourquoi les Pythagoriciens, se contenant eux-mêmes, non par la loi seule qui défend d'être injuste à l'égard de l'homme, mais encore par l'instinct naturel dont nous sommes animés à l'égard de tout être qui ne nous fait pas de mal, usaient de la chair des poissons moins que de toute autre, ou s'en abstenaient complétement. Car, sans articuler le mot d'injustice, il semble qu'il y ait une voracité et une gourmandise incontestable à s'imposer, pour satisfaire un pareil goût, tant de préoccupations, de dépenses et de travail. Ouvrez Homère : non seulement il nous montre les Grecs s'abstenant de poissons lorsqu'ils campent sur les bords de l'Hellespont; mais ni aux Phéaciens même dont la vie est si molle, ni aux prétendants dissolus, il ne donne, bien que les uns et les autres habitassent dans des îles, une table où soit servi du poisson. Pour les compagnons d'Ulysse, qui naviguent en une si vaste étendue de mers, nulle part on ne les voit jeter hameçon, rets ou filets, tant qu'ils ont encore de la farine. "Mais lorsque le vaisseau ne contient plus de vivres", un peu avant de porter la main sur les génisses du Soleil, ils vont à la chasse aux poissons. Ils n'en font pas un régal : c'est une nourriture forcée, qu'ils pêchent "En jetant l'hameçon, et pressés par la faim". La même nécessité leur fait consommer des poissons et manger les génisses du Soleil. Ainsi ce n'est pas en Égypte seulement et en Syrie, mais encore chez les Grecs, que l'abstinence des poissons est devenue une partie du culte religieux : parce que, selon moi, outre qu'on craignait d'être injuste, on voyait dans cette nourriture une superfluité criminelle.» 4. Nestor prit à ce moment la parole : "Et mes concitoyens, dit-il, aussi bien que ceux de Mégare, ne méritent-ils donc pas que vous fassiez mention d'eux? Cependant, vous m'avez souvent, cher ami, entendu dire que les prêtres de Neptune, appelés par nous "hieromnêmons", s'abstiennent constamment de poissons : car ce dieu est surnommé Phytalmien , ou "nourricier des plantes". De plus, les descendants de l'antique Hellen sacrifient à Neptune Patrogénien, c'est-à-dire "progéniteur", étant pénétrés de cette opinion, que l'homme a été formé d'une substance humide : ce que croient aussi les Syriens. C'est pourquoi ils adorent le poisson, comme étant né et nourri du même élément qu'eux. En cela ils raisonnent mieux que le philosophe Anaximandre : lequel n'affirme pas seulement que les poissons et les hommes sont originaires des mêmes lieux. Il déclare, en outre, que c'est dans des poissons que les hommes ont originellement pris naissance, qu'ils y ont été nourris, et qu'après y avoir été en quelque sorte élevés et devenus capables de s'aider eux-mêmes, ils furent jetés dehors et prirent possession de la terre. C'est pourquoi, comme le feu dévore le bois qui l'alluma, le bois qui est son père et sa mère (ainsi le dit l'auteur qui a inséré les Noces de Céyx dans les ouvrages d'Hésiode); de même Anaximandre, en déclarant que le poisson est à la fois le père et la mère des hommes, a lancé un anathème contre l'habitude d'en faire sa nourriture." [8,9] QUESTION IX. S'il est possible que des maladies nouvelles se produisent, et sous l'influence de quelles causes. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PHILON - DIOGÉNIEN - PLUTARQUE. 