[0] Codex 265 – Démosthène, discours. [1] J'ai lu toutes les oraisons de Démosthène, ou peu s'en faut. Il y en a soixante cinq qui passent pour être de lui ; celles qu'il prononça devant le peuple l'emportent, au jugement de plusieurs, sur celles qu'il prononça devant le Sénat. [2] Son oraison sur Halonese, ou sa seconde contre Philippe, car elle porte aussi ce titre, est rejetée de quelques-uns, parce qu'elle ne s'accorde pas avec le discours que fit Démosthène au sujet de la lettre de Philippe aux Athéniens. Ces critiques s'appuient encore sur la diction, le style et la composition de cette pièce, qui de tous ces côtés leur paraît peu digne de Démosthène. A dire le vrai, le style en est lâche, décousu et fort diffèrent du style ordinaire de cet orateur : c’est pourquoi quelques-uns la donnent à Hégésippe. Pour moi je sais qu'assez souvent différents orateurs font des discours qui se ressemblent et que souvent aussi le même orateur en fait qui ne se ressemblent point, par la raison que la faculté de parler, non plus que les autres, n’est pas toujours égale et invariable, surtout dans ces discours que l'occasion ou la conjoncture fait naître. J'ai donc remarqué comme les autres, la différence de style qui se trouve dans cette seconde Philippique; mais je n'en suis pas plus en état de décider si elle est de Démosthène, ou d'Hégésippe. Il en est de même de l'oraison qui a pour titre, Des conditions à Alexandre ; on aime mieux l'attribuer à Hypéride, parce que Démosthène, supérieur à tous les orateurs dans les autres parties de son art, les surpasse encore plus dans le choix des mots. Or il se trouve dans cette oraison des termes, qui bien loin d'être choisis, ne sont nullement faits pour entrer dans un tel discours. [3] D'autres veulent que les deux oraisons contre Aristogiton ne soient point de Démosthène : mais ils ne nous disent point de qui elles sont ; ils en font, pour ainsi parler, des bâtards à qui ils ne donnent point de père : Denys d'Halicarnasse est un de ces censeurs, sans beaucoup s'embarrasser de dire sur quoi il appuie son préjugé. Cependant Aristogiton nous apprend lui-même que Démosthène a plaidé contre lui et son témoignage doit assurément l'emporter sur la preuve négative que l'on tire du sentiment de Denys. En effet, qu'Aristogiton se soit défendu et de toute sa force, on n'en peut douter après l'apologie qu'il publia contre l'accusation de Démosthène et de Lycurgue. [4] Il y en a qui rejettent aussi l'oraison contre Midias et l'oraison contre Eschine, parce qu'elles leur paraissent s'éloigner de la manière, ou plutôt du caractère de Démosthène. En effet, disent-ils, dans l'une et dans l'autre, il n'employé que des raisonnements faibles ; il semble moins combattre qu'escrimer : et par cette raison, quelques-uns prétendent que ni l'une ni l'autre n'a été faite pour voir le jour et qu'elles ne devaient jamais sortir de son cabinet ; en quoi ils marquent du moins plus de circonspection que les autres. [5] Mais que diront-ils donc d'Aristide, qui rebat les mêmes idées jusqu'au dégoût et qui au lieu de se renfermer dans de justes bornes, donne souvent dans l'excès, dans le superflu ? Cependant ils ont quelque raison de penser comme ils font, que Démosthène n'a pas mis la dernière main à son oraison contre Eschine ; car nous voyons en effet que les preuves les plus faibles et les moins claires, sont celles qu'il y traite les dernières : plus occupé, ce semble, des mots que des choses. Il est en cela bien différent de Lysias dans son oraison contre Mnésiptoleme, où cet orateur toujours également touchant, également prenant, conserve son feu et fait exciter l'indignation de l'auditeur encore plus fortement sur la fin, que dans les autres parties de son discours. Il y en a qui croient que l'oraison sur les prévarications d'Eschine dans son