[854] DE LA MALIGNITÉ D'HÉRODOTE. (854e) Le style simple et facile d'Hérodote, mon cher Alexandre, sa diction naturelle et coulante, trompent la plupart des lecteurs qui jugent de son caractère par son style. (854f) C'est le comble de l'injustice, disait Platon, de paraître juste quand on ne l'est pas; c'est aussi l'excès de la méchanceté de cacher sous un dehors de candeur et de simplicité une malignité profonde. Comme il a dirigé surtout les traits de sa malice contre les Béotiens et les Corinthiens, sans épargner pour cela les autres peuples, je me crois obligé de défendre, contre cette partie de son histoire, l'honneur de mes ancêtres et celui de la vérité ; car si je voulais relever toutes les autres erreurs dans lesquelles il est tombé, il me faudrait écrire plusieurs volumes. [855] "Un ton de vérité persuade aisément", (855a) a dit Sophocle, surtout lorsqu'il est soutenu par un langage plein de grâce, et assez puissant pour couvrir les défauts d'un écrivain et déguiser les vices de son caractère. Philippe, roi de Macédoine, disait à ceux des Grecs qui passaient de son alliance dans celle de Flaminius, qu'ils prenaient un joug plus poli, mais beaucoup plus long. De même la malignité d'Hérodote, plus polie et plus douce que celle de Théopompe, est aussi plus piquante et plus vive, comme les vents qui pénètrent à travers des fentes étroites sont plus dangereux que ceux qui soufflent en liberté. Je crois convenable de marquer (855b) d'abord les différents caractères auxquels on peut reconnaître une narration injuste et maligne ; nous en rapprocherons ensuite les divers endroits de l'histoire d'Hérodote, pour en faire l'application. Premièrement, un écrivain qui, dans le récit d'un fait, se sert d'expressions dures et offensantes, tandis qu'il peut en employer de plus douces ; qui, par exemple, au lieu de dire que Nicias était superstitieux, le traite de fanatique ; qui taxe d'emportement et de fureur l'inconsidération et la légèreté de Cléon dans ses discours : un tel écrivain est un homme malintentionné, et qui se plaît à présenter ce qu'il raconte sous un jour défavorable. (855c) Secondement, lorsqu'un historien use de circuits et de détours pour faire entrer dans son histoire le récit d'un malheur ou d'une mauvaise action qui n'ont pas avec son sujet une liaison nécessaire, il est évident qu'il prend plaisir à médire. Thucydide n'expose jamais ouvertement les fautes de Cléon, quelque nombreuses qu'elles soient. En parlant du démagogue Hyperbolus, il dit simplement que c'était un méchant homme. Philistus a laissé à l'écart toutes les injustices de Denys envers les nations barbares, lorsqu'elles ne se trouvaient pas liées à l'histoire de la (855d) Grèce. On ne permet des digressions dans l'histoire que pour y amener des traits de fable et d'antiquité, ou même pour y insérer des éloges ; mais celui qui ne les fait que pour blâmer et pour médire encourt la malédiction prononcée par un poète tragique contre ceux qui ne font que l'histoire des malheurs des hommes. Troisièmement, un trait de méchanceté opposé à celui-ci et qui n'est pas au fond moins répréhensible, c'est de passer sous silence des discours et des actions honnêtes (855e) qui devaient naturellement trouver place dans l'histoire. Il y a autant et peut-être plus de malice à supprimer les louanges qui sont dues, qu'à blâmer avec plaisir les choses répréhensibles. Une quatrième marque d'une intention mauvaise dans un historien, c'est qu'entre plusieurs traditions sur un même fait, il choisisse la plus défavorable. Il est permis à des sophistes qui veulent ou gagner de l'argent ou faire preuve d'habileté, d'employer leur talent à soutenir une mauvaise cause. Comme ils ne dissimulent pas eux-mêmes le dessein (855f) qu'ils ont de rendre probables les opinions les plus absurdes, on n'est pas persuadé par leurs discours. Mais l'historien doit toujours dire la vérité quand il la connaît; et lorsqu'il est partagé entre plusieurs traditions incertaines, il faut qu'il préfère celle qui est plus avantageuse aux personnes dont il parle. On en voit même qui suppriment totalement celles qui sont défavorables. Par exemple, Éphore, après avoir dit que Thémistocle avait eu connaissance des complots que Pausanias tramait avec les généraux du roi de Perse, ajoute qu'il ne se laissa point gagner par les sollicitations du Spartiate, et ne voulut pas s'associer à ses espérances. Thucydide même a omis entièrement ce fait, et par là il a montré qu'il le croyait faux. Si dans les faits avoués de tout le monde, mais dont la cause et les motifs sont cachés, un historien forme des conjectures défavorables à ceux qui en sont les auteurs, il est malintentionné et porté à médire. [856] Il ressemble à ces poètes comiques qui prétendaient (856a) que Périclès n'avait allumé la guerre du Péloponnèse que pour venger Aspasie et Phidias, et non par l'ambition juste et honnête d'abattre la fierté des peuples du Péloponnèse, et de ne le céder en rien aux Spartiates. C'est prêter à des actions généralement approuvées des motifs injustes, et, par des calomnies destituées de fondement, jeter des soupçons désavantageux sur des intentions cachées, quand on ne peut blâmer l'action. Ainsi ceux qui disent que Thébé, femme du tyran Alexandre, se défit de son mari, non par grandeur d'âme et par horreur pour ses vices, (856b) mais par jalousie contre une autre femme, et que Caton se tua parce qu'il craignait que César ne lui fit souffrir une mort honteuse, ceux-là montrent une envie et une malice que rien ne peut égaler. On met encore de la méchanceté dans un récit historique par la tournure dont on se sert ; par exemple, si l'on attribue le succès d'une entreprise à l'argent répandu à propos plutôt qu'à la valeur, comme on l'a dit de Philippe ; si l'on prétend que les victoires d'un conquérant ne lui ont presque coûté aucune peine, comme quelques historiens l'assurent de celles d'Alexandre, ou qu'elles sont l'effet du bonheur et non de la prudence : ainsi les ennemis de Timothée avaient fait peindre ce général endormi, et tenant un filet dans lequel les villes venaient d'elles-mêmes se prendre. Il est évident (856c) qu'attribuer de belles actions au hasard, au lieu de dire que la grandeur d'âme, le courage et la patience en ont été les principes, c'est en diminuer le mérite et la gloire. Une censure directe, lorsqu'elle n'est pas adoucie par une grande modération, expose celui qui la fait à passer pour un critique violent et emporté. Afin d'éviter ce reproche, des écrivains se mettent comme en embuscade, pour lancer à la dérobée les traits de leurs calomnies ; ils s'avancent à couvert, se retirent ensuite; et par une dissimulation profonde, ils protestent de ne pas croire eux-mêmes ce qu'ils ont la plus grande envie de persuader aux autres. Mais en voulant se mettre à l'abri de la réputation d'hommes méchants, ils passent pour des gens de mauvaise foi. On peut placer à côté de ceux-ci ces écrivains qui ne blâment jamais quelqu'un sans lui donner des louanges ; ainsi Aristoxène, après avoir dit que Socrate (856d) était un homme sans éducation, ignorant et débauché, ajouta qu'il n'était pas porté à l'injustice. Comme des flatteurs adroits mêlent de légers reproches à des louanges excessives, et par cette franchise apparente donnent à leurs flatteries une espèce d'assaisonnement, de même un écrivain médisant commence par donner des louanges, afin de rendre sa censure plus croyable. Il serait facile d'assigner encore d'autres signes de méchanceté dans un auteur ; mais ceux-ci suffisent pour faire connaître le caractère et les dispositions d'Hérodote. Pour commencer, comme on dit, par Vesta, arrêtons-nous d'abord à Io, fille d'Inachus. Tous les Grecs (856e) croient qu'elle a reçu chez les nations barbares les honneurs divins, qu'elle a donné son nom à un grand nombre de mers et de ports célèbres, qu'elle est la tige et la source d'une foule de rois et de races illustres. Et ce véridique historien assure qu'elle s'abandonna à un capitaine de vaisseau phénicien, et que, pour cacher sa grossesse, elle se fit enlever. Il impute aux Phéniciens de débiter ces calomnies sur le compte d'Io. (856f) Il ajoute, d'après les historiens persans, que les Phéniciens l'enlevèrent avec plusieurs autres femmes, et tout de suite il fait connaître son opinion sur un des plus beaux et des plus glorieux exploits de la Grèce, en disant que la guerre de Troie avait été follement entreprise pour une femme méprisable. « Il est évident, dit-il, que si ces femmes n'y eussent consenti, on ne les aurait pas enlevées. » Disons donc aussi que les dieux ont eu tort de faire éclater leur colère contre les Lacédémoniens, pour venger les filles de Scédasus que deux de leurs citoyens avaient violées à Leuctres, et de punir Ajax de l'outrage qu'il avait fait à Cassandre; car il est certain, d'après Hérodote, que ces filles n'ont été insultées que parce qu'elles l'ont bien voulu. Cependant il raconte lui-même qu'Aristhomène fut enlevé par les Lacédémoniens ; [857] longtemps après, Philopémen, chef de la ligue achéenne, (857a) éprouva le même sort, et le consul Régulus fut fait prisonnier en combattant. Il serait difficile de trouver des guerriers plus forts et plus courageux. Il ne faut pas s'en étonner, puisque les hommes prennent tout vivants les léopards et les tigres. Mais Hérodote rend les femmes responsables de leur enlèvement, et justifie leurs ravisseurs. Au reste, cet historien aime tellement les Barbares, que, disculpant Busiris du reproche qu'on lui fait d'avoir immolé des victimes humaines et sacrifié ses hôtes, et qu'attribuant à tous les Égyptiens un grand amour pour les dieux et pour la justice, il fait retomber sur les Grecs la honte de ces sacrifices abominables. Il raconte dans (857b) le second livre de son histoire que Ménélas, à qui le roi Protée avait rendu Hélène en la comblant de présents, en agit à son égard comme le plus méchant des hommes. Retenu en Égypte par des vents contraires, il