[776] UN PHILOSOPHE DOIT SURTOUT CONVERSER AVEC LES PRINCES. (776b) Rechercher l'amitié des grands, et cultiver avec soin des liaisons qui peuvent nous rendre utiles à nos concitoyens, soit en commun, soit en particulier, c'est une vue honnête, dictée par l'humanité, par l'amour du bien public, et non, comme on le croit souvent, par l'ambition. Au contraire, il est d'un homme vain et timide de craindre qu'on ne lui reproche de faire assidument sa cour à des personnes constituées en dignité. Eh quoi! dirait un homme en place qui veut cultiver son esprit et se former à la philosophie, quand je puis être un Périclès ou un Caton, deviendrai-je un Simon le corroyeur, ou un Denys le grammairien, (776c) afin que Socrate vienne s'entretenir avec moi, comme il faisait avec ces hommes obscurs ? Ariston de Chio, blâmé par des sophistes de ce qu'il conversait avec quiconque voulait lui parler, leur dit qu'il souhaiterait que les animaux mêmes fussent capables de comprendre les leçons d'une saine morale. Et nous fuirons le commerce des princes et des grands, comme si c'étaient des animaux sauvages et qu'il fût impossible d'apprivoiser? L'enseignement philosophique ne ressemble pas à la sculpture, qui se borne, dit Pindare, à faire des statues immobiles sur leurs bases. Il se propose de rendre plus actifs les esprits qu'il s'applique à former. Il veut les animer, leur donner de l'énergie, des affections vives, des jugements sains qui les portent à des objets utiles, une pente décidée (776d) vers le bien, une élévation de sentiments et une grandeur d'âme qui soient accompagnées de prudence et de douceur. Et c'est dans cette vue que des hommes instruits préfèrent de converser avec des personnes puissantes et constituées en dignité. Un médecin, jaloux de la gloire de son état, préférera de traiter l'œil d'un homme chargé, pour ainsi dire, de voir pour plusieurs et de veiller à leur conservation. De même un philosophe s'appliquera plus volontiers à l'instruction d'une âme sur qui roulent les intérêts d'un grand nombre d'autres, et qui doit avoir de la prudence, de la justice et de la philosophie pour elles. Un homme qui aurait le talent (776f) de découvrir des sources et de les dériver, comme on le dit d'Hercule et de plusieurs autres héros de l'antiquité, ne ferait pas son plaisir d'en découvrir une au coin d'un champ, comme est celle d'Aréthuse auprès du roc du Corbeau, et qui n'est utile qu'à quelques bergers. Il chercherait à ouvrir le cours durable d'un grand fleuve pour abreuver des villes entières, des champs, des jardins et des vergers entretenus par des rois. Homère dit de Minos qu'il conversait avec Jupiter, c'est-à-dire, suivant que Platon l'explique, qu'il était son disciple et son ami. Ce n'est pas à de simples particuliers, à des hommes oisifs dans leurs maisons, mais à des rois (776f) qu'ils attribuent l'honneur d'être les disciples des dieux. La prudence, la justice, la bonté et la grandeur d'âme qu'ils puisent à cette école doivent servir à l'avantage et au bonheur des peuples. On prétend que lorsqu'une chèvre prend dans sa bouche un chardon à cent têtes, elle s'arrête la première et fait ensuite arrêter tout le troupeau, jusqu'à ce que le berger vienne le lui ôter, tant cette plante a des émanations vives qui, aussi volatiles que le feu, se répandent de proche en proche, et affectent tout ce qui les avoisine ! De même quand la philosophie se borne à instruire un homme privé qui se plaît dans le repos, qui, la règle et le compas à la main, se renferme dans les besoins du corps, [777] (777a) alors, loin de répandre sur d'autres son influence, elle se fixe avec lui dans un calme inutile qui émousse toute son activité. Mais s'attache-t-elle à un homme d'État occupé d'affaires importantes, lui inspire-t-elle la passion du bien : alors elle fait par un seul homme le bonheur de tout un peuple. Tels furent les effets de l'instruction d'Anaxagoras sur Périclès, de Platon sur Dion, et de Pythagore sur les princes d'Italie. Caton quitta son armée pour aller voir le philosophe Athénodore ; et Scipion se fit accompapagner de Panétius lorsqu'il fut député par le Sénat « Pour aller visiter les peuples différents, Connaître de leurs lois le vice et la sagesse, » comme dit Possidonius. Voudriez-vous que Panétius (777b) eût dit à Scipion : « Si vous étiez un Castor, un Pollux, ou tout autre particulier qui, vous dérobant au tumulte des villes, voulussiez vivre ignoré dans un coin de la terre, pour y résoudre des syllogismes et pâlir sur les écrits des philosophes, je me livrerais tout entier à vous ; mais parce que vous êtes le fils de Paul Émile, qui a deux fois exercé