ambassade, quoique prononcée, n'a jamais été ni travaillée, ni entièrement écrite : ils la regardent comme une simple esquisse ; sur quel fondement ? Parce qu'après plusieurs épilogues dont ce discours est rempli, Démosthène revient à des objections qu'il a déjà réfutées et les réfute encore de nouveau : ce qui leur paraît être contre les règles et marquer du dérangement, [6] L'oraison pour Satyrus et pour sa tutelle contre Charidème, est attaquée par les uns et défendue par les autres ; les critiques les plus judicieux la croient de Démosthène : Callimaque moins éclairé l'attribue à Dinarque et quelques-uns la donnent à Lysias. Mais ni la circonstance du temps, ni le fond des choses, ni la manière dont tout ce discours est écrit, ne cadrent avec leur sentiment. Au contraire, ce style périodique et soutenu que l'on y remarque et ces traits obliques, accompagnés de tant de véhémence, font sentir que c’est Démosthène qui parle. On voit briller ces beautés dès l'exorde ; dans la suite un choix de mots qui ne se dément point et une composition extrêmement châtiée. A quoi on le reconnaît encore, c’est à ce fréquent usage qu'il aime tant à faire des figures et qui met tout à la fois tant de force et de variété dans le discours : car il employe tantôt l'interrogation, tantôt la subjection, tantôt cette figure qui entasse plusieurs choses les unes sur les autres et qui retranche les liaisons, afin de rendre le discours plus rapide; ajoutez à cela une diction toujours régulière, toujours, ornée, mais dont l'ornement ne nuit ni à la force, ni à la clarté ; enfin des périodes qui ont toujours toute leur perfection. [7] Car de ne négliger jamais sa composition et de renfermer tout dans des périodes, c’est un mérite qui est commun à Démosthène, à Isocrate et à Lysias ; mais avec cette différence, qu'Isocrate donne peut-être un peu trop d'étendue à les périodes, que Lysias en donne trop peu aux siennes et que Démosthène seul tient ce juste milieu qui a tant de grâces. [8] Le Sophiste Libanius et quelques autres estiment que l'oraison concernant la paix, a été composée par Démosthène, mais qu'elle n'a jamais été prononcée. A dire le vrai, en accusant Eschine d'avoir conseillé aux Athéniens d'accorder le droit d'Amphictyonat à Philippe et en le reprenant aigrement, comme il fait, de cette démarche, il semble se condamner lui-même ; car il avait donné le même conseil aux Athéniens, on n'en peut pas douter. [9] Il y en a suffi qui veulent que l'oraison contre Nééra, ne soit point de lui : ils la trouvent trop lâche, trop négligée. Ils rejettent pareillement son discours sur l'amour et cet éloge funèbre que nous avons sous son nom. [10] On prétend que Démosthène avait vingt-quatre ans, quand il fit son oraison contre Leptine. Le critique Longin dit que l'exorde de cette pièce est du genre contentieux. Ce Longin vivait sous l'empire de Claude : il était en grande réputation dans le temps que Zénobie régnait à Osroène et il l'aida de ses conseils après la mort de son mari Odénate. Quelques Anciens ont écrit que cette reine avait quitté la religion des Gentils pour embrasser celle des Chrétiens. Quoiqu'il en soit, Longin a jugé ainsi de cet exorde. D'autres veulent, contre toute raison, qu'il soit du genre moral. Car cette oraison contre Leptine a fourni aux Rhéteurs ample matière de discourir et surtout à Aspasius, qui, se me semble, n'est pas fort bien· entré dans le plan de cette pièce. L'oraison contre Midias n'a pas moins causé de division parmi les critiques ; les uns la soutenant du genre pathétique et véhément ; les autres du genre propre aux affaires et qui tient plus des mœurs que des passions. Pour moi, je la crois mixte ; car aux endroits qui demandent du pathétique, je vois que le poids de l'expression, la force des arguments, le nombre et l'harmonie du discours, tout annonce