prit deux enfants du pays, qu'il immola aux dieux; et cette action barbare lui ayant attiré la haine des Égyptiens, il fut obligé de s'enfuir dans la Libye. J'ignore quel est le prêtre égyptien qui a instruit Hérodote de ce fait ; mais je sais qu'encore aujourd'hui on conserve en Égypte des monuments honorables à la mémoire de Ménélas et d'Hélène, bien loin qu'ils y soient détestés. Cet historien, fidèle à ses principes, dit que les Perses (857c) ont appris des Grecs un amour infâme et contraire à la nature. Mais comment les Perses ont-ils pu prendre chez les Grecs ce goût détestable, puisqu'il est généralement reconnu que tous les enfants qu'on amenait de Perse étaient faits eunuques avant qu'ils eussent vu la mer de Grèce? Il prétend que les Grecs ont puisé en Égypte leurs cérémonies religieuses, leurs fêtes publiques et le culte des douze grands dieux ; que Mélampus apporta dans la Grèce la connaissance de Bacchus, et les filles de Danaüs les mystères de Cérès ; que les Égyptiens se frappent la poitrine et font des lamentations en l'honneur de leurs dieux, mais qu'il veut taire (857d) les noms de leurs divinités. Quant à Hercule et à Bacchus, il ose dire sans ménagement que ceux que les Égyptiens honorent sont de véritables dieux, mais que ceux de la Grèce sont des héros qui ont vieilli dans la condition humaine. Il dit cependant que l'Hercule égyptien n'est qu'un dieu du second ordre, et Bacchus du troisième ; qu'ils ont eu une origine connue et ne sont pas éternels. Il dit bien que ce sont des dieux, mais qu'étant d'une nature mortelle, il faut leur faire des libations comme à des héros, et non leur offrir des sacrifices. Il en dit autant de Pan, (857e) confondant ainsi les objets les plus augustes et les plus respectables de la religion des Grecs avec les fables vaines et ridicules des Égyptiens. Non content de ces impiétés, il bannit Hercule de la Grèce et le relègue en Assyrie, en le faisant descendre de Persée, qui, selon les Perses, était Assyrien d'origine. Mais il dit ailleurs que les chefs des Doriens paraissent issus en droite ligne des Égyptiens, et remonter à Danaé, fille d'Acrisius. Il ne parle ni d'Épaphus, ni d'Io, ni de Jasus, ni d'Argus, dans la vue de montrer non seulement que les autres Hercules sont Égyptiens et Phéniciens, mais encore que celui qu'il a lui-même compté pour le troisième n'appartient point à la Grèce et (857f) doit être relégué chez les Barbares. Cependant tous les poètes et les savants de l'antiquité, Homère, Hésiode, Archiloque, Pisandre, Stésychore, Alcman et Pindare, ne font nulle part mention d'un Hercule égyptien ou phénicien, et n'en connaissent qu'un seul, né en Béotie ou originaire d'Argos. Entre les sept sages qu'il appelle sophistes, il enlève Thalès à la Grèce pour le donner aux Barbares, en le faisant descendre d'une famille phénicienne. Ailleurs, insultant les dieux par la bouche de Solon, il fait dire à ce sage : [858] «La question que vous me faites, Crésus, (858a) sur le sort des hommes en général, est d'autant plus embarrassante que je sais que tout ce qu'on appelle divinité est un être envieux et qui se plaît dans le trouble. » En prêtant à Solon ses propres sentiments sur les dieux, il joint la méchanceté au blasphème. Il ne raconte de Pittacus que des actions peu intéressantes, et il passe sous silence le fait d'armes le plus glorieux de ce philosophe. Pendant la guerre des Athéniens et des habitants de Mitylène au sujet de la ville de Sigée, Phrynon, général des Athéniens, homme vigoureux et d'une grande taille, défia à un combat singulier le premier ennemi qui voudrait se présenter. Pittacus (858b) accepta le défi, et ayant enveloppé Phrynon d'un filet, il le tua. Les Mityléniens lui ayant offert des présents très considérables, il jeta son dard et ne demanda, pour toute récompense, qu'un champ de la même étendue, en carré, que l'espace que son trait avait parcouru. Ce champ porte encore le nom de Pittacus. Que fait Hérodote lorsqu'il en est à cette partie de son histoire? Au lieu de raconter l'exploit de Pittacus, il rapporte le trait de lâcheté du poète Alcée, qui jeta ses armes et s'enfuit du combat. En omettant ainsi les actions honorables pour publier des faits honteux, il a vérifié le proverbe qui dit que l'envie et la joie qu'on a du mal d'autrui ont pour tige commune la méchanceté. (858c) Il accuse de trahison les Alcméonides, ces citoyens généreux qui avaient délivré leur pays de la tyrannie. Il prétend qu'ils reçurent Pisistrate après son exil, et favorisèrent son retour à Athènes à condition qu'il épouserait la fille de Mégaclès. Cette jeune femme ayant dit à sa mère que Pisistrate violait à son égard la loi de la nature, les Alcméonides, indignés de cet outrage, chassèrent le tyran. Pour faire sentir aux Spartiates aussi bien qu'aux Athéniens les traits de sa méchanceté, voyez comment (858d) il déshonore Othryade, ce citoyen si estimé, si honoré dans sa patrie. « Un des trois cents Spartiates, dit-il, resté seul sur le champ de bataille, et n'osant retourner à Sparte après la mort de tous ses compagnons, se tua lui-même dans le lieu du combat. » Il avait dit plus haut que la victoire était restée indécise entre les deux partis ; et dans la suite, en disant qu'Othryade fut honteux de retourner à Sparte, il fait croire que les Lacédémoniens ont eu le dessous. Car il est honteux de vivre après qu'on a été vaincu, et honorable de survivre à sa victoire. Je ne ferai pas remarquer ici qu'après avoir représenté partout Crésus comme un homme ignorant, vain et ridicule, il le montre, lorsqu'il a été fait prisonnier par Cyrus, instruisant et reprenant ce prince, (858e) qui, par sa prudence, sa grandeur d'âme et sa vertu, surpassait tous les rois de son temps. Il donne pour tout mérite à Crésus son respect pour les dieux et les riches offrandes qu'il leur faisait; et ensuite, il rapporte de lui l'action la plus scélérate et la plus impie. Son frère Pantaléon lui avait disputé la couronne du vivant même de son père. Crésus ayant été déclaré roi, fit arrêter un des amis de Pantaléon, (858f) et le tua de la manière la plus cruelle. Il dit ailleurs que Déjocès, élevé au trône des Mèdes par sa justice et par sa sagesse, ne l'avait dû qu'à son hypocrisie. Mais je laisse ce qui regarde les Barbares : ce qu'il raconte des Grecs nous offre assez d'exemples de sa malignité. Il dit que les Athéniens et plusieurs autres peuples ioniens d'origine rougissaient de ce nom et ne voulaient pas le porter ; que les plus nobles d'entre eux, qui sortaient des sénateurs mêmes d'Athènes, eurent des enfants de femmes barbares, dont ils avaient tué les pères, les maris et les enfants; qu'indignées de ces meurtres, ces femmes s'engagèrent, par un serment qu'elles firent aussi contracter à leurs filles, de ne jamais manger avec leurs maris et de ne pas leur adresser nommément la parole. [859] On dit que les habitants (859a) actuels de Milet descendent de ces femmes. Après avoir dit formellement que les peuples ioniens célèbrent les fêtes Apaturies, il ajoute : «Et ils les célèbrent tous, excepté les Éphésiens et les Colophoniens, » dégradant ainsi ces deux peuples de la noblesse de leur origine. Il raconte ailleurs que les habitants de Cumes et de Mitylène avaient consenti de livrer à Cyrus, pour une somme d'argent, Pactyas, un de ses généraux, qui s'était révolté contre lui ; mais qu'il ne peut pas dire quelle était cette somme, parce qu'on ne l'assure pas. Il ne fallait donc pas infliger à une ville grecque cette note d'infamie, comme s'il eût été bien certain du fait. Il ajoute que ceux de Chio (859b) arrachèrent Pactyas du temple de Minerve Tutélaire, et que, l'ayant livré aux Perses, ils reçurent de Cyrus, en récompense, le territoire d'Atarnée. Cependant Charon de Lampsaque, historien d'une très grande antiquité, en parlant de la révolte de Pactyas, n'impute ce sacrilège ni aux habitants de Chio ni à ceux de Mitylène. Il dit en propres termes : « Pactyas, informé de l'approche de l'armée persane, s'enfuit d'abord à Mitylène, puis à Chio, et tomba enfin entre les mains de Cyrus. » En racontant dans son troisième livre l'expédition des Lacédémoniens contre Polycrate, (859c) il dit que l'opinion des Samiens était que les Spartiates, pour reconnaître les services que Samos leur avait rendus dans la guerre contre les Messéniens, voulurent rétablir les exilés dans leur patrie et faire la guerre au tyran ; mais que les Lacédémoniens disent au contraire que, loin d'avoir eu l'intention de secourir les Samiens et de les délivrer de la servitude, ils n'avaient entrepris cette guerre que pour les punir d'avoir enlevé une coupe d'or que leurs députés portaient à Crésus, et un corselet que le roi Amasis envoyait à Sparte. Cependant tout le monde sait qu'il n'y avait pas dans ce temps-là de ville plus avide de gloire et plus ennemie des tyrans que celle de Lacédémone. En effet, fût-ce pour un cratère ou pour un corselet qu'ils chassèrent les Cypsélides (859d) de Corinthe et d'Ambracie, Lygdamis de Naxos, les Pisistratides d'Athènes, Eschine de Sicyone, Symmachus de Thasos, Aulis de Phocée, Aristogène de Milet ; qu'ils détruisirent la domination qu'Aristomède et Angélus avaient usurpée en Thessalie, et qu'ils firent chasser ces tyrans par Léothychide, leur roi. D'autres historiens nous ont transmis ces faits avec de grands détails. Mais si nous en croyons le récit d'Hérodote, les Lacédémoniens, par un excès de folie et de méchanceté, au lieu d'alléguer un motif si honorable et si légitime de cette expédition, avouaient que c'était pour venger une petite injure et satisfaire un indigne ressentiment, qu'ils avaient voulu faire la guerre à un peuple malheureux et opprimé par un tyran. (859e) Il n'a peut-être diffamé ainsi les Spartiates que parce qu'ils se sont trouvés sous sa plume. Mais les Corinthiens, qui, dans cet endroit de son histoire, n'étaient pas sur son chemin, il va les prendre, de dessein formé, pour les charger de la calomnie la