[0] De l'Amour. [1] Flavianus. — Sur l'Hélicon, dites-vous, cher Autobule, eurent lieu ces entretiens consacrés à l'Amour, que vous avez recueillis, soit en les écrivant, soit en les fixant dans votre souvenir à l'aide de nombreuses questions faites à votre père; et vous vous proposez aujourd'hui, en raison de nos vives instances, de nous les faire connaître à notre tour. Autobule. — Oui, Flavianus, sur l'Hélicon, dans la société des Muses, durant les fêtes consacrées par les Thespiens à l'Amour. Car, si tous les cinq ans ils célèbrent des jeux en l'honneur des Muses, ils en célèbrent aussi en l'honneur de l'Amour, et avec beaucoup de zèle et d'éclat. Flavianus. —Eh bien, savez-vous ce que nous avons tous l'intention de vous demander, maintenant que nous voilà venus pour vous entendre? Autobule. — Non; mais je le saurai quand vous me l'aurez dit. Flavianus. — C'est que vous supprimiez de votre narration, pour le moment, ces poétiques prairies, ces ombrages, et aussi ces lierres qui serpentent, ces ifs qui s'élancent; que vous élaguiez toutes ces descriptions locales empruntées à Platon, dans son Phèdre, par des gens qui veulent nous peindre d'après lui 1'Ilissus, et la vigne sauvage, et ce tendre gazon offrant un siége tout naturel. Ils apportent plus d'exactitude à leur peinture qu'ils n'y répandent de charme. Autobule. — Eh! qu'auraient à faire de semblables préambules, mon cher Flavianus, avec ce que je dois raconter? Tout d'abord, l'occasion qui donna naissance à ces entretiens réclame la sympathie d'un choeur, et veut une scène. Les autres accessoires de la pièce ne font pas non plus défaut. Seulement, prions la mère des Muses qu'elle nous prête une favorable assistance, et qu'elle m'aide à bien me rappeler ce que j‘ai à dire. [2] Mon père, il y a longtemps de cela et nous n'étions pas nés, venait d'épouser tout récemment ma mère. A la suite d'un différend et d'une querelle qu'il avait eue avec les parents de sa femme, il était allé pour offrir un sacrifice à l'Amour, et il avait amené notre mère à la fête : car c'était elle qui devait réciter les prières et accomplir le sacrifice. D'entre les amis qu'il avait dans sa ville, les plus intimes l'avaient accompagné ; et à Thespies il trouva le fils d'Archidamus, Daphnée. Ce Daphnée nourrissait un tendre sentiment pour Lysandra, fille de Simon, et il était le plus goûté d'entre ceux qui prétendaient à la main de cette jeune personne. Mon père y trouva encore le fils d'Aristion, Soclarus venu de Tithore. Il y avait aussi Protogène de Tarse et Zeuxippe le Lacedémonien, tous deux ses hôtes. Bref, la Béotie, à ce que m'a dit mon père, avait envoyé le plus grand nombre de ses personnages notables. Pendant deux ou trois jours ils parcoururent la ville, comme cela se conçoit; et pour philosopher tranquillement ensemble, ils se donnaient rendez-vous dans les palestres et aux théâtres. Ensuite, fuyant la concurrence fâcheuse des joueurs de cithare qui s'empressaient de prendre les devants sur eux et de s'y rencontrer, ils plièrent bagage pour la plupart, comme quand on abandonne un pays ennemi. Ils se réfugièrent sur l'Hélicon, et les voilà installés en plein air auprès des Muses. Dès le lendemain matin étaient venus les trouver Anthémion et Pisias, hommes de grand crédit, parents de Bacchon, surnommé le Beau, et entre lesquels régnait une sorte de rivalité parce qu'ils se disputaient la tendresse de Bacchon. Il faut vous dire qu'il y avait à Thespies une dame appelée Isménodora, illustre par sa richesse et par sa naissance, et non moins recommandable d'ailleurs, la chose était notoire, par la régularité de sa conduite. Elle était restée fort longtemps veuve, sans que, malgré sa jeunesse et sa remarquable beauté, la médisance pût avoir prise sur elle. Bacchon était fils d'une des amies intimes d'Isménodora, et celle-ci s'occupait de le marier à une jeune fille dont il était parent. A force de le voir et de lui parler à tout moment, Isménodora sentit son propre coeur s'émouvoir pour ce jeune homme. Elle entendait dire, elle disait elle-même tant de bien de lui, elle le voyait aimé par un si grand nombre de gens de mérite, qu'elle se laissa aller à l'aimer. Mais ses intentions étaient pures, et elle ne songeait à vivre avec lui qu'après l'avoir épousé publiquement. Or, la chose en soi paraissait impossible à réaliser. La mère de Bacchon s'inquiétait de la lourde charge et de l'importance d'une maison qui lui semblait trop considérable pour l'aimable jouvenceau. D'autre part quelques amis, des compagnons de chasse, voyant la disproportion de l'âge d'Isménodora, faisaient peur à Bacchon, et par leurs railleries ils se constituaient adversaires plus influents de son mariage que ceux qui l'en dissuadaient sérieusement. Il avait honte, n'étant encore qu'un adolescent, de s'unir à une veuve. Toutefois, sans se préoccuper de ce que diraient les autres, Bacchon autorisa Pisias et Anthémion à délibérer avec lui sur le meilleur parti à prendre. Anthémion était son cousin, et était plus âgé que lui. Pour Pisias, c'était le plus austère des amoureux de Bacchon. Aussi travaillait-il pareillement contre ce mariage, et il s'en prenait à Anthémion, qui, prétendait-il, voulait abandonner le jeune homme à Isménodora. Anthémion, de son côté, disait que Pisias avait tort, et que, galant homme d'ailleurs, il imitait ces amoureux coupables, qui privent celui qu'ils aiment d'une maison, d'un mariage et d'une position importante, afin de le voir plus longtemps, frais et entier, se dépouiller à nu dans les gymnases. [3] Ils voulaient donc ne pas risquer, en se disant des choses blessantes, de finir par de la colère; et c'était dans l'intention de prendre pour conciliateurs et pour arbitres mon père et ceux qui étaient avec lui, qu'ils étaient venus le trouver. Des autres amis de mon père, comme si c'eût été fait à dessein, Daphnée protégeait Anthémion, et c'était pour Pisias que tenait Protogène. Ce dernier ne tarissait pas d'injures sur le compte d'Isménodora. «Par Hercule! s'écria Daphnée, à quoi ne devra-t-on pas s'attendre, si Protogène même entre en lice pour déclarer la guerre à l'Amour, Protogène dont toutes les pensées, soit badines, soit sérieuses, sont pour l'Amour et inspirées par l'Amour, lui à qui ce dieu fait "Oublier ses travaux, oublier sa patrie." Et ce n'est pas de cinq journées de marche qu'il s'est éloigné de cette patrie, comme avait fait Laïus : car l'amour de ce dernier prince était pesant et terrestre; mais le vôtre, Protogène, "Ayant arrondi ses ailes légères," a pris son essor de la Cilicie vers Athènes en traversant la mer, pour examiner les beaux jeunes gens et voltiger autour d'eux.» Et en effet, tel avait été le premier motif qui avait déterminé Protogène à voyager à l'étranger. [4] On éclata de rire; et Protogène : «Ai-je, dit-il, l'air d'un homme qui fait aujourd'hui la guerre à l'Amour? Ne la fais-je pas au contraire en sa faveur, puisque je combats le libertinage et l'insolence, qui par les passions et les actes les plus honteux usurpent violemment des noms aussi beaux qu'honorables? — «Quoi, reprit Daphnée, vous appelez actes honteux le mariage et le rapprochement d'un homme et d'une femme, union en comparaison de laquelle il n'en est pas de plus sainte? — «Sans doute, dit Protogène, le mariage, considéré comme indispensable à la propagation de l'espèce humaine, est honoré, non sans fondement, par les législateurs; et ils en vantent l'excellence aux yeux de la multitude. Mais le véritable amour n'existe pas le moins du monde dans le gynécée, et je prétends que ce n'est pas de l'amour que vous ressentez quand vous vous attachez à des femmes ou à des jeunes vierges. De même, la mouche n'est pas amoureuse du lait, ni les abeilles, de leurs rayons; de même, les nourrisseurs et les cuisiniers n'ont pas d'affection pour les veaux et pour les volailles qu'ils engraissent dans des endroits obscurs. Mais comme la nature porte l'appétit de l'homme vers la nourriture et la bonne chère dans des proportions modérées et suffisantes, et que l'excès de cet appétit produisant une passion est appelé gourmandise ou sensualité; de même, un instinct naturel fait que l'homme et la femme recherchent le plaisir qu'ils peuvent se donner mutuellement; mais l'élan qui les y porte, et que sa violence et son impétuosité rend excessif et difficile à contenir, cet élan, dis-je, est très improprement appelé amour. L'amour, en effet, quand il s'est attaché à une âme douée de beaux instincts, à une âme jeune, aboutit à la vertu en commençant par l'amitié. Il n'en est pas ainsi de ces désirs qui nous entraînent vers les femmes. Même lorsqu'ils ont le plus heureux succès, ils ne laissent recueillir qu'une volupté d'un moment, qu'un plaisir tout physique. C'est le témoignage qu'en portait Aristippe. On accusait auprès de lui Lais en disant qu'elle ne l'aimait pas : "Je ne pense pas, dit-il, que le vin et le poisson soient amoureux de ma personne; je n'en use pas moins avec plaisir de l'un et de l'autre." Car quelle est la fin de tout désir? La sensualité et la jouissance. Or, l'amour compte sur une tendresse partagée; qu'il en perde l'espérance, et il ne voudra plus persister, il ne voudra plus offrir ses soins à une beauté qui l'afflige par son éclat même, du moment qu'il n'aime pas à recueillir les fruits propres à une âme, à savoir la tendresse et la vertu. «Écoutez le langage que tient un époux à sa femme dans certaine tragédie : "Vous me haïssez; soit. Je me résignerai A vos dédains, madame; et j'en profiterai." Il n'est pas plus amoureux que ne l'est un tel mari, l'homme qui, déterminé non par l'espoir du gain, mais par le seul plaisir des sens, supporte une femme mauvaise et perverse dont il n'est pas aimé. "C'est ainsi que Philippide, l'auteur comique, dit au rhéteur Métroclès en se moquant de lui : "La belle a détourné la tête; et tu ne peux Qu'effleurer d'un baiser le bas de ses cheveux." "S'il faut à cette sorte de passion donner aussi le nom d'amour, c'est un amour efféminé, bâtard, qu'il faut reléguer dans le gynécée comme dans un cynosarge. Disons mieux : comme on prétend qu'il n'existe qu'un seul aigle véritable, celui des montagnes, appelé par Homère l'aigle noir, l'aigle chasseur; comme on assure qu'il faut tenir pour bâtardes les autres espèces, qui prennent les poissons des étangs et les oiseaux sans défense, et qui pressées le plus souvent par le besoin poussent une espèce de plainte affamée et lamentable: de même, l'amour vrai, c'est l'amour des garçons. Il n'a point, "Le regard animé par le feu du désir," comme Anacréon dit en parlant de l'amour qu'inspirent les jeunes filles. Il n'est pas couvert de parfums; il n'a pas l'humeur folâtre. Non : vous le verrez, simple et exempt de toute mollesse, fréquenter les écoles des philosophes, ou peut-être les gymnases et les palestres. I1 est à la recherche des jeunes gens. D'une voix pénétrante et généreuse il excite à la vertu ceux qui méritent ses soins. Mais l'amour flasque et casanier qui passe son temps sur les siéges moelleux des femmes et, en quelque sorte, dans les plis de leurs robes; qui ne s'attache constamment qu'à la mollesse, et s'énerve dans des plaisirs indignes d'un homme, où le coeur et un noble enthousiasme ne sont pour rien, cet amour il y a justice à le repousser. Ainsi faisait Solon. Il interdisait aux esclaves le droit de se frotter à sec ; il leur interdisait aussi le commerce des garçons; mais il ne s'opposait pas à ce qu'ils entretinssent commerce avec des femmes. C'est que l'amitié est un sentiment noble et intelligent ; la volupté, au contraire, n'est qu'une jouissance commune et indigne d'hommes libres. Voilà pourquoi il n'est ni libéral ni sensé de permettre que des esclaves aiment de jeunes garçons. Ils ne les recherchent que pour un rapprochement charnel, comme on recherche les femmes. [5] Protogène, ainsi animé, se préparait à en dire davantage, mais Daphnée lui rompit en visière : «Vous avez fort à propos, dit-il, rappelé le témoignage de Solon; et c'est bien lui qu'il faut citer, comme arbitre en matière d'amour, car il a dit : "Aimez chez les garçons cette fleur agréable, Ces membres gracieux, et cette bouche aimable!" A Solon joignez encore Eschyle s'écriant : "Eh quoi! pour mes attraits tu n'as que du mépris ! De mes nombreux baisers est-ce donc là le prix?" Précisément on tourne en ridicule ce qu'ils ont dit là, parce qu'ils veulent, prétend-on, que les cuisses et les reins soient l'objet d'un examen attentif comme si l'on était devin et sacrificateur. Pour moi, j'estime que c'est là un grand argument en faveur des femmes. Si le commerce contre nature entretenu avec des garçons n'étouffe pas la tendresse amoureuse et ne lui porte aucune atteinte, à bien plus forte raison l'amour d'un sexe pour l'autre, amour qui est un sentiment tout naturel, doit-il, en raison de la grâce qui l'accompagne, se terminer par un attachement durable. «En effet, ô Protogène, c'est du mot "grâce" que se servent les anciens pour désigner la condescendance de la femme aux désirs de l'homme. Ainsi Pindare nous apprend que Vulcain fut enfanté par Junon "Sans le secours des Grâces." Une jeune fille n'étant pas encore en âge d'être mariée, Sapho lui dit : "Tu n'es à mes yeux qu'une enfant, A qui la grâce est encore étrangère." Ailleurs, quelqu'un adresse cette question à Hercule : "Est-ce par violence, est-ce de son plein gré Que de cette beauté tu conquérais les grâces?" Au contraire, quand les faveurs des adolescents