une prononciation véhémente ; et aux endroits destinés à la discussion des faits, je vois de la modération, moins de passion que de sentiment : en un mot, ce que nous appelons des mœurs, caractère que· Démosthène garde dans cette oraison et dans plusieurs autres, mais qu'il garde à sa manière. Car il ne faut pas croire que dans une plaidoirie contentieuse, un orateur puisse toujours être humain, doux et modéré arec son adversaire ; il s'échappe quelques fois, particulièrement quand il y est entraîné par un naturel impétueux, comme il est arrivé à Aristide et à Démosthène. C’est que l'art dirige peu la volonté et qu'il ne corrige le naturel, qu'autant qu'il est souple et flexible. Démosthène fit ses Olynthiennes à trente-huit ans ; ce sont trois harangues au peuple d'Athènes, pour lui persuader d'envoyer contre Philippe du secours aux Olynthiens qui en demandaient par une ambassade. [11] Démosthène était fils d'un père de même nom : sa mère s'appelait Cléobule : il était de Péanie l'un des bourgs de l’Attique. A l'âge de sept ans, il perdit son père et il vécut avec une soeur cadette chez sa mère, qui le mit sous la discipline d'Isocrate, dès qu'il en fut capable : d'autres disent sous celle d'Isée, qui tenait alors une école à Athènes et qui se donnait pour l'émule de Thucydide et du philosophe Platon : car on parle différemment de son éducation et de ses maîtres. Quand il fut en âge, voyant son bien fort diminué, il plaida contre ses tuteurs ; ils étaient trois, Aphobus, Théripide et Démophon, ou Démeas, comme d'autres l'appellent. Il les fit condamner à lui payer chacun dix talents : mais dans la suite, il leur remit cette somme et les quitta même du remerciement. Quelque temps après il fut élu Surintendant du théâtre : dans l'exercice de cet emploi insulté et frappé par Midias, il le cita en justice et plaida lui-même la cause ; mais s'étant accommodé avec l'agresseur pour la somme de trois mille drachmes, il se désista de son accusation. [12] On prétend que né avec plusieurs défauts qui auraient pu l'empêcher de parler en public ; il les surmonta tous par son application. A l'âge où les autres jeunes gens se livrent au plaisir, lui il s'enfermait dans un lieu souterrain, la tête à demi-rasée, afin de n'être pas même tenté d'en sortir et là il vaquait à l'étude et à la philosophie. Le lit le plus étroit et le plus dur, était celui qui lui plaisait davantage, parce qu'il le rendait plus matinal. Sa langue se refusait à la prononciation de l’r ; il sut si bien l'y accoutumer, qu'il la prononça ensuite comme un autre. On l'avertit qu'en déclamant il lui arrivait de hausser une épaule plus que l'autre : pour s’en corriger il attachait un fer pointu-au plancher et s'exerçait immédiatement dessous, afin que si ce mouvement irrégulier venait à lui échapper, il en fût puni sur l'heure. [13] Pour s'aguerrir contre ces assemblées tumultueuses du peuple, si capables d'intimider un orateur, il allait se promener au port de Phalère et déclamait sur le bord de la mer, dont le mugissement et les vagues sont une image assez naturelle de ce qui arrive dans ces assemblées. Souvent il déclamait devant un miroir de toute sa grandeur, afin d'observer ses gestes et de leur donner plus de grâce et de régularité. [14] Il était né avec une difficulté de respirer, qui ne lui permettait pas de prononcer de suite une longue période ; voulant vaincre cet empêchement, il donna mille drachmes au comédien Néoptoleme, qui entreprit de lui rendre l'haleine moins courte et qui y réussit. Car voyant que les conduits par où l'air extérieur entre et rafraîchit sans cesse le poumon, étaient fort serrés dans le jeune homme, il lui conseilla de tenir une olive dans sa bouche et de s'accoutumer à courir dans des lieux qui allaitent en pente. Le fruit de cette olive amollie par la salive et