plus odieuse. «Les Corinthiens, dit-il, favorisèrent avec ardeur les Spartiates (859f) dans cette expédition, pour venger un outrage qu'ils avaient reçu des Samiens quelques années auparavant. Voici le fait : Périandre, tyran de Corinthe, envoyait à Alyatte trois cents jeunes garçons des premières maisons de Corcyre, pour en faire des eunuques. Ils débarquèrent à Samos, dont les habitants leur conseillèrent de se réfugier, comme suppliants, dans le temple de Diane ; et, leur ayant fourni des aliments, ils les sauvèrent des mains de leurs conducteurs. » Voilà ce qu'Hérodote appelle une insulte des Samiens à l'égard des Corinthiens ; et c'est pour avoir sauvé de la mutilation trois cents jeunes Grecs, qu'il veut que les habitants de Corinthe aient excité les Spartiates à faire la guerre aux Samiens. Mais en imputant cette infamie aux Corinthiens, il les représente plus scélérats que ne l'était leur tyran. Celui-ci se vengeait des Corcyréens qui avaient fait périr son fils. Mais quel tort les Corinthiens avaient-ils reçu des Samiens ? Devaient-ils les punir de s'être opposés à un tel acte de cruauté de la part de leur tyran, ou avaient-ils conservé pendant trois générations un assez vif ressentiment contre les Samiens pour vouloir venger les querelles de Périandre, dont la tyrannie avait été si dure et si pesante, [860] qu'après s'en être affranchis, (860a) ils ne cessèrent d'en abolir les monuments et d'en effacer jusqu'aux moindres vestiges? Voilà quelle avait été l'insulte des Samiens envers les Corinthiens. Voyons maintenant quelle vengeance ces derniers en ont voulu tirer. Si les Corinthiens étaient véritablement irrités contre les habitants de Samos, loin d'exciter les Spartiates à faire la guerre à Polycrate, (860b) ils devaient plutôt les en détourner, afin que les Samiens, opprimés par leur tyran, gémissent toujours sous un dur esclavage. Mais, ce qui est encore plus décisif, pourquoi les Corinthiens étaient-ils irrités contre les Samiens, qui, à la vérité, avaient voulu mais n'avaient pu sauver les enfants des Corcyréens, et qu'ils ne se plaignaient pas des Cnidiens, qui les avaient effectivement sauvés et rendus à leurs parents ? Aussi les Corcyréens n'ont-ils pas témoigné une grande reconnaissance aux Samiens, au lieu qu'ils ont, par des décrets publics, décerné aux Cnidiens des honneurs et des immunités qui subsistent encore. C'est qu'en effet ce furent les Cnidiens qui, étant venus à Samos avec une flotte, chassèrent du temple les gardes de Périandre, (860c) embarquèrent les trois cents jeunes gens sur leurs vaisseaux et les transportèrent à Corcyre. Ce fait est attesté par Anténor de Crète et par Dionysius de Chalcis, dans son ouvrage sur les fondations des villes. Mais, pour prouver que les Lacédémoniens, en faisant la guerre à Polycrate, (860b) se proposaient d'affranchir les Samiens de la tyrannie et non de les punir, je ne veux que le témoignage des Samiens eux-mêmes. Ils disent qu'un Spartiate, nommé Archias, qui périt dans le combat en faisant des prodiges de valeur, reçut à Samos la sépulture aux dépens du public, et fut comblé d'honneurs. Aussi ses descendants ont-ils toujours conservé depuis une affection particulière pour les Samiens, comme l'atteste Hérodote lui-même. Dans le cinquième livre de son histoire, il dit que Clisthène, l'un des principaux citoyens d'Athènes, (860d) corrompit la pythie, pour faire dire à plusieurs reprises aux Lacédémoniens de délivrer les Athéniens de leurs tyrans. C'est ainsi qu'il noircit l'action la plus glorieuse et la plus juste, par l'imputation calomnieuse d'une pareille impiété, et qu'il enlève à Apollon ce don prophétique que Thémis même se fait honneur de partager avec ce dieu. Il raconte qu'Isagoras portait la complaisance pour Cléomène jusqu'à lui céder sa femme, lorsqu'il venait chez lui ; et mêlant, suivant son usage, quelques louanges à sa censure, afin de la rendre plus croyable, (860e) il ajoute : « Cet Isagoras, fils de Tisandre, était d'une maison illustre, mais je ne puis rien dire sur son origine ; je sais seulement que sa famille sacrifie à Jupiter Carien. » N'est-ce pas là une adroite et fine plaisanterie, que de renvoyer Isagoras aux Cariens, pour lui reprocher l'obscurité de son origine? Pour Aristogiton, ce n'est pas par des sentiers détournés, mais ouvertement et, pour ainsi dire, par le grand chemin, qu'il le relègue en Phénicie, en le faisant descendre des Géphyriens, qu'il prétend, contre l'opinion de quelques auteurs, être des Phéniciens et non des Grecs de l'Eubée (860f) ou d'Érétrie. Ne pouvant refuser aux Lacédémoniens la gloire d'avoir délivré Athènes de ses tyrans, il s'efforce de détruire le mérite de cette belle action par l'imputation la plus déshonorante. S'il faut l'en croire, ils se repentirent bientôt d'avoir, sur des oracles supposés, injustement chassé de leur patrie des hommes qui leur étaient dévoués, et qui leur avaient promis de tenir Athènes dans leur dépendance, et cela pour rendre l'autorité à un peuple ingrat; ensuite ils firent venir Hippias de Sigée, pour le rétablir dans Athènes; [861] mais les (861a) Corinthiens s'y opposèrent, et Sosiclès réussit à les en détourner, en leur faisant le tableau des maux affreux que Corinthe avait eus à souffrir sous la domination tyrannique de Cypsèle et de Périandre. Or, dans tout le règne de Périandre, il n'y eut point d'action plus cruelle et plus atroce que le projet de mutiler les trois cents jeunes Corcyréens. Et cependant il ose dire que les Corinthiens étaient irrités contre les habitants de Samos, et conservaient un vif ressentiment parce qu'ils avaient empêché l'exécution de ce dessein barbare, tant sa méchanceté met de désordre dans le cours de sa narration, et le fait tomber dans les contradictions les plus frappantes ! Quand ensuite il raconte la prise de Sardes, il en affaiblit la gloire autant qu'il peut. Il va jusqu'à dire que les vaisseaux envoyés par Athènes au secours des Ioniens, qui s'étaient révoltés contre le roi de Perse, furent cause de tous les maux (861b) qui arrivèrent ensuite, parce qu'ils entreprirent d'affranchir de la servitude des Barbares tant et de si belles colonies grecques. Il ne parle qu'en passant des Erétriens, et supprime l'exploit le plus mémorable qu'ils aient fait dans cette guerre. Toute l'Ionie étant déjà troublée par l'approche de la flotte des Perses, ils allèrent à sa rencontre dans la mer de Pamphylie, et la défirent auprès de Chypre. Ensuite, retournant sur leurs pas, et laissant leurs vaisseaux dans le port d'Éphèse, ils mirent le siége devant Sardes, et tinrent Artapherne resserré dans la citadelle, où il s'était réfugié, et marchèrent à Milet, (861c) pour en faire lever le siége. Ils y réussirent, et ayant jeté la terreur parmi les Barbares, ils les forcèrent de se retirer; mais quand ils virent approcher une armée très supérieure en nombre, ils s'éloignèrent. Voilà comment le fait est raconté par plusieurs historiens, et entre autres par Lysanias de Malles, dans son histoire d'Èrétrie ; et il eût été assez convenable, sinon par d'autre motif, du moins pour compenser la prise et la ruine de leur ville, de rapporter ce trait de leur courage. Mais au contraire, il dit qu'ils furent vaincus par les Barbares et repoussés jusque dans leurs vaisseaux, fait qu'on ne trouve point dans Charon de Lamsaque, qui dit en propres termes : « Les Athéniens mirent en mer une flotte de vingt galères, (861d) pour aller au secours des Ioniens; ils marchèrent à Sardes, dont ils se rendirent maîtres, excepté de la citadelle, et après ces exploits, ils s'en retournèrent à Milet. » Dans le sixième livre de son histoire, il raconte que les habitants de Platée s'étant donnés aux Lacédémoniens, ceux-ci leur représentèrent qu'ils devaient plutôt s'adresser aux Athéniens, qui étaient plus près d'eux et bien capables de les défendre. Après quoi il ajoute, non comme un soupçon ou une conjecture, mais comme s'il en eût eu une pleine certitude, que les Spartiates avaient donné ce conseil aux habitants de Platée, moins par un motif de bienveillance, qu'afin de voir les Athéniens (861e) dans l'embarras, lorsqu'ils se seraient unis aux Béotiens. Si ce n'est pas un trait de méchanceté de la part d'Hérodote, il faut que les Lacédémoniens aient été faux et trompeurs, et les Athéniens bien sots de ne pas voir qu'on les jouait; et que les Platéens aient été mis en avant, non par bonne volonté ou par égard pour eux, mais pour fournir un prétexte à la guerre. Il en a encore évidemment imposé sur le compte des Lacédémoniens, en assurant qu'ils vinrent trop tard à Marathon au secours des Athéniens, pour n'avoir voulu se mettre en marche que le jour de la pleine lune. Non seulement ils sont entrés cent fois en campagne, où ils ont livré des combats les premiers jours du mois, (861f) sans attendre la pleine lune, mais à cette bataille même, qui se donna le 6 du mois de boédromion, leur retard fut si peu considérable, qu'ils virent encore les morts étendus sur le champ de bataille. Voici néanmoins ce que dit Hérodote au sujet de la pleine lune : « Il leur était impossible de partir sur-le-champ, parce qu'ils ne voulaient pas violer la loi qui leur défendait de se mettre en marche avant la pleine lune, et l'on n'était alors qu'au neuvième jour du mois ; ils attendirent donc que la lune fût dans son plein. » Eh quoi ! Hérodote, tu transportes la pleine lune au commencement du mois, où cet astre est dans son premier quartier, et tu intervertis l'ordre du ciel et des jours, et le cours entier de l'univers ! [862] (862a) Tu t'annonces pour écrire l'histoire de la Grèce ; tu affectes surtout le plus grand zèle pour les Athéniens, et tu ne dis pas un mot de la procession solennelle qu'ils font à Agra, pour rendre grâce à Hécate de cette victoire. Il est vrai que ce silence détruit l'imputation calomnieuse qu'on lui fait, d'avoir reçu beaucoup d'argent des Athéniens pour les flatter dans son histoire. S'il leur avait lu cet endroit, ils