leur sont arrachées malgré eux, c'est un acte de violence et de brigandage. Si l'on obtient d'eux ces faveurs, mais que ce soit pour assouvir sa sensualité comme si l'on avait affaire à une femme, et pour profiter de la complaisance avec laquelle ils se laissent contre nature, dit Platon, «monter comme des quadrupèdes et remplir du germe créateur», je dis que ces sortes de grâces sont parfaitement disgracieuses et répugnent autant à la décence qu'à l'amour. «C'est ce qui me porte à croire que quand Solon composa ces vers il était encore jeune, et «qu'il débordait de «sève», comme dit encore Platon. Écoutez au contraire ces autres vers, oeuvre de sa vieillesse : "Les Muses, Vénus et le vin Maintenant comblent mon envie. Tour à tour je leur sacrifie: C'est pour les mortels le vrai bien." On voit que ce tourbillon, cette tempête, cet amour des mâles ont fait place au calme donné par le mariage et par l'étude, ce double état auquel il a consacré sa vie. Si donc nous cherchons la vérité, Protogène, l'amour des garçons et celui des femmes ne sont qu'une seule et même affection ! Mais si, par désir d'argumenter, vous voulez établir une distinction entre eux, vous trouverez qu'il n'y a rien de raisonnable dans l'amour des garçons. C'est, pour ainsi dire, un fils venu tard, né lorsque ses parents étaient hors d'âge, un bâtard, un enfant de ténèbres, qui chasse l'amour vrai, son aîné. Car c'est d'hier, ami, c'est d'avant-hier, qu'à la suite de ces exercices où les jeunes gens se dépouillent et se montrent tous nus, cet amour s'est glissé dans les gymnases. Il ne s'y est installé d'abord qu'en silence; puis il y a gagné du terrain. Enfin peu à peu il a envahi les palestres; ses ailes ont poussé, et l'on ne saurait plus le contenir. Il insulte l'amour conjugal; il traîne dans la boue cet amour qui contribue à perpétuer éternellement le genre humain, et qui, par la génération, rallume soudain le flambeau des existences près de s'éteindre. «Mais par honte et par crainte cette passion désavoue le penchant qui la porte à la volupté; et comme il lui faut un prétexte honnête pour s'approcher de la beauté et de la jeunesse, un amoureux de cette sorte met en avant l'amitié et la vertu. Il se couvre de poussière; il se baigne dans l'eau froide ; il élève ses sourcils; il se dit philosophe; il est sage extérieurement, par crainte des lois. Mais il se réserve pour la nuit, quand tout repose : "Quand l'absence de tout gardien Donne aux fruits dérobés plus de saveur encore." «Que si, comme le prétend Protogène, ce n'est pas un désir de copulation charnelle, comment serait-ce un amour, puisque Vénus n'y figure point, elle dont le culte a été assigné en partage à l'Amour par la volonté des dieux? C'est Vénus que doit suivre constamment l'Amour : il doit s'associer aux hommages qu'elle reçoit et n'exercer que la part de puissance qu'elle veut bien lui donner. S'il existe un Amour sans Vénus, c'est comme une ivresse sans vin, une ivresse causée par une décoction de figues et d'orge; c'est quelque chose d'infructueux, d'incomplet, ne suscitant que troubles, que plénitude fâcheuse et satiété. [6] Pendant que Daphnée parlait ainsi, on voyait que Pisias s'indignait et qu'il était furieux contre son interlocuteur. Celui-ci s'étant arrêté quelque peu : «Par Hercule, dit Pisias, c'est être bien léger et bien téméraire! Quoi! Des hommes osent avouer que, comme des chiens, ils sont attachés par les parties viriles à leurs femelles! Ils déplacent l'Amour : ils bannissent ce dieu des gymnases, des promenades, de ces entretiens purs et exposés à tous les regards, pour l'enfermer dans des lieux de prostitution, au milieu des couteaux de toilette, des drogues et des sorcelleries de femmes impudiques! Car pour celles qui sont honnêtes, il ne leur convient ni de poursuivre des amants ni d'en accueillir.» A ce moment mon père, c'est lui qui me l'a raconté, saisit Protogène par la main, et lui dit : "Aux Grecs un tel propos fera prendre Ies armes." «Et, réellement, nous voilà décidés par les exagérations mêmes de Pisias à soutenir la cause de Daphnée. Quoi! Pisias veut introduire dans le mariage une association privée d'amour, une association qui n'ait rien de cet attachement inspiré par les dieux! Si la douce confiance de l'amour, si la grâce, manquent à cette union, à peine le joug et le frein de la pudeur et de la crainte pourront-ils la maintenir. — Je me préoccupe peu de cette considération, dit Pisias. Mais quant à Daphnée, je vois qu'il en est de lui comme du cuivre, qui ne se fond pas tant par l'action du feu que par celle d'un autre cuivre enflammé et bouillant, que l'on verse dessus et qui le fait entrer en fusion. Ce n'est pas que la beauté de Lysandra le bouleverse ; mais comme déjà depuis longtemps il fréquente quelqu'un qui est tout enflammé et plein de feu, ce contact l'a rempli lui-même de flamme; et, bien évidemment, s'il ne se réfugie en toute hâte auprès de nous, il se fondra tout entier. Mais, ajouta Pisias, je vois se produire l'effet qu'Anthémion désirerait plus que tout : je sens que je choque mes juges à mon tour. Je m'arrêterai donc. — Vous faites là une chose utile, dit alors Anthémion : puisque vous auriez dû, dès le commencement, exposer quelque chose sur la question qui nous est soumise.» [7] «Je dis donc, reprit Pisias, et je le dis après avoir autorisé hautement pour ma part Bacchon à être l'amoureux de toutes les femmes, que la richesse de cette Isménodora est un danger dont il faut garantir notre jeune homme. Si nous le jetons au milieu de ce faste et dans une maison si lourde, nous ferons sans nous en douter, disparaître l'étain dans le plomb. Ce serait déjà beaucoup, si, en s'unissant à une femme sans importance et de modeste condition, il conservait la supériorité à la suite d'un tel mélange, comme fait le vin. Mais nous voyons que celle qui le recherche semble habituée à être la maîtresse et à exercer la domination. Car autrement, elle n'aurait pas jeté à ses pieds tant de partis, qui sont brillants sous le rapport de l'illustration, de la naissance, de la richesse, pour rechercher un adolescent à peine dépouillé de la robe prétexte et qui aurait encore besoin d'un pédagogue. Voilà d'où vient que les hommes sensés renoncent pour eux-mêmes à ces richesses excessives qu'on leur apporte; et quant à leurs épouses, ils leur rognent en quelque sorte les ailes, parce qu'ils savent que cette opulence inspire aux femmes des idées de luxe, de dissipation, d'inconstance, de frivolité, et que souvent de bien haut elles retombent ensuite bien bas. Ou bien, quand elles se résignent à rester chez elles, mieux vaudrait-il que le mari fût attaché par des chaînes d'or, comme on enchaîne les prisonniers en Éthiopie, que de l'être par les richesses de sa femme. [8] «Il y a une chose que vous n'ajoutez pas, dit Protogène : c'est que nous risquons d'intervertir d'une manière déplacée et ridicule le précepte d'Hésiode : "Un homme doit avoir quand il entre en ménage Un peu moins de trente ans, ou guère davantage. Pour la femme, nubile à quatorze ans, je veux Qu'à quinze de l'hymen elle allume les feux." Si nous marions un adolescent encore imberbe à une femme qui a presque le double de l'âge prescrit par le poète, ce sera comme quand on attache ensemble les branches des palmiers ou celles des figuiers mâles et des figuiers femelles pour les faire mûrir. Isménodora est amoureuse, dira-t-on, et elle brûle pour lui. Y a-t-il, à ce compte, quelqu'un qui empêche cette femme de venir de nuit à la porte de son amant, d'y chanter de tendres complaintes, d'entourer de fleurs les portraits de celui qu'elle adore, et de se battre avec les rivaux qui le lui disputent? Car ce sont là des actes d'amoureux. Qu'elle tienne donc, en outre, les sourcils baissés, qu'elle cesse de déployer son luxe, et qu'elle prenne l'attitude qui caractérise une passion profonde. Si, au contraire, elle est pudique et sage, elle restera modestement chez elle, attendant qu'on recherche sa main et qu'on lui fasse la cour. Une femme qui répète partout qu'elle est amoureuse, mérite d'être fuie et prise en haine, loin qu'on songe à l'épouser et à contracter mariage sous les auspices d'une semblable impudence.» [9] Quand Protogène eut fini : "Anthémion, dit mon père, voyez-vous comment nos contradicteurs nous ramènent encore à la première question et nous obligent à prendre de nouveau la parole ? Du reste nous n'y faisons aucune difficulté, et nous ne refusons pas de nous associer aux partisans de l'amour conjugal.» — "Sans doute, reprit Anthémion, et je vois bien le manége. Il vous faut défendre plus au long la cause de cet amour, et entreprendre aussi l'apologie des richesses, puisque c'est principalement à ce dernier propos que Pisias veut nous effrayer.» — "De quoi, dit alors mon père, ne fera-t-on pas un grief à une femme, si à cause de son amour et de ses richesses nous rejetons Isménodora! Elle a un grand train, elle est riche : qu'importe, du moment qu'elle est belle et jeune? Elle est d'une naissance illustre, et elle vit dans l'éclat : mais ces femmes vertueuses, que l'on cite, ne sont-elles pas souverainement désagréables par leur mine austère et refrognée? C'est un supplice de vivre avec elles. On les appelle des furies vengeresses, et elles sont toujours en colère contre leurs maris, à cause qu'elles restent sages. Ne vaudrait-il pas mieux, vraiment, prendre pour femme au marché une Abrotonum de Thrace ou une Bacchis de Milet, en célébrant les fiançailles par un acte d'achat et par des noix répandues'? Et encore, de telles créatures, nous le savons, ont tenu plus d'un homme sous une honteuse dépendance. Car des joueuses de flûte de Samos, des danseuses, une Aristonica, une OEnanthé avec son tambourin, une Agathoclée, foulèrent sous leurs pas les diadèmes de rois. L'Assyrienne Sémiramis était la servante et la concubine d'un esclave né dans le palais de Ninus. Ce grand prince la vit, en devint amoureux; et elle prit sur lui un empire qu'elle poussa jusqu'au dédain le plus ingrat. Elle le supplia de consentir à ce que durant un jour il lui fût permis de s'asseoir sur le trône royal, ceinte du diadème et réglant toutes les affaires. Ninus y consentit : il commanda qu'on obéît à Sémiramis, et qu'on exécutât les volontés exprimées par elle comme si c'étaient les siennes propres. Elle usa de modération dans ses premiers ordres, afin d'éprouver la docilité des gardes. Quand elle eut vu qu'ils n'opposaient aucune résistance et n'hésitaient pas une seule fois, elle leur commanda de s'emparer de Ninus, puis de l'enchaîner, et finalement de le mettre à mort. Cette volonté ayant reçu son exécution, Sémiramis régna sur l'Asie avec beaucoup d'éclat durant longues années. Et Bélesticha, grands dieux ! n'était-ce pas une misérable femme barbare, acquise au marché? Cependant elle a dans Alexandrie des temples et des autels, qu'un roi lui consacra par amour, sous le nom de Vénus Bélesticha. Citerai-je enfin cette courtisane qui partage ici le temple et le culte consacrés à l'Amour, et de laquelle une statue d'or s'élève dans la ville de Delphes au milieu des rois et des reines? Par quel douaire sut-elle asservir ses amants? "Mais, de même que ces princes que j'ai cités devinrent insensiblement par faiblesse et par indolence la proie de certaines créatures, de même d'autres hommes qui, au contraire, étaient pauvres et de condition obscure, ne se dégradèrent pas pour s'être unis à des femmes riches et puissantes; et ils vécurent avec elles en conservant et leur propre dignité et un empire qu'ils exerçaient avec bienveillance. Il est vrai qu'il y a un autre danger à comprimer sa femme et à la réduire à un cercle trop étroit, comme l'on fait pour un anneau que l'on craint de voir s'échapper d'un doigt trop maigre. Un mari ressemble alors à ces maquignons qui tondent leurs cavales et les conduisent ensuite à un fleuve ou à un étang. On dit, en effet, que lorsque chacune de ces bêtes aperçoit son image dans l'eau, et se voit ainsi enlaidie et défigurée, elle renonce à sa fierté et se laisse saillir par des ânes. Préférer dans une femme l'opulence à la noblesse de la race ou à la vertu, c'est montrer qu'on n'a aucun sentiment élevé et libéral ; mais fuir cette même opulence parce qu'elle se trouve unie à la vertu et à la noblesse, c'est faire preuve de sottise. Antigonus, écrivant au gouverneur de Munichium qu'il eût à fortifier cette place, lui recommandait nonseulement de faire le collier bien solide, mais de rendre aussi le chien le plus maigre possible : c'était dire à ce gouverneur qu'il eût à diminuer les ressources des Athéniens. Mais quand on a épousé une femme riche ou belle, il ne convient pas de lui infliger la laideur ou la pauvreté; c'est soi-même qu'il faut élever à son niveau à force de modération et de prudence, en ne se laissant pas influencer par le luxe qui règne autour d'elle. Loin de se rabaisser au rôle d'esclave, il faut faire pencher la balance de son propre côté, grâce à la noblesse du caractère. C'est ainsi qu'on domine sa femme, et qu'il est facile de la conduire d'une manière à la fois noble et profitable. L'âge respectif d'Isménodora et de Bacchon est de convenance parfaite pour ce mariage. Elle est aussi bien capable d'avoir des enfants que lui de devenir père : car je sais qu'elle jouit d'une santé florissante. «Oui, continua mon père, et il se tournait du côté de Pisias en souriant, elle est plus jeune que tous les amoureux de Bacchon, et elle n'a pas les