[4,0] LIVRE QUATRIEME - VOYAGE DE LA MESSÉNIE. [4,1] CHAPITRE PREMIER. Les Messéniens suivant qu'il a plu à Auguste de les borner du côté de la Laconie, confinent aujourd'hui avec les Géréniens par un bois limitrophe, qui se nomme le bois Choerius. On dit que la Messénie, qui était autrefois inculte et inhabitée, commença à se peupler de la manière que je vais raconter. Après la mort de Lélex, qui régnait dans cette partie de la Grèce, que l'on appelle aujourd'hui la Laconie, et qui du nom de son souverain s'appelait alors la Lélégie, Mylès, son fils aîné, lui succéda. Polycaon, le cadet, mena une vie privée jusqu'à ce qu'il eût épousé Messène, native d'Argos, fille de Triopas, et petite-fille de Phorbas. Cette princesse, fière de la grandeur de son père, qui, en puissance et en autorité l'emportait sur tous les Grecs, ne put souffrir de se voir déchue de son rang, et mariée à un simple particulier ; elle persuade à son mari de se faire roi, à quelque prix que ce soit : il lève des troupes à Argos et à Lacédémone, entre à main armée dans la contrée dont je parle, s'en empare, et, en considération de sa fèmme, donne le nom de Messénie à tout le pays. Aussitôt il bâtit plusieurs villes, et entr'autres Andanie, dont il fait la capitale de son royaume; car avant que les Thébains eussent défait les Lacédémoniens à Leuctres, et qu'ensuite ils eussent bâti sous Ithome la ville de Messène, qui subsiste encore à présent, je ne crois pas qu'il y eût aucune ville de ce nom. C'est une conjecture que je tire particulièrement des poèmes d'Homère ; car, dans l'Iliade, ce poète faisant le dénombrement des troupes qui étaient venues au siège de Troye, nomme les villes qui avaient envoyé du secours, Pylos, Arène, plusieurs autres, et ne fait nulle part mention de Messène; dans l'Odyssée il donne à entendre que les Messéniens composaient alors non une ville, mais une nation, quand il dit qu'Ulysse alla en Messénie redemander trois cents moutons que les Messéniens avaient enlevés dans Ithaque. Mais il s'explique encore plus nettement, lorsqu'en parlant de l'arc dont Iphitus avait fait présent à Ulysse chez Orsiloque, il dit que ces deux héros s'étaient rencontrés dans la Messénie. En effet, Orsiloque demeurait à Phères, ville de la Messénie, et le poète nous l'apprend lui-même en racontant le voyage de Pisistrate et de Télémaque, à la cour de Ménélas. "A Phéres arrivés ils vont chez Dioclès, Digne fils d'Orsiloque". Les premiers donc qui aient régné dans cette contrée, ce sont Polycaon, fils de Lélex, et Messène, femme de Polycaon; ce fut même à cette princesse que Caucon venant d'Eleusis, apporta le culte et les cérémonies des grandes déesses. Caucon était fils de Célénus, et petit-fils de Phlyus. Quant à Phlyus, les Athéniens le disent fils de la Terre; ce qui s'accorde avec l'hymne que Musée a faite pour les Lycomèdes, en l'honneur de Cérès. Plusieurs années après Caucon, Lycus, fils de Pandion, rendit le culte des grandes déesses beaucoup plus auguste ; encore aujourd'hui, les Messéniens ont un bois qu'ils nomment le bois de Lycus, et où l'on prétend qu'il purifia tous ceux qui étaient initiés à ces mystères. Que ce bois subsiste encore dans la Messénie, Rhianus de Crète nous le témoigne par ce vers : "Auprès de l'âpre Elée est le bois de Lycus". Et que ce Lycus fût fils de Pandion, nous le voyons attesté par des vers qui sont au bas de la statue de Méthapus ; car Méthapus arrangea tout ce qui concernait les cérémonies du culte de Cérès ; il était Athénien de naissance, et s'entendait parfaitement bien aux choses qui regardent la religion. Ce fut lui qui institua la religion et les mystères des Cabires chez les Thébains, et qui consacra sa propre statue dans un lieu affecté à la demeure des Lycomèdes, avec une inscription qui renferme bien des particularités, et qui est fort propre à éclaircir le point que je traite. Cette inscription porte en premier lieu que Méthapus, qui probablement rapportait son origine à Mercure, avait répandu chez les Grecs le culte de la fille aînée de Cérès, c'est-à-dire, de Proserpine ; secondement, que Messène avait institué des fêtes en l'honneur des grandes déesses, suivant le rite et les cérémonies qu'elle tenait de Caucon, petit-fils de Phlyus ; troisièmement, que Méthapus étant venu à Andanie, avait été surpris de voir que Lycus, fils du vieux Pandion, eût transporté ces mystères d'Athènes en cette ville de la Messénie ; d'où il résulte que Caucon, petit-fils de Phlyus, était venu voir Messène, que Lycus vint ensuite à Andanie, et que cette ville fut dans ce pays le premier siège des mystères de Cérès et de Proserpine. En effet, il me paraît bien raisonnable que Polycaon et Messène, qui avaient choisi cette ville pour la capitale de leur royaume, en fissent aussi le centre de la religion du pays. [4,2] CHAPITRE II. J'ai fait ce que j'ai pu pour découvrir quelle a été la postérité de Polycaon et de Messène ; j'ai feuilleté le poème des femmes illustres, les poésies de Naupacte et tout ce que Cinéthon et Asius ont écrit en vers sur les généalogies des anciens, je n'y ai rien trouvé qui eut rapport à ce sujet; car le poème des femmes illustres parle seulement d'un Polycaon, fils de Butès, qui épousa Evechmé, fille d'Ilyllus et petite-fille d'Hercule ; mais il n'y est fait aucune mention de Messène, ni de son mari. Si l'on s'en rapporte aux Messéniens, la postérité de Polycaon ne dura pas plus de cinq générations ; ensuite ils déférèrent la couronne à Périéres, fils d'Eole et l'invitèrent à en venir prendre possession. Durant son règne Mélaneüs vint à sa cour; il tirait si bien de l'arc qu'à cause de son adresse on le disait fils d'Apollon. Périérès en fit tant de cas, qu'il lui donna ce petit canton qui se nomme aujourd'hui Carnasion, et que l'on appelait alors l'OEchalie, du nom de la femme de Mélanéüs. Comme l'histoire grecque a ses points contestés, les Thessaliens et les Eubœens ne s'accordent pas sur celui dont il s'agit; car les premiers prétendent qu'Eurytium, qui est présentement un mauvais village, était autrefois la ville d'OEchalie. Créophile, dans son Héraclée, s'accorde avec les Euboeens. D'un autre côté Hécatée de Milet, dans son histoire de Scio, dit qu'Œchalie faisait portion du territoire d'Erétrie. Mais le sentiment des Messéniens me paraît plus probable pour plusieurs raisons, et sur-tout à cause d'une particularité, que je raconterai dans la suite, touchant les cendres d'Eurytus. Périérès épousa Gorgophone, fille de Persée, de laquelle il eut deux fils, Apharéüs et Leucippe, qui après la mort de leur père régnèrent l'un et l'autre en Messénie ; mais Apharéüs se rendit le plus puissant : durant son règne il bâtit la ville d'Arène qu'il appela ainsi du nom de la fille d'CEbalus, qu'il avait épousée, et qui était sa soeur utérine ; car sa mère Gorgophone s'était remariée à OEbalus; j'ai déjà parlé deux fois de cette princesse dans l'histoire d'Argos et dans celle de la Laconie. Apharéüs bâtit donc, comme j'ai dit, la ville d'Arène, et recut chez lui Nélée, son cousin germain, fils de Créthéüs et petit-fils d'Eole, que l'on surnommait Neptune. Nélée, chassé d'lolcos par Pélias, s'était réfugié auprès d'Apharéüs, qui non seulement lui donna une retraite dans ses états, mais lui en abandonna toute la côte maritime, où il y avait plusieurs villes et entr'autres Pylos, que Nélée choisit pour le lieu de sa résidence. Lycus, fils de Pandion, chassé d'Athènes par son frère Egée, vint aussi à Arène, et il apprit à Apharéüs à sa femme et à ses enfants les cérémonies des grandes déesses, comme Caucon avait autrefois initié Messène aux mêmes mystères dans la même ville cl'Andanie. Apharéüs eut deux fils, Idas et Lyncée ; Idas, l'aîné, fut renommé pour son courage; Lyncée, si l'on en croit Pindare, avait les yeux si perçants, que de fort loin il voyait jusques dans le tronc d'un arbre. Je n'ai pu savoir s'il avait laissé quelque postérité. Pour Idas, il eut de Marpessa une fille, nommée Cléopâtre, qui fut femme de Méléagre. L'auteur des poésies cypriennes dit que Protésila, qui, lorsque la flotte des Grecs aborda à la Troade, eut le courage de sauter le premier à terre, avait épousé Polydora, fille de Méléagre et petite-fille d'Œnéüs ; si cela est, trois princesses de suite, et de même sang, la grand'mère, la mère et la fille eurent cela de commun et de singulier tout à la fois, qu'ayant toutes trois perdu leurs maris, elles ne purent se résoudre à leur survivre, et aimèrent mieux les accompagner au tombeau. [4,3] CHAPITRE III. Dans la suite, les fils d'Apharéüs combattirent contre les Dioscures, leurs cousins germains, pour, un troupeau de boeufs ; Lyncée fut tué par Pollux ; et Idas, frappé de la foudre, mourut bientôt après ; de sorte que la famille d'Apharéüs se trouva éteinte faute de mâle. Alors l'empire des Messéniens passa à Nestor, fils de Nélée, qui réunit en sa personne le royaume d'Idas et tout ce qui en avait été démembré, à la réserve de cette partie qui reconnoissait la domination des eenfants d'Esculape ; car ces peuples tiennent que les fils d'Esculape vinrent de la Messénie au siège de Troye, et qu'Esculape, leur père, était fils, non de Coronis, mais d'Arsinoé, fille de Leucippe ; ils attestent, comme le lieu de sa naissance, un village de la Messénie, qui se nomme encore Tricca, quoiqu'aujourd'hui désert, et ils citent des vers d'Homère, par lesquels Nestor console Machaon, dangereusement blessé d'un coup de flèche ; car, disent-ils, ce qui attendrissait ainsi Nestor, c'est que le roi Machaon était son voisin et de même contrée que lui. On voit à Gérénie le tombeau de Machaon, et à Phérès un temple qui lui est dédié, ce qui semble. confirmer l'opinion de ces peuples. Quoi qu'il en soit, après la guerre de Troye, Nestor de retour à Pylos, étant venu à mourir, les Héraclides soutenus des Doriens, chassèrent de la Messénie les descendants de Nélée, qui ne se maintinrent sur le trône que l'espace de deux générations. Il faut se souvenir ici de ce que j'ai déjà raconté de Tisamène ; j'ajouterai seulement que les Doriens ayant donné le royaume d'Argos à Téménus, Chresphonte leur demandait pour lui la Messénie, alléguant qu'il était l'aîné, et qu'il devrait, par conséquent, être préféré aux enfants d'Aristodème, car Aristodème était déjà mort, Mais d'un autre côté, Théras, fils d'Autésion, s'opposait fortement à la prétention de Chresphonte ; il était originairement Thébain, et, par cinq degrés de générations, remontait jusqu'à Polynice, fils d'OEdipe. Théras agissait comme tuteur des enfants d'Aristodème, et comme étant leur oncle, car Aristodème avait épousé Argia, fille d'Autésion. Cependant Chresphonte, qui souhaitait passionnément la Messénie, après s'être assuré de la bonne volonté de Téménus, fit semblant de consentir que le sort en décidât. Téménus prend une bouteille, l'emplit d'eau, y jette deux petites boules, l'une pour Chresphonte, l'autre pour les enfants d'Aristodème, et déclare que celui dont la boule viendra la première, optera entre la Messénie et le royaume de Lacédémone; mais Téménus avait fait une supercherie, car la boule des enfants d'Aristodème n'était que