le consulat, et le petit-fils de Scipion l'Africain, le vainqueur d'Annibal, je ne veux point m'entretenir avec vous? » Dire ici qu'il y a deux sortes de paroles, l'une intérieure, don de Mercure, qui préside à l'éloquence ; l'autre extérieure, qui est comme le ministre et l'instrument de l'autre, ce serait répéter une chose cent fois rebattue, et rappeler le proverbe : (777c) "Je savais cela avant que Théognis fût né". Mais ce qu'on entendra avec moins de peine, c'est que ces deux sortes de paroles ont l'une et l'autre l'amitié pour terme, la première avec soi-même, et la seconde avec autrui. Un homme que la philosophie a conduit à la pratique de la vertu est toujours d'accord avec lui-même; il n'a point de reproches à se faire, il vit dans une paix et dans une bienveillance continuelles avec son propre cœur. « Il ne connaît jamais ni trouble ni combat. » La passion en lui est soumise à la raison ; il n'est point combattu par des désirs et des pensées contraires, et il ignore ces vicissitudes de chagrin et de joie qui déchirent un cœur partagé entre la cupidité et la crainte du repentir. (777d) Il jouit en tout d'un calme heureux, d'une satisfaction douce, qui lui procurent les plus grands biens, et font qu'il est content de lui-même. Pour la Muse qui préside à la parole extérieure, Pindare a dit qu'anciennement elle n'était point intéressée, et qu'elle ne songeait pas à s'enrichir. Je ne crois pas qu'elle ait changé depuis ; mais l'ignorance des hommes et leur indifférence pour la vertu ont communiqué un esprit mercenaire et une âme vénale à Mercure, qui auparavant se donnait à tout le monde. Si Vénus sut mauvais gré aux filles de sa prêtresse « De joindre à leurs appas la ruse et l'artifice Contre les jeunes gens qu'elles avaient séduits, » Uranie, Calliope et Clio verraient-elles avec plaisir que pour s'enrichir on mît ses talents à prix? Je crois au contraire que les travaux et les dons des Muses doivent être encore plus gratuits que ceux de Vénus, et n'avoir d'autre motif que l'amitié. (777e) La gloire même, que quelques personnes donnent pour fin à l'éloquence, n'a de prix qu'autant qu'elle est le principe et le germe de l'amitié. La plupart des hommes mesurent la gloire sur la bienveillance, persuadés qu'on ne loue que ceux qu'on aime. Mais d'autres, semblables à Ixion, qui, en poursuivant Junon, n'embrassa qu'un nuage, saisissent, au lieu de l'amitié véritable, un fantôme trompeur qui n'en a que les dehors, et qui change à tout instant. Un homme sensé, s'il est dans l'administration des affaires publiques, ne désire de considération qu'autant que la confiance qu'elle attire lui donne plus de pouvoir et de crédit. (777f) Il n'est ni agréable ni facile d'obliger des gens qui ne veulent pas l'être ; mais la confiance qu'on leur inspire, fait qu'ils acceptent volontiers des bienfaits. La lumière est un plus grand bien pour les personnes qui regardent, que pour celles qui sont vues. De même la gloire est plus utile à ceux qui en sentent le prix, qu'à ceux qui la négligent. Celui qui renonçant à toute administration publique, et ne vivant qu'avec lui-même, met son bonheur dans le repos et la tranquillité, semblable à Hippolyte qui saluait de loin Vénus, en se conservant toujours pur, n'envisage que dans l'éloignement cette gloire banale qui voltige sur nos théâtres [778] (778a) et dans les assemblées publiques. Mais il ne méprise pas l'opinion des gens que leur vertu fait estimer. Il ne recherche point dans ses amitiés la fortune, la gloire et la puissance ; il ne rejette pas non plus ces avantages, lorsqu'il sont joints à des mœurs douces et modérées. Il s'attache non aux jeunes gens remarquables par leur beauté, mais à ceux qui sont modestes, réservés et curieux de s'instruire. Un philosophe ne craint pas ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse, mais il ne rejette pas, à cause de leur beauté, ceux dont l'esprit mérite ses soins et sa culture. Il ne fuira donc pas la société d'un prince qui joindra à son pouvoir et à sa dignité, (778b) un caractère honnête et vertueux, et il se mettra au-dessus de l'imputation qu'on pourra lui faire d'être un habile courtisan. « Fuir avec trop de soin et Vénus et ses charmes, C'est s'exposer souvent à tomber en langueur. » Ceux qui les recherchent trop ont à craindre le même inconvénient. Il faut en dire autant de la société des Princes et des Grands. Un philosophe qui vit dans la retraite, ne fuit pas leur commerce. Celui qui est plus répandu les recherche, mais il n'use pas de violence pour s'en faire écouter ; il ne les étourdit point par des discours captieux débités à temps et à contretemps. S'il