serrée dans la bouche par la rapidité du mouvement, passait du palais dans le nez et sortait par les narines : en forte que l'organe de la respiration et de la voix le trouvait insensiblement élargi et plus propre aux fonctions de l'orateur. [15] Lorsqu'il s'adonna à la politique, il trouva sa ville partagée entre deux factions : l'une était pour Philippe, l'autre pour la liberté. Il prit le parti le meilleur, celui d'un homme de bien, d'un bon républicain ; il suivit l'exemple d'Hypéride, de Nausiclès, de Polyeucte, de Diotime et en peu de temps il procura à Athènes des alliés puissants, tels que les Eubéens, les Thébains, les Béotiens, les Corcyréens, les Corinthiens et plusieurs autres. [16] Un jour qu'il avait été sifflé dans l'assemblée du peuple, comme il s'en retournait chez lui, triste et abattu, il fut rencontré par Eunomus, vénérable vieillard, qui fâchant le sujet de son chagrin, lui dit qu'il fallait se mettre au dessus de ces accidents et avoir bon courage. Andronic célèbre acteur, le consola aussi, en l'assurant que ses harangues étaient admirables et il s'y connaissait : seulement, ajouta-t-il, on y pourrait désirer quelque chose quant à l'action. Sur quoi Démosthène le pria de lui donner des leçons, jusqu'à ce qu'il fût content de sa manière de prononcer, qui en effet fut bientôt perfectionnée sous un si excellent maître. Aussi quand on lui demandait quelle était la première partie de l'art oratoire, il répondait toujours que c'était l'action. Et la seconde ? l'action. Et la troisième ? l'action : donnant par là à entendre que de toutes les parties de l'éloquence celle qui a le plus d'empire sur l'esprit de la multitude, c'est la prononciation et l'action. Mais afin que rien ne lui manquât non plus, du côté de la Dialectique, il voulut étudier aussi sous Eubulide de Milet qui passait pour le plus grand Dialecticien de son temps. Démétrius de Phalère rapporte que Démosthène avait coutume de jurer par la terre, par l'eau, par les fleuves, les fontaines et qu'un jour ce jurement ayant excité un grand murmure dans l'assemblée du peuple, il jura aussi par Esculape, dont il prononça le nom grec, en faisant l'antépénultième aiguë. [17] On dit que Philippe de Macédoine ayant lu quelques harangues que Démosthène avait prononcées contre lui, plein d'admiration avoua de bonne foi, que lui-même il se serait laissé entraîner et lui aurait donné l'armée à commander. Et quelqu'un lui demandant quelles oraisons il aimait le mieux, de celles de Démosthène, ou de celles d'Isocrate: Démosthène est un soldat, répondit-il et Isocrate un athlète. [18] Après le fameux jugement qui intervint au sujet d'une couronne décernée par Ctésiphon à Démosthène, Eschine condamné à l'exil, s'était déjà mis en chemin ; Démosthène courut à cheval après lui et l'ayant atteint, il l'embrassa, le consola, lui donna un talent et lui offrît toute sorte de services. Eschine demeura interdit, car voyant Démosthène galoper après lui, il n'avait pas douté que ce ne fût pour lui insulter dans son malheur. Se couvrant donc la tête, il était prêt à se jeter à ses genoux, quand Démosthène eut avec lui le procédé que je viens de dire, plus digne d'un philosophe que d'un orateur. Et comme il exhortait Eschine à supporter courageusement son exil : Ah, dit Eschine, comment puis-je ne pas regretter une ville où je trouve dans un ennemi plus de générosité qu'on n'en trouve ailleurs dans ses amis? Démosthène chargé de pourvoir à l'abondance des vivres dans Athènes, fut accusé de malversation ; mais aussitôt il fut absous. Après la prise d'Elatée, il se trouva à la bataille de Chéronée et il y fit mal son devoir : car on dit qu'il quitta son rang et prit la fuite. On ajoute que sa tunique s'étant accrochée à un buisson, il se crut poursuivi par l'ennemi et lui cria : "La vie, la vie". On trouva sur le