ne lui auraient pas laissé dire que Phidippide, après la bataille, (862b) était allé presser le départ des Lacédémoniens, et avait fait en deux jours le voyage de Sparte à Athènes ; à moins que les Athéniens, après la victoire, n'aient envoyé demander du secours à leurs alliés. Il est certain cependant que l'Athénien Diyllus, historien digne de foi, dit qu'Hérodote reçut des Athéniens, sur la proposition d'Anytus, la somme de dix talents. Au reste, bien des gens pensent qu'après avoir fait le récit de la bataille de Marathon, il en détruit tout le mérite par le nombre des morts qu'il suppose. Les Athéniens, dit-il, avaient fait vœu d'immoler à Diane Agrotère autant de chèvres qu'ils tueraient d'ennemis; mais quand ils virent, (862c) après la bataille, que le nombre en était trop considérable, ils crurent s'acquitter envers la déesse en ordonnant, par un décret solennel, qu'on lui sacrifierait tous les ans cinq cents chèvres. Mais laissons cela, et voyons ce qui se passa après la bataille. « Les Barbares, dit-il, s'étant mis en mer avec les autres vaisseaux, et ayant retiré de l'île les esclaves érétriens qu'ils y avaient déposés, ils doublèrent le cap Sunium, dans l'intention d'arriver à Athènes avant les Athéniens. On prétend qu'ils avaient pris ce parti par le conseil des Alcméonides, qui étaient, dit-on, convenus avec les Perses que lorsqu'ils seraient montés sur leurs vaisseaux, on leur montrerait un bouclier. Les Barbares doublèrent donc le cap Sunium, etc. » (862d) Je ne relèverai pas ici la qualification odieuse d'esclaves qu'il donne aux Érétriens, quoiqu'ils eussent montré autant de courage et d'audace, autant de désir d'acquérir de la gloire qu'aucun autre peuple de la Grèce ; mais le succès ne couronna pas leurs efforts. Je ne lui ferai pas même un grand crime de la diffamation des Alcméonides, qui étaient alliés aux maisons les plus illustres d'Athènes, et avaient dans leur famille les hommes les plus estimables. Un reproche bien plus grave qu'on a à lui faire, c'est qu'il anéantit tout le mérite de cette victoire, et réduit à rien un des exploits les plus mémorables de la Grèce. Il semble, à l'entendre, que ce fut moins un vrai combat, une action générale, qu'une simple escarmouche avec les Barbares, à la descente de leurs vaisseaux, comme le disent les envieux et les détracteurs de la gloire des Grecs. Voilà du moins ce qu'il en faut penser, s'il n'est pas vrai qu'après la bataille, les Barbares, (862e) coupant les câbles de leurs vaisseaux, se soient abandonnés aux vents, qui les portèrent dans l'intérieur de l'Attique; et qu'au contraire on leur ait montré un bouclier élevé, pour signal de trahison; qu'ils aient fait voile vers Athènes, dans l'espérance de la surprendre ; qu'ayant doublé paisiblement le cap Sunium, ils se soient présentés à la vue du port de Phalère, et que les plus illustres citoyens d'Athènes, désespérant de sauver la ville, aient voulu la leur livrer ; car, dans la suite, déchargeant les Alcméonides de cette trahison, il la fait tomber sur d'autres. « Il est certain, dit-il, qu'on éleva en l'air un bouclier, (862f) et on ne saurait le nier. » Comme s'il l'avait vu de ses propres yeux. Mais la chose était impossible, puisque les Athéniens avaient l'emporté une pleine victoire ; et quand on aurait réellement montré le bouclier, les Barbares auraient-ils pu l'apercevoir, lorsqu'ils fuyaient en déroute, pleins d'effroi, couverts de blessures, poursuivis à coups de traits jusque dans leurs vaisseaux, et quittant le champ de bataille avec la plus grande précipitation ? Mais ensuite il paraît disculper les Alcméonides des inculpations dont lui seul les a chargés. « Je ne puis croire, dit-il, que les Alcméonides aient été d'intelligence avec les Perses pour leur montrer un bouclier, et qu'ils aient voulu réduire Athènes sous la domination des Barbares et d'Hippias. » Ceci me rappelle le proverbe : "Ou il ne faut pas saisir son ennemi, ou il ne faut pas le lâcher". [863] Pour toi, puis-je dire à Hérodote, tu accuses tout à la fois et tu justifies; (863a) tu avances des calomnies contre des personnages illustres, et tu les réfutes, manquant ainsi de confiance en toi-même. Tu as dit que les Alcméonides avaient montré un bouclier aux Barbares après leur défaite, au moment de leur fuite; et en les justifiant bientôt après, tu te déclares un calomniateur. S'il est vrai, comme tu le dis dans cet endroit de ton histoire, que les Alcméonides fussent autant ou même plus ennemis des tyrans que Callias, fils de Phénippe et père d'Hipponicus, sur quels motifs fonderas-tu la conjuration dont tu les accuses au commencement de ton ouvrage, quand tu dis qu'ils donnèrent une de leurs filles en mariage (863b) à Pisistrate, et qu'à la faveur de cette alliance, ils le rappelèrent de l'exil à la tyrannie, et qu'ils ne l'en auraient pas chassé de nouveau si sa femme ne se fût plainte qu'il violait à son égard la loi de la nature ? Voilà les contradictions où l'ont jeté ses calomnies et ses soupçons contre les Alcméonides. Mais en y mêlant des louanges pour Callias, fils de Phénippe, et en rappelant son fils Hipponicus, qui, du temps d'Hérodote, était un des plus riches citoyens d'Athènes, il avoue tacitement que, sans y être engagé par son sujet, il a parlé de Callias par pure flatterie. Tout le monde sait que les Argiens ne refusèrent pas d'entrer dans la confédération des Grecs; que seulement ils ne voulurent pas marcher sous les ordres des Spartiates, (863c) leurs plus grands ennemis et qu'ils ne pouvaient point ne pas haïr. Hérodote leur suppose un motif des plus vicieux. « Quand ils virent, dit-il, que les Grecs voulaient les comprendre dans la ligue, comme ils savaient bien que les Spartiates ne voudraient jamais partager le commandement avec personne, ils le demandèrent, afin d'avoir un prétexte de se tenir tranquilles. » Il ajoute que longtemps après, Artaxerxès rappela ce fait aux députés que les Argiens avaient envoyés à Suse, en leur disant qu'il regardait Argos comme la ville de la Grèce qui lui était le plus attachée. Ensuite, pour couvrir, suivant son usage, sa méchanceté, il dit : (863d) « Pour cela, je ne puis l'assurer positivement. Je sais seulement que tous les hommes sont sujets à faire des fautes, et que les Argiens ne sont pas ceux qui en ont commis de plus grandes. Mais je dois, sinon croire tout ce qu'on dit, du moins le rapporter; et j'en fais la réflexion une fois pour toutes. On dit même que c'étaient les Argiens qui avaient appelé les Perses en Grèce, parce qu'ils ne pouvaient résister aux Lacédémoniens, et que toute autre situation leur paraissait préférable à celle où ils étaient alors. » N'est-ce pas là ce que disait un roi d'Éthiopie (863e) des parfums et de la pourpre des Perses, et que cet historien lui-même a rapporté, que leurs odeurs et leurs habillements étaient trompeurs? Ne peut-on pas dire aussi : les paroles d'Hérodote et ses tours de phrase sont trompeurs? Chez lui tout est détours; rien n'est franc ni sincère. Les peintres font ressortir par le contraste des ombres les traits les plus frappants de leurs tableaux. Hérodote, par ses désaveux affectés, renforce ses calomnies et donne plus de poids à ses soupçons par les tournures équivoques qu'il emploie. S'il est vrai que les Argiens, par ambition de commander ou par jalousie des Spartiates, aient refusé d'entrer dans la confédération des Grecs, (863f) on ne peut nier qu'ils n'aient déshonoré leur descendance d'Hercule. Il eût été sans doute plus honorable, même à des habitants de Siphnos et de Cythne, de défendre la liberté de la Grèce que de disputer aux Spartiates le droit de commander, et de manquer ainsi tant et de si glorieux combats. Mais si les Argiens avaient appelé les Perses dans la Grèce parce qu'ils ne pouvaient résister aux Lacédémoniens, pourquoi ne se déclarèrent-ils pas ouvertement contre eux lorsqu'ils y furent entrés? Or, s'ils ne voulurent pas servir sous un roi barbare, pourquoi, restés seuls dans leur pays, n'allaient-ils pas dévaster le territoire de la Laconie? [864] Que ne s'emparaient-ils de nouveau de celui de Thyrée? Que ne cherchaient-ils d'autres moyens de nuire aux (864a) Spartiates, puisqu'en empêchant un si grand nombre de braves combattants de se rendre à Platée, ils auraient porté à toute la Grèce le coup le plus funeste ? Il relève beaucoup, dans cette partie de son histoire, le mérite des Athéniens, qu'il appelle les sauveurs de la Grèce ; et l'on ne pourrait qu'applaudir à cet éloge s'il n'y mêlait des reproches amers contre d'autres peuples. Quand il dit que les Lacédémoniens, trahis et abandonnés par les Grecs, aimèrent mieux mourir glorieusement, après avoir fait les plus grands exploits, plutôt que de voir les autres peuples favoriser les Perses et faire alliance avec Xerxès, n'est-il pas évident qu'en faisant plus haut l'éloge des Athéniens, (864b) il voulait moins les louer qu'en prendre occasion de blâmer les autres Grecs? Après cela, qui pourrait se plaindre des injures sanglantes dont il accable les peuples de la Béotie et de la Phocide, quand il accuse d'une trahison que n'exista jamais que dans ses conjectures ceux qui se sont sacrifiés pour le salut de la Grèce ? Par rapport aux Spartiates eux-mêmes, il donne lieu de douter s'ils sont morts en combattant ou s'ils se sont rendus à l'ennemi, ne les distinguant que par des marques bien faibles de ceux qui périrent aux Thermopyles. (864c) En racontant le naufrage de la flotte des Perses, qui y perdirent des richesses immenses, il dit : « Aminoclès de Magnésie, fils de Crétine, gagna beaucoup à cet accident, par la quantité prodigieuse d'or et d'argent qu'il en recueillit. » Mais il n'a pu s'empêcher de lui lancer en passant un trait de sa malice. « Ce naufrage le rendit très riche; jusqu'alors il n'avait pas été heureux; il était même dans une affliction cruelle, parce qu'il avait eu le malheur de tuer son fils. » Il est évident qu'il n'a parlé de ces trésors, de ces vases précieux, de