1. Philon le médecin soutenait que la maladie appelée éléphantiasis n'est pas connue depuis très longtemps : car aucun des médecins de l'antiquité n'en a fait mention, bien qu'ils aient insisté sur d'autres maux peu graves, sans importance, et difficiles à reconnaître pour le vulgaire. Mais je lui citai un témoin pris parmi les philosophes, à savoir Athénodore. Dans le premier livre de ses Epidémies il rapporte que du temps d'Asclépiade non seulement l'éléphantiasis, mais encore l'hydrophobie, avait paru une première fois. Ce fut un étonnement pour l'assistance d'apprendre que des maladies nouvelles pour nous se fussent alors une première fois produites et constituées dans la nature humaine, et d'un autre côté l'on ne trouvait pas moins étonnant que des affections si graves fussent restées si longtemps cachées. Toutefois on se rangea presque unanimement à cette seconde opinion, comme étant plus humaine. On ne pouvait se persuader qu'en de telles choses la nature fût curieuse de nouveauté, et qu'elle se plût à faire des changements d'état dans le corps comme il s'en produit dans une cité. 2. Mais Diogénien déclara, qu'à son sens les maladies et les passions de l'âme marchent, elles aussi, sur une sorte de route commune, où elles retrouvent des traces de famille. Ainsi, continua-t-il, le vice se produit sous des aspects multiples et par une foule d'actes audacieux; mais cependant l'âme est indépendante : elle est maîtresse, par elle-même, de se modifier et de changer de direction si elle le veut. Il règne une certaine régularité dans son désordre : elle conserve une mesure pour ses passions, comme la mer en a une à ses débordements. On ne constate jamais dans l'âme quelque genre de vice qui soit nouveau et que n'aient décrit les anciens. Sans aucun doute les désirs offrent de nombreuses différences, la crainte a des milliers de mouvements et d'attitudes; et quant à la douleur, au plaisir, il est bien difficile de ne pas renoncer à en faire l'énumération : "Ils ne sont, ici bas, d'aujourd'hui ni d'hier, Et dans l'éternité leur naissance se perd : Nul n'en connaît la date ...". D'où survient au corps une maladie nouvelle, ou une affection tardivement née ? Le corps n'a pas en soi, comme l'âme, un principe particulier de mouvement. Il se rattache à l'ensemble de la nature par des causes communes; et sa constitution est tempérée de telle sorte, que, malgré des variétés infinies, elle n'erre qu'en deçà de certaines limites, comme ferait un navire ballotté dans l'enceinte d'un port. Ce n'est jamais sans cause qu'une maladie prend siége dans le corps humain. Elle ne saurait se produire de ce qui n'est pas, ni exercer en dehors de toute loi une influence quelconque sur les êtres de la création. A un nouveau mal on ne saurait trouver une cause nouvelle, pas plus qu'on ne découvre un air jusque-là inconnu, pas plus qu'une eau étrangère ou qu'une nourriture dont nos prédécesseurs n'aient jamais goûté et que quelqu'un ait signalée comme s'étant pour la première fois introduite des autres mondes ou intermondes dans celui que nous habitons. Nous sommes malades des mêmes choses dont nous vivons ; et il n'y a pas de germes spéciaux de maladies. C'est la mauvaise influence de ces substances sur notre économie animale, et les abus que nous en faisons, qui troublent notre nature. Seulement, les désordres qu'elles y apportent ont entre eux des différences éternelles, désignées souvent par des noms nouveaux: car les noms dépendent de l'usage, et les maladies, de la nature. Or, autant celles-ci sont déterminées rigoureusement, autant ceux-là présentent de variétés : et c'est ce qui nous donne le change. Comme il est impossible que dans les parties du discours et dans leur syntaxe il se forme soudainement quelque barbarisme ou quelque solécisme nouveau : de même dans l'économie animale des corps il y a pour les chutes et les écarts un nombre déterminé de causes; et ce qui semble contre la nature est en quelque sorte compris soi-même dans la nature. «C'est là ce qui fait le charme des fictions mythologiques. On y suppose que des êtres tout à fait étrangers et monstrueux naquirent à l'époque de la guerre des Géants, la lune s'étant détournêe de son cours et n'opérant plus son lever d'où elle avait coutume de le faire. Mais ici l'on veut que la nature ait produit des maladies nouvelles, à l'instar des monstres. On ne se donne pas la peine d'assigner une