cheveux blancs, comme quelques-uns de ceux qui teignent les leurs pour rester au nombre des adorateurs du jeune homme. Que si leur âge autorise ces assiduités, rien empêche-t-il qu'elle, aussi, lui prodigue ses soins? Or elle y réussira mieux que n'importe quelle jeune fille. Les amoureux d'âge trop tendre se concilient mal, s'accordent mal avec une épouse. Ce n'est qu'avec peine, et à la longue, qu'ils renoncent à leurs prétentions superbes et hautaines. Au commencement ce sont des orages, et il y a révolte contre le joug imposé. Tout est encore pis, lorsqu'il y a de l'amour au dehors. C'est comme un vent furieux déchaîné sur un navire sans pilote. L'amour porte le trouble et la confusion au sein du ménage, parce qu'aucun des époux n'est en état de commander et qu'aucun d'eux ne veut obéir. Or, si la nourrice fait ce qu'elle veut de son nourrisson, si le maître domine l'enfant confié à ses soins, le gymnasiarque, son élève, l'amoureux, son mignon; si la loi et le magistrat ont raison du citoyen; si personne ne se dérobe à une autorité quelconque et n'est son maître absolu; qu'y a-t-il de si scandaleux à ce qu'une femme de sens, lorsqu'elle est plus âgée que son mari, dirige la conduite de ce dernier? Elle lui est utile, parce qu'elle est plus prévoyante que lui, et en même temps elle le charme par sa tendresse et ses douces prévenances. Après tout, dit mon père en finissant, nous sommes Béotiens. A ce titre, il nous faut révérer Hercule, et ne pas condamner les unions où il y a disproportion d'âge. Car nous savons que ce dieu lui-même donna sa propre femme Mégara en mariage à Iolaüs quand Iolaüs n'avait que seize ans et qu'elle en avait trente-trois.» [10] Tels étaient, nous raconta mon père, les propos échangés entre les différents interlocuteurs, lorsque survint un des amis de Pisias. Il arrivait de la ville, à bride abattue, apportant la nouvelle d'un acte accompli avec une merveilleuse audace. Voici, à ce qu'il parait, ce qui s'était passé. Isménodora, convaincue que Bacchon ne répugnait pas à la pensée du mariage, mais qu'il n'osait braver ceux qui l'en détournaient, se résolut à ne pas lâcher le jeune homme. Choisissant parmi les amis qu'elle avait, elle fit venir ceux qui étaient jeunes de caractère et qui la favorisaient dans ses amours. Elle leur adjoignit les femmes avec lesquelles elle était le plus liée, et ce fut l'organisation de tout un complot. Elle épia l'heure où Bacchon, pour se rendre au gymnase, avait l'habitude de passer régulièrement devant chez elle. Au moment donc où il s'avançait en compagnie de deux ou trois camarades et déjà tout frotté d'huile, elle se présenta devant la porte, et le toucha seulement à sa chlamyde. Aussitôt les amis d'Isménodora enveloppent gracieusement le gracieux jeune homme dans sa chlamyde et son manteau, l'emportent tous ensemble dans la maison, et en ferment incontinent les portes. Bientôt les femmes réunies à l'intérieur l'ont dépouillé de sa chlamyde pour lui mettre une robe de fiancé. Les esclaves, qui circulent alternativement d'une maison à l'autre, couronnent de branches d'olivier et de branches de laurier non seulement la porte d'Isménodora, mais encore celle de Bacchon, tandis que la joueuse de flûte traverse la rue en jouant de son instrument. Quant aux Thespiens et aux étrangers, les uns riaient, les autres s'indignaient et cherchaient à exciter les gymnasiarques. On sait que ceux-ci ont grande autorité sur les adolescents, et qu'ils examinent de très près leur conduite. Mais il n'était plus question d'exercices : on avait abandonné le théâtre pour venir s'attrouper à la porte d'Isménodora, et là c'étaient force conversations et force disputes. [11] Quand l'ami de Pisias, après avoir fait avancer son cheval comme s'il fût venu de l'armée, eut raconté avec un trouble visible toute cette aventure de Bacchon enlevé par Isménodora, Zeuxippe, à ce que nous disait mon père, se mit à rire; et comme il était grand amateur d'Euripide, il récita ces vers : "Sur mon âme, Malgré votre opulence, on voit trop bien, madame, D'une simple mortelle en vous les sentiments." Pour Pisias, ayant bondi sur son siége : "Grands Dieux, s'écria-t-il, où s'arrêtera la licence qui bouleverse notre ville ? L'excès de liberté amène les citoyens à mépriser toutes les lois. Mais que dis-je? Peut-être y a-t-il dérision à s'indigner de la violation des lois et du mépris de la justice, quand les lois de la nature sont outragées par l'audace d'une femme. Se passa-t-il rien de tel à Lemnos? Allons-nous-en, mes amis, ajouta-t-il, abandonnons aussi aux femmes le gymnase et la salle du sénat, puisque notre ville est complétement énervée." En disant ces mots il partit avec précipitation. Protogène ne le laissa pas s'en aller tout seul, tant parce qu'il partageait son indignation que parce qu'il cherchait à le calmer. Mais Anthémion : «Le coup est en effet hardi, et véritablement Lemnien, nous pouvons le dire entre nous. Voilà une femme terriblement amoureuse.» — "Croyez-vous, dit Soclarus en souriant, qu'il y ait eu rapt et violence? N'est-ce pas une justification que s'est prudemment ménagée le jeune homme? Et pour fuir les embrassements de ses amoureux n'aura-t-il pas voulu se réfugier entre les mains d'une femme belle et riche?» — «Ne dites pas cela, Soclarus, reprit Anthémion, et ne soupçonnez point Bacchon d'une chose pareille. Quand il ne serait pas, de sa nature, la franchise et la simplicité même, il ne m'aurait pas tenu la chose cachée : car il me confie toujours ses secrets; et dans la circonstance actuelle, il sait que je suis disposé à soutenir de toutes mes forces les prétentions d'Isménodora. Le fait est qu'il est difficile de combattre, je ne dirai pas avec Héraclite, la colère, mais l'Amour. Ce que l'Amour veut, il l'achète au prix de la vie, au prix des richesses, au prix de la réputation. Car enfin, trouverait-on dans la ville quelque chose de plus modeste qu'Isménodora? Jamais a-t-il circulé sur elle un propos honteux? Jamais soupçon d'un acte répréhensible a-t-il atteint sa maison? Il est permis de supposer qu'elle a été réellement saisie d'une inspiration toute divine, plus puissante que ne saurait l'être aucun raisonnement humain.» [12] Ici Pemptidès se mit à rire : "Eh bien, dit-il, de même qu'il y a une maladie du corps qu'on appelle mal sacré, de même il n'y a rien d'étonnant si la passion la plus furieuse et la plus grande de l'âme est aussi appelée par quelques-uns sacrée et divine. Que dirai-je de plus? Je me rappelle qu'en Égypte, un jour, je vis deux voisins se disputer entre eux: une couleuvre s'était présentée sur leur route en rampant, et tous les deux l'appelaient leur bon Génie, mais chacun voulait que ce fût son bon Génie particulier. Pareillement, lorsque j'ai vu tout à l'heure que parmi vous les uns entraînaient l'amour vers l'appartement des hommes, et les autres, vers celui des femmes, comme un bien surnaturel et divin, je ne me suis plus étonné de l'importance et du pouvoir accordés à cette passion. Ainsi, ceux qui devraient la chasser de toutes parts et en arrêter l'essor, sont ceux qui la propagent et augmentent son autorité. Jusqu'ici je me suis contenu, parce que je voyais la question rouler plutôt sur des faits particuliers que sur des considérations générales. Mais maintenant que Pisias a quitté la place, je serai bien aise d'apprendre de vous quel a été le motif de ceux qui les premiers ont donné à ce sentiment le nom d'amour.» [13] Pemptidès s'était tu, et mon père avait commencé à développer ce texte, quand arriva de la ville un second messager, qui venait chercher Anthémion de la part d'Isménodora. Le tumulte redoublait de violence, et il y avait dissentiment parmi les gymnasiarques : l'un voulant que l'on réclamât Bacchon, l'autre n'autorisant aucune démarche à ce sujet. Anthémion se leva, et se mit en route. Mon père alors, appelant Pemptidès par son nom : "Vous me semblez, dit-il, attaquer une matière grave et scabreuse. Ou plutôt vous ébranlez dans leurs fondements les doctrines immuables que nous professons touchant les dieux, lorsque vous demandez sur chacun d'eux des raisonnements et des démonstrations. La foi de nos pères, la foi antique est suffisante, et l'on ne saurait exprimer ou imaginer de témoignage plus évident, "Même avec les secours de toute la sagesse." Cette tradition est le fondement, la base commune de toute piété ; mais si un seul homme y porte atteinte et en ébranle la solidité et la légitimité, il la rend suspecte et douteuse pour tout le monde. Vous avez sans doute entendu dire quel trouble Euripide souleva pour avoir commencé sa célèbre tragédie de Mélanippe par ce vers : "Jupiter, quel es-tu? Je ne sais que ton nom." Il se hâta de substituer un autre choeur, parce qu'il comptait beaucoup sur cette oeuvre, écrite par lui avec autant de pompe que de soin ; et il remplaça le vers en question par celui que nous lisons aujourd'hui : "O toi, qu'a juste titre on nomme Jupiter!" Eh bien, qu'importe que ce soit sur la divinité de Jupiter, de Minerve, que l'on cherche à jeter des doutes, ou bien sur celle de l'Amour? Est-ce à dire qu'il manque à cette dernière divinité un seul des caractères de l'évidence? Ce n'est pas aujourd'hui pour la première fois que l'Amour réclame des autels et des sacrifices. Ce n'est pas un dieu étranger ; son culte n'a pas été introduit par une superstition barbare, comme le culte de ces Atys et de ces Adonis qu'ont importés des hermaphrodites et des femmes. Ce n'est pas en cachette qu'il recueille des hommages immérités : il ne craint pas d'être poursuivi comme un bâtard qui se serait glissé par contrebande chez les dieux. «Quand vous entendrez, mon cher, dire par Empédocle : "Une égale amitié les unit tous entre eux; Mais visible â l'esprit, elle échappe à nos yeux," croyez que c'est de l'Amour qu'il parle. Car ce dieu n'est pas visible. Il ne se conçoit que par l'intelligence, comme les divinités les plus anciennes; et si pour chacune de ces divinités on exigeait des preuves, si l'on touchait à toutes les croyances sacrées, si l'on faisait de chaque autel l'objet d'une enquête philosophique, on ne laisserait rien qui ne fût calomnié et mis en doute. Sans aller bien loin, "Qui ne voit en Vénus une grande déesse? Or Vénus a produit et nous donne l'Amour, A qui la race humaine ici-bas doit le jour." Empédocle la nomme «dispensatrice de la vie», Sophocle, «féconde en fruits»; et ces deux épithètes sont parfaitement justes et convenables. Sans doute l'oeuvre de Vénus est grande et admirable, mais Vénus est secondée par l'assistance de l'Amour. Que ce secours lui fasse défaut, l'oeuvre devient sans intérêt : on la délaisse, elle n'inspire plus ni respect ni sympathies. Du rapprochement des deux sexes supprimez l'amour, ce deviendra, comme la faim, comme la soif, un besoin qui n'a d'autre but que de se rassasier et dont le résultat n'offre rien de noble. Mais Vénus, par le moyen de l'Amour, enlève au plaisir toute satiété, et fait du rapprochement des deux sexes une tendre union des coeurs. C'est pour cela que Parménide présente l'Amour comme la plus ancienne création de Vénus. Il écrit dans sa Cosmogonie "Elle enfanta l'Amour avant tout autre dieu." Mais Hésiode me semble comprendre mieux les lois de la nature quand il fait de l'Amour le plus ancien de tous les dieux, de telle façon que ce soit à lui que tout doive l'existence. Si donc des hommages auquels il a droit nous dépossédons l'Amour, il n'y aura plus lieu à maintenir ceux de Vénus. En effet on n'a pas la ressource de pouvoir dire qu'en insultant l'Amour on se garde bien d'attaquer Vénus. C'est d'une seule et même scène que nous entendons partir ces vers : "Protecteur né de la paresse, L'Amour s'attache aux paresseux," et ceux-ci : "Vénus, enfants, n'est pas uniquement Vénus: Ce sont dans un seul mot plusieurs noms contenus. C'est, en outre, l'enfer; c'est une force immense; C'est un démon rempli de rage et de démence." «Du reste, parmi les autres dieux il n'en est presque pas un seul qui ait échappé aux outrages de l'ignorance empressée à prodiguer l'injure. Voyez Mars, qui comme sur une table de bronze, occupe une place diamétralement opposée à celle de l'Amour. Combien d'honneurs il a reçus des hommes! Et d'autre part, de combien d'invectives il est l'objet ! "Femmes, Mars est aveugle, et, comme un sanglier, Des malheurs, sans rien voir, il trouble le bourbier". Homère l'appelle "souillé de meurtres", «inconstant», «capricieux». Chrysippe, remontant à l'étymologie de ce nom d'Arès, en prend texte pour accuser Mars et le calomnier. Il prétend que Arès signifie «meurtrier», (Airétès); et il autorise ainsi l'opinion de ceux qui pensent que la partie de notre âme où sont renfermés les sentiments belliqueux, hostiles et furieux, s'appelle de ce même nom. D'autres, à leur tour, appellent Vénus «la concupiscence», les Muses "les beaux-arts", Mercure «l'éloquence», Minerve «la sagesse». Voyez-vous, d'après cela, dans quel gouffre d'impiété nous tombons, s'il nous prend fantaisie de personnifier nos passions, nos facultés, nos vertus dans chacun des dieux?» [14] — «Oui, je le vois, dit Pemptidès. Mais s'il est impie de travestir les dieux en passions, il ne l'est pas moins de travestir les passions en dieux.» — «Eh! bien, reprit mon père, que pensez-vous de Mars? En faites-vous un dieu, ou une de nos passions?» Pemptidès répondit qu'à son sens, Mars était un dieu qui règle nos mouvements guerriers et virils. Sur quoi mon père se récria : «Quoi, Pemptidès! dit-il, pour la partie passionnée, belliqueuse et hostile de notre âme il y aura un dieu, et il n'y en aura pas pour celle qu'animent les sentiments de tendresse, de concorde et d'union ! Quand des hommes égorgent et sont égorgés, quand ils manient des armes, qu'ils lancent des javelots, un dieu examine comment ils forcent les remparts, comment ils s'y prennent pour exercer le brigandage, et on donne à ce dieu le nom de guerrier, de belliqueux; puis, d'autre part, aux tendres affections du mariage, lesquelles ont pour but l'union et le commerce intime des coeurs, ne présidera aucune divinité ! Aucune ne les consacrera par son témoignage et par sa vigilance, ne les dirigera, ne les secondera! Ceux qui chassent les chevreuils, les lièvres et les cerfs, sont accompagnés de je ne sais quel dieu des bois, qui avec eux s'élance et galope; ceux qui veulent prendre des loups et des ours dans des fossés ou dans des lacs, invoquent Aristée "Qui le premier dressa des piéges aux bêtes"; Hercule invoque un autre dieu quand il va diriger son arc contre un oiseau, comme nous lisons dans Eschyle : "Puisse Apollon chasseur bien diriger ma flèche!" mais quand un homme entreprend la plus belle des chasses, celle de l'amitié, est-ce à dire qu'aucun bon génie ne le dirigera et ne l'assistera dans sa poursuite! Pour moi, ni le chêne, ni le mûrier, ni l'arbuste que, pour lui rendre hommage, Homère appelle «l'apprivoisé», ne me semblent supérieurs en beauté et en importance à cette plante qui est l'homme. Dans ses développements, cher Daphnée, l'homme déploie avec une fécondité merveilleuse, la double vigueur et la double beauté du corps et de l'âme. [15] Alors Daphnée : «Par les dieux, y a-t-il des gens qui pensent d'autre façon?» «Certes, il y en a, répondit mon père; à savoir, ceux qui attribuent à des dieux une inspection protectrice du labour, des semailles, de la plantation. N'admettent-ils pas certaines nymphes appelées Dryades? Et celles-ci, "Des arbres ici-bas partagent la durée ; Or, prêtant à l'automne une splendeur sacrée, Les arbres sont l'objet des faveurs de Bacchus," comme dit Pindare. Mais quand il s'agit d'adolescents ou d'enfants, jeunes et délicates fleurs qui demandent tant de façon et de régularité pour leur entretien et leur développement, on ne voudra reconnaître l'assistance d'aucune divinité, d'aucun Génie ! On n'admettra pas une seule puissance supérieure, qui s'inquiète si l'homme, cette sorte de plante, croît convenablement en vertu, si son généreux essor n'est ni faussé ni brisés soit faute d'appui, soit par le vice de ceux qui l'entourent! Une pareille dénégation est à la fois étrange et ingrate, quand on profite d'ailleurs de cette bienveillance universelle que Dieu, dans les choses qui nous sont nécessaires plutôt qu'agréables, répand autour de nous, sans qu'elle nous fasse jamais défaut. «Pour citer sans retard un exemple, l'enfantement qui nous met au jour n'a rien d'attrayant, accompagné qu'il est de sang et de douleurs; il est pourtant placé sous la protection divine d'Ilithye et de Lochia. Autrement, mieux vaudrait n'être pas né du tout que d'être né, faute d'un bon guide et d'un gardien fidèle, dans de mauvaises conditions. Il n'est pas jusqu'à l'homme malade qui ne soit assisté d'une divinité spéciale et souveraine. Les morts eux-mêmes n'en sont pas privés. Un dieu se charge de nous transporter de ce monde-ci dans l'autre, nous assiste à nos derniers instants, nous endort de l'éternel sommeil, et fait la conduite à notre âme, comme le dit ce dieu lui-même: "Je suis fils de la nuit : inhabile à la lyre, Des prophètes divins j'ignore le délire. J'accompagne aux Enfers les âmes des mortels." Toutes ces diverses attributions présentent bien des difficultés. Il n'est pas, au contraire, d'emploi plus saint, de ministère et de sollicitude qui convienne plus à un dieu, que d'avoir l'oeil à surveiller et à régler les tendres désirs des jeunes amants, lorsqu'ils sont dans la fleur de l'âge et de la beauté. Il n'y a dans ces attributions rien de honteux, rien de contraint. Tout y respire la persuasion et cette grâce qui fait de la besogne un plaisir, du travail un vrai bonheur, qui conduit à la vertu et aux sentiments affectueux. Non, ce ne saurait être qu'avec l'assistance d'un dieu que l'on atteint à un pareil résultat; et ce dieu, ce guide, qui pourrait-il être, sinon le compagnon des Muses et des Grâces? Je veux dire l'Amour, qui, "Semant au coeur de l'homme Une douce moisson de désirs amoureux," comme dit Mélanippide, réunit ce qu'il y a de plus agréable à ce qu'il y a de plus beau? Ou bien, que devons-nous dire, Zeuxippe?» [16] — «Sans doute, répondit ce dernier, le mieux est qu'il en soit ainsi ; et le sentiment contraire me paraît évidemment une absurdité.»— "N'en serait-ce pas une aussi, reprit mon père, si parmi les quatre espèces d'attachements, tels que les ont déterminés les Anciens, le premier fondé sur la nature, le second sur la parenté, le troisième sur la camaraderie, le dernier enfin sur l'amour; si parmi ces attachements, dis-je, chacun des trois autres était présidé par un dieu prenant le titre de protecteur des amis, des hôtes, des parents, des compatriotes, et si l'attachement qui est fondé sur l'amour restait seul, comme s'il s'agissait d'une chose impie, sans assistance divine, sans maître, surtout lorsque rien ne demande une sollicitude, une direction plus éclairée ?» — «Il est certain, dit Zeuxippe, que ce serait là aussi une grande inconséquence.» Il y a plus, continua mon père : ce serait le cas de rappeler, même en passant, la doctrine de Platon. Il est une espèce de fureur, qui du corps se communique à l'âme, et qui, procédant de quelque intempérance, de quelque humeur maligne ou du mélange de vapeurs funestes et contagieuses, détermine une maladie aiguë et fort dangereuse. Mais il y a une autre espèce de fureur qui ne s'engendre pas sans quelque divinité, attendu qu'elle n'est pas innée en nous; c'est une inspiration étrangère, un dérangement de la raison et du bon sens, dérangement dont le principe et l'action tiennent à la prépondérance d'une force supérieure. Cette inspiration reçoit en général le nom d'enthousiasme. Car, comme le mot «inspiration» marque que l'on est plein d'un esprit étranger, comme le mot «prudence» indique que l'on est prévoyant; de même cette agitation de l'âme est appelée "enthousiasme", ce qui veut dire «participation, association à quelque puissance divine». De cet enthousiasme il y a une partie qui est divinatrice, et celle-là s'inspire du transport que communique Apollon. Il y en a une autre, que j'appellerai Bachique et qui vient de Bacchus. "Formez un choeur de danse avec les Corybantes," dit Sophocle : car pour les fureurs de la Mère des dieux et pour celles de Pan, leur nature les rapproche des transports de Bacchus. Une troisième fureur vient des Muses : c'est celle qui s'emparant d'une âme tendre et vierge, y développe, y fait éclater l'inspiration poétique et musicale. La fureur dite martiale et guerrière, tout le monde sait quel dieu la provoque et la déchaîne : "Sans harmonie et sans charmes, Elle n'aime que les larmes, Ne respire que combats." Il reste, en fait de délire et d'égarement, mon cher Daphnée, une variété dernière qui ne manque ni d'éclat ni de vivacité, et à propos de laquelle je veux, à Pemptidès que voici, adresser une question : "Quel dieu balance ce thyrse Où pendent de si beaux fruits?" et par ce thyrse, j'entends l'enthousiasme amoureux qui nous porte vers les garçons honnêtes, vers les femmes pudiques, enthousiasme en comparaison duquel rien n'est plus vif et plus ardent. «Ne voyez-vous pas, en effet, que le soldat, quand il a déposé ses armes, apaise sa fureur guerrière? "Ses serviteurs joyeux Avec empressement détachent son armure"; et il s'assied, spectateur pacifique de la lutte des autres. Pareillement, les bonds des Bacchantes et des Corybantes sont calmés et cessent complètement, si l'on change l'ïambe en trochée, et le mode de Phrygie en mode dorien. Pareillement encore la Pythie, une fois descendue de ce trépied d'où s'exhale l'inspiration, reste tout à fait paisible et tranquille. Mais que la fureur amoureuse s'empare véritablement d'un homme et le consume, il n'y a ni Muse, ni charme magique, ni déplacement, qui puissent le maîtriser. Près de la créature aimée, un tel homme exprime ses transports, loin d'elle il se livre aux regrets : il la poursuit pendant le jour, la nuit il reste en plein air à sa porte; à jeun il implore la beauté qu'il aime, à table il la chante. Comme quelqu'un l'a dit, les fictions poétiques, en raison de leur vivacité, sont moins des rêves de gens éveillés que ne le sont les fantaisies des amoureux. Ceux-ci se figurent voir la personne qu'ils aiment, ils se figurent qu'ils l'embrassent, qu'ils se plaignent tendrement d'elle. Pour ce qui est de la vue, il semble qu'elle peigne, en général, les objets sur un fond humide d'où ils s'effacent bientôt sans laisser de souvenir dans la pensée, mais les images dont les amants sont pénétrés se tracent comme à l'encaustique. De plus elles vivent dans leur coeur, elles s'y meuvent, elles y parlent, elles s'y conservent toujours. «Le Romain Caton disait que «l'âme d'un amoureux vit dans celle de l'objet aimé". Je crois que sa personne, son caractère, sa vie, ses actions n'y vivent pas moins. Sous l'empire d'un pareil entraînement, l'amoureux dévore en un instant beaucoup d'espace, de la même manière que les Cyniques prétendent avoir trouvé un chemin direct et abrégé pour arriver à la vertu. En effet on arrive à la tendresse et à la vertu par une même voie quand on suit pour guide l'amour : emporté que l'on est avec le dieu comme sur des flots par la passion. Pour me résumer, je prétends qu'il n'y a rien d'étranger à la divinité dans l'enthousiasme des amoureux, et que le dieu qui détermine et dirige leurs transports est celui-là même dont nous célébrons aujourd'hui la fête et à qui nous offrons un sacrifice. "Toutefois, puisque c'est principalement à la puissance et à l'utilité que nous mesurons la grandeur d'un dieu, de même qu'entre les biens humains ce sont ces deux-ci, la royauté et la vertu, que nous estimons et appelons les plus divins, il est à propos d'examiner si l'amour le cède en puissance à aucune des divinités. Sans doute "Vénus a dans sa force un gage de victoire," comme dit Sophocle; grande est la vigueur de Mars; et nous voyons que des autres dieux le pouvoir se partage, jusqu'à un certain point, en deux influences, l'une qui nous rapproche très étroitement du beau, l'autre qui nous rend antipathiques à ce qui est honteux: dispositions innées l'une et l'autre dans nos âmes, comme Platon le dit quelque part des idées. Remarquons avant tout ici, que les plaisirs de la chair, sans l'amour, peuvent s'acheter pour une drachme, et qu'en vue de se les procurer nul ne supportera jamais de fatigues ou de dangers à moins d'être amoureux. Et sans nommer ici ni les Phryné ni les Laïs, quand une Gnathénium "Allume sur le soir sa lampe qui scintille" pour recevoir et appeler les passants, ceux-ci bien souvent continuent leur route. "Mais que survienne un vent soudain," nous apportant l'amour avec ses violences et ses désirs, il n'en faudra pas davantage pour que ces mêmes faveurs aient à nos yeux le prix des fameux trésors et de la puissance de Tantale. Tant il est vrai qu'il y a faiblesse et dégoût dans les plaisirs qu'offre Vénus, si l'amour ne les anime de son souffle! "Un argument vous en convaincra mieux encore. Bien des gens ont laissé partager les faveurs amoureuses, non seulement de leurs maîtresses, mais encore de leurs femmes, qu'ils étaient les premiers à prostituer. Ainsi, mon cher ami, un citoyen Romain nommé Cabbas avait, dit-on, un jour chez lui Mécène à souper. Voyant que ce dernier s'escrimait à faire des signes à la maîtresse du logis, il pencha doucement la tête comme s'il dormait. Cependant un de ses domestiques s'était glissé du dehors vers la table, et volait le vin ; mais Cabbas l'avait vu : "Coquin, lui dit-il, ne sais-tu pas que je dors pour Mécène seulement?" Cette complaisance n'a peut-être rien de singulier, parce que Cabbas était une sorte de bouffon. Mais citons un autre fait. Dans Argos, Nicostrate et Phayllus étaient chacun à la tête d'un parti opposé de la république. Le roi Philippe eut occasion de venir dans la ville; et l'opinion générale était que Phayllus, grâce aux attraits de sa femme qui était d'une grande beauté, ne manquerait pas, en ménageant à Philippe une rencontre avec elle, de s'assurer la prépondérance et l'autorité souveraine. Nicostrate le pensa comme les autres, et il s'en alla faire le guet devant la porte du logis de Phayllus. Qu'imagina ce dernier? Il chaussa sa femme de bottines, il lui mit une tunique et un chapeau à la macédonienne ; et sans que personne le sût, il s'arrangea de manière à ce qu'elle eût accès auprès du prince, comme si elle eût été un des pages. «Au contraire, de cette foule d'amoureux qui ont existé et qui existent encore en savez-vous un seul qui ait prostitué à un autre l'objet de ses amours, même quand il se fût agi d'obtenir les honneurs que reçoit Jupiter? Pour moi, je ne le pense pas. Car comment cela eût-il été possible? Les tyrans ne trouvent personne qui leur résiste et qui veuille leur disputer le pouvoir : mais en amour ils ont beaucoup de rivaux, et bien souvent on leur a disputé les tendresses de jeunes et beaux adolescents Vous avez