d'argile séchée au soleil, et celle de Chresphonte était de terre cuite, de sorte que l'une se délaya incontinent dans l'eau et que l'autre, qui avait plus de poids et de consistance sortit la première ; c'est ainsi que la Messénie échut en partage à Chresphonte. Au reste, les anciens habitants du pays ne fuient point chassés par les Doriens, parce qu'ils se soumirent de bonne grâce à Chresphonte, et qu'ils partagèrent leurs terres avec les Doriens; ce qu'ils firent d'autant plus volontiers, qu'ils regardaient leurs derniers rois comme des aventuriers venus d'Iolcos, et qui étaient même originaires de Minyes. Chresphonte épousa Mérope, fille de Cypsélus, roi d'Arcadie; il en eut plusieurs enfants, dont Epytus fut le dernier de tous. Les anciens rois de Messénie, et Périérès lui-même, avaient fait leur résidence à Andanie; ensuite Apharéüs bâtit Arène, où il se tint avec ses enfants ; Nestor préféra Pylos, il y établit sa cour, et ses descendants suivirent son exemple. Quant à Chresphonte, il bâtit un palais à Stényclere pour lui et pour les siens. Mais il ne jouit pas longtemps de sa fortune ; les grands du royaume le prirent en aversion, parce qu'il favorisait trop le peuple, et le tuèrent lui et ses enfants; le jeune Epytus, qui était élevé chez Cypsélus, son aïeul maternel, fut le seul qui échappa à leur rage. Lorqu'il fut en âge de régner, les Arcadiens le menèrent en Messénie, où, secondé par les autres rois des Doriens, je veux dire par les fils d'Aristodème, et par Cisus, fils de Téménus, il remonta sur le trône. Il ne se vit pas plutôt le maître, que pour venger la mort de son père et de ses frères, il en punit les auteurs, et tous ceux qui y avaient quelque part. Ensuite, caressant les grands, libéral envers le peuple, affable à tout le monde, il s'acquit l'amour et l'estime universelle de ses sujets, et se rendit si illustre, que ses descendants firent gloire de quitter le nom d'Héraclides pour prendre celui d'Epytides. Son fils, Glaucus, lui succéda; imitateur des vertus de son père envers le public et les particuliers, il le surpassa de beaucoup en piété. Polycaon et Messène avaient déjà reçu le culte et les cérémonies des grandes déesses à Andanie ; Glaucus établit encore le culte de Jupiter Ithomate parmi les Doriens, après avoir fait bâtir un temple à ce dieu sur le mont Ithome. Il donna aussi le premier l'exemple de sacrifier à Machaon, fils d'Esculape, dans Gérénie, et fit rendre à Messène, fille de Triopas, des honneurs tels qu'on en rend aux héros après leur mort par des offrandes faites sur leurs tombeaux. Son fils, Isthmius, marcha sur les traces de son père, et bâtit à Phérès un temple en l'honneur de Gorgasus et de Nicomaque. Il eut pour fils, Dotadas, qui aux autres ports de la Messénie, en ajouta un qu'il fit construire à Mothone. Son fils, Sybotas, lui succéda; celui-ci ordonna qu'à l'avenir les rois de Messénie feraient tous les ans des sacrifices au fleuve Pamisus, et qu'immédiatement avant la célébration des mystères de Cérès et de Proserpine, dont la ville d'Andanie était le siège encore alors, on ferait à Ochalie, l'anniversaire d'Eutytus, fils de Mélanée. [4,4] CHAPITRE IV. Sous le règne de Phintas, fils et successeur de Sybotas, les Messéniens envoyèrent, pour la première fois, des victimes à Délos, avec une troupe d'hommes choisis, qui avaient ordre de sacrifier à Apollon. Eumélus composa l'hymne qu'ils devaient chanter en l'honneur du dieu, et ce sont les seuls vers que l'on puisse justement attribuer à Eumélus. Ce fut du temps de Phintas qu'arriva la première brouillerie entre les Messéniens et les Lacédémoniens, pour un fait qui n'a jamais été bien éclairci, et que je vais rapporter, comme il se dit de part et d'autre. Sur les confins de la Messénie, il y avait un temple de Diane Limnatis, où les Lacédémoniens et les Messéniens étaient les seuls des Doriens qui eussent droit de faire des sacrifices ; les Lacédémoniens prétendent que de jeunes filles de leur pays étant venues, selon la coutume, pour assister à la fête de Diane, elles furent violées par les Messéniens ; que Téléclus, roi de Sparte, fils d'Archélaüs, petit-fils d'Agésilas, et qui descendait d'Agis en droite ligne, voulant empêcher ce désordre, fut tué dans la mêlée, et que ces vierges aimèrent mieux mourir que de survivre à leur honte. Voilà ce que disent les Lacédémoniens. Mais les Messéniens assurent que les plus considérables d'entr'eux s'étant rendus au temple, Téléclus avait voulu les surprendre, afin de s'emparer ensuite de la Messénie qui, pour la bonté de son terroir, était depuis longtemps enviée des Lacédémoniens; que, pour cet effet, il avait déguisé de jeunes garçons en filles, et leur avait fait cacher des poignards sous leurs habits; que cette troupe avait attaqué les Messéniens, lorsqu'ils s'en défiaient le moins; que ceux-ci secourus de leurs compatriotes, avaient repoussé la force par la force, et fait main-basse sur les agresseurs et sur le roi même ; ils ajoutent que cette entreprise de Téléclus avait été concertée à Sparte, et que les Lacédémoniens sentaient si bien leur tort, qu'ils n'avaient pas même demandé raison de la mort de leur roi. C'est ainsi que le fait est conté d'une façon par les uns, et d'une autre façon par les autres : permis au lecteur de croire ce qu'il voudra, selon qu'il penchera pour l'une ou pour l'autre nation. Au bout de trente ans, Alcamène, fils de Téléclus, étant roi de Sparte, conjointement avec Théopompe, fils de Nicandre, et de l'autre maisson royale, lequel Théopompe était le septième descendant d'Eurypon, et dans la Messénie sous le règne d'Antiochus et d'Androclès, tous deux fils de Phintas, la haine de l'un et de l'autre peuple éclata enfin par une guerre ouverte. Le sujet était non seulement suffisant, mais encore spécieux pour des gens qui ne cherchaient qu'une occasion de lever le masque; mais d'autres, d'un esprit plus pacifique, auraient aisément terminé un pareil différend par les voies de la justice. Quoi qu'il en soit, voici ce qui alluma cette guerre: Polycharès était un Messénien distingué par plus d'une sorte de mérite, mais surtout pour avoir été couronné aux jeux olympiques ; car en la quatrième olympiade, chez les Eléens, où il n'y avait que le seul prix du stade à espérer, il fut déclaré vainqueur. Cet homme avait une si grande quantité de vaches, que ne pouvant les nourrir sur son propre fonds, il les envoya dans la prairie d'un Spartiate, nommé Enéphnus, qui y consentit, à condition qu'il en partagerait le profit ; cet Enéphnus était de ces gens à qui le gain et l'intérêt sont beaucoup plus en recommandation que la bonne-foi, d'ailIeurs homme insinuant et adroit. Des marchands étant venus commercer dans la Laconie, il leur vendit et les vaches et les pâtres qui en avaient soin; ensuite il alla chez Polycharès, et lui dit que des corsaires, avaient enlevé ses troupeaux avec ceux qui les gardaient. Comme il déplorait son malheur de la manière la plus persuasive, arrive tout à propos un pâtre qui s'était sauvé, et qui trouvant Enéphnus chez son maître, le convainquit de fausseté. Celui-ci voyant la friponnerie découverte, ne sut faire autre chose que d'implorer la clémence de Polycharès et celle de son fils, s'excusant sur l'avidité du gain, si naturelle à la plupart des hommes ; qu'au reste il n'avait pas d'argent sur lui, mais que si Polycharès voulait permettre que son fils vint avec lui, il lui donnerait le prix de ses vaches. Polycharès ordonne à son fils de suivre Enéphnus, qui se met aussitôt en chemin. Quand ils furent sur les terres de Lacédémone, Enéphnus ajoutant à l'infidélité un crime encore plus atroce, met le poignard sous la gorge au fils de Polycharès, le tue. Polycharès informé de la mort de son fils se rend à Sparte en diligence, porte ses plaintes aux deux rois et aux éphores, leur représente, les larmes aux yeux, l'hospitalité violée, le meurtre de son fils, enfin tous les torts qu'il a soufferts; on l'écoute, mais on ne lui rend point justice ; il réitère ses plaintes, et toujours inutilement. Après s'être adressé à tous les tribunaux, sans en trouver un seul de favorable, cet homme au désespoir, prend enfin la résolution de s'en retourner ; mais ne se possédant plus, il se venge contre les premiers qu'il peut rencontrer; il tue les uns, maltraite les autres, et gagne la Messénie. Telle fut l'occasion de la guerre entre les deux peuples. Les Lacédémoniens se plaignaient de ce qu'on ne leur livrait pas Polycharès ; ils rappelaient aussi le meurtre de leur roi Téléclus, et même la fraude commise par Téménus en faveur de Chresphonte et au préjudice des fils d'Aristodème. [4,5] CHAPITRE V. Mais les Messéniens se défendaient en disant; sur le fait de Téléclus, ce que j'ai déjà rapporté. Quant à Chresphonte, on sait, disaient-ils, que son fils Epytus fut remis sur le trône par les propres enfants d'Aristodème, ce qui ne serait pas arrivé, s'ils avaient eu quelque démêlé avec son père. A l'égard de Polycharès, pourquoi le livrerions-nous aux Lacédémoniens, puisqu'eux ils refusent de nous livrer Enéphnus? Au reste, ils prétendaient qu'il ne tenait pas à eux que ce différend ne fût décidé par les voies de la justice, soit au conseil d'Argos, ville que les liens du sang attachaient également à l'une et à l'autre partie; soit devant les Amphictyons, soit à Athènes dans l'aréopage, tribunal accoutumé depuis longtemps à juger des causes de meurtre. Ils soutenaient que cette brouillerie ne servait que de prétexte aux Lacédémoniens, et qu'au fond c'était l'envie qu'ils avaient d'étendre leur domination, qui les portait à leur déclarer la guerre et à faire tous les jours de nouvelles entreprises. Ils citaient l'exemple des Arcadiens et des Argiens, sur lesquels Sparte ne cessait d'usurper tantôt une ville, tantôt une autre. Que les Lacédémoniens étaient les premiers des Grecs qui, éblouis par l'or de Croesus, avaient fait alliance avec des barbares, tandis que ce roi des Lydiens assujettissait à son empire, et les Grecs asiatiques, et tous les Doriens qui habitaient la haute Carie; ils ajoutaient que le temple de Delphes, pillé par les généraux des Phocéens, fut un sacrilège dont les Lacédémoniens avaient partagé le fruit et l'impiété, non seulement les deux rois de Sparte et les plus considérables de la ville, mais les éphores même et tout l'état. Enfin, disaient-ils, une preuve incontestable de l'avarice des Lacédémoniens, c'est qu'on les a vus se liguer lâchement avec Apollodore, tyran de Cassandrie pour ne manquer aucune occasion de s'enrichir. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner pourquoi les Messéniens faisaient un si grand crime aux Lacédémoniens de s'être ligués avec Apollodore ; je remarquerai seulement, en passant, que la guerre de Cassandrie et la guerre Messéniaque ne différèrent qu'en ce que celle-ci fut beaucoup plus longue et plus opiniâtre; car du reste et les habitants de Cassandrie et les Messéniens éprouvèrent presque les mêmes calamités. Voilà de part et d'autre les raisons que ces deux peuples donnent de la guerre qui dura si longtemps entr'eux. Les Lacédémoniens envoyèrent des ambassadeurs aux Messéniens, pour demander qu'on leur livrât Polycharès ; les rois de Messénie répondirent qu'ils en délibéreraient avec le peuple, et qu'ils feraient savoir à Sparte ce qui aurait été résolu. Les ambassadeurs ayant pris congé, on convoqua l'assemblée du peuple, on proposa l'affaire, et on alla aux opinions, qui se trouvèrent fort partagées ; car Androclès voulait qu'on livrât Polycharès comme coupable des plus grandes fureurs, et Antiochus était d'un avis contraire; il disait que c'était le comble du malheur pour Polycharès, que de subir le dernier supplice à la vue d'Enéphus; il faisait la peinture des tourments qui lui étaient préparés, et par là tâchait d'exciter la compassion du peuple. Chacun prenant parti pour l'un ou pour l'autre roi, l'assemblée fut divisée en deux factions, qui s'échauffèrent au point qu'elles en vinrent aux mains ; mais la querelle fut bientôt finie; car le parti d'Antiochus s'étant trouvé beaucoup supérieur en nombre, Androclès et les principaux de sa faction périrent dans le combat; de sorte qu'Antiochus resta seul sur le trône. Aussitôt il écrit aux Spartiates, et leur mande qu'il souhaite que l'affaire soit renvoyée aux juges dont il a été parlé; à quoi l'on dit que les Spartiates ne répondirent rien. Quelques mois après Antiochus mourut, et son fils, Euphaès, lui succéda. Les Lacédémoniens ne déclarèrent point la guerre dans les formes, ni ne renoncèrent ouvertement à l'alliance des Messéniens ; mais ils firent sourdement des préparatifs et quand ils eurent pris toutes les précautions, ils jurèrent tous de ne se rebuter jamais, ni de la longueur de la guerre, ni des disgrâces qui leur pourraient arriver, et de ne point quitter les armes qu'ils n'eussent ajouté toute la Messénie à leur empire. Après s'être liés par ce serment, une belle nuit ils mettent leurs troupes en campagne, et marchent droit à Amphée, sous le commandement d'Alcamène, fils de Téléclus. Amphée était une place frontière de la Messénie, du côté de la Laconie, assez petite, mais située sur le haut d'un rocher, et qui avait de l'eau abondamment. Les Lacédémoniens jugèrent à propos de s'emparer de ce poste afin d'en faire une espèce d'arsenal durant la guerre. Comme les habitants ne se défiaient de rien, il n'y avait ni sentinelles aux portes, ni garnison dans la ville: l'ennemi fut plutôt entré qu'il ne fut apperçu; les Messéniens furent passés au fil de l'épée, les uns dans leur lit, les autres dans les temples au pied des autels : fort peu échappèrent au malheur commun. Ce fut par cette hostilité que les Lacédémoniens donnèrent le signal de la guerre, la seconde année de la neuvième olympiade, en laquelle Xénodocus, messénien, remporta le prix du stade. Il n'y avait point encore alors d'archontes annuels à Athènes; car les descendants de Mélanthus, que l'on appela les Médontides, aussitôt après la mort de Codrus, furent dépouillés de la souveraine autorité par le peuple d'Athènes, qui leur permit seulement de gouverner l'état selon les lois, et dans la suite, le temps de leur administration fut limité à dix ans. Ainsi Amphée fut prise la cinquième année de l'archontat d'Esimidas, athénien, fils d'Eschyle. [4,6] CHAPITRE VI. Mais avant que d'aller plus loin, et que d'entrer dans le détail de tout ce que le démon et la discorde fit faire et souffrir aux uns et aux autres, je veux faire quelques recherches touchant un illustre Messénien, qui a joué un rôle considérable dans ces temps-là, et tâcher de savoir au juste et le temps où il vécu, et la part qu'il a eue à la guerre Messéniaque car cette guerre des Lacédémoniens et de leurs alliés contre les Messéniens, et contre ceux qui suivirent leur fortune, s'est ainsi appelée, non du nom des peuples qui l'entreprirent les premiers, comme- la guerre des Perses et la guerre du Péloponnèse ; mais à cause des malheurs qui ont accablé enfin les vaincus, comme l'usage a voulu que l'on dît la guerre de Troye par la même raison. Rhianus de Bene et Myron de Priène nous ont tonné une histoire de la guerre Messéniaque, le premier en vers, le second en prose ; mais ni l'un' ni l'autre ne se sont attachés à la suite des événements, ni n'ont prétendu faire une histoire complète ; chacun d'eux a seulement choisi le morceau qui lui plaisait davantage. Ainsi Myron a commencé son histoire à la prise d'Amphée, et y a compris tout ce qui s'est passé depuis cette fatale époque, jusqu'à la mort d'Aristudème. Rhianus, au contraire ne dit pas un mot de la première guerre et ne rapporte même qu'une partie de ce qui est arrivé depuis que les Messéniens eurent quitté l'alliance de Sparte; mais il nous apprend les suites du combat qui fut donné auprès de la grande fosse. Quant à ce grand. homme, Aristomène, pour l'amour de qui j'ai fait cette disgression, parce que c'est le premier qui a illustré le nom Messénien, Myron en parle seulement comme en passant dans son ouvrage, pendant que Rhianus le célèbre dans son poéme, comme Homère fait Achille dans le sien. Ces deux écrivains conviennent donc si peu ensemble, que je suis obligé non de les abandonner tous deux, mais de rejeter l'autorité de l'un ou de l'autre. Or, il me paraît que Rhianus a du moins mieux connu le temps auquel Aristomène a vécu ; car pour Myron, il ne s'est pas toujours mis en peine de dire des choses vraisemblables, ni de s'accorder avec lui-même, comme on en peut juger par ses autres écrits, mais surtout par son histoire de la guerre de Messène. Témoin ce qu'il a dit de Théopompe, roi de Sparte, qu'il fut tué par Aristomène, peu de temps avant qu'Aristodème mourut. Cependant, il est certain que Théopompe ne fut point tué dans un combat, et qu'il ne mourut même qu'après la guerre de Messène, puisque ce fut lui qui y mit fin; nous en avons une preuve dans ces vers de Tyrtée : "Tel fut Théopompus, héros chéri des dieux, Dont l'heureuse valeur triompha de Messène". Autant donc que j'en puis juger, Aristomène vivait au temps de la dernière guerre Messéniaque ; je raconterai ses grandes actions lorsque la suite de l'histoire m'aura conduit là. Dès que les Messéniens surent la prise d'Amphée, de la bouche même de ceux qui avaient échappé à la cruauté de l'ennemi, aussitôt ils accoururent de toutes parts au Stényclere, où le peuple ayant été convoqué, les principaux de la nation parlèrent tour-à-tour sur la conjoncture présente; ensuite le roi prit la parole, et rassura les esprits, en disant qu'il ne fallait pas juger des suites de la guerre par ce malheureux commercement, que les préparatifs des Lacédémoniens n'avaient rien qui l'étonnassent; qu'a la vérité ces peuples étaient plus aguerris que les Messéniens, mais que les Messéniens se trouvaient dans la nécessité indispensable de payer de leurs personnes, et de faire preuve de leur courage ; qu'enfin, leurs armes seraient plus favorisées des dieux, puisqu'ils n'étaient point les agresseurs, qu'ils ne faisaient que se défendre, et qu'on ne pouvait leur reprocher ni violence, ni injustice. [4,7] CHAPITRE VII. Euphaès, après avoir parlé de la sorte, congédia l'assemblée et, sans perdre de temps, fit prendre les armes à tous les Messéniens ; il exerçait continuellement les nouvelles milices, tenait les vieux soldats en haleine, et leur faisait observer une discipline beaucoup plus exacte que de coutume. Cependant, les Lacédémoniens ne cessaient de faire des courses dans la Messénie; mais regardant dejà ce pays comme leur, ils l'épargnaient, n'abattaient ni arbres, ni maisons, et se contentaient de faire quelque butin, si l'occasion s'en présentait ; ils coupaient les bleds, ils enlevaient Ies fruits, en un mot, ils tâchaient de subsister aux dépens de leurs ennemis. Ils assiégèrent quelques places, mais ils n'en prirent aucune, parce qu'elles étaient bien fortifiées, et abondamment pourvues de toutes sortes de munitions: si bien qu'ils se retirèrent avec perte, et qu'ils résolurent de ne faire à l'avenir aucun siège. Les Messéniens, de leur côté, ravageaieut toutes les côtes maritimes de la Laconie, et même les terres qui sont aux environs du mont Taigète. Quatre ans depuis la prise d'Amphée, s'étaient ainsi passés en hostilités de part et d'autres, lorsqu' Euphaès croyant avoir sufisamment exercé ses troupes, et voulant profiter de la bonne diposition des Messéniens, qui paroissaient s'animer tous les jours de plus en plus contre les Lacédémoniens, déclara enfin qu'il voulait tenir la campagne, et marcher en corps d'armée. En même temps, il ordonne que les esclaves suivent, et qu'ils aient a se munir d'outils propres à remuer la terre, et de tout ce qui était nécessaire pour faire de bons retranchemerrs. Les Lacédémoniens, avertis par la garnison d'Amphée, se mettent en marche aussitôt. Il y avait sur les confins de la Messénie, une grande plaine fort propre à donner bataille, à cela près, qu'elle était coupée par un torrent fort profond. Ce fut-là, néanmoins, qu'Euphaès rangea son armée en bataille; il nomma pour son lieutenant-général Cléonnis, et donna le commandement de la cavalerie, tant pesante que légère, à Pytharate et à Antander; cette cavalerie ne faisait pas en tout plus de cinq cents hommes. Quand les deux armées furent en présence, elles marchèrent l'une contre l'autre de bonne grâce, et avec cette haine invétérée qui les animait. Mais le torrent qui coupait la plaine les empêcha de se joindre et d'en venir aux mains. II n'y eut que la cavalerie de part et d'autre qui combattit par-dessus la ravine ; comme le nombre et le courage n'étaient pas différents de part et d'autres, l'avantage fut assez égal. Durant ce combat, Euphaès commanda aux esclaves, qu'il avait amenés à sa suite, de fortifier ses derrières et ses flancs, ce qu'ils firent en diligence. Cependant la nuit vint, qui mit fin an combat de la cavalerie, et qui donna le tempsà Euphaès de se retrancher aussi par-devant. Le lendemain matin, les Lacédémoniens voyant son camp fortifié, jugèrent bien qu'il n'y avait pas moyen de combattre des gens qui se tenaient renfermés dans leurs retranchements; d'ailleurs, ils n'étaient pas en état de les y forcer, n'ayant rien apporté de ce qui était nécessaire pour cela; de sorte qu'ils prirent le parti de s'en retourner chez eux. L'année suivante, les vieillards de Sparte, ne cessant de reprocher à la jeunesse et sa lâcheté et le peu de religion qu'elle avait pour son serment; on entreprit une seconde expédition contre les Messéniens, non plus à la dérobée, mais ouvertement et de bonne guerre. Les deux rois se mirent à la tête de l'armée ; Théopompe, fils de Nicandre, et Polydore, fils d'Alcamène, car Alcamène n'était plus au monde. Les Messéniens sortirent en même-temps de leurs quartiers, et se vouant comme défiés au combat, ils marchèrent courageusement à l'ennemi. Polydore commandait l'aile gauche des Lacédémoniens, Théopompe l'aile droite, et Euryléon le corps de bataille. Cet Euryléon, né à Sparte, était originairement Thébain, et descendait de Cadmus; car il était fils d'Egée, petit-fils d'Oeolycus, et arrière-petit-fils de Théras, qui avait pour père Autésion. Quant à l'armée des Messéniens, la disposition en était telle. Euphaès et Autander menaient l'aile gauche