cause, vraisemblable ou non, à une telle énormité; et l'on présente l'excès et le développement de certaines maladies comme étant une nouveauté et une différence. C'est un tort, mon cher Philon. L'intensité et l'accroissement ajoutent à la grandeur ou au nombre, mais ne transportent point un sujet hors du genre qui est le sien : pas plus qu'il ne faut, selon moi, dénaturer l'éléphantiasis, qui n'est qu'un degré de plus dans la gale, ni l'hydrophobie, qui est un redoublement des affections stomachiques ou mélancoliques. Il est même étonnant que nous ayons oublié qu'Homère n'ignorait pas ce dernier fait. Car il est évident qu'il a donné au chien l'épithète «d'enragé» à cause des accidents subis par les hommes que l'on dit devenir enragés.» 3. Diogénien ayant parlé en ces termes, Philon produisit lui-même quelques courtes observations pour le réfuter. Après quoi il me pria de parler en faveur des médecins de l'antiquité, qui risquaient de se trouver convaincus de négligence ou d'ignorance sur les points principaux de leur art, s'il n'était pas avéré que ces maladies fussent postérieures à l'époque où ils vivaient. Je pris donc la parole. Premièrement, il me semble que Diogénien a eu tort de supposer que les accroissements et les diminutions ne produisent pas de différences et ne fassent pas sortir les sujets hors de leurs genres. Car, à ce compte, nous dirons que le vinaigre ne diffère point du vin qui s'aigrit, que l'amertume ne diffère point de l'aigreur, ni l'ivraie, du froment, ni la menthe sauvage, de la menthe des jardins. Or ce ne sont, à n'en pas douter, que des déplacements, des mutations dans les qualités : les unes s'affaiblissant lorsqu'elles se relâchent, les autres acquérant de l'intensité lorsqu'elles augmentent. Ce sera dire, encore, que la flamme ne diffère pas de l'atmosphère blanche, que la lueur ne diffère pas de la flamme, la gelée, de la rosée, les premières n'étant que l'intensité et le redoublement des secondes. Ce sera enfin l'occasion de prétendre, que la cécité n'est pas distincte, non plus, de la myopie, les nausées, du choléra-morbus : qu'il n'y a de différence que du plus au moins. Et encore, cela ne ferait rien à la question : car si l'on raisonne en acceptant l'hypothèse que cette tension et cette véhémence ne se soient produites que de nos jours, il en résultera d'abord que, la nouveauté tenant à la quantité et non à la qualité, le fait reste toujours aussi étrange. Il se produira ensuite une autre raison. Sophocle, parlant des choses dont l'existence actuelle est regardée comme douteuse parce qu'elles n'ont pas existé précédemment, a eu raison de dire: "Soudain, en une fois, s'est produit l'incréé". Eh bien, il est rationnel aussi d'avancer qu'il n'en a pas été de l'introduction des maladies dans la race humaine, comme d'une course où les chevaux, la corde une fois abaissée, se lancent dans l'arène. Elles sont arrivées tour à tour les unes derrière les autres; et chacune à son moment prit sa première naissance. II est probable, continuai-je, que les unes sont venues de besoin, comme celles que produit l'invasion du chaud ou du froid, et que ce sont celles-là qui les premières ont attaqué le corps. Les réplétions, les surabondances de bien-être, les sensualités, sont survenues plus tard, en compagnie de la paresse et du désoeuvrement. Par la grande quantité des choses nécessaires, elles ont déterminé un superflu aussi considérable que nuisible, du milieu duquel se sont produites diverses formes de maladies, se compliquant entre elles, se mêlant de mille manières, et présentant toujours quelque nouveauté. En effet, ce qui est conforme à la nature est ordonné et déterminé, attendu que la nature est l'ordre même ou l'effet de l'ordre. Le désordre, au contraire, comme le sable dont parle Pindare, échappe à tout dénombrement ; et ce qui est contre nature est tout aussitôt