toutes ces richesses que la mer avait rejetées sur le rivage, qu'afin d'avoir une occasion de placer dans son histoire le meurtre qu'Aminoclès avait fait de son fils. (864d) Aristophane le Béotien a écrit qu'il avait demandé de l'argent aux Thébains, qui le lui avaient refusé; qu'ayant voulu ouvrir une école de littérature pour les jeunes gens de la ville, les magistrats l'en avaient empêché, tant ils étaient grossiers et ennemis des lettres. Il n'en donne d'ailleurs aucune autre preuve. Mais Hérodote confirme le rapport d'Aristophane; en chargeant les Thébains d'imputations dont les unes sont fausses, les autres dictées par la prévention, d'autres enfin par la haine et par l'envie de médire. Il dit que les Thessaliens, au commencement de la guerre, se trouvèrent dans la nécessité (864e) de favoriser les Perses ; et en cela il dit vrai. Par rapport aux autres Grecs, devinant qu'ils devaient abandonner les Lacédémoniens, il convient qu'ils y furent forcés, parce qu'on prenait leurs villes l'une après l'autre. Mais il n'excuse pas les Thébains par le même motif de nécessité, quoiqu'ils eussent envoyé cinq cents hommes à Tempé, sous la conduite du général Mnamias, et aux Thermopyles, autant que Léonidas en avait demandé. Ils furent les seuls, avec les Thespiens, qui tinrent ferme dans ce dernier poste; tous les autres abandonnèrent le roi de Sparte dès qu'ils virent que les Perses avaient fait le tour par les derrières. Les Barbares, ayant forcé les passages, gagnèrent le haut des montagnes et entrèrent sur les terres (864f) des Thébains. Alors le Lacédémonien Démarate fit connaître au roi de Perse Attaginus, son ami, chef du parti oligarchique, et lui obtint sa protection. Les Grecs étaient alors sur leurs vaisseaux, et il n'y avait sur terre aucun corps de troupes qui fît face à l'ennemi. Forcés de céder à cette nécessité pressante, ils firent un traité avec les Barbares. Ils n'avaient pas une mer ni des vaisseaux comme les Athéniens ; ils n'étaient pas, comme les Spartiates, situés dans l'endroit le plus reculé de la Grèce. Éloignés seulement d'une journée et demie de chemin du camp des Perses, ils s'étaient postés à l'entrée de leurs défilés, [865] et y avaient combattu avec les Spartiates et les Thébains. (865a) Mais la fortune n'avait pas secondé leur courage. Telle est l'impartialité de cet historien, qu'après avoir dit que les Spartiates, se voyant abandonnés de tous leurs alliés, auraient bien pu entrer en composition avec l'ennemi, il cherche ensuite à ternir par des soupçons injustes et des imputations odieuses l'exploit le plus brillant des Thébains, qu'il ne pouvait nier ni détruire. « Les alliés de Sparte, dit-il, que Léonidas avait congédiés, s'en retournèrent dans leur pays. Les Thespiens seuls et les Thébains restèrent avec les Spartiates. (865b) Les Thébains, il est vrai, le firent malgré eux: Léonidas les retint auprès de lui comme otages. Les Thespiens restèrent de leur plein gré ; ils déclarèrent qu'ils n'abandonneraient jamais Léonidas et les troupes qui marchaient sous ses ordres. » Ne décèle-t-il pas dans ce récit une inimitié formelle contre les Thébains, en les calomniant avec autant de fausseté que d'injustice, sans chercher même à rendre sa calomnie vraisemblable, sans craindre que sa conscience ne lui reproche les contradictions dans lesquelles il tombe en si peu de lignes ? Après avoir dit que Léonidas, (865c) voyant que les alliés manquaient de courage et craignaient le danger, leur ordonna de se retirer, il ajoute presque aussitôt qu'il retint les Thébains malgré eux. Mais n'est-il pas plus vraisemblable qu'il les aurait congédiés quand même ils auraient voulu rester, s'il les eût soupçonnés de favoriser les Perses? Dès qu'il ne retenait pas ceux qui manquaient de courage, à quoi bon laisser parmi les combattants des gens dont la fidélité lui était suspecte? Un roi de Sparte, un général de la Grèce avait-il donc assez peu de sens pour retenir comme otages quatre cents hommes armés, tandis qu'il n'en avait lui-même que trois cents, et que les ennemis étaient prêts à l'attaquer en tête et en queue ? En supposant même que d'abord (865d) il les eût menés à sa suite pour lui servir d'otages, il est du moins très vraisemblable que dans cette dernière extrémité ils se seraient retirés, sans s'embarrasser de la défense de Léonidas, ou que Léonidas lui-même eût plus craint de se voir enveloppé par les Thébains que par les Barbares. D'ailleurs n'eût-il pas été ridicule que Léonidas, qui voyait sa mort certaine, ordonnât aux autres Grecs de se retirer, et qu'il le défendit aux Thébains afin de les conserver aux Grecs? S'il les menait à sa suite comme autant d'otages ou plutôt comme des esclaves, il ne devait pas les retenir parmi ceux qui se destinaient à la mort, mais les remettre entre les mains des Grecs qui se retiraient. (865e) Il avait, dira-t-on, un autre motif; c'était de les faire périr avec lui ; mais Hérodote va au-devant de cette raison, en prêtant à Léonidas une autre ambition. «Léonidas, dit-il, faisant réflexion sur cet oracle, et voulant assurer aux Spartiates toute la gloire de ce combat, il renvoya les autres Grecs par ce seul motif, et non parce qu'ils étaient d'un avis différent du sien. » C'eût été le comble de la folie que de retenir des ennemis pour leur faire partager une gloire dont il privait ses alliés. (865f) Au reste, il est certain, par les faits mêmes, que Léonidas, loin de suspecter les Thébains, les regardait comme des alliés fidèles, car il traversa avec son armée la ville de Thèbes, et on lui accorda de passer la nuit dans le temple d'Hercule, faveur que personne avant lui n'avait obtenue. Il leur raconta le matin la vision qu'il y avait eue. Il avait cru voir au milieu d'une mer très agitée les principales villes de la Grèce flotter d'une manière inégale ; celle de Thèbes s'élevait au-dessus de toutes les autres, et touchait presque aux cieux; mais elle avait disparu tout à coup. Ce fut une espèce de prédiction de ce qui arriva longtemps après à cette ville. [866] (866a) Hérodote, en racontant le combat de Léonidas, en diminue la gloire, en disant simplement qu'il périt avec tous ses soldats dans un défilé au pied d'une colline. Mais l'action se passa autrement. Les Grecs s'étant aperçus pendant la nuit que les ennemis les avaient enveloppés, ils marchèrent droit au camp des Barbares et pénétrèrent jusqu'à la tente du roi, à dessein de le tuer et de périr ensuite sur son corps. Ils arrivèrent en effet, massacrant ou mettant en fuite tout ce qui se rencontrait sur leur passage. Mais ayant inutilement cherché Xerxès (866b) dans un camp d'une étendue immense, ils s'égarèrent; et, enveloppés de tous côtés par les Barbares, ils furent avec peine accablés sous un monceau de traits. Je rapporterai dans la Vie de Léonidas les actions de courage et les paroles mémorables des Spartiates ; mais je veux, en attendant, en citer ici quelques uns. Avant leur départ de Lacédémone, ils célébrèrent des jeux funèbres, en présence même de leurs parents. Quelqu'un ayant dit à Léonidas qu'il menait bien peu de monde à cette expédition, il répondit qu'ils étaient bien nombreux pour aller mourir. Sa femme lui ayant demandé, comme il partait, s'il n'avait (866c) rien à lui dire : « Mariez-vous, lui dit-il, à un homme de bien, et ayez des enfants vertueux. » Lorsqu'aux Thermopyles il se vit enveloppé par les Barbares, il voulut sauver deux Spartiates de sa famille. Il chargea l'un d'une lettre pour Lacédémone ; mais il refusa la commission, en lui disant avec colère, qu'il était venu pour combattre et non pour servir de courrier. Il donnait à l'autre quelques avis à porter aux magistrats; il lui répondit que c'était la fonction d'un héraut ; et prenant son bouclier, il se mit dans les rangs. On pourrait passer à tout autre historien de pareilles réticences. Mais un écrivain qui a pris la peine de rapporter le trait du bassin d'Amasis, l'histoire du voleur qui conduisit des ânes chargés d'outres pleines de vin et qui fit boire les gardes, et plusieurs autres faits aussi peu importants, (866d) ne peut être soupçonné d'avoir omis par négligence ou par mépris tant de beaux exploits, tant de paroles remarquables ; c'est de sa part injustice et mauvaise volonté. Pour en revenir aux Thébains, il dit que s'ils combattirent d'abord avec les autres Grecs, c'est qu'ils y furent forcés. Apparemment que, comme Xerxès, Léonidas avait aussi à sa suite des gens armés de fouets qui obligeaient les Thébains de combattre malgré eux. A l'entendre, ils étaient forcés de suivre les Grecs, tandis qu'ils avaient le pouvoir de se retirer et de s'enfuir; et ils étaient volontairement dans le parti des Perses, dont aucun cependant ne vint à leur secours. Il dit ailleurs que les autres Grecs s'étant pressés (866e) de gagner le haut de la colline, les Thébains se séparèrent d'eux, tendirent les mains aux Barbares, allèrent à eux, et leur dirent avec la plus grande vérité qu'ils étaient dans leurs intérêts, qu'ils avaient accordé à leur roi la terre et l'eau, et que, forcés de suivre les Grecs aux Thermopyles, ils étaient innocents de l'échec que Xerxès y avait reçu. Cette réponse, dont les Thessaliens attestaient la vérité, satisfit le roi de Perse. Ainsi c'est au milieu des cris d'une multitude immense de Barbares, de ces bruits confus de soldats, qui, serrés dans un étroit défilé s'égorgeaient et se foulaient aux pieds les uns les autres, c'est parmi tant de fuites et de déroutes, que leur justification a été entendue et les témoins examinés, que les Thessaliens eux-mêmes (866f) ont plaidé la cause des Thébains, qui, peu de temps auparavant, les avaient chassés des contrées de la Grèce qu'ils avaient soumises jusqu'à Thespies, après avoir tué leur général Lattamias. Pouvait-il après cela y avoir entre ces deux peuples la bonne intelligence et l'amitié que le récit d'Hérodote suppose? D'ailleurs, comment peut-il dire que le témoignage des Thessaliens sauva les