entendu raconter l'histoire d'Aristogiton l'Athénien, d'Antiléon de Métaponte et de Mélanippe d'Agrigente. Ils ne songeaient pas à se soulever contre leurs tyrans, bien que ceux-ci eussent mis le désordre dans les affaires publiques et se livrassent à toutes sortes d'excès; mais quand on voulut séduire leurs mignons, ils résistèrent comme s'il se fût agi d'asiles sacrés et inviolables, et ils ne gardèrent plus de ménagements. On dit encore qu'Alexandre écrivit à Théodore, frère de Protée : «Envoyez-moi votre musicienne, en échange de dix talents, si vous n'êtes pas amoureux d'elle.» Une autre fois, comme Antipatridas, un des compagnons de ce même Alexandre, avait amené avec lui une joueuse de harpe à une de ses débauches de table, et que cette femme plaisait au monarque, celui-ci demanda à Antipatridas si par hasard il en était amoureux, et, sur la réponse affirmative d'Antipatridas : «Eh bien misérable, dit-il, puisses-tu périr misérablement!» Mais il s'abstint, et ne toucha pas cette femme. [17] «Considérez, d'une autre part, combien dans les exploits de Mars l'Amour est supérieur. Il est loin d'être inactif, comme l'a dit Euripide, et de rester étranger au métier des armes. Ne craignez point "Qu'il aille s'endormir sur de jeunes appas". Un homme rempli d'amour n'a pas besoin de Mars lorsqu'il combat ses ennemis : il renferme en lui son propre dieu. "Le feu, la mer, les vents, il peut tout affronter" pour l'objet qu'il aime, et il ira partout où celui-ci lui commandera. Les fils de Niobé, dans la tragédie de Sophocle, sont percés de flèches, et ils succombent sans qu'aucun d'eux appelle d'autres secours, réclame d'autre allié que son amoureux. "Envoie, ô Jupiter, l'objet de mes amours". Citerai-je Cléomaque de Pharsale? Vous savez, sans doute, à quelle occasion il mourut les armes à la main?» — Nous l'ignorons, dit Pemptidès, et nous l'apprendrions avec plaisir.» —«Son histoire, reprit mon père, mérite en effet d'être connue. Avec un corps de Thessaliens il était venu au secours des habitants de Chalcis, dans le moment où leur guerre avec ceux d'Erétrie était la plus acharnée. Les Chalcidiens semblaient avoir une infanterie solide, mais ils n'étaient guère en mesure de tenir tête à la cavalerie ennemie. Ils prièrent donc leur allié Cléomaque, dont ils connaissaient le brillant courage, de charger les escadrons Erétriens. A un jeune homme, aimé tendrement de lui, Cléomaque demanda s'il se proposait d'être spectateur de la bataille : «Oui», répondit le jeune homme. En même temps il embrassait Cléomaque avec tendresse, et lui mettait le casque sur la tête. Le guerrier en conçut une assurance sans égale : il réunit autour de lui les plus braves des Thessaliens, et dans une charge brillante il tomba sur les ennemis, dont il culbuta et mit en fuite les escadrons. Un pareil échec détermina celui de l'infanterie, et les Chalcidiens restèrent maîtres du champ de bataille. Malheureusement Cléomaque y avait trouvé la mort. Sur la place publique de Chalcis on fait voir son tombeau, surmonté, encore aujourd'hui, d'une grande colonne; et l'amour des garçons, qui avait jusque là été réprouvé dans la contrée, y est devenu plus qu'ailleurs une passion et un honneur. Aristote dit bien que Cléomaque eut le malheur de succomber; mais selon lui le guerrier embrassé dans cette circonstance par un mignon appartenait à la colonie que les Chalcidiens avaient en Thrace, et on l'avait envoyé au secours des Chalcidiens de l'Eubée. Aristote ajoute que c'est là l'origine d'une chanson qui se chante à Chalcis : "Enfants de pères glorieux, Eifants pleins de grâce et de charmes, Des guerriers qui portent les armes Satisfaites toujours les désirs amoureux : La valeur et l'amour combleront tous leurs voeux." L'amoureux s'appelait Anton, et le mignon, Philiste, à ce que rapporte le poète Denys dans ses «Questions». «Parmi nous autres Thébains, mon cher Pemptidès, n'était-il pas d'usage que l'amant donnât une armure complète à son mignon, quand celui-ci était enrôlé parmi les hommes faits? J'ajouterai que Pamménès, fort expérimenté en matière d'amour, changea la tactique de nos troupes pesamment armées. Il accusait Homère de ne rien entendre à l'amour, quand le poète divisait les Grecs par tribus et par cohortes. «Il aurait dû, disait Pamménès, placer le mignon à côté de son amoureux, afin que de cette manière "Casques et boucliers se soutinssent ensemble", l'Amour étant le seul invincible parmi tous les stratégiciens. En effet on abandonne ceux de sa tribu, ceux de sa famille, et, il faut bien le dire ceux à qui on doit le jour ainsi que ses propres enfants. Mais entre l'amoureux et son mignon jamais ennemi ne s'est fait jour : jamais combattant ne les a séparés. Il leur est même arrivé souvent de montrer sans qu'ils en eussent besoin leur ardeur pour le péril et leur mépris de la mort. Ainsi, Thiron le Thessalien appliqua sur une muraille sa main gauche, tira son épée et se coupa le pouce, en défiant d'un pareil acte celui qui lui disputait l'amour d'un jeune garçon. Un autre, dans une bataille, tombe le visage contre terre, et son ennemi est sur le point de le frapper. Il le supplie d'attendre un moment, afin que son mignon ne voie pas son amoureux recevoir une blessure par derrière. Ainsi, ce ne sont pas seulement les nations les plus belliqueuses, telles que les Béotiens, les Lacédémoniens et les Crétois, qui ont le plus pratiqué cette sorte d'amour. Ce sont encore les héros de l'antiquité : Méléagre, Achille, Aristomène, Cimon, Epaminondas. Ce dernier avait deux mignons, Asopique et Cassiodore. Cassiodore trouva comme lui la mort aux champs de Mantinée, et a été enseveli auprès d'Epaminondas. Molus jetait l'effroi parmi ses ennemis, et sa valeur était des plus redoutables; il fut frappé mortellement par Eucnamus d'Amphisse, qui soutint son premier choc, et les Phocéens décernèrent à Eucnamus les honneurs héroïques. Énumérer tous les autres amours d'Hercule serait une oeuvre difficile, en raison de leur grand nombre. Je n'en citerai qu'Iolas, révéré et adore encore aujourd'hui, parce qu'il passe pour avoir été un des mignons de ce dieu; et sur son tombeau, les amants échangent des gages et des serments de tendresse. On rapporte encore qu'Hercule, habile en médecine, sauva Alceste, femme d'Admète, d'une maladie désespérée; mais si Admète aimait sa femme, il était à son tour le mignon du dieu. Le même Admète, à en croire la fable, fut aimé d'Apollon, qui, "A ses gages se mit toute une année entière". «C'est fort à propos, du reste, que le souvenir d'Alceste se présente à ma mémoire. Mars n'a rien absolument de commun avec les femmes, mais quand l'Amour les a saisies, il leur inspire une audace qui va jusqu'à braver la mort. Est-il besoin d'invoquer le témoignage de la fable à propos de cette assertion? Nous voyons, par l'exemple d'Alceste, par celui de la femme de Protésilas, par celui de l'Eurydice d'Orphée, que l'Amour est le seul dieu devant les ordres de qui fléchisse Pluton. Aux prières de tous les autres Immortels, dit Sophocle, "Pluton est inflexible, et la seule justice Lui dicte ses arrêts". Mais il a les plus grands égards pour les amants : seuls ils peuvent triompher de lui et l'adoucir. «Aussi, quoiqu'il soit bon, cher ami, de participer aux initiations d'Eleusis, je vois que ceux qui ont été admis aux dévotions et aux mystères de l'Amour ont un partage meilleur dans le séjour d'Hadès. Si je ne crois pas absolument les fables, je n'y suis pas non plus tout à fait incrédule. Car elles se conforment à la raison, et, par un bonheur tout divin, elles sont dans le vrai lorsqu'elles disent, que des Enfers un retour vers la lumière est accordé aux amoureux. Mais dans quelles conditions et comment? C'est ce que les mêmes fables ne savent pas nous dire. Il semble qu'elles aient perdu trace de la voie que Platon a le premier aperçue, à la faveur de la philosophie. Il est bien vrai qu'il existe quelques vestiges indécis et confus de cette voie, vestiges semés dans la mythologie des Egyptiens, mais il faut, pour les découvrir, une sagacité merveilleuse et capable de déployer de grands efforts qui n'aboutissent qu'à de petits résultats. Aussi renonçons-nous à de pareilles recherches. «Après avoir démontré combien grande est la puissance de l'Amour, j'examine maintenant ce qu'il déploie de bienveillance et de douceur envers les hommes. Je ne veux pas parler des biens nombreux par lui procurés à ceux qui le pratiquent, puisque ces biens sont évidents à tous les regards. Il y a des avantages plus nombreux et plus considérables, que l'Amour met au service de ses adeptes. Euripide, bien qu'il soit connaisseur en cette matière, ne s'émerveille que du moindre des bienfaits de l'Amour, lorsqu'il dit : "Du plus grossier mortel l'Amour fait un poète". En effet, cette passion donne de l'intelligence à celui qui manquait de toute activité; elle inspire de la bravoure au lâche (nous l'avons déjà dit), comme en soumettant des bois à l'action du feu on les rend durs, de flexibles qu'ils étaient. Tout amoureux devient prodigue, franc, magnanime, eût-il été auparavant le plus ladre des hommes. Sa mesquinerie et son avarice se trouvent fondues, de même que le fer se liquéfie à la flamme : de sorte qu'on est aussi heureux de donner à l'objet aimé, qu'on l'est de recevoir des autres. Vous savez sans doute l'histoire que voici : Anytus, fils d'Anthémion, était amoureux d'Alcibiade. Un jour qu'il offrait à des étrangers un festin, où il s'était piqué de faire briller sa magnificence, Alcibiade entra à la suite d'une orgie; il enleva de dessus la table la moitié des coupes, et partit ensuite. Les étrangers étaient indignés : «Ce jeune homme, disaient-ils, en use avec vous de la façon la plus injurieuse et la plus insolente. — Dites la plus bienveillante, répondit Anthémion, car il aurait pu tout prendre, et vous voyez qu'il m'en a laissé encore une grande partie." [18] Zeuxippe était enchanté. «Par Hercule, dit-il, voilà qui absout presque Anytus à mes yeux de la haine héréditaire que je lui avais vouée, à cause de Socrate et de la philosophie. J'approuve fort cette douceur et cette générosité en amour." - «Soit, dit mon père. Mais ce n'est pas tout. Des caractères difficiles et farouches l'Amour fait le plus aisément du monde des modèles de bienveillance et d'amabilité. "La flamme du foyer rend la maison joyeuse". De même, il semble qu'un homme devienne plus rayonnant sous l'influence de l'amoureuse chaleur. Mais la bizarrerie humaine est singulière. Que l'on voie pendant la nuit une maison brillamment illuminée, il semble que ce soit quelque chose de divin que l'on admire; mais qu'on voie une âme petite, vile, basse, se remplir soudainement de sentiments généreux et libres, de noblesse, de grâce, de libéralité, on n'éprouve pas le besoin de s'écrier avec Télémaque "Un dieu, n'en doutons pas, réside là dedans." — «Par les Grâces, dit Daphnée, ceci n'est-il pas vraiment divin? L'amoureux dédaigne à peu près tout le monde, non seulement ses amis, ses familiers; que dis-je! les lois, les magistrats, le monarque. Il ne craint rien, n'admire rien, ne ménage rien ; il n'est pas jusqu'aux «carreaux vengeurs qu'il ne soit capable de braver; mais, aussitôt qu'il a vu son adorable mignon, "Il tremble : c'est un coq qui s'enfuit l'aile basse". Sa hardiesse tombe, et la fierté de son âme se brise. Sapho mérite bien d'être citée à propos des Muses. Or, si le fils de Vulcain, si Cacus, comme le racontent les Romains, vomissait par la bouche des torrents de flamme et de feu, on peut bien dire que les paroles de Sapho sont mêlées de flamme, et que dans ses vers elle exhale l'ardeur dont elle brûle. Les Muses, comme dit Philoxène, "Étaient pour son amour un remède suprême." — «Daphnée, reprit mon père, si Lysandra ne vous a pas fait oublier les jeux qui vous charmaient jadis, rappelez-vous les vers où Sapho dit qu'à la vue de sa maitresse sa voix s'éteint, son corps brûle, elle pâlit, s'égare, est saisie de vertige.» Ici Daphnée récita l'ode. Sur quoi mon père : «De par le maître de l'Olympe, dit-il, voilà, à n'en pas douter, un saisissement divin. N'est-ce pas là un trouble tout à fait surnaturel de l'âme? La Pythie éprouve-t-elle de semblables transports en approchant du trépied? Qui est celui des inspirés, que la flûte et les cantiques de Cybèle, mère des dieux, que les mystiques tambourins, mettent ainsi hors de soi? Le même corps, la même beauté, sont vus par plusieurs, mais l'amoureux seul est épris. Quel en est le motif? Car je ne sais ce qu'entend Ménandre, et je ne le comprends pas quand il dit : "C'est par occasion que notre âme blessée D'un trait impitoyable est ainsi transpercée". Non : l'Amour est l'auteur de ces désordres. C'est lui qui lance le trait; c'est lui qui frappe tel coeur et qui épargne tel autre. «Il est une réflexion que j'aurais dû exprimer plus tôt en commençant. Ici, du moins, "Puisqu'en ce moment même elle vient à ma bouche", comme dit Eschyle, je crois ne pas la devoir taire : car elle résume une vérité des plus importantes. De toutes les connaissances, mon cher, qui pénètrent dans notre entendement par une autre voie que celle des sens, peut-être les unes, dans l'origine, ont-elles dû leur autorité à la fable, d'autres, à la loi, d'autres, à la raison. Quant à notre sentiment sur ce qui regarde les Dieux, nous y avons eu pour guides et pour maîtres à la fois les poètes, les législateurs, et en troisième lieu les philosophes. Qu'il y ait des