indéterminé et indéfini. On ne peut dire la vérité que d'une seule manière : mais quant à ce qui est de mentir, les circonstances nous en fournissent une foule de moyens. Le rhythme et l'harmonie ont leurs raisons, mais les fautes que commettent les hommes en jouant de la lyre, en chantant, en dansant, personne ne pourrait les énumérer toutes. Il est vrai que Phrynichus, le poète tragique, dit, en parlant de lui-même : "La danse ne m'a pas fourni moins d'attitudes Que la mer n'a de flots ...". et Chrysippe assure que les combinaisons qui peuvent se faire avec dix propositions seulement dépassent le nombre d'un million. Toutefois Hipparque a convaincu Chrysippe d'erreur : car il a démontré que la proposition affirmative donne lieu à cent quarante-neuf mille combinaisons, et la négative, à trois cent dix mille neuf cent cinquante-deux. Enfin, Xénocrate a établi que les combinaisons de syllabes formées par les lettres de l'alphabet montent à cent millions deux cent mille. Est-il donc étonnant que le corps, qui renferme en soi tant de facultés diverses, qui se modifie sans cesse et de tant de manières nouvelles par ses aliments et par ses boissons, qui est susceptible de mouvements et de modifications où il n'y a ni temps ni ordre toujours uniques et certains ; est-il étonnant, dis-je, que le corps, dans lequel se compliquent tant de choses ensemble, devienne parfois le siége de maladies nouvelles et jusqu'alors inconnues ? Ainsi Thucydide racontant la peste d'Athènes, conjecture que ce fléau n'était pas une maladie propre à la contrée ; et il s'appuie principalement sur ce fait, que les animaux carnivores ne touchaient pas à ceux qui avaient succombé. Il y eut dans le voisinage de la mer Rouge un peuple dont Agatharchidas raconte la maladie. Entre autres symptômes nouveaux et non observés jusque-là, du corps il leur sortait de petits serpents qui leur dévoraient les cuisses et les bras : aussitôt qu'on touchait ces reptiles, on les voyait rentrer au dedans : ils s'enroulaient autour des muscles, et déterminaient des inflammations insupportables. Ce fléau n'avait été auparavant observé de personne, et plus tard d'autres ne le connurent pas : ce peuple fut le seul chez lequel il se déclara. Ainsi en est-il de divers accidents. A la suite d'une rétention d'urine dont il avait longtemps souffert, un homme rejeta par la verge un épi d'orge avec ses noeuds. Nous savons un de nos hôtes, Ephébus, qui dans Athènes rendit, avec une grande quantité de sperme, une petite bête velue, munie de plusieurs pieds et marchant très vite. La nourrice d'un certain Timon, en Cilicie, se retirait, (c'est Aristote qui le raconte), dans une caverne où elle restait deux mois tous les ans; et ce n'était qu'à sa respiration qu'on reconnaissait qu'elle était vivante. Il est écrit dans les livres Ménoniens qu'un indice des maladies de foie, c'est d'épier avec soin les souris d'une maison et de les poursuivre : or, pareil symptôme ne se voit jamais de nos jours. «Ne soyons donc pas étonnés s'il se produit quelque fait n'ayant pas existé précédemment, et si quelques-uns de ceux qu'on a signalés avant nous sont venus à faire défaut. La cause en tient à la nature des corps, qui prennent tantôt tel tempérament, tantôt tel autre. Si Diogénien ne veut pas admettre l'intervention d'un air nouveau, d'une eau étrangère, laissons-le libre. Nous n'en connaissons pas moins la théorie des sectateurs de Démocrite. Selon eux les mondes qui périssent hors du nôtre, et les corps hétérogènes qu'apporte un certain courant, dégagent souvent ici-bas des principes de pestilences et de maladies non habituelles. Laissons encore de côté les corruptions particulières produites chez nous par les tremblements du sol, par les sécheresses et par les pluies : corruptions qui, nécessairement, enveloppent dans une maladie et une altération commune et les airs et