champ de bataille son bouclier, où il y avait une fortune pour symbole. [19] Il fit ensuite l'oraison funèbre de ceux qui avaient péri dans le combat. Si l'on a égard à l'état où était alors Démosthène, cette pièce ne paraîtra pas absolument indigne de lui, mais elle est fort inférieure à ses autres harangues. Quelque temps après, il fut chargé de faire relever les murs d'Athènes ; il y mit du sien et beaucoup plus encore à la décoration des spectacles : il monta ensuite une galère et se transporta chez tous les alliés de la République, pour les engager à contribuer de leurs deniers aux dépenses communes de l'Etat. Par ces grands services, il mérita plusieurs fois d'être couronné d'une couronne d'or, à la réquisition de Démotele, d'Aristonic, d'Hypéride et en dernier lieu de Ctésiphon. A cette dernière fois le décret de Ctésiphon fut attaqué par Diotote et par Eschine, comme porté contre les lois : Démosthène en prit la défense, plaida lui-même sa cause et la gagna. [20] Dans le temps qu'Alexandre passait en Asie, Harpalus voulant se retirer à Athènes avec tous ses trésors, Démosthène ne fut pas d'avis qu'on l'y reçût ; mais Harpalus ne laissa pas d’y aborder et Démosthène le voyant arrivé, changea de sentiment : on a dit qu'il avait reçu de lui mille dariques. Les Athéniens voulaient livrer Harpalus à Antipater, Démosthène s'y opposa; il ordonna que ses richesses fussent mises en dépôt dans la citadelle d'Athènes : mais le peuple ne sut point à quelle somme elles montaient. Harpalus soutenait qu'il avait apporté sept cents talents et qu'ils avaient été portés dans la citadelle : cependant on n'y en trouva guère plus de trois cents. Après qu'Harpalus se fut sauvé de prison et qu'il eût passé en Crète selon quelques-uns et selon d'autres, à Tenare, ville de la Laconie, Démosthène fut accusé de s'être laissé corrompre. Hypéride, Pythéas, Menesechme, Himerée et Proclès le citèrent devant les Juges et sur leur accusation, il fut condamné par arrêt de l'Aréopage. Aussitôt il s'embarqua et se sauva, n'ayant pas le moyen de payer l'amende à laquelle il avait été condamné et qui passait cinq fois la somme qu'on prétendait qu'il avait touchée : et on l'accusait d'avoir reçu trente talents. [21] Quelques-uns disent qu'il n'attendit pas le jugement et que voyant les Juges disposés à le condamner, il les avait prévenus par sa fuite. [22] Quelque temps après, les Athéniens députèrent Polyeucte aux Arcadiens, pour tâcher de les détacher de l'alliance de la Macédoine ; Polyeucte n'ayant pu les persuader, Démosthène prit la parole, harangua à son tour et leur persuada tout ce qu'il voulut. La renommée eut bientôt publié ce prodigieux effet de son éloquence ; au bout de quelques jours les Athéniens donnèrent un décret pour son rappel et envoyèrent une galère qui le ramena à Athènes. Ils ordonnèrent de plus, qu'au lieu d'exiger de lui les trente talents, on élèverait une statue à Jupiter dans le Pirée. Démosthène ainsi rappelé, gouverna sa République comme auparavant. [23] Mais dans la suite Antipater ayant pris Pharsale et menaçant les Athéniens d'assiéger leur ville s'ils ne lui livraient leurs orateurs : Démosthène prit le parti de chercher son salut dans la fuite et se réfugia d'abord à Egine. Ne s'y croyant pas en sureté et appréhendant toujours la colère d'Antipater, il vint à Calaurée. Là il apprit que les Athéniens avaient pris la résolution de livrer leurs orateurs et de le livrer lui-même : à cette nouvelle, il alla se réfugier dans le temple de Neptune, comme suppliant. Archias à qui son acharnement contre les exilés avait attiré le sobriquet de le Veneur, l'étant venu trouver, voulut l'engager à sortir du temple et à bien espérer de la bonté d'Antipater, mais Démosthène ne s'y fia pas : Mon ami, lui dit-il, tu ne m'as jamais persuadé quand tu faisais le personnage