Thébains, puisque, selon ce qu'il rapporte au même endroit, les Barbares tuèrent les premiers qui s'approchèrent d'eux, [867] et que le plus grand nombre, à commencer par Léontiadès, (867a) leur général, fut flétri par ordre de Xerxès? Mais c'était Anaxandre et non Léontiadès qui commandait les Thébains aux Thermopyles, comme l'ont dit Aristophane, qui cite les registres publics, et Nicandre le Colophonien. Personne avant Hérodote n'avait su que Xerxès eût fait ainsi flétrir les Thébains. C'eût été pour eux une puissante apologie contre les calomnies de cet historien; et Thèbes eût pu se glorifier d'une flétrissure qui aurait prouvé que Xerxès regardait Léonidas et Léontiadès comme ses plus grands ennemis, puisqu'il faisait mutiler l'un après sa mort et flétrir l'autre de son vivant. Hérodote regarde les indignités (867b) exercées sur le corps de Léonidas comme une preuve évidente que ce roi barbare haïssait mortellement Léonidas ; et cependant il dit que les Thébains, qui favorisaient les Mèdes, furent flétris aux Thermopyles, et que malgré cela ils combattirent pour eux avec ardeur à la bataille de Platée. Je crois que si quelqu'un lui disait, comme à Hippoclidès lorsqu'il eut dansé sur une table les jambes en l'air, que dans ce récit il s'est joué de la vérité, il répondrait comme lui : "Je ne m'en soucie guère". Il dit, dans son huitième livre, que les Grecs, effrayés, avaient résolu de quitter le port d'Artémisium et de se retirer dans l'intérieur de la Grèce ; que les Eubéens les ayant priés de leur donner le temps de débarquer leurs femmes et leurs esclaves, ils n'eurent aucun égard à leur demande jusqu'à ce que Thémistocle (867c) eût donné à Eurybiade et à Adimante, général des Corinthiens, l'argent qu'il avait reçu des Eubéens ; qu'alors les Grecs restèrent à Artémisium, et combattirent sur mer contre les Barbares. Cependant le poète Pindare, né dans une ville qui n'était pas entrée dans la confédération des Grecs, et qu'on accusait de favoriser les Mèdes, s'écrie, en parlant d'Artémisium : "Les enfants de Cécrops ont posé dans ces lieux De notre liberté les fondements heureux". Mais Hérodote, qu'on prétend avoir écrit pour la gloire de la Grèce, regarde cette victoire comme l'effet de la corruption ; il veut que les Grecs y aient combattu malgré eux, trompés par leurs généraux, à qui l'on avait donné de l'argent. (867d) Il ne borne pas là sa méchanceté. Tout le monde sait que les Grecs, après avoir défait sur mer les Barbares, leur abandonnèrent le poste d'Artémisium lorsqu'ils apprirent la défaite des Spartiates aux Thermopyles. Il eût été inutile de rester à tenir la mer après que Xerxès avait forcé les passages et porté la guerre dans le sein de la Grèce. Mais Hérodote suppose que les Grecs, avant d'avoir su la mort de Léonidas, voulurent prendre la fuite: « Les Grecs, dit-il, ayant été fort maltraités, et surtout (867e) les Athéniens, dont la moitié des vaisseaux avaient été endommagés, délibérèrent s'ils ne s'enfuiraient pas précipitamment dans la Grèce. » Passons-lui de qualifier de fuite cette retraite avant le combat, et de faire aux Grecs une imputation odieuse. Il était si attaché à ce terme injurieux, qu'après l'avoir d'abord appelée fuite, il la nomme aussi fuite dans cet endroit, et qu'il répétera encore bientôt le mot de fuite. « Il vint, dit-il, sur un esquif un homme d'Estiée, apprendre aux Barbares que les Grecs s'étaient enfuis d'Artémisium ; et comme ils ne pouvaient le croire, ils tinrent le messager sous bonne garde, et envoyèrent quelques vaisseaux légers à la découverte. » Y pensez-vous, Hérodote, de dire que les Grecs avaient pris la fuite comme s'ils eussent été vaincus, (867f) tandis que leurs ennemis, même après la bataille, ne peuvent croire à cette fuite, et les regardent encore comme beaucoup plus forts qu'eux ? Et le moyen après cela d'ajouter foi à ce que dit d'un particulier ou d'une ville un historien qui d'un seul mot enlève à toute la Grèce une victoire si glorieuse, renverse le trophée élevé par les Grecs, et déclare que les inscriptions placées le long de la côte d'Artémisium en l'honneur de Diane n'étaient qu'une vaine jactance ? Voici une de ces inscriptions: "Vainqueurs des nations qui, du fond de l'Asie, Venaient pour asservir leur illustre patrie, Les enfants de Cécrops, au milieu de ces flots, Des Perses orgueilleux ont détruit les vaisseaux; Et pour éterniser cet exploit mémorable, Ils dressent à Diane un monument durable". [868] (868a) Quand il fait la description des batailles, il ne marque point dans quel ordre et dans quel rang chaque ville de la Grèce combattait. Mais dans cette retraite qu'il qualifie de fuite, il dit que les Corinthiens formaient l'avant-garde, et les Athéniens l'arrière-garde. Devait-il insulter à ce point ceux des Grecs qui tenaient pour les Perses, lui qu'on croit assez communément né à Thurium, et qui se dit d'Halicarnasse, cette ville d'origine dorienne, dont les habitants vinrent avec leurs femmes faire la guerre aux Grecs? Mais bien loin d'avoir rapporté les circonstances (868b) qui forcèrent quelques uns des Grecs à se déclarer pour les Mèdes, il dit, au contraire, que les Thessaliens firent dire aux habitants de la Phocide, leurs ennemis jurés, que s'ils leur payaient cinquante talents d'argent, ils ne causeraient aucun dommage dans leur pays. Voici en propres termes ce qu'il écrit à ce sujet. « Les Phocidiens étaient le seul peuple de ces cantons qui ne favorisât pas les Mèdes ; et leur unique motif, autant que je puis le conjecturer, était leur haine contre les Thessaliens. Si ces derniers eussent été, pour les Grecs, je crois que les Phocidiens auraient embrassé le parti des Mèdes. » Cependant il va dire bientôt que treize villes de la Phocide furent brûlées par les Barbares, leur pays (868c) ravagé, le temple de la ville d'Abes réduit en cendres, les hommes et les femmes passés au fil de l'épée, à l'exception de ceux qui eurent le temps de gagner les hauteurs du Mont-Parnasse. Ainsi, il met au même rang ceux qui souffrirent toutes ces violences plutôt que de trahir leur devoir, et ceux qui se montrèrent les partisans les plus déclarés des Perses. Lorsqu'il ne peut blâmer les actions, il suppose des motifs criminels, et d'un trait de plume il donne naissance aux soupçons les plus odieux. Il veut qu'on juge de l'intention des Phocidiens, non par leur conduite, mais par leur opposition de volonté avec les Thessaliens, comme s'il ne leur eût (886d) manqué pour être des traîtres, que d'avoir été prévenus. Si quelqu'un, pour excuser les Thessaliens d'avoir suivi le parti des Mèdes, disait qu'ils ne s'y étaient pas portés volontairement, mais que leur haine pour les Phocidiens, qu'ils voyaient dans la confédération des Grecs, leur avait fait embrasser, comme malgré eux, les intérêts des Mèdes, ne passerait-il pas pour un vil flatteur qui, voulant faire sa cour aux dépens de la vérité, prêterait à de mauvaises actions des motifs honnêtes? En aurait-on une autre idée? Peut-on donc ne pas regarder comme un calomniateur manifeste un auteur qui impute aux Phocidiens d'avoir embrassé le bon parti, non par un sentiment vertueux, mais parce que les Thessaliens suivaient le parti contraire? (868e) Encore il ne rejette pas sur d'autres cette calomnie, comme c'est son usage, en disant l'avoir appris d'autrui ; ce sont, dit-il, ses propres recherches qui l'ont conduit à penser ainsi. Il fallait donc rapporter les preuves d'après lesquelles il s'est persuadé qu'un peuple qui s'était si bien conduit avait eu les plus mauvaises intentions. Car le motif pris de leur haine contre les Thessaliens est ridicule. L'inimitié des Eginètes contre les Athéniens, celle des Chalcidiens contre ceux d'Érétrie, et des Corinthiens contre les habitants de Mégare, les a-t-elle empêchés d'entrer dans la confédération de la Grèce? Les Macédoniens, en punissant les Thessaliens, dont ils étaient les ennemis déclarés, les détachèrent-ils de l'alliance des Barbares? Le danger commun faisait taire les haines privées; et chacun, se dépouillant de toute autre passion, suivait ou le parti le plus honnête par (868f) vertu, ou le plus utile par nécessité. D'ailleurs, après ce moment de contrainte qui les entraîna malgré eux dans le parti des Mèdes, les Phocidiens revinrent à la confédération, comme Léocratès le Spartiate leur en rendit formellement témoignage ; et Hérodote lui-même, dans le récit de la bataille de Platée, est forcé d'avouer que les Phocidiens se joignirent à l'armée des Grecs. [869] Faut-il s'étonner qu'il se déchaîne avec tant d'amertume contre ceux qui ont éprouvé des malheurs, (869a) puisqu'il met au rang des ennemis et des traîtres ceux qui, dans les combats, avaient partagé les périls de la Grèce? Les Naxiens avaient envoyé trois galères au secours des Barbares, mais Démocrite, l'un des triérarques, persuada aux autres de se ranger du côté des Grecs. Il a si fort l'habitude de mêler le blâme aux louanges qu'il donne, qu'en faisant l'éloge d'un seul homme, il faut qu'il censure tout un peuple. Mais Hellanicus entre les anciens historiens, et Éphore parmi les nouveaux, disent, l'un, que les Naxiens vinrent au secours des Grecs avec six vaisseaux, et l'autre, avec cinq. Ainsi Hérodote est convaincu de toute part d'avoir inventé ce qu'il dit : (869b) car les historiens de Naxos rapportent que, bien auparavant, les Naxiens avaient repoussé Mégabate, qui était venu aborder à leur île avec deux cents vaisseaux, et ensuite Datis, qui avait mis le feu à leur ville; et s'il est vrai, comme Hérodote le dit lui-même ailleurs, que les Perses brûlèrent Naxos après que les habitants se furent réfugiés sur les montagnes, n'était-ce pas là un juste motif de donner du secours aux Barbares qui avaient ruiné leur patrie, et d'abandonner les Grecs qui combattaient pour la liberté commune ? Mais ce qui prouve que c'est moins pour louer Démocrite que pour accuser les Naxiens (869c) qu'il a forgé ce mensonge, c'est qu'il a passé sous silence