les eaux, comme étant nés de la terre. Mais ce que l'on ne saurait passer également sous silence, ce sont les modifications qui résultent de nos aliments, de nos mets, et en général, du régime suivi par le corps. En effet beaucoup de substances qu'on ne goûtait ni ne mangeait autrefois, sont devenues aujourd'hui très agréables, comme le vin mêlé avec du miel, comme un ventre de truie farci. On prétend encore, que les anciens ne mangeaient pas de cervelle. On veut que cela ait fait dire à Homère : "J'en fais autant de cas, qu'on fait d'une cervelle", et que ce poète ait parlé ainsi de la cervelle, parce qu'on la rejetait et la repoussait avec horreur. Citerons-nous le concombre, le melon, le citron et le poivre ? Nous savons nombre de vieillards qui encore maintenant ne peuvent en goûter. Sous l'influence de tels aliments il est probable que les corps éprouvent des altérations étranges et que le tempérament s'altère, parce qu'ils déterminent insensiblement un état nouveau, des sécrétions toutes spéciales. Il n'est pas jusqu'à l'ordre des mets et au changement apporté à cet ordre, qui ne déterminent des différences notables. Ce qu'on appelait dans le principe «tables froides», à savoir huîtres, hérissons de mer, légumes crus, a, suivant le mot de Platon, passé de la queue à la tête; et ces mets se servent en premier au lieu de se servir à la fin. Une grande influence est aussi exercée par l'usage du "propoma", comme qui dirait «boisson préalable» : car les anciens ne buvaient pas même de l'eau avant de manger. Mais aujourd'hui, sans avoir pris aucun aliment on s'est déjà enivré, puis on arrive à table ayant l'estomac noyé et bouillonnant. On l'a rempli de hors-d'oeuvre menus, incisifs, propres à irriter; après quoi, et dans cet état, on le charge encore d'autres mets. «Mais pour altérer le corps et provoquer l'explosion de maladies nouvelles, il est une habitude qui ne le cède à rien : c'est le régime auquel dans les bains on soumet son corps. Il est assimilé à une masse de fer qu'on amollit au feu, qu'on rend fusible, et que l'on plonge ensuite dans l'eau froide, pour lui donner la trempe. "Du Pyriphlégéthon on passe à l'Achéron". C'est le vers que pourrait, ce me semble, citer quelqu'un des hommes qui ont vécu un peu avant nous, s'il avait vu ouverte la porte de nos étuves. Nos devanciers usaient de bains tellement innocents, tellement doux, que le roi Alexandre, tout en ayant la fièvre, dormait dans sa baignoire. Les femmes en Gaule apportaient aux bains des marmites pleines de bouillie, et mangeaient en même temps que leurs enfants avec qui elles se baignaient. Aujourd'hui, au contraire, les étuves ressemblent à des réunions de forcenés, d'aboyeurs, d'épileptiques. L'atmosphère qu'on y respire, étant un mélange d'humidité et de feu, ne permet à aucune partie du corps de rester en repos : dans les moindres atomes cette atmosphère porte l'agitation et le trouble, et elle nous fait sortir de notre assiette jusqu'à ce que nous ayons éteint cet incendie et cette ébullition. Il n'est donc pas nécessaire, Diogénien, dis-je en terminant, de chercher hors de nous des causes extérieures et empruntées à d'autres mondes. Sans aller plus loin que nous-mêmes, le changement apporté dans le régime est une cause suffisante pour engendrer en nous certaines maladies, aussi bien que pour en faire disparaître d'autres." [8,10] QUESTION I. Pourquoi les songes d'automne sont ceux auxquels nous ajoutons le moins de confiance. PERSONNAGES DU DIALOGUE : FLORES — PLUTARQUE — LES FILS DE PLUTARQUE — FAORINUS. 