directement opposée à l'aile droite de Théopompe; Pytharate menait la droite, qui répondait à l'aile gauche de Polydore, et Cléonnis était au centre.Un moment avant que l'on sonnât la charge, chaque général s'étant avancé au milieu de ses troupes, exhorta officiers et soldats à bien faire leur devoir; Théopompe, en peu de mots, à la manière de son pays, dit aux Lacédémoniens qu'ils se souvinssent de Ieur serment ; que leurs ancêtres avaient acquis beaucoup de gloire en assujettissant leurs voisins, combien donc eux en acquerraient-ils davantage, s'ils faisaient la conquête d'un aussi beau pays que la Messénie ? Euphaès harangua les Messéniens un peu plus longuement, pas plus néanmoins que la circonstance du temps ne le permettait. Qu'il ne s'agissait pas seulement de conserver leurs terres et leurs fortunes, qu'ils ne pouvaient ignorer quel serait leur sort, s'ils se laissaient vaincre, leurs femmes et leurs enfans réduits à la condition d'esclaves ; tous les autres trop heureux s'ils en étaient quittes pour mourir par le tranchant de l'épée; leurs temples pillés, leurs villes et leurs maisons brûlées, tout leur pays en proie au vainqueur, et à un vainqueur cruel ; qu'il ne parlait pas par conjecture, et qu'ils avaient dans Amphée un exemple de ce qui les attendait ; qu'il valait donc bien mieux prévenir des maux si funestes par une mort honorable: qu'après tout, il leur était aisé de vaincre, à présent, qu'ils avaient encore toutes leurs forces et tout leur courage, au lieu qu'il serait bien tard, lorsque découragés par leurs pertes, ils voudraient rétablir leurs affaires, et réparer les malheurs de la guerre : c'est ce que leur représenta Euphaès. [4,8] CHAPITRE VIII. Dis que le signal fut donné, les Messéniens non seulement marchèrent, mais coururent au combat comme des gens qui comptaient la mort pour rien, et qui tous cherchaient à vaincre ou à périr. Les Lacédémoniens s'y portèrent avec la même ardeur, mais ils étaient plus attentifs à bien garder leurs rangs, et à ne se point laisser rompre. Quand ils furent les uns et les autres à portée de se mêler, ils commencèrent par se menacer du geste et des yeux, même de paroles ; à entendre les uns, les Messéniens allaient être leurs esclaves, et ne faire plus qu'un corps avec ces misérables Hilotes; les autres reprochaient aux Lacédémoniens leur insatiable envie de s'accroître, qui les armait contre leurs frères, non seulement malgré les liens du sang, mais au mépris de leurs dieux paternels, et du grand Hercule, dont le culte leur était commun. Des paroles ils en vinrent aussitôt aux mains; alors vous eussiez vu et Lacédémoniens et Messéniens, charger avec une égale furie, les premiers néanmoins avec plus d'avantage ; chacun combattait de pied ferme, et s'acharnait à l'ennemi qu'il avait devant lui ; mais les Lacédémoniens l'emportaient par leur expérience à la guerre, par la disipline de leurs troupes, et même par le nombre ; car, déjà maîtres de la plupart de leurs voisins, ils les avaient engagés dans leur querelle ; d'ailleurs, les Asinéens et les Dryopes, chassés de leur ville depuis environ trente ans par les Argiens, étaient venus implorer l'assistance de Sparte, et Sparte avait habilement profité de la conjoncture pour les enrôler sous ses enseignes ; enfin, à la cavalerie légère des Messéniens, ils opposaient des archers Crétois qu'ils avaient exprès soudoyés. Les Messéniens, au contraire, n'avaient pour eux que le mépris de la mort et que leur désespoir; ils s'étaient bien persuadés que la mort était moins dure que glorieuse, à des gens qui combattaient pour leur patrie, et que plus ils auraient de courage, plus ils donneraient de peine aux Lacédémoniens. Aussi en voyait-on plusieurs sortir de leurs rangs et affronter le péril, pour se signaler à quelque prix que ce fit ; couverts de blessures et prêts à expirer, ils avaient encore un air menaçant, et cette fierté qui vient d'une volonté déterminée à mourir; on n'entendait qu'exhortations mutuelles qu'ils se faisaient les uns aux autres. Ceux que le sort avait épargnés, encourageaient les blessés à faire encore quelque nouvel exploit avant que de toucher à leur dernière heure, afin de quitter la vie, du moins avec quelque satisfaction; et les mourants conjuraient à leur tour leurs camarades de les imiter, et de ne pas souffrir que leur valeur, que leur mort même fût inutile à la patrie. Pour les Lacédémoniens, ils ne s'excitaient pas de même les uns les autres, ni ne lassaient paraître autant d'ardeur que les Messéniens ; mais en gens plus entendus au métier de la guerre, et à qui les armes étaient familières dès leur enfance, ils tenaient leur phalange serrée, se montraient fermes, et espéraient que les Messéniens ne soutiendraient pas longtemps le choc du combat, ni les coups mortels qu'ils leur portaient sans cesse. Voilà ce que chacune des deux armées avait de particulier, et pour la façon de penser, et pour la manière de se battre ; mais ce qui était commun à tous, c'est qu'aucun ne demandait quartier à son ennemi, ni ne prétendait se racheter à prix d'argent, apparemment parce que la haine était si grande entr'eux qu'elle ne leur permettait pas cette espérance, mais encore plus parce qu'ils ne croyaient pas devoir rien faire qui pût ternir la gloire de leurs belles actions. Ceux qui avouent tué un ennemi, ne s'en glorifiaient point insolemment, ni n'insultaient à son malheur ; parce que les uns et les autres étaient encore incertains de l'issue du combat. Mais la mort qui leur faisait le plus d'honneur, c'était celle à laquelle ils s'exposaient pour remporter les dépouilles des mourants ou des blessés; en effet, il fallait courir un très grand risque ; car pour avoir ces dépouilles, souvent ils cessaient de se couvrir de leurs boucliers, et alors, ou de loin, on leur tirait un coup de flêches, ou de près on leur portait un coup d'épée, lorsqu'occupés de toute autre chose, ils n'étaient pas en état de le parer ; quelquefois même un mourant ou un blessé, faisant un dernier effort, ôtait la vie à celui qui trop avide de gloire, se pressait de lui enlever ses armes. Enfin, les rois mêmes d'un et d'autre côté, voulurent en venir aux mains l'un contre l'autre. Théopompe n'écoutant plus que son courage, s'avance le premier pour combattre Euphaès, qui, le voyant venir, ne put s'empêcher de dire à Antander : « Ne vous seemble-t-il pas que Théopompe imite bien Polynice dont il descend ? car Polynice, à la tête des Argiens, fit la guerre à sa patrie, et de sa propre main blessa mortellement son frère, dont il fut tué à son tour ; et celui-ci par un pareil attentat contre la postérité d'Hercule, veut se déshonorer come a fait la malheureuse race de Laïus et d'Oedipe ; mais je suis bien trompé s'il sort du combat aussi gaiement qu'il s'y présente». En même temps il marche à lui. A ce spectade, une nouvelle ardeur s'empare des troupes ; quoi qu'épuisées, il semble que ce sait des troupes toutes fraiches qui aient succédé aux premières; le combat s'échauffe plus que jamais, le carnage redouble, chacun s'oublie pour ne penser qu'à défendre son roi. Le gros qui environnait Euphaès, était composé de gens d'élite, et de tout ce qu'il y avait de plus braves Messéniens; furieux, ils chargent la troupe que commandait Théopompe, obligent ce prince lui-même à reculer, et enfoncent les Lacedémoniens qui couvraient sa personne. Mais, pendant ce temps-là, l'aile droite des Messéniens était fort maltraitée; Pytharate qui la conduisait avait été tué, et ses soldats n'ayant plus de chef, avaient perdu courage, et s'étaient laissés rompre. Cependant, ni Polydore qui avait remporté cet avantage, ne voulut poursuivre les Messéniens dans leur fuite, ni Euphaès qui avait fait plier les Lacédémoniens, ne jugea à propos de les pousser davantage ; car, pour Euphaès, de l'avis de ses lieutenants, il aima mieux quitter prise, pour venir au secours des siens, qu'il se contenta de rallier et de soutenir, sans engager un nouveau combat avec Polydore, parce qu'il était déjà nuit, et celui-ci craignit de se mettre à la poursuite des fuyards, dans un pays et par des routes qu'il ne connaissait point; outre que les Lacédémoniens observent inviolablement cette coutume, de ne jamais poursuivre trop chaudement l'ennemi qui fuit devant eux, faisant plus de cas de marcher en bon ordre, et de bien garder leurs rangs, que de tuer quelques hommes de plus. Les deux corps de bataille combattirent avec un égal succès ; l'un sous la conduite de Cléonnis, l'autre sous Euryléon. La nuit sépara les combattants; mais, à vrai dire, il n'y eut dans l'une ni dans l'autre armée, que l'infànterie qui soutint l'effort du combat. La cavalerie était peu nombreuse, et ne fit rien qui mérite qu'on en parle ; car les peuples du Péloponnèse ne savaient point encore l'art de bien manier un cheval. Quant à la cavalerie légère des Messéniens, et aux archers Crétois des Lacédémoniens, ils ne furent que spectateurs, parce que suivant l'usage d'alors, ils faisaient partie du corps de réserve qui ne donna point. Le lendemain, ni les uns, ni les autres, n'eurent envie de se battre, ni ne s'avisèrent d'ériger un trophée ; au contraire, ils envoyèrent des hérauts réciproquement d'une armée à l'autre, pour demander une suspension d'armes, avec la liberté d'enterrer les morts. [4,9] CHAPITRE IX. Depuis ce combat les affàires des Messéniens commencèrent a se détériorer. Les garnisons qu'ils avaient été obligés de mettre dans leurs places, leur avait infiniment coûté, de sorte qu'ils n'étaient plus en état d'entretenir une armée sur pied. En second lieu, tous leurs esclaves avaient déserté pour se donner aux Lacédémoniens; enfin, pour comble de malheur, une maladie populaire, une espèce de peste affligeait leur pays, et quoiqu'elle n'eût pas gagné toute la Messénie, elle ne laissait pas de leur enlever beaucoup demonde. Après avoir mûrement délibéré sur l'état de leurs affaires, ils résolurent d'abandonner la plupart des villes qu'ils avaient en terre ferme et de se retirer sur le mont lthome, dans la ville même qui porte ce nom et dont ils prétendent qu'Homère a voulu parler, lorsqu'il a dit dans le dénombrement des vaisseaux, "Ithome l'escarpée et la riche Oechalie". Ils en agrandirent l'enceinte afin qu'elle pût servir d'asyle à la quantité des nouveaux habitants qu'elle devait contenir ; c'était une place très forte d'assiette, étant située sur une montagne aussi haute qu'il y en eût dans l'isthme du Péloponnèse; ainsi les approches en étaient fort difficiles. Lorsqu'ils s'y furent réfugiés, ils jugèrent à propos d'envoyer consulter l'oracle de Delphes ; ils donnèrent cette commission à Tisis, fils d'Alcis, homme distingué parmi ses concitoyens, et surtout habile en l'art de la devination. Tisis alla à Delphes ; mais en revenant, il fut attaqué par des Lacédémoniens de la garnison d'Amphée, qui s'étaient embusqués sur son passage; comme il se défendait avec beaucoup de résolution, ils ne cessèrent de tirer sur lui, jusqu'à ce qu'ils entendirent une voix qui venait on ne sait d'où, et qui disait: "laissez passer le messager de l'oracle". Tisis, à la faveur de ce secours d'en haut, ayant