de Comédien. À présent que tu fais un autre métier, tu ne me persuaderas pas plus ; sur quoi Archias se prépara à lui faire violence : mais il en fut empêché par les habitants de Calaurée. Alors Démosthène avec un courage et une fermeté admirable, Calauréens, leur dit-il, je me suis réfugié dans votre temple, non pour y conserver ma vie, mais pour convaincre à jamais les Macédoniens d'impiété et de violence envers les Dieux. Là-dessus il demanda des tablettes et l'on dit qu'il y écrivit une inscription en deux vers, que les Athéniens firent mettre depuis à sa statue et dont voici à peu près le sens. [24] Si j’avais su aussi bien combattre que parler, ô ma chère Patrie, tu n'aurais pas subi le joug de Philippe. C’est du moins ainsi que le rapporte Démétrius Magnus. D'autres disent qu'il n'écrivit que ces mots, par où il semblait commencer une lettre : Démosthène à Antipater, salut. Presque tous conviennent qu'il s'empoisonna, soit en avalant une potion, soit en suçant le bout de la plume dont il écrivit et qu'il avait frotté de poison, soit en recourant à sa bague, ou à un bracelet où l'on prétend qu'il conservait du poison pour s'en servir dans la nécessité. Cependant quelques-uns ont dit qu'il s'était fait mourir à force de retenir son haleine et faute de respiration. [25] Il était âgé de soixante huit ou dix ans et il y en avait vingt-deux qu'il était à la tête des affaires. Il laissa d'une femme distinguée par son mérite deux enfants, qui peu après furent nourris aux dépens de l'Etat dans le Prytanée, où leur père était peint avec une épée à la ceinture, tel qu'il était lorsqu'il harangua contre Antipater, qui demandait qu'Athènes lui livrât ses orateurs. Les Athéniens n'oublièrent rien pour honorer sa mémoire et entre autres marques d'estime, ils lui élevèrent une statue dans la place publique. [26] Nous avons de lui un bon nombre de sentences et d'apophtegmes, qu'il savait placer à propos et que ses amis ont transmis à la postérité. [27] Un jour que l'assemblée du peuple avait été fort tumultueuse, jusqu'à ne vouloir pas écouter l'orateur, "Athéniens", leur dit Démosthène, "je n'ai que deux mots à vous dire et deux mots absolument nécessaires". Par là s'étant fait prêter silence, "Un jour d'été", continua-t-il, "un jeune homme de Mégare loua un âne pour aller aux champs ; il monte dessus et part ; le maître de l’âne suivait à pied : sur le milieu du jour, ne pouvant plus l'un et l’autre apporter l’ardeur du Soleil, le jeune homme descend et se met à l’ombre sous l'âne. Le maître lui dispute la place : vous avez loué mon âne, dit-il, mais non pas l’ombre qui est dessous. L'autre répond qu'il a loué l’âne avec toutes ses circonstances et dépendances, grand débat entre eux". Là, Démosthène voulut descendre de la Tribune ; le peuple le retint et le pria de continuer. "Hé quoi, Athéniens, leur dit-il, quand je vous fais un conte d'enfant, vous ne vous lassez pas de m'entendre ; et quand je vous parle d'affaires sérieuses, où il s'agit de votre fortune et de votre liberté, vous ne m’écoutez pas" ? On lui avoir donné le sobriquet de Batalus ; les uns disent, parce que dans son jeune âge il aimait à être paré comme une femme : les autres, parce que sa nourrice lui avait donné ce nom par mignardise ; d'autres, au nombre desquels est le Sophiste Libanius, parce qu'il était né délicat et valétudinaire. Aussi n'avait-il jamais voulu tâter des exercices de la gymnastique, à quoi les jeunes Athéniens s'adonnent du moins quelques années. Il n'en fallait pas davantage, pour lui mériter la réputation d'efféminé et pour le faire appeler Batalus. Car il y eut anciennement un joueur de flûte, nommé Batalus, qui porta le premier une chaussure de femme au théâtre et qui gâta la scène par ses airs mous et efféminés. De là vient que tout efféminé a depuis été appelé de ce nom.