1. On avait apporté aux Thermopyles l'ouvrage d'Aristote intitulé "Questions naturelles". Florus, en ayant pris connaissance, se sentit personnellement rempli d'une foule de doutes, comme il arrive d'ordinaire aux esprits avides de s'instruire, et il les fit partager â ses amis. Il rendait en cela témoignage à Aristote lui-même, qui dit que beaucoup de savoir donne naissance à beaucoup d'incertitudes. Les autres questions nous fournirent donc pour nos promenades de la journée un texte d'entretiens qui ne furent pas désagréables; mais tout particulièrement celle où il est traité des songes, que l'on dit incertains et trompeurs quand ils arrivent pendant les mois de la chute des feuilles, cette question, dis je, se reproduisit, je ne sais comment, après le souper, parce que Favorinus avait eu à s'occuper d'autres matières. Vos bons amis, cher Sénécion, je veux dire mes fils, estimant que la difficulté avait été résolue par Aristote, pensaient qu'il n'y avait lieu à aucune recherche ni à aucune discussion. A les entendre, c'était aux fruits, comme l'a fait Aristote, qu'on devait attribuer de semblables effets : vu qu'étant nouveaux encore et pleins de sucs, ils occasionnent beaucoup de flatuosités et de dérangements dans le corps. Il est peu vraisemblable, en effet, que le vin seul bouillonne et s'emporte, qu'il n'y ait que l'huile récemment fabriquée qui fasse du bruit en brûlant dans les lampes à la suite de la dilatation opérée par la chaleur sur l'air qu'elle contient. Nous voyons encore que les blés nouveaux et toutes les espèces de fruits sont tendus et gonflés, jusqu'à ce qu'ils aient exhalé ce qui s'y trouve de flatueux et de cru. Or, que certains aliments provoquent des songes pénibles et engendrent pendant le sommeil des visions turbulentes, c'est ce qui est prouvé, continuaient mes fils, et par les fèves et par la tête du polype: deux sortes d'aliments desquels on prescrit l'abstention à ceux qui veulent deviner l'avenir par les songes. 2. Favorinus lui-même est pour le reste un amoureux d'Aristote, et il accorde à l'école péripatéticienne plus de vraisemblance qu'a toutes les autres. Cependant, à cette occasion il produisit une doctrine ancienne de Démocrite, la tirant en quelque sorte de la fumée où elle restait obscure, et entreprenant de lui rendre sa pureté et son éclat. Il commença donc par rappeler ce principe populaire, avancé par Démocrite : à savoir, que les images pénètrent bien profondément en nous à travers les pores, et qu'elles produisent les visions des songes en montant jusqu'au cerveau; que ces images viennent de tous côtés, se dégageant des meubles, des vêtements, des plantes et surtout des animaux, par suite d'un excès d'agitation et de chaleur; qu'elles n'ont pas seulement les similitudes et les formes empreintes des corps (comme le croit Epicure, qui suit jusqu'ici Démocrite, pour abandonner à partir de là l'opinion de ce philosophe), mais qu'encore ces images attirent après elles les apparences des mouvements de l'âme, de ses conseils, de ses habitudes, de ses passions; qu'elles entrent en nous avec ce cortége, comme si elles étaient choses animées; que dès lors elles énoncent, elles transmettent aux personnes qui les reçoivent les opinions, les raisonnements et les désirs de ceux de qui elles émanent. Il y faut une condition : c'est que ces images s'introduisent bien nettes et exemptes de toute obscurité : condition qui est réalisée mieux que jamais quand leur transmission s'accomplit, avec autant de promptitude que de facilité, à travers un air parfaitement uni. Or l'air de l'automne, saison dans laquelle les arbres perdent leurs feuilles, offre beaucoup d'inégalité et d'âpreté. Cet air détourne et dérange souvent les images ; il en efface et en affaiblit l'éclat, qui diminue en raison de la lenteur avec laquelle s'opère la transmission. Au contraire, lorsque ces mêmes images s'élancent en foule et avec un dégagement rapide, parce que les milieux d'où elles sortent éprouvent un désir de parturition et brûlent d'ardeur pour les enfanter, alors elles reproduisent les visions avec une fraîcheur et une vivacité des plus significatives. 