gagné Ithome, rapporta l'oracle au roi, et peu de jours après mourut de ses blessures. Euphaès convoqua le peuple aussitôt pour lui faire part de l'oracle, dont le sens était à peu prés tel : "Du pur sang d'Epytus une vierge éplorée, Dans un noir sacrifice à l'autel égorgée, Appaisant de Plutôn l'implacable courroux, Pourra sauver Ithome et vous garantir tous". Ces paroles n'eurent pas plutôt été entendues, que l'on fit tirer au sort tout ce qu'il y avait de filles de l'illustre maison des Epytides. Le sort tomba sur la fille de Lyciscus; niais le devin Epébolus s'opposa à ce qu'elle fût sacrifiée, disant que Lyciscus n'en était pas le père, et que sa femme, qui était stérile, avait supposé cette fille à son mari : pendant qu'il débite ce conte dans le public, Lyciscus prend sa fille avec lui et s'enfuit à Sparte. Son évasion consterna fort les Messéniens; Aristodème les rassura ; il était aussi de la race des Epytides, et beaucoup plus illustre que Lyciscus en tout genre, mais surtout à la guerre; il offrit volontairement sa fille. Le destin obscurcit tout-à-coup la vertu des hommes, comme un fleuve ternit de son limon l'éclat de ces belles coquilles qui sont sur ses rives. Aristodème prêt à dévouer sa fille pour le salut de sa patrie, tomba dans le malheur que je vais dire. Un Messénien, dont on ne dit pas le nom, était amoureux de cette jeune personne, et prétendait l'épouser ; voyant le péril qui la menaçait, il soutint à Aristodème que sa fille était fiancée, qu'il n'avait plus de droit sur elle; que lui, à qui elle était accordée, en était plus le maître que son père, et que l'on n'en pouvait disposer sans son consentement. Comme on ne l'écoutait point, il poussa l'effronterie jusqu'à dire qu'il avait abusé de cette fille et qu'elle était grosse. Aristodème ne se possédant plus de voir une telle méchanceté, et transporté de colère, enfonce un poignard dans le sein de sa fille, la jette morte à ses pieds, lui ouvre le ventre, et convainc l'assemblée qu'elle n'était point grosse. Aussitôt le devin Epébolus s'écria qu'il fallait chercher un autre Epytide qui voulut bien livrer sa fille, qu'Aristodème, en tuant la sienne, n'avait rien fait qui pût servir aux Messéniens, qu'il l'avait sacrifiée à sa fureur, et non aux dieux dont parlait la Pythie. Le peuple ayant entendu ce discours, peu s'en fallut qu'il ne mît en pièces l'imposteur, qui avait fait commettre un parricide à Aristodème, et rendu l'espérance publique si douteuse. Mais heureusement cet homme était fort aimé du roi. Euphaès prit donc la parole et dit aux Messéniens, qu'il ne devait leur rester aucun scrupule, et que l'oracle était suffisamment accompli, puisqu'après tout le sang d'une vierge avait été répandu. Tous les Epytides applaudirent à ce sentiment, et il n'y en eut aucun qui ne fût charmé de n'avoir plus rien à craindre pour ses filles. Le peuple s'étant laissé persuader au discours du roi, on congédia l'assemblée ; après quoi l'on fit des sacrifices, et l'on célébra un jour de fête en l'honneur des dieux. [4,10] CHAPITRE X. Les Lacédémoniens ayant appris l'orade qui avait été rendu aux Messéniens, parurent fort alarmés, et les deux rois eux-mêmes ne furent plus si pressés de recommencer la guerre. Enfin, la sixième année depuis la fuite de Lyciscus, les Lacédémoniens, après avoir duement sacrifié aux dieux, se mirent en campagne et marchèrent droit à Ithome. Leurs archers Crétois n'avaient pas encore joint, et les Messéniens n'avaient pas non plus revu les secours qu'ils attendaient de leurs allés. Car les Spartiates commençaient à donner de l'ombrage aux autres peuples du Péloponnèse, surtout aux Arcadiens et aux Argiens. Ceux-ci, comme à la dérobée, et sans aucune résolution publique, devaient aider les Messéniens ; pour les Arcadiens, ils ne s'en cachaient point et armaient tout ouvertement; mais ni les uns, ni les autres n'étaient arrivés. Les Messéniens, pleins de confiance en leur oracle, crurent pouvoir se passer de tout secours étranger ; ils tentèrent donc encore une fois le sort des armes. A plusieurs égards, ce second combat ne fut pas fort différent du premier ; la nuit y mit fin de la même manière, aucune des deux ailes, aucun bataillon même ne fut enfoncé, ni rompu ; car ni les uns, ni les autres ne gardèrent leurs rangs. Les plus déterminés quittant leur poste, formèrent un corps de part et d'autre, et combattirent avec furie. Euphaès se laissant emporter à son courage, plus qu'il ne convenait à un roi, chargea brusquement la troupe où était Théopompe ; mais il reçut plusieurs blessures et blessures mortelles. Ce fut alors que le combat devint sanglant ; car les Lacédémoniens voyant Euphaès tombé et prêt à expirer, firent les derniers efforts pour se rendre maîtres de sa personne; et les Messéniens, encouragés par l'amour qu'ils avaient pour leur roi, se battirent en désespérés autour de lui, sans compter que l'honneur les y engageait ; aussi pensaient-ils qu'il était plus beau de mourir pour son roi que de lui survivre en l'abandonnant. Ainsi le malheur d'Euphaès opiniâtra le combat, et donna aux uns et aux autres occasion de faire des prodiges de valeur. Enfin ce prince fut rapporté au camp, où il eut la consolation de sentir que ses troupes avaient fait leur devoir et n'avaient point été battues. Au bout de quelques jours il mourut, après avoir régné treize ans, durant lesquels il fut toujours en guerre avec les Lacédémoniens. Euphaès mourant sans enfans, laissa au peuple la liberté de se choisir un maître. Cléonnis et Damis se trouvèrent en concurrence avec Aristodème et prétendaient l'emporter, comme s'étant beaucoup plus distingués, et à la guerre et en temps de paix ; car pour Antander il avait été tué dans le combat en défendant son roi. Les deux devins Epébolus et Ophionée étaient contraires à Aristodème; ils disaient hautement qu'un parricide et un impie, qui avoir trempé ses mains dans le sang de sa fille, n'était pas fait pour occuper le trône d'Epytus et de ses descendants. Mais malgré leur opposition, Aristodème eut les suffrages du peuple et prit les rênes de l'état. Cet Ophionée, dont je viens de parler, était aveugle de naissance, et voici comme il exerçait l'art de deviner : il demandait à ceux qui venaient le consulter de quelle manière ils s'étaient gouvernés soit en public, soit en particulier, et suivant leurs réponses il prédisait ce qui leur devait arriver. A l'égard d'Aristodème, il fut toujours agréable au peuple, et ne sut pas moins gagner les grands, entre lesquels il considéra particulièrement Cléonnis et Damis ; plein d'attention pour ses alliés, il envoya des députés en Arcadie à Argos et à Sicyone, avec des présents pour ceux qui étaient à la tête des affaires parmi ces peuples. Durant presque tout son règne les Lacédémoniens et les Messéniens également las de la guerre ne la firent que par quelques coups de main et quelques hostilités de part et d'autre, surtout au temps de la moisson; les Arcadiens se joignaient quelquefois aux Messéniens pour faire le dégât dans la Laconie ; mais les Argiens, plus circonspects, n'osaient se déclarer contre Sparte, bien résolus pourtant à se mettre du côté des Messéniens, si l'on en venait à une action décisive. [4,11] CHAPITRE XI. Enfin, la cinquième année du règne d'Aristodème, les uns et les autres ne pouvant plus soutenir la longueur de la guerre, ni les dépenses qu'elle entraînait, ils voulurent la terminer par un combat, et les alliés des deux nations envoyèrent, à jour marqué, le secours dont ils naient convenus. De tous les peuples du Péloponnèse, il n'y eut que les seuls Corinthiens qui n'abandonnèrent point Sparte ; au contraire, les Arcadiens marchèrent en corps d'armée au secours des Messéniens, Argos et Sicyone fournirent à la vérité moins de troupes, mais c'étaient tous gens choisis. L'ordre de bataille des Lacédémoniens fut tel : ils mirent au milieu les Corinthiens, les Hilotes, et toutes les troupes qu'ils avaient tirées des pays nouvellement soumis à leur domination ; chaque roi commandait une aile, et leur phalange, plus nombreuse que jamais, était bien serrée et bien garnie. Pour Aristodème voici comme il rangea son armée. Il choisit parmi les Messéniens et les Arcadiens, les plus beaux hommes et les plus braves, il les arma le plus avantageusement qu'il put, et les mêla avec les Argiens et les Sicyoniens, pour les soutenir durant le combat; il donna à sa phalange le plus d'étendue qu'il lui fut possible, afin qu'elle ne pût être enveloppée, et eut la précaution de s'ajuster si bien au terrain, que son armée eût toujours le mont Ithome derrière elle. Cléonnis eut le commandement de la phalange. Aristodème et Damis se mirent à la tête des deux ailes, et prirent avec eux quelque peu d'archers et de frondeurs. Les autres troupes, à cause de leur agilité, furent destinées à se porter, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et à inquiéter l'ennemi par leurs mouvements; car elles avaient toutes, ou un bouclier, ou une cuirasse; ceux qui manquaient de cette armure se couvraient de peaux de chèvres, ou de brebis, ou même de bêtes sauvages; les Arcadiens, surtout, qui étaient des montagnards pour la plupart, marchaient vêtus de la dépouille d'un ours ou d'un loup; chaque soldat avait plusieurs javelots, et quelques-uns même des lances. Cette infanterie légère demeura comme embusquée dans un endroit de la montagne, où il n'était pas aisé de l'appercevoir. La phalange d'Aristodème, composée de Messéniens et de leurs alliés, soutint la première décharge des Lacédémoniens, les chargea ensuite à son tour, et se montra plus expérimentée, plus aguerrie qu'ils n'avaient cru. Véritablement elle était inférieure en nombre, mais toute formée de troupes d'élite, elle combattait contre un corps qui était mêlé de bonnes et de mauvaises; aussi l'emporta-t-elle et en valeur et du côté de l'art militaire. D'ailleurs, cette cavalerie légère qui s'était cachée, venant à sortir au premier signal, harcelait encore beaucoup les ennemis; car les prenant en flanc, elle tirait continuellement sur eux, quelques-uns même avaient la hardiesse de joindre l'ennemi, et de combattre de pied ferme, de sorte que les Lacédémoniens, attaqués de tous côtés, perdaient presque l'espérance de vaincre; cependant ils se tenaient toujours serrés et en bon ordre; de temps en temps ils tournaient leurs efforts contre ces aventuriers et tâchaient de les repousser; mais cette troupe plus agile et moins chargée avait bientôt regagné son poste, si bien qu'il ne restait aux Lacédémoniens que la rage de ne la pouvoir atteindre, et l'embarras qui naît de l'impuissance; car les hommes sont ainsi faits, que quand ils ont une fois entrepris quelque chose, tous les obstades imprévus les désespèrent. Ceux donc qui avaient été blessés ou qui se trouvaient les plus exposés à ces fréquentes escarmouches, quittant leurs rangs et transportés de colère, poursuivaient fort loin ce dangereux ennemi, qui tournant par les derrières, venait faire la même manoeuvre contre le gros de la phalange, on tombait sur ceux même qui l'avaient poursuivi ; ainsi on combattait en plusieurs endroits comme par