Divinités, c'est un point également établi par tous; mais pour ce qui est de leur nombre, de leur rang, de leur essence, de leur pouvoir, il y a entre les uns et les autres des divergences extrêmes. Les Dieux, tels que les comprennent les phisosophes, "Exempts de maladie ainsi que de vieillesse, Ignorent la fatigue et les nombreux chemins Qui vers les sombres bords conduisent les humains". Aussi ces mêmes philosophes regardent-ils les Plaintes et les Prières comme sorties du cerveau des poètes. Ils ne veulent pas convenir que la Terreur et la Crainte soient filles de Mars. Ils battent aussi en brèche beaucoup des Dieux reconnus par les législateurs. C'est ainsi que Xénophane, prenant à partie les Egyptiens, disait : S'ils regardent Osiris comme un mortel, ils ne doivent pas lui rendre les honneurs divins ; s'ils le regardent comme un Dieu, ils ne doivent pas le pleurer. «Les poètes et les législateurs, de leur côté, voyant les philosophes mettre au nombre des Dieux des idées, des nombres, des monades des vents, n'ont pas la patience de les écouter et ne peuvent les comprendre. En un mot les opinions, à cet égard, présentent une discordance et une variété excessive. C'est pourquoi, de même qu'il y avait dans Athènes trois factions, les Paraliens, les Épacriens, les Pédiéens, qui étaient toujours en hostilité et en lutte les unes contre les autres, et que, s'étant toutes réunies, ces factions portèrent à l'unanimité leurs suffrages sur Solon qu'elles choisirent d'un commun accord pour leur chef et leur législateur, parce qu'il semblait incontestablement le plus sage des Athéniens ; de même, les trois classes qui pensent si différemment les unes des autres sur le compte des Dieux, portant chacune leurs suffrages ailleurs et n'acceptant pas facilement les Divinités reconnues par les deux autres, ces trois classes, dis-je, s'accordent d'une manière bien constante sur un seul point. C'est d'une commune voix que l'Amour est rangé au nombre des Dieux par les plus éminents interprètes de la poésie, des lois et de la philosophie. "De l'Amour à l'envi tous chantent les louanges", comme dit Alcée en parlant de l'ardeur avec laquelle les habitants de Mitylène se donnèrent Pittacus pour tyran. C'est ainsi que nous autres, nous voyons l'Amour qualifié de Roi, de chef, de modérateur souverain, par Hésiode, par Platon, par Solon. Tous trois le font descendre des hauteurs de l'Hélicon pour le présenter à l'Académie. Lui ceignant la tête d'une couronne, ils l'introduisent, paré richement, au milieu de plusieurs couples d'amis et d'associés; mais cette association n'est pas, comme celle dont parle Euripide, "Une contrainte à qui n'ont manqué que des fers". Non : au lieu de la lourde et froide nécessité dont le poète nous présente un personnage accablé honteusement, l'Amour est porté d'une aile légère vers ce qu'il y a de plus beau, de plus divin. C'est là du reste un sujet sur lequel d'autres ont parlé bien plus éloquemment que moi." [19] Quand mon père eut fini : «Vous apercevez-vous, lui dit Soclarus, que pour la seconde fois vous tombez dans la même faute? Avec une violence inqualifiable vous vous éloignez, vous vous détournez; et s'il faut vous dire ce que je pense, vous refusez, contre toute justice, de payer votre dette, qui consisterait à nous développer des considérations essentiellement saintes. Ainsi, tout à l'heure, après avoir dit, comme à regret, quelques mots touchant Platon et les Egyptiens, vous avez passé outre, et vous faites encore de même en ce moment. Allons: ces paroles " ... dites si savamment" par Platon, ou plutôt par ces déesses, ici présentes, qui ont pris Platon pour leur interprète, reproduisez-les, cher ami, même sans que nous vous y invitions. Mais c'est principalement ce que vous avez donné à entendre de l'accord des fables égyptiennes avec la doctrine de Platon sur l'Amour, c'est là ce que vous n'avez pas le droit de nous cacher et de nous dérober. Nous serons contents, si nous entendons seulement quelques paroles de vous sur une matière de cette importance. Les autres s'étant joints à ces sollicitations, mon père reprit la parole. «Les Égyptiens, dit-il, reconnaissent deux Amours, ainsi que les Grecs : l'Amour vulgaire et l'Amour céleste. Ils en supposent de plus un troisième, qui est le Soleil, et ils ont Vénus en grande adoration. Or nous voyons qu'il existe une grande analogie entre l'Amour et le Soleil, comme entre Vénus et la Lune. En soi, ils ne sont feu ni l'un ni l'autre, comme pensent quelques-uns : c'est un éclat, c'est une chaleur douce et fécondante. Celle qui vient du Soleil donne au corps la nourriture, la lumière et l'accroissement. La chaleur de l'Amour en fait autant pour les âmes. Mais, de même que le Soleil, quand il se dégage d'un milieu de nuages ou de vapeurs, est plus ardent, de même l'Amour, à la suite d'une colère, d'une scène de jalousie et d'une réconciliation avec l'objet aimé, déploie plus de tendresse et d'ardeur. Il y a mieux : comme quelques-uns croient que le Soleil s'allume et s'éteint alternativement, de même il en est qui regardent l'Amour comme mortel et périssable. A l'exemple d'un corps qui, n'ayant pas été exercé à braver le Soleil, ne peut en soutenir la violence, une âme privée des secours de l'éducation ne peut supporter l'Amour sans en souffrir. Ils sont, le corps et l'âme, également troublés l'un et l'autre, également malades; et ils en accusent l'influence du Dieu, quand ils ne devraient s'en prendre qu'à leur faiblesse. «Toutefois on pourrait signaler une différence. Le Soleil fait voir aux regards des humains les choses laides, aussi bien que les belles; l'Amour n'a de lumière que pour ce qui est beau : c'est vers le beau seulement qu'il détermine les amoureux à se tourner et à porter leurs regards, pour négliger absolument tout le reste. Le nom de Vénus, que quelques-uns donnent à la Lune, n'est rien moins que motivé; ils touchent pourtant à une certaine analogie. Car cette planète est divine et céleste; elle est le centre où l'élément immortel se mêle à l'élément mortel. Par elle-même elle est impuissante et ténébreuse tant que ne brille pas le Soleil, comme est Vénus, privée de la présence de l'Amour. Il est donc vraisemblable que la Lune a plus de rapport avec Vénus, et le Soleil avec l'Amour, que ces deux astres n'en ont avec les autres Dieux, sans que pourtant la ressemblance soit parfaitement complète. L'âme et le corps ne sont pas une même chose : ce sont deux substances bien différentes. De même le Soleil est visible aux yeux du corps, l'Amour, à ceux de l'intelligence; et, si la proposition ne semblait pas trop forcée, on pourrait dire que le Soleil fait le contraire de l'Amour : il détourne notre pensée des objets intellectuels pour la porter sur les objets sensibles. Par le charme et l'éclat de sa vue, il fascine les esprits; il nous persuade de chercher en lui et autour de lui tous les autres biens, principalement la vérité, sans que nous demandions rien ailleurs. "Mais nos chagrins d'amour ne sont que pour la terre," comme dit Euripide, "Parce qu'une autre vie est pour nous étrangère"; ou, plutôt, parce que nous avions oublié les choses dont l'Amour nous rappelle le souvenir. «En effet, de même que quand on se réveille au milieu d'une abondante et vive lumière, toutes les images qui s'étaient présentées à l'âme pendant les songes s'évanouissent et disparaissent; de même, quand nous passons d'une autre vie sur cette terre il est concevable que le Soleil frappe d'impuissance notre mémoire et qu'il vicie notre entendement : le plaisir et l'admiration nous faisant perdre la mémoire de ce qui a précédé. Et pourtant, c'est là-bas qu'est la réalité, là-bas que l'âme peut la saisir. En ce monde, au contraire, on peut dire que l'âme a des songes seulement, et que si elle admire le Soleil, c'est qu'elle voit en lui le songe le plus brillant et le plus divin, tout le reste n'étant autre chose que "Nocturnes visions, rêves doux, mais trompeurs". «Oui, l'âme se persuade que tout en ce monde-ci est beau et estimable, à moins qu'elle n'ait le bonheur de rencontrer un amour chaste et divin qui la guérisse, la sauve, et qui, à travers les corps, la conduise hors de l'Enfer jusqu'à la vérité, jusqu'au séjour où réside cette vérité dans la plénitude, la pureté, la sincérité de ses charmes. Après un si long espace de temps on éprouve le désir de s'attacher, de s'identifier à elle. C'est cet Amour bienfaisant qui nous soulève et nous accompagne, semblable au chef des cérémonies mystérieuses qui conduit les initiés. Puis, renvoyée encore dans cette vie, l'âme ne peut plus approcher par elle-même de la vérité : il lui faut pour cela les organes du corps. «De même que, quand les enfants étudient la géométrie et qu'ils ne sont pas encore capables de saisir les notions purement intelligibles de l'étendue à moins d'être affectés par le corps et les sens, on façonne des figures palpables et visibles, des sphères, des cubes, des dodécaèdres, que l'on met sous leurs yeux; de même cet Amour céleste nous présente de beaux miroirs des choses essentiellement belles. Les attributs des Dieux il les reproduit dans des créatures périssables; à ce qui est purement intelligible, il prête des passions et des sens. Grâce à son art merveilleux, ce sont des figures, des couleurs, des formes, revêtues du brillant éclat de la jeunesse; et cette vue, qui réveille insensiblement nos souvenirs, a pour premier effet de nous enflammer. Qu'arrive-t-il de là? Quelques-uns, par la maladresse de leurs amis et de leurs parents, s'efforcent violemment et sans raisonner d'éteindre cette passion. Ils ne jouissent ainsi d'aucun de ses avantages ; ils se remplissent seulement de fumée et de trouble ; ou bien, donnant tête baissée dans des plaisirs ténébreux et illégitimes, leur existence est incontinent flétrie. Mais d'autres, dirigés par une saine raison et fidèles à la pudeur, retranchent de cet amour, que l'on peut regarder véritablement comme un feu, ce qu'il a de trop violent : de sorte qu'il ne reste dans l'âme qu'une brillante lumière accompagnée de chaleur. Il en résulte, non pas un ébranlement qui, comme on l'a dit, provoque les organes, adoucis et chatouillés, à une éjaculation au désir de laquelle on succombe, mais une expansion merveilleuse et féconde, comme il en est d'une plante qui germe et se développe. On sent se dilater en soi les pores de la persuasion, de la bienveillance. Il n'y faut que peu de temps : du corps de ceux qu'on aime on parvient bien vite à l'intérieur, et l'on s'attache à leur âme. Les yeux sont dévoilés : on se contemple, on s'identifie mutuellement par ses entretiens et par ses actes. Mais il faut que l'objet aimé ait retenu dans son âme un reste, une image, de la beauté primitive : sinon, on laisse de côté cet être que l'on aimait. On se tourne vers d'autres, comme font les abeilles, qui dédaignent beaucoup de fleurs aux nuances fraîches et éblouissantes parce qu'il ne s'y trouve rien pour leur miel. Mais que l'on saisisse dans cet objet de son amour une trace de la beauté divine, une émanation, une ressemblance qui attirent, on se sent transporté d'aise et d'admiration : c'est de l'enthousiasme, du ravissement. On retrouve de délicieux souvenirs; on s'élance avec ardeur vers ce foyer du véritable amour et de la félicité, qui est le but des voeux et des aspirations de tous les humains. [20] «La plupart des choses que les poètes disent de l'Amour ressemblent à des plaisanteries : ce qu'ils écrivent et ce qu'ils chantent de ce Dieu n'est inspiré que par les fumées du vin. Il est rare qu'ils parlent de lui d'une manière sérieuse : soit qu'ils en agissent ainsi à dessein et par calcul, soit qu'il leur faille l'inspiration d'un Dieu pour être dans la vérité. De ce genre est ce qu'ils disent à propos de sa génération : "Le dieu dont l'univers reconnait la puissance, De Zéphyr et d'Iris a reçu la naissance: De Zéphyr, dont on voit flotter les cheveux blonds; D'Iris aux pieds légers, aux brodequins mignons". A moins que vous ne vous laissiez persuader par les grammairiens, qui prétendent que c'est là une allusion aux nuances si variées et si vives de ce sentiment» — «Quelle autre chose pourrait signifier un rapprochement semblable?» dit Daphnée. — «Je vais vous l'apprendre, reprit mon père ; et ici, l'évidence même indique forcément ce que l'on doit dire. L'arc-en-ciel est un effet de réfraction. La lumière du soleil venant à tomber doucement sur un nuage humide, de médiocre densité, se brise en traversant ce nuage; et le nouvel aspect sous lequel nous voyons l'éclat des rayons solaires nous fait croire que cette image brillante réside dans la nue même. Telle est l'habileté ingénieuse, l'invention subtile de l'Amour. Il persuade aux âmes d'élite, aux âmes vertueuses, que ce qui est ici-bas regardé comme beau et proclamé tel est, par l'effet du souvenir, la reproduction de la divine, de l'adorable, de la bienheureuse beauté qui seule est véritable, qui seule mérite notre admiration. Mais la plupart des amoureux, jeunes garçons comme femmes, ne sont que des miroirs dans lesquels on poursuit, dans lesquels on croit saisir une image illusoire de cette beauté; et pourtant, on n'y saurait recueillir rien de plus solide qu'un plaisir mêlé de douleur. Il semble que ce soit le vertige et l'égarement qu'éprouvait Ixion lorsque, dans une nuée, comme dans une ombre, il cherchait à étreindre la déesse qu'il aimait. On croirait voir des enfants qui veulent saisir l'arc-en-ciel avec