3. Puis, ayant jeté avec un sourire les yeux sur Autobulus, Favorinus continua : «Je vois, dit-il, que maintenant vous êtes capables de combattre ces images, qui sont de véritables ombres. Vous croyez que si vous essayez de rajeunir cette vieille opinion, comme on met une nouvelle touche à un tableau, vous obtiendrez quelque résultat.» Alors Aristobule : «Cessez, dit-il, de jouer avec nous au fin. Nous n'ignorons pas que vous avez dessein de faire approuver l'opinion d'Aristote, et que vous en avez rapproché la théorie de Démocrite pour qu'elle servît d'ombre à la première. Eh bien, nous lui tournerons le dos, et nous combattrons celle d'Aristote. Il fait le procès aux fruits nouveaux et à notre chère automne. Il a tort. Cette saison, aussi bien que l'été, porte témoignage en faveur des fruits : puisque, d'après l'observation d'Antimaque, c'est quand ils sont mangés plus frais et plus savoureux que nous avons les songes les moins trompeurs et les moins faux. Mais comme les mois où les feuilles tombent sont déjà voisins de l'hiver, les blés et les fruits qui restent encore prennent un surcroît de maturité : ils deviennent plus petits, ils se rident, ils perdent ce qu'ils contenaient de violent et de furieux. Quant au vin nouveau, ceux qui le consomment dans sa fabrication la plus récente le boivent au mois d'Anthestérion, après l'hiver : le jour où on l'entame s'appelle chez nous jour du Génie propice, et à Athènes Pithégie. Enfin pour parler du moût, nous voyons que les ouvriers eux-mêmes, à mesure qu'il est en fermentation, craignent de le déguster. «Abstenons-nous donc de calomnier les présents des dieux, et prenons une autre voie. Elle nous est indiquée par le nom même du temps où se produisent les songes vains et trompeurs. Il est appelé «temps de la chute des feuilles», parce qu'alors le froid et la sécheresse font tomber les feuilles des arbres, à l'exception de ceux qui conservent de la chaleur et de la sève, tels que les oliviers, les lauriers et les palmiers, ou bien de ceux qui ont un principe d'humidité, comme le myrte et le lierre. Ces arbres trouvent dans leur température une garantie secourable, dont les autres sent dénourvus, parce qu'il leur manque cette propriété qui retient la feuille collée à l'écorce. Cela vient, ou de ce que leur humidité naturelle est gelée par le froid, ou de ce que, étant trop faible et trop peu abondante, elle se dessèche. Le propre des plantes est donc aussi de se développer et de prendre de l'accroissement sous l'influence de l'humidité ou par la chaleur, et c'est encore mieux le propre des animaux. Au contraire, le froid et la sécheresse leur sont préjudiciables. C'est pourquoi Homère a coutume d'appeler agréablement certains hommes "diérous", c'est-à-dire «humides»; au lieu du verbe "se réjouir" il emploie le verbe «se réchauffer», et aux adjectifs "chagrinant, douloureux" il donne pour synonymes «transi de froid, glacé.» «Les cadavres se désignent sous le nom d'alibas (sans humeur), de squelettes (desséchés). Disons encore que le sang, à savoir ce qu'il y a de plus fort et de plus puissant en nous, est à la fois chaud et humide; et la chaleur, aussi bien que l'humidité, fait défaut chez les vieillards. Il semble que l'automne soit la vieillesse de l'année qui achève sa révolution. En effet l'humidité n'est pas encore venue, la chaleur n'a plus sa force; et, ce qui est un signe évident de sécheresse et de froid, cette saison rend les corps sujets aux maladies. Or, comme entre les corps et les âmes il existe une sympathie nécessaire, il est surtout immanquable, qu'à la suite de l'épaississement des esprits animaux, la vue divinatoire perde de sa lucidité, comme un miroir terni par le brouillard. Les images qui se forment dans le cerveau ne conservent plus rien qui soit net, articulé, suffisamment significatif, tant que ces esprits sont compactes, ténébreux et refoulés sur eux-mêmes.»