pelotons. Cependant, la phalange des Messéniens et de leurs alliés pressait vivement celle des Lacédémoniens, qui, cédant enfin à l'opiniâtreté du combat et au nouveau genre d'ennemi qu'elle avait sur les bras, fut enfoncée et rompue. Dès que la cavalerie légère des Messéniens vit les Lacédémoniens en déroute, elle se mit à leurs trousses et leur tua encore beaucoup de monde. On ne sait pas au juste combien d'hommes ils perdirent; pour moi, je crois que le nombre en fut considérable. Les Spartiates, qui n'avaient point de pays ennemi à traverser, s'en retournèrent sans peine chez eux ; mais la retraite des Corinthiens fut difficile, parce qu'il leur fallait passer sur les terres d'Argos et sur celles de Sicyone. [4,12] CHAPITRE XII. LA perte de cette bataille et de tant de braves gens qui y périrent, non seulement abattit le courage des Lacédémoniens, mais leur ôta tout espoir de terminer heureusement cette guerre. Dans la perplexité où ils étaient, ils envoyèrent à Delphes pour consulter l'oracle, et voici la réponse qu'ils en eurent : "Ce pays desiré, cette fertile terre, Le sujet éternel d'une cruelle guerre, Fut autrefois le prix d'un stratagéme heureux; La ruse peut encore favoriser vos voeux". Sur la foi de cet oracle les deux rois de Sparte et les éphores tournèrent toutes. leurs pensées du côté de la ruse et de l'artifice ; mais il ne leur vint rien autre chose dans l'esprit que de faire ce qu'avait fait autrefois Ulysse durant le siège de Troye. Ils choisirent donc une centaine d'hommes qu'ils envoyèrent à Ithome, avec ordre de se donner pour déserteurs et cependant de bien observer les desseins et les démarches dès ennemis ; même afin que leur désertion ne parût pas douteuse, on leur fit leur procès à Sparte. Ces gens exécutèrent leurs ordres mais Aristodème n'y fut pas trompé, il renvoya sur le champ ces traîtres, en disant que les finesses des Lacédémoniens étaient aussi usées que leur injustice était récente. Cette tentative n'ayant pas réussi, ils entreprirent de débaucher les alliés des Messéniens, projet où ils ne réussirent pas mieux ; car des Arcadiens à qui ils s'étaient d'abord adressés, ne voulurent seulement pas écouter leurs propositions, ce qui dégoûta les Lacédémoniens d'envoyer à Argos de crainte d'un pareil refus. Aristodéme ayant eu connaissance de toutes ces menées, envoya à son tour consulter le dieu de Delphes ; et la Pythie répondit ce qui suit : "Un laurier immortel va couronner ton front, Le ciel l'ordonne ainsi; mais d'un secret affront Tâche de te défendre, et crains que l'artifice Ne creuse sous tes pas un affreux précipice. Quand deux yeux s'ouvriront à la clarté du jour, Et se refermeront par un triste retour, Alors c'est fait d'Ithome, et son heure fatale L'abandonne aux fureurs de sa fière rivale". Aristodéme et tous les interprêtes d'oracles ne purent comprendre celui-ci ; mais dans la suite il devint plus clair et plus vérifié par l'événement. Sur ces entrefaites il arriva que la fille de ce Lyciscus, qui s'était enfui à Sparte, vint à mourir, et que le père, qui allait souvent pleurer sur le tombeau de sa fille, fut enlevé par des cavaliers Arcadiens, qui s'étaient mis en embuscade sur son chemin. Conduit à Ithome, il comparut devant l'assemblée du peuple, où, accusé de trahison et de félonie il plaida sa cause. Il dit pour sa défense qu'il n'avait point trahi sa patrie, mais qu'intimidé par l'assurance du devin Epébolus, qui soutenait que sa fille n'était pas légitime, il avait cru devoir s'éloigner pour ne pas s'exposer au danger de verser inutilement un sang innocent. Ce discours ne faisait pas grande impression ; mais dans le temps qu'il parlait, arrive dans l'assemblée la prêtresse Junon, qui proteste qu'elle était la mère de cette jeune personne que l'on croyait fille de Lyciscus, et qu'elle-même l'avait donnée à sa femme pour la supposer à son mari; c'est un mystère, ajouta-t-elle, que je ne puis me dispenser de révéler aujourd'hui, et j'abdique en même-temps le sacerdoce dont on m'a honorée. C'est que par une coutume établie chez les Messéniens, toute prêtresse ou tout prêtre qui perdait un de ses enfants, était transféré d'un sacerdoce à un autre. Le peuple s'étant rendu au témoignage de cette femme, on mit une autre prêtresse en sa place, et l'on renvoya Lyciscus absous. Il y avait déjà vingt ans que la guerre durait; on voulut savoir quelle en serait l'issue, et pour cela on envoya encore à Delphes consulter l'oracle, qui répondit par ces vers : "De cent trépieds offerts au puissant dieu d'Ithome Dépend, n'en doutez point, le salut du royaume. Celui qui le premier encensant son autel Y pourra consacrer ce présent immortel, Vainqueur comblé de gloire aura l'heureuse terre Qui depuis si longtemps cause entre vous la guerre. Le destin à son gré dispense ses faveurs, Et chacun tour-à-tour éprouve ses rigueurs". Les Messéniens ne doutèrent pas un moment que la victoire ne leur fût promise par cet oracle, et ils se fondaient sur ce que Jupiter Ithomate ayant son temple renfermé dans leurs murs, il n'était pas possible que les Lacédémoniens fussent les premiers à lui consacrer les cent trépieds. Comme ils n'étaient pas assez riches pour en avoir de bronze, ils en firent faire de bois le plus diligemment qu'ils purent. Cependant un homme de Delphes porta la nouvelle de l'oracle à Sparte. Aussitôt on tint conseil, on chercha des expédients pour pouvoir prévenir les Messéniens, et l'on n'en trouva point. Un Spartiate, nommé Oebalus, homme assez obscur, mais de bon entendement, comme on le va voir, s'avisa de faire lui-même cent trépieds de terre ; il les mit dans un sac, prit un filet sur son épaule, et habillé en chasseur, s'en alla à Ithome. Fort peu connu dans son propre pays, il ne courait pas risque de l'être dans un pays étranger. Arrivé aux portes, il se mêle parmi des paysans qui allaient tous les matins à la ville, entre avec eux, ne se montre point, et le soir sur la brune, s'en va au temple de Jupiter, pose les trépieds sur son autel, et s'en retourne à Sparte. Le lendemain, que l'on eut connaissance de ce qui s'était passé, les Messéniens se voyant trompés et prévenus, furent fort alarmés; Aristodème harangue la multitude, la console du mieux qu'il petit, et pour rassurer les esprits, fait appendre à l'autel de Jupiter les cent trépieds de bois que l'on avait commandés, et qui pour lors se trouvèrent achevés. Dans le même-temps il arriva qu'Ophionée, ce devin qui était aveugle de naissance, recouvra la vue d'une manière fort extraordinaire; car il se plaignit durant quelques jours de violentss maux de tête, et au moment qu'il en lut délivré, il vit clair. [4,13] CHAPITRE XIII. Les dieux ne cessaient d'avertir les Messéniens de leur ruine prochaine par des prodiges qui n'étaient pas équivoques. Minerve était représentée en bronze à Ithome avec ses armes ; son bouclier tomba tout-à-coup. Un jour qu'Aristodème voulait sacrifier à Jupiter Ithomate, des béliers, qui devaient servir de victimes, allèrent d'eux-mêmes heurter contre l'autel d'une si grande force, qu'ils moururent sur le champ. Des chiens s'attroupaient durant la nuit, faisaient des hurlements épouvantables, et ensuite on les voyait passer par bandes au camp des Lacédémoniens. Tous ces prodiges troublaient fort Aristodème, mais il eut un songe qui semblait lui annoncer son malheur encore plus distinctement. Il rêva qu'il était sur le point de donner bataille ; déjà il avait sacrifié aux dieux, et les entrailles des victimes étaient sur la table; en ce moment sa fille s'apparaît à lui, vêtue de deuil, le sein et le ventre ouverts, et ruisselant de sang, effet lamentable de la fureur du père ; elle jette les entrailles des victimes, renverse la table, arrache à son père les armes qu'il avait prises, lui met en la place une couronne d'or sur la tête, et le revêt d'un habit blanc : tel fit son songe. Cette funeste vision semblait lui prédire sa fin, d'autant plus que parmi les Messéniens c'est la coutume, avant que d'enterrer les personnes illustres, de les exposer vêtues de blanc avec une couronne sur la tête. Il était tout occupé de ces tristes idées, lorsqu'on vint lui annoncer qu'Ophionée était redevenu aveugle comme auparavant. Ce fut pour lors qu'il comprit l'oracle et le sens de ces vers : "Quand deux yeux s'ouvriront à la clarté du jour, Et se refermeront par un triste retour, Alors, c'est fait d'Ithome, - - -. Venant donc à repasser dans son esprit le malheur qu'il avait eu d'égorger sa propre fille, sans que sa mort fut d'aucune utilité à l'état, et voyant d'ailleurs qu'il n'y avait plus rien à espérer pour sa patrie; il se passa son épée au travers du corps et expira sur le tombeau de sa fille. Ce grand homme avait fait tout ce qui se pouvait faire humainement pour le salut des Messéniens, mais il ne put vaincre la rigueur du destin, ni la malignité de la fortune qui ne seconda jamais ses entreprises. Il avait régné six ans et quelques mois. Après cette catastrophe, les Messéniens perdirent courage, au point qu'ils furent tentés d'envoyer à Sparte pour implorer la clémence des Lacédémoniens, tant ils étaient consternés de la mort d'Aristodème; mais leur ressentiment encore plus fort que l'amour de la vie ne leur permit pas de se démentir jusques-là. S'étant donc assemblés, ils créèrent non un roi mais un général, à qui ils donnèrent une pleine autorité, et ce général fut Damis. Il s'associa deux collègues, Cléonnis. et Phyléüs, ensuite s'arrangeant selon l'état présent des affaires, il disposa tout pour le combat, car les Messéniens depuis longtemps assiégés dans Ithome se voyaient tous les jours resserrés de plus en plus, outre que les vivres commençant à leur manquer ils avaient la famine à craindre; il faut avouer que jamais le péril ne les étonna, et qu'ils furent toujours prêts à payer de leurs personnes ; aussi perdirent-ils tous leurs chefs avec une infinité de braves gens, et malgré I'extrémité où ils étaient réduits, ils soutinrent le siège encore cinq mois ; mais enfin ils furent contraints d'abandonner Ithome après avoir fait la guerre durant vingt ans, suivant ce témoignage de Tyrtée : "Après vingt ans de guerre, Ithome abandonnée, Recevant son vainqueur, cède à sa destinée". Cette guerre finit la première année de la quatorzième olympiade, en laquelle Damon, corinthien, remporta le prix du stade. L'administration des Médontides archontes décennaux à Athènes, durait encore, et Hippomène était dans la quatrième année de son archontat. [4,14] CHAPITRE XIV. Ceux des Messéniens qui avaient droit d'hospitalité, soit en Arcadie, soit à Argos ou à Sicyone, se retirèrent dans ces villes; d'autres qui étaient de la race des ministres de Cérès, et qui exerçaient les fonctions du sacerdoce des grandes déesses à Andanie, allèrent chercher une retraite à Éleusis. La multitude se dispersa de côté et d'autre dans les villes et les bourgades de la Messénie, chacun tâchant de regagner son ancienne habitation. Quant aux Lacédémoniens, ils commencèrent par détruire Ithome jusqu'aux fondements, ensuite ils se rendirent maîtres de toutes les villes du pays. Des dépouilles qu'ils avaient remportées