leurs deux mains en s'élançant vers sa trace lumineuse. «Combien différentes sont les dispositions de l'amoureux dont l'âme est belle et sage! C'est au delà de l'image apparente qu'il va chercher la beauté divine, perçue par la seule intelligence. La beauté visible du corps, telle qu'il l'a rencontrée, n'est en quelque sorte qu'un instrument propre à aider sa mémoire. S'il s'y attache, s'il en devient épris, c'est parce qu'une sympathie délicieuse enflamme encore davantage sa pensée. Se rapprochant des corps ici-bas, il n'y arrête pas plus son admiration et ses désirs, que dans son autre séjour, après le trépas, il ne songera à revenir sur terre comme un esclave fugitif, pour rôder à la porte et près de l'appartement des nouveaux mariés. Non : il ne faut voir que des rêves pénibles dans les fantaisies inspirées par les sens et par la chair. Les hommes et les femmes qui bornent là leur félicité ne méritent pas le titre d'amants. Le véritable amant fait son séjour de ces espaces lointains où il converse, autant que cela lui est permis, avec les êtres vraiment beaux. C'est là que l'emporte son vol; c'est là qu'il entre en partage des saints transports de l'initiation; qu'il bondit et circule autour de son Dieu, au sein de l'empyrée: jusqu'à ce qu'enfin, revenu dans les prairies délicieuses de Vénus et de Séléné, il s'y endorme d'un profond sommeil pour recommencer une nouvelle génération. Mais ces aperçus dépassent le sujet qui nous occupe. «Du reste l'Amour, comme les autres Dieux, a ceci de particulier, ainsi que le dit Euripide, "Qu'au culte des humains il est surtout sensible". Et réciproquement : de même que l'Amour est plein de bienveillance pour ceux qui lui font un accueil convenable, de même son courroux s'appesantit sur ceux qui lui montrent un visage rebelle. Et il faut bien le dire : le Dieu Hospitalier qui s'intéresse aux étrangers et aux suppliants malheureux, le Dieu protecteur de la famille, le Dieu qui exauce les imprécations paternelles, ne poursuivent pas les coupables avec une intervention aussi rapide que l'Amour met d'empressement à venger les amants méconnus et à punir les grossiers dédains. Quel besoin y aurait-il de rappeler ici les aventures d'Euxynthète et de son amante Leucomantis, la même qu'à Chypre on appelle encore aujourd'hui "celle qui se penche à la fenêtre"? Mais peut-être ne connaissez-vous pas le châtiment subi par Gorgo, la Crétoise, laquelle éprouva un sort analogue à celui de l'amante à la fenêtre. La seule différence, c'est que Leucomantis fut changée en pierre au moment où elle se penchait pour voir passer le convoi de son amant. Quant à Gorgo, elle était aimée d'un certain Asandre, jeune homme charmant et d'une naissance illustre, qui, d'une position brillante, était tombé dans l'abaissement et la misère. Il ne s'en croyait pas moins digne de prétendre à tout; et bien que Gorgo, en raison de ce qu'elle était fort riche, semblât devoir être un parti difficile à obtenir et fort recherché, il demanda sa main, à titre de proche parent. Il avait un grand nombre de rivaux du plus grand mérite ; mais il trouva le moyen de gagner en sa faveur tous les parents et les tuteurs de la jeune fille - - -. [21] - - - Les causes qui donnent naissance à l'amour ne sont pas particulières à un sexe plutôt qu'à l'autre : elles sont communes à tous deux. Ces images qui pénètrent, on ne sait comment, au coeur des amoureux et s'y promènent, qui agitent la masse du sang et la stimulent à s'échapper en éjaculations par suite de la disposition générale des organes, ces images, disons-nous, ne sauraient émaner des garçons sans émaner aussi des jeunes filles. Les sentiments, par nous appelés souvenirs sacrés et nobles, qui nous reportent à la beauté divine et vraie dont l'Olympe est le séjour, ces sentiments qui donnent en quelque sorte des ailes à l'âme, quelle raison empêcherait qu'ils s'éveillassent à la vue de jeunes garçons et d'adolescents, en même temps qu'ils seraient provoqués par des vierges et par des femmes? La pureté, la noblesse de l'âme ne brillent-elles pas aussi clairement dans la grâce et dans la jeunesse des premiers? C'est la chaussure bien faite dont parle Ariston, et qui montre l'élégance du pied. Dans tout bel extérieur, dans tout corps bien pur, on reconnaît des traces brillantes, nobles et intactes, d'une âme pareille, pour peu qu'on soit habile à les apprécier. A un homme qui n'a en vue que le plaisir, demandez : "Filles, ou bien garçons, qu'aimez-vous davantage?" il vous répondra : "Où je vois la beauté j'adresse mon hommage"; et sa réponse paraîtra conforme aux désirs qui l'animent. Est-ce donc à dire, pour cela, que celui qui a de l'élévation et de la noblesse se déterminera dans ses amours, non d'après la beauté et l'excellence du naturel, mais d'après la différence des sexes? Un amateur de chevaux n'estime pas plus les bonnes qualités du cheval Podargus que celles d'AEtha, la jument d'Agamemnon. Un chasseur passionné ne donne pas aux chiens mâles une préférence exclusive : il nourrit également des chiennes de Crète et des chiennes de Laconie. Pourquoi donc celui qui aime ce qui est beau, ce qui est humain, n'aurait-il pas une sympathie égale et semblable pour les deux sexes? Pourquoi croirait-il qu'il doive y avoir, comme pour les vêtements, différence entre l'amour que ressentent les hommes et l'amour que ressentent les femmes? «On a dit que la beauté est une fleur de vertu. Or, prétendre que cette fleur ne s'épanouit pas chez la femme, que la femme ne donne pas occasion de reconnaître en elle un penchant naturel vers la vertu, ce serait avancer une absurdité. Rien n'est plus juste que ces deux vers du poète Eschyle : "Aux regards pleins de feu que lance la beauté Je sais dire aussitôt : d'un homme elle a goûté." Quoi! un caractère impérieux, libertin, corrompu, laissera ses traces révélatrices errer sur des visages féminins, et la pudeur, la modération ne s'y marqueront par aucun éclat extérieur! Ou bien encore, ces derniers indices existeront, ils frapperont les yeux, mais ils ne produiront aucune sensation et n'exciteront pas l'amour! Ni l'une ni l'autre de ces suppositions n'est raisonnable. Il y a, sous ce point de vue, communauté complète entre les deux sexes, et il semble qu'ils veuillent contribuer pour une part égale - - -. «Maintenant, Daphnée, nous allons combattre les raisonnements produits tout à l'heure par Zeuxippe. Il confond l'amour avec un désir déréglé qui entraîne les âmes vers l'incontinence. Ce n'est pas que Zeuxippe soit persuadé lui-même de cette opinion, mais il l'a souvent entendu professer par des hommes chagrins et qui ne connaissent rien à l'amour. Les uns, par l'appât d'un mince douaire, attirent de malheureuses femmes, les jettent avec leur argent dans les soins du ménage, dans des comptes sordides, et les tiennent sous leur main, se querellant avec elles tout le long du jour. Les autres, plus désireux d'enfants que de femme, imitent les cigales qui déposent leur sperme sur un oignon ou sur une plante du même genre. Ils fécondent en toute hâte le premier corps qu'ils ont rencontré. Ils en prennent le fruit, puis ils disent adieu pour toujours au mariage. Ou bien, s'ils y persistent, ils ne s'inquietent pas de leurs femmes, aussi peu curieux de les aimer que d'être aimés d'elles. Pour moi, la similitude du verbe g-stergein, g-stergesthai (aimer, être aimé), avec le verbe g-stegein (contenir), dont il ne diffère que par la suppression d'une lettre, cette similitude me semble tout d'abord être comme un emblème de la tendresse mutuelle qui, avec le temps et l'habitude, rapproche nécessairement deux époux. Mais, dans les engagements qu'Amour favorisera de son appui et de son inspiration, il en sera comme dans la République de Platon : il n'y aura ni mien ni tien. Ce n'est pas précisément entre amis que tout est commun, mais entre ceux qui, faisant disparaître violemment la séparation opposée par les corps, rapprochent leurs âmes et les fondent ensemble : ils ne pensent plus être deux. Ajoutons un point. Le respect mutuel, si nécessaire dans le mariage, et dont l'observance est moins commandée par un sentiment volontaire que par les circonstances extérieures, que par la loi, que par le décorum, que par la crainte, entraves nombreuses qui "Retiennent le navire ensemble et le dirigent", le respect mutuel, dis je, doit être la constante préoccupation des époux. L'amour, au contraire, est tellement maître de lui, il est tellement pudique, tellement fidèle, que, mis en contact avec une âme déréglée, il la détourne des autres amoureux. Il supprime en elle toute hardiesse; il abat cette humeur altière et indocile, pour la remplacer par la pudeur, le silence, le calme; il lui donne un extérieur modeste, et l'habitue à n'écouter qu'une seule voix. «Vous avez peut-être entendu conter l'histoire de Laïs, cette courtisane si célèbre par ses nombreux amants, qui embrasa pour elle la Grèce entière, ou plutôt dont on se disputa les faveurs sur les deux mers. Dès qu'elle eut été atteinte de l'amour d'Hippolochus le Thessalien, on la vit, "Quittant l'Acrocorinthe et les flots qui l'entourent", fuir secrètement la pléiade nombreuse de ses autres amoureux pour s'en aller vivre honnêtement avec lui. Mais les femmes de la contrée, par haine et par jalousie de ses charmes, l'entrainèrent dans le temple de Vénus, et à coups de pierre la mirent à mort. C'est même de là, selon toute vraisemblance, que le temple est encore aujourd'hui nommé temple de "Vénus Homicide". Nous savons également d'humbles servantes qui refusent de vivre avec leurs maîtres, et des jeunes gens de condition privée qui dédaignent des reines quand l'Amour règne en vainqueur dans leurs âmes. Car de même qu'à Rome la nomination du magistrat souverain créé dictateur frappait, dit-on, de déchéance l'autorité de tous les autres magistrats, de même les coeurs dont Amour prend possession vivent désormais libres et affranchis des autres maîtres et des autres souverains : ce sont comme des esclaves voués au culte d'un seul Dieu. Oui : la femme honnête, qu'Amour aura mise aux bras d'un époux légitime, supporterait plutôt les étreintes des ours et des dragons que de se laisser toucher par un autre homme et que de coucher avec lui. [22] «Bien qu'il y en ait une foule d'exemples, au moins chez vous qui êtes les compatriotes de l'Amour et ses adorateurs fervents, il est néanmoins à propos que je ne passe point sous silence l'histoire de la Gauloise Camma. C'était une femme de merveilleuse beauté, épouse du tétrarque Sinatus. Sinorix, un des plus puissants entre les Gaulois, devint amoureux d'elle; et, convaincu que, le mari vivant, il ne pourrait avoir Camma ni de force ni de bon gré, il fit mourir Sinorix. La jeune veuve trouva un refuge et une consolation à son malheur dans ses fonctions héréditaires de prêtresse de Diane. La plus grande partie de son temps, elle le passait aux pieds de la Déesse, sans recevoir personne; et pourtant, une foule de rois et de puissants seigneurs briguaient sa main. Sinorix eut l'audace de se mettre au nombre des prétendants. Elle ne déclina pas sa poursuite, et elle n'articula aucun reproche sur ce qui s'était passé : comme si l'amour et la passion, sans aucun autre dessein criminel, avait déterminé Sinorix. Celui-ci se présenta donc avec confiance et lui demanda de l'épouser. Camma vint à sa rencontre, lui présenta la main; et, l'ayant conduit devant l'autel de la Déesse, elle versa, de la coupe destinée aux libations, un mélange de vin et de miel que l'on reconnut plus tard pour être empoisonné. A la suite de cette libation elle but, la première, environ la moitié de la coupe, et offrit le reste à Sinorix. Puis, quand elle le vit tomber, elle éclata en sanglots, et, prononçant le nom du mort : «Jusqu'à ce jour, ô le plus cher des époux, s'écria-t-elle, j'ai attendu; et, séparée de toi, je vivais inconsolable. Maintenant, accepte-moi joyeux; j'ai vengé ton trépas sur le plus lâche des hommes, et, de même que j'étais heureuse de partager avec toi l'existence, je le suis de mourir en même temps que lui." On emporta Sinorix dans une litière, et au bout de peu d'instants il expirait. Pour Camma, elle vécut encore tout un jour et toute une nuit; et l'on dit qu'elle vit arriver sa dernière heure avec une fermeté et une joie sans égales. [23] «En raison du grand nombre de faits semblables accomplis et chez nous et chez les Barbares, qui pourrait souffrir que l'on calomnie Vénus, que l'on dise qu'elle ne se joint à l'Amour et ne l'assiste que pour empêcher l'amitié de se produire? C'est de l'amour des garçons, ou plutôt de ce grossier et bestial accouplement, qu'avec un peu de réflexion il faudrait dire : "C'est un plaisir infâme, où Vénus n'a point part". Aussi, ceux qui aiment à se livrer à ce genre de prostitution sont-ils rangés par nous dans la classe des libertins les plus dépravés. Nous ne leur supposons pas le moindre sentiment de bonne foi, de pudeur, d'amitié; et rien n'est plus vrai que ce que Sophocle a dit d'eux : "Privé de tels amis, chacun s'en félicite. Les a-t-on ; constamment on fuit et les évite". Pour ceux qui, sans être nés avec des inclinations perverses, ont été, par surprise ou par violence, obligés de céder et de livrer leur personne, il n'est point d'hommes qui leur inspirent plus de répulsion que les auteurs de cet attentat. Ils leur vouent une haine éternelle, et ils tirent d'eux une vengeance terrible quand l'occasion se présente. Archélaüs tomba