les trouve bien disposés, il s'entretient avec eux, et leur consacre volontiers son loisir. « Je couvre de riches moissons Les vastes champs de Berecynthe. » (778c) Si celui qui parlait ainsi eût autant aimé les hommes, qu'il avait de goût pour l'agriculture, il aurait préféré la culture de ces vastes campagnes, à celle du champ modique d'Antisthène, qui pouvait à peine fournir à sa nourriture. Mais Épicure qui place le souverain bien dans le calme le plus profond, comme dans un port où l'on est a l'abri de tous les orages, dit cependant qu'il est non seulement plus agréable, mais même plus doux d'obliger que de recevoir un bienfait. Rien ne cause plus de joie que la bienfaisance et c'est avec beaucoup de sagesse qu'on a donné aux trois grâces les noms (778d) d'Aglaé, d'Euphrosyne et de Thalie. Il n'est pas de joie plus vive et plus pure que celle qu'on a de rendre service. Voilà pourquoi on est souvent honteux de recevoir des bienfaits, et l'on est toujours content d'obliger. C'est rendre heureux un peuple entier que de former à la vertu les hommes qui euvent leur faire du bien. Au contraire, ceux qui travaillent sans cesse à a corrompre les grands, les rois et les tyrans, tels que les calomniateurs, les médisants et les flatteurs sont universellement détestés et punis comme des scélérats qui versent un poison mortel, (778e) non dans une simple coupe, mais dans une source publique où tout le monde va puiser. Les flatteurs de Callias étaient l'objet des railleries des poètes comiques, et c'est d'eux qu'Empolis a dit : « Ni le fer ni le feu ne les arrêtent pas, Quand ils peuvent chez lui trouver un bon repas. » Mais les flatteurs et les favoris d'un Apollodore, d'un Phalaris et d'un Denys, chargés de l'exécration publique, ont péri dans les supplices les plus recherchés ; c'est que les premiers ne faisaient tort qu'à un seul homme, et que les autres, en travaillant à corrompre des tyrans, nuisaient à tout un peuple. Ceux qui instruisent de simples particuliers leur enseignent les moyens de vivre en paix avec eux-mêmes, et de trouver leur bonheur dans cette tranquillité. (778f) Un philosophe qui corrige les mœurs dépravées d'un prince, qui dirige ses pensées vers un but sage et utile, tient en quelque sorte une école publique de philosophie, et forme, pour ainsi dire, un modèle commun que tout un peuple s'efforce d'imiter. On a dans les villes beaucoup de respect et de vénération pour les prêtres, parce qu'ils sollicitent les bienfaits des dieux, non seulement pour eux-mêmes, pour leurs proches et leurs amis, mais généralement pour tous les citoyens. Cependant les prêtres n'inspirent pas aux dieux la bienfaisance ; ils réclament seulement les effets d'une vertu naturelle à la divinité. Mais les philosophes qui instruisent les princes les rendent plus justes, plus modérés, plus disposés à faire du bien ; en sorte qu'ils doivent goûter dans cet emploi de leur temps la satisfaction la plus douce. [779] (779a) Il me semble qu'un luthier travaillerait à une lyre avec plus d'empressement et de plaisir s'il savait qu'elle fût destinée à un musicien qui dût, au son de cet instrument, élever les murailles d'une ville, comme autrefois Amphion bâtit celles de Thèbes, ou apaiser une sédition, comme Thalès le fit à Lacédémone. J'en dis autant d'un ouvrier qui ferait un gouvernail, s'il devait servir à un vaisseau qui porterait Thémistocle allant combattre pour le salut de la Grèce, ou Pompée purgeant les mers de brigands. Quels doivent donc être les sentiments d'un philosophe quand il se dit (779b) que l'homme d'État, le grand seigneur qu'il instruit fera le bien de tout un peuple, en rendant la justice, en donnant des lois, en châtiant les méchants et comblant les bons de ses faveurs! Sans doute qu'un bon charpentier travaillerait plus volontiers à un gouvernail qui serait destiné à ce navire Argo, si célèbre dans l'univers entier, et qu'un charron ne ferait pas une charrue avec le même empressement que des tablettes sur lesquelles un Solon devrait graver ses lois. Or, des maximes sages, quand elles sont fortement imprimées dans l'âme des princes et des hommes d'État, y acquièrent force de loi. Platon fit le voyage de Sicile, dans l'espérance que ses leçons seraient pour (779c) Denys comme autant de lois qui dirigeraient sa conduite. Mais il trouva que l'âme de ce tyran était comme une tablette pleine de ratures, et que l'habitude de la tyrannie l'avait si profondément gravée en lui qu'il était impossible d'en effacer l'empreinte. Il faut donc se hâter de verser dans l'âme des princes des instructions utiles avant que les vices aient eu le temps de les infecter.