sur les ennemis, ils consacrèrent à Apollon Amycléen trois trépieds de bronze. Vénus était représentée sur le premier, Diane sur le second Cérès et Proserpine sur le troisième. Ils donnèrent aux Asinéens, peuples que les Argiens avaient chassés de leur ville, toute cette côte maritime qu'ils occupent encore aujourd'hui, et aux descendants d'Androclès cette province que l'on nomme Hyamie; car il restait encore d'Androclès une fille, et cette fille avait des cnfants qui, après la mort de leur aïeul, avaient quitté la Messénie pour aller s'établir à Sparte. Voici maintenant comment ils traitèrent les Messéniens ; premièrement ils leur firent prêter serment de fidélité, en sorte qu'ils s'obligeaient tous à ne jamais se révolter contre les Lacédémoniens et à n'exciter aucun trouble; en second lieu, sans leur imposer aucun tribut fixe, ils les condamnèrent à apporter tous les ans à Sparte la moitié des fruits qu'ils recueilleraient sur leurs terres; troisièmement, ils exigèrent d'eux qu'à l'avenir et à perpétuité les maris et les femmes assisteraient en habits de deuil aux funérailles des rois de Sparte, et à celles des éphores. Et par cette ordonnance il y avait des peines portées contre les délinquants. Nous avons un monument de ces peines infamantes dans Tyrtée, qui parle ainsi des Messéniens : "Pareils aux animaux qu'un maître impitoyable fait ployer sous le faix d'un poids qui les accable, On les voit gémissants apporter sur leur dos Jusqu'aux pieds du vainqueur le fruit de leurs travaux". Voici d'autres vers du même poète qui marquent l'obligation où ces malheureux étaient d'assister en deuil à la pompe funèbre des rois de Lacédémone : "Et forcés de baiser la main qui les châtie, "A la mort de nos rois, en longs habits de deuil, Ils vont servilement pleurer sur leur cercueil". Les Messéniens se voyant réduits à cet excès de misère, dans la dure nécessité de donner tous les ans la moitié de ce qu'a la sueur de leurs corps ils pouvaient tirer du sein de la terre, et sans espérance d'un avenir plus supportable, se résolurent enfin à secouer le joug, aimant mieux mourir les armes à la main, que de languir plus longtemps dans un si cruel esclavage, ou que d'être chassés du Péloponnèse. Les auteurs d'un si généreux dessein étaient de jeunes gens qui n'avaient point encore vu la guerre, mais qui avaient tant de courage, que la liberté achetée au prix de leur sang leur paraissait préférable à la servitude, même la plus douce. Car depuis la prise d'Ithome il s'était élevé dans tous les endroits de la Messénie une florissante jeunesse, particulièrement à Andanie, où elle était encore plus belle et plus nombreuse qu'ailleurs. Parmi cette jeunesse brillait surtout Aristomène, que les Messéniens honorent encore aujourd'hui comme un héros, et dont ils croient que la naissance eut quelque chose de merveilleux. En effet, ils disent qu'un génie, ou un dieu, sous la forme d'un dragon, eut commerce avec sa mère Nicotelée, et que de ce commerce naquit Aristomène. Je sais que les Macédoniens en ont dit autant d'Olympias, et Ies Sicyoniens autant d Aristodama; il y a seulement cette différence, que les Messéniens ne croient pas qu'Aristomène fût fils de Jupiter ou d'Hercule, comme les Macédoniens se sont imaginés qu'Alexandre était fils d'Ammon, et les Sicyoniens qu'Aratus avait Esculape pour père; car la plupart des Grecs tiennent Aristomène, fils de Pyrrhus ; et les Messéniens, en lui faisant des libations, ne le qualifient point autrement que l'illustre fils de Nicomède : c'est un fait dont je suis certain. Quoi qu'il en soit, Aristomène, jeune et plein de courage, et tout ce qu'il y avait de jeunes gens distingués dans la Messénie, excitaient sans cesse leurs compatriotes à prendre les armes. D'abord l'affaire fut conduite avec beaucoup de secret ; ils envoyèrent à la dérobée des gens de confiance aux Arcadiens et aux Argiens, pour savoir si en cas qu'ils levassent le masque, ils recevraient d'eux des secours aussi prompts et aussi puissants que leurs pères en avaient reçu durant la première guerre. [4,15] CHAPITRE XV. Ils trouvèrent leurs alliés mieux disposés qu'ils n'avaient osé l'espérer, car les Arcadiens et les Argiens avaient déjà fait éclater leur animosité contre Sparte. Contents donc de leurs préparatifs, ils soulèvent toute la Messénie trente-neuf ans après la prise et le sac d'Ithome, la quatrième année de la vingt-troisième olympiade, qui fut célèbre par la victoire que remporta Icare d'Hypéresie à la course du stade. La république d'Athènes n'était pas encore gouvernée par des archontes annuels, et Tlésias était en charge. Il n'est pas aussi aisé de dire qui pour lors régnait à Lacédémone, car Tyrtée ne nous l'apprend pas. Rhianus, dans son histoire en vers, dit que c'était Léotychide ; mais c'est une faible autorité. Si Tyrtée ne s'est pas expliqué bien nettement sur ce point, on peut du moins tirer quelque conjecture de ces vers-ci, qui doivent s'entendre de la première guerre : "Après vingt ans de siège, Ithome encore debout avait presque poussé nos ennemis à bout. Ses braves défenseurs, les pères de nos pères, Ne nous feront-ils point rougir de nos misères?" Par ces mots, "les pères de nos pères", le poète marque assez que ce fut à la troisième génération, depuis la première guerre, que les Messéniens reprirent les armes. Or, la suite des rois de Sparte nous apprend qu'en ce temps-là régnait Anaxandre, fils d'Eurycrate, et petit-fils de Polydore ; et de l'autre branche, Anaxidame, fils de Zeuxidame, petit-fils d'Archidame, et arriere-petit-fils de Théopompe ; je descends jusqu'au quatrième degré, parce qu'Archidame étant mort avant son père, la couronne passa à Zeuxidame, petit-fils de Théopompe. Pour Léotychide, on sait assez qu'il ne régna qu'après Démarate, fils d'Ariston, lequel Ariston était le septième descendant de Théopompe. Ce fut donc sous ces règnes que les Messéniens, un an après leur révolte, livrèrent bataille aux Lacédémoniens à Dérès, qui est un village de la Messénie. Ni les uns, ni les autres, ne furent secourus de leurs alliés, et l'on ne sait pas bien de quel côté fut l'avantage; mais on dit qu'Aristomène, en cette occasion, fit plus qu'on ne pouvait attendre d'un homme; c'est pourquoi, après le combat, les Messéniens l'élurent pour roi car il était du sang des Epytides ; mais ayant refusé cet honneur, il fut déclaré général, avec une autorité absolue. Aristomène avait pour maxime, que tout homme de guerre, en même-temps qu'il fait de grandes choses, doit savoir souffrir, et ne s'étonner ni des revers, ni de la mort même; et pour lui il crut devoir commencer par un coup d'éclat qui le rendît pour toujours formidable aux Lacédémoniens. Dans cette résolution il s'achemine vers Sparte, y entre de nuit, et trouve le moyen d'appendre son bouclier dans le temple de Minerve Chalcioecos; l'inscription portait que ce bouclier avait été consacré à la déesse, par Aristomène, des dépouilles remportées sur Lacédémone. Environ ce temps-là, les Lacédémoniens ayant consulté l'oracle de Delphes, eurent pour réponse qu'ils eussent à se conduire par les conseils d'un Athénien. Aussitôt ils envoyèrent à Athènes pour informer la république de la réponse de l'oracle, et lui demander un de ses citoyens qui pût les aider de ses conseils. Les Athéniens qui ne voulaient ni souffrir qu'une puissance voisine conquît si aisément la plus riche contrée du Péloponnèse, telle qu'est la Messénie, ni aussi manquer de respect pour l'oracle, furent assez embarrassés : voici donc l'expédient dont ils s'avisèrent. Il y avait à Athènes un maître d'école, nommé Tyrtée, boiteux d'un pied, et qui ne passait pas pour un grand esprit ; ce fut-là l'homme qu'ils donnèrent aux Lacédémoniens. Arrivé à Sparte, il amusait tantôt les grands, tantôt le peuple, et ceux qui s'attroupaient autour de lui, en leur récitant des vers anapestes et des élégies. Un an ou environ après la bataille de Dérès, les Messéniens et les Lacédémoniens, ayant reçu le renfort qu'ils attendaient de la part de leurs alliés, se trouvèrent en présence, et tout prêts à en venir à un second combat, dans un lieu qu'ils appellent le monument du sanglier. Il était venu aux Messéniens de puissants secours d'Elée, d'Arcadie, d'Argos et de Sicyone. Tous ceux qui avaient quitté leur pays après la prise d'lthome, étaient revenus joindre leurs compatriotes, particulièrement ces familles qui s'étaient retirées à Eleusis, et qui étaient en possession du sacerdoce des grandes déesses; les descendants d'Androclès étaient aussi de la partie, et n'avaient pas peu contribué au soulèvement général de la Messénie. Les alliés de Sparte étaient les Corinthiens et les Lépréates; ceux-ci néanmoins étaient venus en petit nombre, plutôt par haine pour les Eléens que par inclination pour Sparte; les Asinéens étaient obligés, par serment, à demeurer neutres. Le champ de bataille était un lieu de la Messénie, situé dans la plaine du Stényclere, et appelé le monument du sanglier, parce qu'Hercule et les enfants de Nélée immolèrent là autrefois un sanglier, et firent ensuite un traité qu'ils promirent d'observer, en jurant sur les entrailles de la victime. Les deux armées étant en présence, les devins sacrifièrent aux dieux de part et d'autres ; ces devins étaient du côté des Lacédémoniens, Hécatus, petit-fils et de même nom que cet Hécatus qui était revenu à Sparte avec les catins d'Aristodème; et du côté des Messéniens, Théoclus, fils d'Eumantis, lequel Eumantis était Eléen, de la race des Jamides et avait été amené par Chresphonte en Messénie. [4,16] CHAPITRE XVI. Chaque devin ayant exhorté ceux de son parti, tous marquaient beaucoup d'alégresse, et se portaient au combat avec toute l'ardeur dont leur âge et leur force les rendaient capables. Mais surtout Anaxandre, roi des Lacédémoniens, et ceux qui étaient autour de sa personne brûlaient d'impatience d'en venir aux mains. Du côté des Messéniens, Androclès et Phintas, petit-fils du premier Androclès, et tous ceux qui obéissaient à leurs ordres, ne cherchaient aussi qu'à se distinguer. Ni Tyrtée, ni les prêtres des grandes déesses, n'eurent aucune fonction militaire ; ils étaient à la queue, où ils encourageaient les derniers bataillons à bien faire. Pour Aristomène, il était accompagné de quatre-vingt jeunes Messéniens, qui tenaient tous à grand honneur d'avoir été jugés dignes de combattre sous ses yeux; leur petit nombre faisait qu'ils étaient plus attentifs à se secourir les uns les autres, et qu'il leur était plus aisé d'observer le moindre signe de leur général. Ce fut à la tête de cette troupe d'élite qu'il chargea la troupe d'Anaxandre, composée de tout ce qu'il y avait de plus braves Lacédémoniens. Le petit peloton du général Messénien, après avoir essuyé une infinité de coups avec un courage intrépide, commençait à désespérer de la victoire ; cependant, plus acharné à mesure qu'il diminuait, à force de temps et de persévérance, il fit plier le bataillon d'Anaxandre ; en même-temps Aristomène commande à de nouvelles troupes de l'enfoncer, ce qui fut fait; pour lui, il tombe sur un autre corps qui tenait encore ferme, le pousse, le