sous les coups de Cratéas, dont il avait abusé ; Alexandre de Phères, sous ceux de Pitholaüs. Périandre, le tyran d'Ambracie, demandait à son mignon s'il n'allait pas bientôt accoucher, et celui-ci, transporté de colère, le tua. «Pour les femmes, au contraire, du moins pour les femmes légitimes, la maternité est un principe de tendresse envers leurs époux, et une sorte d'initiation commune à de grands mystères. Le plaisir sensuel en est peu de chose. Mais à sa suite on voit se développer de jour en jour entre les époux plus de déférences et d'égards, plus de tendresse et de confiance : ce qui prouve que les Delphiens ne radotent pas en donnant à Vénus le nom «d'attelage», pas plus qu'Homère, en donnant à l'union conjugale le nom de "tendresse". C'est aussi un argument en faveur de Solon et de la profonde sagesse des lois qu'il a portées sur le mariage. Il avait ordonné que les époux ne se rapprochassent pas moins de trois fois par mois; et certainement, ce n'était pas en vue du plaisir. Quelle était donc sa pensée? Eh bien! De même que les cités renouvellent de temps en temps leurs traités d'alliance, de même Solon voulait que l'on renouvelât le pacte d'hyménée, et que l'on oubliât, dans un rapprochement aussi tendre, les contrariétés qui naissent à chaque instant au sein des ménages. Mais, dira-t-on, il y a bien des crimes, bien des fureurs dans les amours inspirés par des femmes.... Eh quoi ! N'y en a-t-il pas davantage dans ceux des garçons? "Je le vis; et soudain je glissai sur la pente. Quel duvet délicat! quelle tête charmante! Mourir entre ses bras, puis descendre au tombeau, C'est tout ce que j'envie ..." Mais, de même que ces deux passions tiennent quelquefois de l'égarement, ni l'une ni l'autre ne sont l'amour. «Il y aurait donc absurdité à dire que les femmes n'ont pas les autres vertus. Est-il nécessaire de parler de leur sagesse, de leur pénétration, de leur fidélité, de leur justice? Plusieurs n'ont-elles pas, dans de nombreuses occasions, fait preuve d'un courage tout viril, d'audace, de magnanimité? Quoi! on rendrait, sous les autres rapports, hommage à leur mérite, et ce serait en amitié seulement qu'on leur adresserait des reproches, en disant que l'amitié est incompatible avec leur nature ! On produirait là une assertion tout à fait étrange. Les femmes aiment tendrement leurs enfants, leurs maris; et, pour parler d'une manière générale, le dévouement est en elles comme un sol fertile, capable de produire toutes les qualités aimantes, un sol où il n'est pas une place que ne dispute le désir de persuader et de plaire. Toutefois, de même que la poésie, en accommodant aux paroles le charme du nombre, de la mesure et de la cadence, donne plus de vivacité, il est vrai, à ses enseignements, mais aussi plus de danger à ses séductions, contre lesquelles on se met moins en garde; de même la nature, en revêtant les femmes d'agréments extérieurs, en leur donnant le charme du regard, la persuasion de la voix, les attraits irrésistibles du visage, les a, par cela même, armées d'une grande puissance pour entraîner au plaisir et à la séduction si elles sont dissolues, pour s'assurer l'amour et la tendresse de leurs maris si elles sont sages. «Platon, voyant Xénocrate plein de sentiments nobles et élevés, mais trop austère de moeurs, l'engageait «à sacrifier aux Grâces.» A une femme honnête et sage on pourrait conseiller de sacrifier à l'Amour, afin qu'elle habituât son mari à se plaire avec elle dans le gynécée. De cette façon il ne se laisserait pas prendre à une autre liaison, et ne serait pas forcé de dire, comme dans la comédie : "J'accable de chagrins la meilleure des femmes : Je suis un monstre ..." Car, en mariage, aimer est un plus grand bien qu'être aimé. C'est le moyen de s'épargner beaucoup de fautes, ou plutôt c'est supprimer toutes celles qui gâtent et troublent un ménage. [24] «Quant à l'impression et à la douleur causées par le premier acte de l'hymen, n'allez pas, mon cher Zeuxippe, les redouter comme on craindrait une blessure profonde ou une grave déchirure. Y eût-il même, peut-être, ulcération, on ne doit pas s'en inquiéter le moins du monde. Une honnête femme qu'on approche pour la première fois est comme un bel arbre que l'on greffe. Cette déchirure, d'ailleurs, est le début de la grossesse : attendu que l'union ne peut se consommer sans que les deux époux aient à souffrir l'un de l'autre. L'étude des mathématiques est pénible pour ceux qui les commencent, de même que celle de la philosophie pour les jeunes gens : mais pas plus qu'elles ne sont toujours hérissées de difficultés, l'amour ne conserve toujours ses épines. Comme il arrive quand deux liqueurs se combinent ensemble, l'amour semble au commencement produire une certaine fermentation, un certain désordre; mais au bout de quelque temps tout se rassied, se calme, et reprend la disposition la plus solidement assurée. Car le mélange appelé «mélange d'un tout avec un tout» est véritablement celui qui s'opère entre époux amoureux. Le fait de vivre ensemble à d'autres conditions ressemble à ces contacts, à ces entrelacements dont parle Epicure, qui sont suivis de collisions et de séparations brusques. Dans ces derniers rapprochements il n'y a rien qui constitue l'unité que seul produit l'Amour quand il préside au commerce intime de deux époux. «On ne saurait éprouver d'un autre de plus vifs plaisirs, on ne saurait procurer à un autre des avantages plus constants, enfin, aucun attachement ne pourrait se rencontrer plus glorieux et plus enviable "Que dans un bon ménage, où tendrement unis S'accordent deux époux ..." Leur union est protégée par la loi, et la Nature montre clairement que les dieux mêmes, pour procréer en commun, ont besoin de l'Amour. Ainsi, les poètes disent que "la Terre est amoureuse du dieu qui verse les pluies, et que le Ciel est amoureux de la Terre." Les physiciens disent également, que le Soleil aime la Lune, qu'il se rapproche d'elle, qu'il la féconde. Et, s'il est vrai que la Terre soit la mère commune des hommes, qu'elle ait donné naissance à tous les animaux et à tous les végétaux, n'en conclut-on pas nécessairement qu'un jour elle devra périr et complétement s'éteindre, lorsque le puissant Amour, autrement dit un désir émané de Dieu même, aura abandonné la matière, et lorsque celle-ci aura cessé de désirer et de poursuivre ce principe de création et de mouvement qui ne réside pas ailleurs. «Mais prenons garde de nous écarter de notre sujet, ou de paraître nous abandonner à un bavardage inutile. Vous savez que l'amour des garçons est souvent cité pour ses inconstances. On dit, en raillant, que c'est un oeuf qu'un crin coupe en deux, que ceux qui le pratiquent font comme les peuples nomades qui, après avoir passé un printemps dans des endroits verdoyants et couverts de fleurs, décampent soudain en ennemis. Dans un langage plus énergique encore le sophiste Bion disait, que les poils de barbe des mignons étaient autant d'Aristogitons et d'Harmodius, parce qu'en croissant ces poils délivraient leurs amants d'un bel esclavage. Cela serait injuste, appliqué aux amoureux sincères; et le mot d'Euripide est plein de grâce. II disait, en embrassant le bel Agathon qui avait déjà de la barbe, et en le couvrant de baisers : «Ce qui est beau jouit d'un bel automne.» Mais il est certain que l'amour inspiré par une compagne honnête, non seulement conserve sa vivacité quand l'épouse a pris des cheveux blancs et des rides, mais qu'il persiste encore au delà du sépulcre et de la tombe. Contre un bien petit nombre d'amours de garçons dont la constance s'est maintenue, on citerait des milliers d'époux restés, avec autant de dévouement que d'ardeur, fidèles jusqu'au dernier moment à la tendresse qui les unissait. Je veux en citer un exemple qui s'est produit de nos jours et sous le règne de l'empereur Vespasien. [25] «Julius, celui qui avait suscité le soulèvement de la Gaule, comptait, comme il est naturel, un grand nombre de complices, et entre autres un certain Sabinus, homme jeune, plein de courage, et le plus remarquable de ceux de son parti à cause de son crédit et de sa richesse. L'entreprise tentée était grande. Ils échouèrent; et comme ils prévoyaient le châtiment qui leur était réservé, les uns se donnèrent la mort, les autres s'enfuirent. Ces derniers furent repris. Sabinus se trouvait dans des circonstances telles qu'il aurait pu, en tout autre moment, s'échapper sans peine et se réfugier chez les Barbares. Mais il était marié à une épouse la plus vertueuse du monde. Dans son pays elle s'appelait Empone, nom qui en grec répondrait à «héroïne.» Il ne se sentait pas plus capable de l'abandonner qu'il ne pouvait l'emmener avec lui. Il avait dans ses domaines des caveaux souterrains destinés à cacher ses richesses, et connus de deux de ses affranchis seulement. Il éloigna ses autres esclaves sous prétexte qu'il allait se faire périr par le poison, et prenant avec lui les deux serviteurs auxquels il se fiait, il descendit dans ces souterrains. Il dépêchait en même temps vers sa femme son affranchi Martalius pour lui annoncer qu'il avait succombé au poison, et que sa maison des champs avait été brûlée avec son corps. Il voulait que le désespoir bien véritable de sa femme accréditât la nouvelle de sa mort. Ce fut ce qui advint. «Dans l'état même où la trouva cette nouvelle, Empone se précipita le visage contre terre en poussant des lamentations et des sanglots, et elle resta trois jours entiers et trois nuits sans prendre aucune nourriture. Sabinus en ayant été informé eut peur qu'elle ne se laissât tout à fait mourir : il lui envoya dire en secret par Martalius qu'il vivait, qu'il était caché, mais qu'il avait besoin qu'elle continuât encore un peu de temps ces scènes de désespoir, en donnant à son affliction simulée une parfaite vraisemblance. Pour tout le reste Empone joua résolûment ce rôle tragique, de manière à faire croire à sa douleur; mais comme elle brûlait du désir de voir son époux, elle partit une nuit, et elle était de retour le lendemain. Depuis ce moment, et sans que personne s'en aperçût, elle vécut à peu de chose près au fond des Enfers, partageant la retraite de son mari avec lequel elle demeura durant sept mois entiers. «Au bout de ce temps elle déguisa Sabinus en l'habillant, en lui taillant les cheveux, en lui ceignant la tête de rubans, de telle façon qu'il était impossible de le reconnaître; et elle revint avec lui à Rome, sur certaines espérances qui lui avaient été données. Mais n'ayant pas réussi, elle le reconduisit dans le caveau, où elle passait avec lui sous terre la plus grande partie de son existence. Seulement, de temps à autre elle retournait à la ville, et elle y circulait pour s'y faire voir de ses amies et de ses parentes. Mais ce qui est plus incroyable que tout, les compagnes avec qui elle prenait des bains ne s'aperçurent pas qu'elle était devenue grosse. La composition avec laquelle les femmes frottent leurs cheveux pour les rendre roux et brillants comme de l'or, est faite d'une substance grasse, qui donne aux chairs plus d'épaisseur ou de développement, de manière à ce que le corps se dilate ou se gonfle. Elle s'en frotta partout avec profusion, et elle déroba ainsi aux conjectures la grosseur de son ventre, dont le volume s'arron- dissait tous les jours. Quant aux douleurs de l'enfantement, elle les supporta, réduite à elle seule, comme une lionne qui met bas dans son antre, et elle donna à son mari deux enfants mâles, j'allais dire deux lionceaux, qu'elle nourrit de son lait. De ces fils, l'un est mort à la guerre, en Egypte; l'autre était ces jours derniers à Delphes avec nous, et il s'appelle Sabinus. «Pour en revenir à Empone, l'empereur la fit mettre à mort. Mais ce meurtre eut son expiation : car à peu de temps de là toute la postérité du tyran était complétement anéantie. Il est certain que ce règne ne produisit pas de forfait plus hideux, et il n'y eut pas de spectacle dont les dieux et les génies dussent détourner leur regard avec plus d'horreur. Cependant la pitié disparut devant l'admiration inspirée par l'audace et la magnanimité d'Ernpone, lorsqu'on la vit exciter au plus haut degré la fureur de Vespasien. Elle déclara qu'elle n'acceptait aucune grâce, et qu'elle demandait à être réunie à Sabinus. Oui, dit-elle, dans les ténèbres et sous la terre j'ai vécu plus heureuse que toi sur ton trône. [26] «Là, dit mon père, se termina cet entretien sur l'amour. Nous étions près de la ville de Thespis. Nous vîmes un homme qui accourait en toute hâte. C'était Diogène, un des amis de Pisias. Bien qu'il fût encore assez loin de nous, Soclarus lui cria : «Ce n'est sans doute pas la guerre que vous venez nous annoncer?» — «N'aurez-vous pas, répondit Diogène, des paroles de meilleur présage ! Le mariage se célèbre. Hâtez-vous : on vous attend pour le sacrifice.» Tout le monde fut ravi de joie, et Zeuxippe demanda si Pisias était encore furieux. — «Au contraire, répondit Diogène : lui qui opposait une si grande résistance, il a tout le premier cédé aux voeux d'Isménodora. A l'heure présente il est le mieux disposé du monde. Il a mis une couronne, une robe blanche, et il est capable de conduire en pleine place publique tout le cortége au temple du dieu Amour.» — «Par Jupiter donc, dit mon père, allons ! Nous aurons à rire de notre homme, et nous ferons nos dévotions au dieu : car évidemment il est satisfait, et il accorde une assistance favorable à tout ce qui se passe en ce moment.»