un exploit mémorable de ce triérarque, que Simonide a consigné dans cette épigramme : "Quand la flotte des Grecs auprès de Salamine De la flotte persane acheva la ruine, Démocrite enleva cinq vaisseaux ennemis, Et seul reprit sur eux celui qu'ils avaient pris". Mais ce n'est pas pour des Naxiens qu'il faut s'indigner contre lui. Si, comme on le dit, il existe des antipodes dans une partie de la terre opposée à la nôtre, je ne doute pas qu'ils n'aient entendu parler de Thémistocle, du conseil qu'il donna aux Grecs de combattre (869d) à Salamine, et pour lequel on bâtit, après la guerre, dans l'île de Mélite, un temple à Diane de Bon-Conseil. Ce bon historien enlève, autant qu'il est en lui, la gloire de ce conseil à Thémistocle, pour la transférer à un autre. Voici ce qu'il écrit à ce sujet. « Alors Thémistocle étant remonté sur son vaisseau, l'Athénien Mnésiphile lui demanda ce qu'on avait résolu, et apprenant qu'on avait arrêté de ramener la flotte vers l'isthme, afin de combattre devant le Péloponnèse : Soyez sûr, dit-il à Thémistocle, que si les Grecs quittent le poste de Salamine, vous ne combattrez plus nulle part pour la défense de votre patrie, et que chacun s'en retournera dans son pays, » (869e) Il ajoute quelques lignes après : « S'il vous reste quelque moyen, faites changer cette résolution, et persuadez à Eurybiade de ne pas s'éloigner d'ici. » Après avoir dit que cet avis fut agréé de Thémistocle, qui, sans rien répondre à Mnésiphile, alla sur-le-champ trouver Eurybiade, il ajoute : « Thémistocle, s'étant assis auprès d'Eurybiade, lui exposa l'avis (869f) de Mnésiphile, comme s'il venait de lui, et y joignit plusieurs autres réflexions. » Voyez quel caractère de fausseté il prête à Thémistocle, en supposant qu'il se fait honneur d'un conseil qui lui avait été donné par Mnésiphile. Puis, se moquant des Grecs, il dit que Thémistocle n'avait pas vu dans cette occasion quel était le meilleur parti, lui à qui sa prudence avait fait donner le surnom d'Ulysse, tandis qu'Artémise, concitoyenne d'Hérodote, sans être avertie par personne, avait d'elle-même dit à Xerxès [870] que les Grecs n'étaient pas en état de lui résister longtemps, qu'ils disparaîtraient devant lui, (870a) et se disperseraient chacun dans leur ville. « Il n'est pas vraisemblable, ajouta-t-elle, que si tu fais marcher ton armée de terre vers le Péloponnèse, ils t'attendent de pied ferme, et qu'ils veuillent combattre sur mer pour les Athéniens. Mais si tu te presses de donner une bataille navale, et que ta flotte reçoive un échec, je crains que sa défaite n'entraîne celle de l'armée de terre. » Il n'a manqué à Hérodote que la mesure du vers pour faire de cette Artémise une sibylle, tant elle annonce l'avenir avec précision. Aussi Xerxès la chargea-t-il de ramener ses enfants à Éphèse. Il avait sans doute oublié d'amener des femmes de Suse afin de les reconduire, puisqu'il leur fallait absolument des femmes pour les escorter. Mais je ne prétends pas relever tous les mensonges d'Hérodote ; (870b) je ne m'arrête qu'à ceux qui portent un caractère d'envie et de méchanceté. Les Athéniens, s'il faut l'en croire, disent qu'Adimante, général des Corinthiens, saisi de terreur au moment où l'action commençait, prit la fuite, non en se retirant insensiblement à travers les combattants et tenant tête à l'ennemi, mais en déployant ouvertement ses voiles, et faisant tourner la proue à tous ses vaisseaux. Mais bientôt un esquif s'étant mis à sa suite, et l'ayant atteint à l'extrémité de la côte de Salamine, un de ceux qui le montaient lui parla ainsi : « Tu fuis, Adimante, et tu trahis les Grecs (870c) pendant qu'ils gagnent la bataille, et qu'au gré de leurs vœux, ils mettent leurs ennemis en déroute. » Cet esquif sans doute était descendu du ciel ; car rien n'empochait Hérodote d'avoir recours à un coup de théâtre, lui qui, partout ailleurs, surpasse tous les poètes tragiques par la hardiesse de ses inventions. Adimante donc, ajoutant foi à ce qu'on lui disait, revint à la flotte des Grecs après que tout fut terminé. « Tel est, poursuit Hérodote, le récit des Athéniens. Mais les Corinthiens, bien loin d'en convenir, disent au contraire qu'ils allèrent les premiers à l'attaque, et tout le reste de la Grèce leur rend ce témoignage. » Voilà comment Hérodote en agit dans mille endroits. Il entasse les calomnies (870d) les unes sur les autres, afin de ne pas manquer son coup, et qu'il y ait toujours quelqu'un qui se trouve coupable. Ainsi dans cette occasion, il s'est ménagé la double ressource que, si la calomnie est crue, les Corinthiens sont déshonorés; si elle ne l'est pas, ce sont les Athéniens. Mais croyons plutôt que les Athéniens n'ont pas calomnié les Corinthiens, et que c'est Hérodote qui calomnie l'un et l'autre peuple. Ce qu'il y a de certain, c'est que Thucydide, lorsque l'ambassadeur d'Athènes répond devant les Spartiates aux accusations du député de Corinthe, qu'il rappelle es hauts faits des Athéniens pendant la guerre médique, et en particulier la bataille de Salamine, cet historien ne lui met dans la bouche aucun reproche contre les Corinthiens d'avoir trahi les Grecs et abandonné leur poste. Est-il en effet vraisemblable que les Athéniens eussent fait une pareille imputation aux Corinthiens, dont ils voyaient les offrandes de leur portion des dépouilles enlevées aux Barbares consacrées au troisième rang après celles de Sparte et d'Athènes ; (870e) que d'ailleurs les Athéniens leur avaient permis d'enterrer à Salamine leurs morts, auprès de la ville, preuve certaine de l'idée qu'ils avaient de leur bravoure, et de mettre cette inscription sur leur tombeau : "Nés au sein de Corinthe en belles eaux fertile, Nous avons pour tombeau les bords fameux d'une île Où le Perse orgueilleux vit ses nombreux vaisseaux Par la valeur des Grecs abîmés sous les eaux. Ainsi d'un joug cruel sauvant notre patrie, Nous avons à sa gloire immolé notre vie". Le cénotaphe dressé sur l'isthme du Péloponnèse portait l'inscription suivante : "Pour arracher la Grèce au plus dur esclavage, (870f) Nous avons tous péri non loin de ce rivage". Un triérarque corinthien nommé Diodore en plaça une sur les offrandes, qu'il avait consacrées dans le temple de Latone, qui était conçue en ces termes : "Les dignes compagnons du brave Diodore A la mère du dieu qu'à Délos on adore Offrent ces dons guerriers que, sur les ennemis, Dans un combat naval leur valeur a conquis". Adimante lui-même, à qui Hérodote a reproché que seul d'entre les généraux grecs il prit honteusement la fuite et n'osa pas attendre le combat, voyez quelle opinion on avait de lui. "C'est ici le tombeau du célèbre Adimante ; Par sa haute valeur la Grèce triomphante, Repoussant les efforts du Mède détesté, Voit briller sur son front l'heureuse liberté". [871] (871a) Est-il probable qu'on eût décerné un pareil honneur à un lâche et à un traître ou qu'il eût osé lui-même donner à ses trois filles les noms de Nausinicé, d'Acrothinium, d'Alexibia, et à son fils celui d'Aristée, si les exploits qu'il fit dans cette journée ne l'eussent couvert de gloire ? Peut-on croire, je ne dis pas qu'Hérodote, mais que le dernier même des Cariens ait ignoré ce vœu si honorable, je dirais presque divin, que les femmes seules de Corinthe firent à Vénus, pour la prier d'inspirer à leurs maris un vif désir de combattre contre les Barbares? (871b) La renommée s'en est répandue partout, et Simonide a fait à ce sujet une épigramme qui est gravée sur des colonnes d'airain dressées dans le temple de Vénus, bâti, dit-on, par Médée, pour demander à la déesse, selon les uns, qu'elle cessât d'aimer Jason, et, selon d'autres, que Jason n'aimât plus Thétis. Voici l'épigramme : "Les femmes de Corinthe ont offert à Vénus Ces présents que leur vœu promit à la déesse. De leur reconnaissance ils sont les doux tributs ; Pour la Perse Cypris n'a point trahi la Grèce". (871c) Voilà ce qu'il fallait écrire et transmettre à la postérité, plutôt que le meurtre commis par Aminoclès sur son propre fils. Après s'être, pour ainsi dire, rassasié de calomnies contre Thémistocle, qu'il accuse d'avoir pendant cette expédition pillé et dépouillé toutes les îles, à l'insu des autres généraux, il finit par ôter aux Athéniens le prix de la valeur pour le donner aux Eginètes. Voici ses propres paroles : « Les Grecs, ayant envoyé à Delphes les prémices du butin, demandèrent en commun au dieu s'il était content de la portion qu'on lui avait donnée. Il répondit qu'il l'était pour les autres Grecs, (871b) mais non pour les Eginètes, qui lui en devaient davantage pour le prix de la valeur qu'ils avaient remporté à Salamine. » Ce n'est plus aux Perses, aux Scythes et aux Égyptiens qu'il prête ses propres fictions, comme Ésope fait parler les corbeaux et les singes ; il emprunte le nom même d'Apollon Pythien pour enlever aux Athéniens le prix de la valeur au combat de Salamine. Il dit ensuite que lorsqu'il fut question de décerner le prix de la valeur pour ce qui s'était passé dans l'isthme, chacun des généraux s'adjugea le premier à lui-même, et le second à Thémistocle. Il n'y eut point de jugement porté ; et au lieu de l'attribuer (871e) à l'ambition des généraux, il dit que les Grecs se séparèrent sans avoir voulu par envie déférer le premier prix à Thémistocle. Il ne lui restait plus dans son neuvième et dernier livre qu'à distiller son venin sur les Spartiates, et sur la bataille de Platée, si glorieuse pour eux. Il dit que dans les commencements de la guerre, les Lacédémoniens craignirent que les Athéniens, gagnés par Mardonius, n'abandonnassent le reste des Grecs ; mais qu'après avoir fortifié l'isthme et mis le Péloponnèse en sûreté, ils s'embarrassèrent peu des autres peuples, et ne s'occupant plus chez eux que de fêtes, ils se moquaient des ambassadeurs athéniens, qu'ils retenaient sans leur donner de réponse. (871f) Mais comment donc fit-on sortir de la Laconie pour aller à Platée cinq mille Spartiates, dont chacun avait sept ilotes avec lui ? Et comment, affrontant avec courage un si grand péril, remportèrent-ils la victoire et firent-ils périr tant de milliers de Barbares? Écoutez les causes vraisemblables qu'il en donne : « Il y avait, dit-il, à Sparte un Tégéate nommé Chiléus qui était lié avec quelques uns des éphores. Ce fut lui qui leur persuada d'envoyer des troupes à Platée, parce que les fortifications du Péloponnèse deviendraient inutiles si une fois les Athéniens s'étaient joints à Mardonius. [872] Sur cet avis, Pausanias conduisit les Spartiates (872a) à Platée. » Si donc quelque affaire eût retenu ce Chiléus à Tégée, la Grèce n'aurait pas remporté la victoire. Puis, retombant de nouveau sur les Athéniens, et ne sachant comment il doit les traiter, il les abaisse et les relève tour à tour. Il prétend qu'ils disputèrent aux Tégéates le commandement d'une des ailes; que pour justifier leur prétention, ils rappelèrent les exploits des Héraclides contre les Amazones, la sépulture qu'ils avaient donnée aux Péloponnésiens morts auprès de la Cadmée, enfin la bataille de Marathon ; tant ils ambitionnaient de conduire l'aile gauche de l'armée ! (872b) Bientôt après, il dit que Pausanias et les Spartiates leur cédèrent leur rang et les engagèrent à prendre le commandement de l'aile droite, et à leur laisser la gauche, afin qu'eux-mêmes n'eussent pas en tête les Barbares, contre lesquels ils ne s'étaient pas encore mesurés. N'est-il pas ridicule de supposer qu'on ne veuille combattre que contre des ennemis auxquels on ait déjà eu affaire ? Ailleurs il dit que les généraux ayant voulu mener les Grecs dans un autre poste, au premier mouvement (872c) qu'on leur fit faire, la cavalerie se sauva volontiers vers la ville de Platée, et arriva au temple de Junon. Ainsi il accuse tous les Grecs de désobéissance, de trahison et de lâcheté. Il finit par dire que les Lacédémoniens et les Tégéates chargèrent seuls les Barbares, et que les Athéniens se battirent contre les Thébains. Il prive par là toutes les autres villes de la part qu'elles eurent à cet exploit glorieux, en disant qu'aucune d'elles ne se mêla du combat, qu'elles restèrent tranquillement appuyées sur leurs armes et trahirent ainsi ceux qui combattaient pour leur conservation. Seulement, ajoute-t-il, sur la fin de l'action, les Phliasiens et les Mégariens, ayant appris que Pausanias était vainqueur, se mirent en mouvement, et ayant donné en désordre dans la cavalerie thébaine, ils furent facilement taillés en pièces ; les Corinthiens ne se trouvèrent pas à ce combat ; (872c) après la victoire, ils gagnèrent les hauteurs, et ne rencontrèrent pas les cavaliers thébains, qui, voyant les Barbares en déroute, se jetèrent devant eux et couvrirent leur fuite avec beaucoup d'ardeur. Sans doute ils voulaient témoigner aux Perses leur reconnaissance de la flétrissure qu'ils avaient reçue aux Thermopyles. Mais pour savoir quel poste les Corinthiens occupaient dans cette bataille et comment ils se conduisirent en combattant contre les Barbares, il ne faut qu'écouter Simonide : "Les braves citoyens de l'heureuse Corinthe, Ville où régna Glaucus, et qui dans son enceinte Voit la terre épancher les plus limpides eaux, (872e) Voulant éterniser leurs belliqueux travaux, Dressent ce monument dont la riche structure Consacrera leur gloire à la race future". Simonide n'a pas fait ces vers en donnant à Corinthe des leçons de son art, ou en composant un poème à la louange de cette ville, mais en racontant dans des vers élégiaques les exploits de cette guerre fameuse. Hérodote, pour prévenir le reproche de mensonge qu'on pourrait lui faire (872f) en lui demandant d'où viennent ces tombeaux et ces monuments si nombreux auprès desquels les habitants de Platée font encore aujourd'hui des sacrifices d'expiation en présence des autres Grecs, Hérodote, dis-je, leur impute un crime plus honteux encore, ce me semble, que celui de trahison, dont il accuse leurs ancêtres. « Pour les tombeaux qu'on voit autour de Platée, j'ai entendu dire que dans la suite les habitants de cette ville, honteux de la désertion de leurs pères, avaient fait élever ces cénotaphes, pour les disculper aux yeux de la postérité. » [873] Hérodote est le seul entre tous les hommes qui ait entendu parler de cette absence et de cette désertion. Ni Pausanias, (873a) ni Aristide, ni les Spartiates, ni les Athéniens n'ont jamais su quels étaient les peuples qui avaient fui le péril. Les Athéniens n'ont pas empêché que les Eginètes, qu'ils n'aimaient pas, fussent compris dans l'inscription faite à cette occasion. Ils n'ont pas reproché aux Corinthiens de s'être enfuis de Salamine avant la victoire ; la Grèce leur rendait témoignage du contraire. Cependant cet historien prétend que dix ans après la guerre médique, un Platéen nommé Cléadas, pour faire plaisir aux Eginètes, éleva un cénotaphe qui portait leur nom. Mais comment est-il arrivé que les Athéniens et les Spartiates, qui manquèrent d'en venir aux (873b) mains les uns contre les autres pour l'érection du trophée, n'aient pas exclu de cette distinction glorieuse ceux qui, par lâcheté, avaient pris honteusement la fuite ? qu'ils aient souffert que leurs noms fussent inscrits sur les trophées et sur les colosses dressés à cette occasion? qu'ils leur aient laissé partager les dépouilles, et qu'enfin ils aient gravé cette inscription sur l'autel qu'ils avaient élevé : "Les Grecs, dont la valeur triompha de l'Asie, Après avoir du joug préservé leur patrie, Consacrant les bienfaits de leur dieu protecteur, Ont dressé cet autel à Jupiter Sauveur"? Hérodote, est-ce Cléadas, ou bien quelque autre Grec, qui, pour flatter les villes de la Grèce, a fait aussi graver cette inscription ? Mais quel besoin avaient les Grecs de creuser vainement la terre, de se donner tant de peine pour dresser (873c) des cénotaphes et des monuments aux yeux de la postérité, tandis qu'ils voyaient leur gloire consacrée par les plus belles et les plus illustres offrandes ? Pausanias, qui aspirait déjà à la tyrannie, fit, dit-on, graver à Delphes l'inscription suivante : "Pour consacrer des Grecs un exploit mémorable, Pausanias, leur chef, au dieu dont la faveur Dans les plaines de Mars seconda leur valeur, Dans Delphes a dressé ce monument durable". Quoiqu'il y fit partager la gloire du succès aux Grecs, dont il se disait le chef, cependant les peuples s'étant plaints de cette inscription, les Spartiates envoyèrent à Delphes pour l'effacer, (873d) et l'on en fit une autre, où furent inscrits, comme il était juste, les noms des villes qui avaient eu part à la victoire. Est-il vraisemblable ou que les Grecs se soient plaints de n'avoir pas été nommés dans cette inscription, s'ils se sentaient coupables d'une lâche désertion ; ou que les Lacédémoniens aient effacé le nom de leur général, pour y substituer ceux des villes qui les avaient trahis en se dérobant an péril commun? N'est-il pas indigne que, tandis que Socharès et Dipnistus, et tous ceux qui se conduisirent avec tant de valeur dans ce combat, ne se plaignirent pas qu'on eût inscrit sur les trophées, les noms des Cythniens (873e) et des Méliens, Hérodote ne fasse honneur de la victoire qu'à trois villes seulement, et qu'il efface toutes les autres des monuments et des offrandes consacrés à cette occasion ? Dans le récit qu'il fait des quatre batailles que les Grecs livrèrent alors aux Barbares, il dit qu'ils s'enfuirent d'Artémisium ; qu'aux Thermopyles, pendant que leur général et leur roi se sacrifiait pour eux, ils restaient tranquillement dans leurs villes, occupés à célébrer les jeux olympiques et carnéens. En racontant le combat naval de Salamine, il emploie plus de temps à parler d'Artémise (873f) qu'il n'en met au récit de l'action. Enfin dans celle de Platée, il dit que le plus grand nombre des Grecs se tinrent tranquilles dans leurs postes et ne surent le combat qu'après qu'il fut fini. Il semble que ceux qui combattirent fussent convenus de le faire en silence, afin que les autres n'en entendissent rien, comme Pigrès, le frère d'Artémise, le dit en plaisantant, dans un de ses poèmes, des rats et des grenouilles. Il ajoute que les Spartiates n'étaient pas supérieurs en courage aux Barbares, et que ceux-ci ne furent vaincus que parce qu'ils étaient nus et presque sans armes. [874] Cependant les Perses, sous les yeux même de Xerxès, n'allaient à l'ennemi qu'autant qu'on les y forçait à grands coups de fouet. (874a) Apparemment qu'à Platée ils prirent de nouvelles armes, et ne furent inférieurs aux Grecs ni en force ni en bravoure. Mais presque nus contre des ennemis bien armés, ils ne purent se défendre avec un avantage égal. Quelle gloire donc et quelle supériorité reste-t-il aux Grecs de ces différentes victoires, s'il est vrai que les Lacédémoniens aient combattu contre des gens sans armes, et que les autres Grecs n'aient rien su du combat quoiqu'ils fussent sur les lieux; si les monuments que chaque ville a dressés ne sont que de vains cénotaphes; si les trépieds et les autels consacrés aux dieux sont chargés d'inscriptions fausses et trompeuses ; si enfin Hérodote est le seul qui ait connu la vérité, et que tous les autres écrivains (874b) qui ont entendu parler des Grecs aient été trompés par l'opinion publique, qui aura exagéré ces exploits ? Que faut-il donc penser d'Hérodote? Que c'est un écrivain plein de talent, dont le style a beaucoup de douceur, dont les récits sont remplis de grâce et de beauté. Si dans sa narration il montre peu de savoir, tel qu'un musicien agréable, il attire et charme par l'harmonie de ses discours; mais, comme en cueillant des roses on a souvent à craindre la piqûre des cantharides, de même en lisant Hérodote, il faut être en garde contre ces calomnies et ces critiques (874c) amères qu'il cache sous des phrases si douces et si polies ; autrement on prendrait, sans s'en apercevoir, des peuples et des personnages les plus illustres de la Grèce, l'opinion la plus fausse et la plus absurde.