culbute, tombe ensuite sur un autre avec le même succès, et encore sur un autre, jusqu'à ce que s'étant porté de tous côtés, et ayant combattu partout où il y avait des ennemis, il eut mis toute l'armée des Lacédémoniens en déroute. Alors les voyant prendre honteusement la fuite, sans se donner même le temps de se rallier, il les poursuit l'épée dans les reins, et leur imprime tant de crainte que jamais homme ne s'est rendu si formidable à ses ennemis. Quand ils les eut poussés jusqu'à un poirier sauvage, qui était au milieu d'un champ, Théoclus lui défendit de passer outre, disant que les Dioscures s'étaient autrefois reposés sous cet arbre, et qu'il fallait le respecter; mais Aristodème se laissant emporter à son ardeur, et ne croyant pas devoir déférer si scrupuleusement à son devin, méprisa l'avis; aussi lui arriva-t-il en cet endroit fatal de perdre son bouclier ; pendant qu'il le cherche les Lacédémoniens, qui fuyaient toujours, lui échappèrent. Mais cette défaite les découragea si fort, qu'ils youlaient absolument faire la paix. Tyrtée les en dissuada, en leur récitant des élégies propres à leur relever le courage, et il remplaça les soldats qui avaient péri dans le combat par un égal nombre d'Hilotes qu'il incorpora dans chaque troupe. Aristomène de retour à Andanie fut reçu avec les acclamations qu'il méritait ; les femmes jetaient des guirlandes et des fleurs sur so passage, en chantant ce distique qui se chante encore aujourd'hui : "L'heureux Aristomène a par vaux et par monts, De nos fiers ennemis poussé les bataillons". Quelque temps après, il recouvra son bouclier car, étant allé à Delphes, la Pythie lui dit qu'il le trouverait à Lébadée, dans la chapelle souterraine de Trophonius ; il l'y retrouva en effet ; et à un second voyage, il le consacra au dieu dans cette même chapelle ; moi-même je l'y ai vu ; il est remarquable par la figure d'une aigle éployée, qui, de ses ailes en embrasse les deux extrêmités. Aristomène étant revenu de Béotie, avec son bouclier qu'il avait, comme j'ai dit, recouvré dans l'antre de Trophonius, ne songea qu'à exécuter de nouveaux projets. Ayant donc rassemblé quelques troupes, et prenant encore avec lui cette brave jeunesse dont il s'était si bien trouvé, il marche et arrive sur la nuit aux portes d'une ville de la Laconie, qu'Homère, dans son dénombrement, appelle Pharé, et que les Spartiates et les peuples d'alentour nomment aujourd'hui Pharès ; il tue la sentinelle, fait main-basse sur ceux qui résistent, pille la ville, et reprend le chemin de Messène avec un butin considérable. Anaxandre, accompagné d'un gros de Lacédémoniens, l'attendait au passage, Aristomène le charge, le met en fuite, et ne cesse de le poursuivre que parce qu'il se sent percé d'un javelot au bas des reins; ce qui l'obligea à revenir sur ses pas, mais sans avoir rien perdu de sa proie. Il ne prit que le temps qu'il lui fallait pour se guérir, et son dessein était d'aller assiéger Sparte; mais Hélène et les Dioscures s'étant apparu à lui en songe, l'en détournèrent. En passant par Caryes, il trouva toutes les filles du pays assemblées, qui dansaient et chantaient pour célébrer une fête de Diane; il les prit toutes, et retenant seulement celles qui appartenaient à des gens riches ou puissants, il les conduisit jusqu'a un village de la Messénie. Après les avoir mises sous la garde de quelques Messéniens de sa troupe, il alla se reposer; durant qu'il dormait, des soldats à demi-ivres, comme je crois, voulurent violer ces Caryathides, et Aristomène qui en fut averti, eut bien de la peine à les en empêcher ; il eut beau leur repérésenter qu'une action si brutale n'était pas permise à des Grecs, de sorte qu'il fut obligé de faire un exemple de sévérité, en punissant de mort quelques - uns des plus coupables; ensuite, moyennant une grosse rançon, il rendit ces filles à leurs parents, sans avoir souffert qu'aucune fût déshonorée. [4,17] CHAPITRE XVII. Il y a dans la Laconie un lieu nommé Egila, qui est fort fréquenté, à cause d'un temple de Cérès qui est en grande vénération. Aristomène et sa troupe surent que les femmes des environs étaient assemblées en ce lieu, à l'occasion d'une fête ; aussi-tôt ils résolurent de les enlever. Mais ces femmes, inspirées et protégées apparemment par la déesse, se défendirent courageusement, les unes avec des couteaux, les autres avec des broches, d'autres avec des torches ardentes, toutes armes qu'elles trouvèrent dans l'appareil même du sacrifice ; de sorte que non seulement bon nombre de Messéniens furent blessés, mais qu'Aristomène reçut plusieurs coups, et fut fait prisonnier. Cependant la nuit suivante il se sauva et gagna la Messénie. On crut que la prêtresse de Cérès, qui se nommait Archidamée, avait elle-même favorisé son évasion non qu'elle se fût laissée corrompre par ses présents, mais parce que dès longtemps auparavant elle avait pris de l'amour pour lui. Quoiqu'il en soit, elle en fut quitte pour dire qu'il avait rompu ses chaînes, et qu'il s'était enfui. La troisième année de la guerre il y eut un combat entre les deux armées, auprès d'un lieu qu'ils appellent la grande fosse. Toutes les villes d'Arcadie avaient envoyé du secours aux Messéniens ; Aristocrate, fils d'Hicétas, natif de Trapézunte, et roi des Arcadiens, conduisait lui-même ces troupes auxiliaires. Les Lacédémoniens s'avisèrent de le séduire à force d'argent; car, de tous les peuples connus, ils sont les premiers qui aient donné ce pernicieux exemple, de tenter son ennemi par des présenst, et de rendre la victoire vénale, pour ainsi dire. Avant cette lâche trahison, si défendue par toutes les lois de la guerre, tout le succès des combats dépendait de la valeur et de la fortune que dieu rendait propice ou contraire selon sa volonté. Il est certain que dans la suite, lorsqu'ils se battirent à Egespotame, ils corrompirent par des largesses plusieurs officiers de la flotte athénienne, et particulièrement Adimante. Mais, enfin, la perfidie des Lacédémoniens retomba sur eux-mêmes ; la peine de Néoptolème, comme on dit, les attendait ; car Néoptolème, fils d'Achille, tua Priam sans égard pour son àge, ni pour l'autel de Jupiter Hercéüs, qu'il tenait embrassé, et lui-même, à son tour, fut tué au pied de l'autel d'Apollon, à Delphes; de là vient que l'on appelle par manière de proverbe, la peine de Néoptolème, toute peine que souffre un homme, après en avoir fait souffrir une pareille à quelqu'un. En effet, dans le temps que les Lacédémoniens prospéraient le plus, que les Athéniens battus leur avaient cédé l'empire de la mer, qu'Agésilas avait déjà conquis une bonne partie de l'Asie, ils manquèrent l'occasion de subjuguer la Perse, parce qu'Artaxerxès tournant contre eux leurs propres artifices, sema l'or et l'argent dans toutes les villes de la Grèce, à Corinthe, à Argos, à Athènes, à Thèbes, et alluma tout-à-coup, par ce moyen, cette guerre que l'on appela depuis la guerre de Corinthe, qui obligea Agésilas à abandonner ses conquêtes, et à repasser en Grèce au plus vite. C'est ainsi que les dieux, avec le temps, devaient punir Sparte de la trahison qu'elle avait tramée contre les Messéniens. Cependant Aristocrate ayant touché l'argent de Lacédémone, ne découvrit pas d'abord son dessein aux Arcadiens ; mais, lorsqu'il vit les deux armées en présence, il intimida les siens, leur dit qu'ils allaient combattre dans un lieu fort désavantageux, qu'en cas de malheur la retraite serait difficile, et qu'après tout, les entrailles des victimes ne lui promettaient rien de bon ; enfin, il ordonna qu'au premier signal qu'il leur donnerait, ils eussent à le suivre. Dès que le combat fut engagé, pendant que les Messéniens ne rougeaient qu'à bien recevoir l'ennemi, voilà Aristocrate qui se retire avec ses Arcadiens, et qui par sa défection laisse l'aile gauche et le centre de l'armée des Messéniens tout dégarnis ; car les Arcadiens occupaient l'un et l'autre poste, parce que ni les Eléens, les Ariens, les Sicyoniens n'étaient au combat. Même, pour découvrir encore plus les Messéniens, Aristocrate passe tout à travers leurs bataillons. Les Messéniens qui ne s'attendaient à rien moins, furent si consternés, si troublés, que peu s'en fallut qu'ils n'oubliassent qu'ils avaient l'ennemi sur les bras ; et, en effet, au lieu de songer à lui résister, ils couraient après les Arcadiens, tantôt les conjurant de demeurer, tantôt les chargeant d'injures et les appelant traîtres et perfides ; mais tout cela fut inutile: de sorte qu'abandonnés, bientôt ils se virent investis de toutes parts, et que les Lacédémoniens remportèrent une pleine victoire, qui ne leur coûta pas la moindre peine. Aristomène tint ferme avec sa compagnie, et soutint durant quelque temps l'effort des ennemis; mais que pouvait faire un si petit nombre contre toute une armée ? Les Messéniens perdirent tant de monde dans cette occasion, que ces peuples qui naguère espéraient devenir bientôt les maîtres de Sparte, ne conservèrent pas la moindre espérance de pouvoir éviter leur entière destruction. Plusieurs de leurs principaux officiers périrent aussi, entr'autres Androclès, Phintas, et Phanas, qui s'était fort distingué dans le combat, et qui, dès auparavant, était célèbre pour avoir doublé la carrière aux jeux olympiques. Aristomène recueillit ce qu'il put du débris de son armée, rassembla quelques troupes, et persuada aux Messéniens d'abandonner Andanie, avec toutes les villes de terre ferme, pour se retirer sur le mont Ira, où, en effet, ils allèrent se camper. Aussitôt ils y furent assiégés par les Lacédémoniens, qui croyaient emporter ce poste d'emblée ; cependant, depuis le malheureux combat de la grande fosse, les Messéniens tinrent onze ans entiers dans cette place, comme Rhianus nous l'apprend par ces vers : "Des étés, des hivers la diverse inclémence Onze fois des deux camps éprouva la patience". Ce poète compte les années par les saisons; mais toujours, nous dit-il clairement, que ce siège dura onze ans. [4,18] CHAPITRE XVIII. Tant que Ies Messéniens occupèrent le mont Ira, comme ils étaient exclus de tout autre lieu, à la réserve de ee que les Pyliens et les Mothonéens leur avaient conservé sur les côtes de la mer, ils faisaient souvent des courses sur les terres des Lacédémoniens, et sur les leurs propres, ne mettant plus de différence entre les unes et les autres. Partagés donc en plusieurs bandes, ils se jetaient de côté et d'autres, et ravageaient tout le plat pays. Aristomène avait formé un corps de trois cents hommes bien choisis ; avec cette troupe il se rendait formidable, et faisait tous les jours quelque prise, enlevant bled, vin, bétail, meubles et esclaves ; mais les meubles et les esclaves il les rendait à leurs maîtres, pour une somme d'argent, suivant l'estimation. Ce pillage continuel obligea les Lacédémoniens à faire une ordonnance, par laquelle il était dit que les terres limitrophes de la Laconie et de la Messénie étant trop exposées aux courses des ennemis, on eût à ne les plus ensemencer tant que-la guerre durerait; mais le remède fut pire que le mal ; cette ordonnance causa une disette de grains, et la disette causa une sédition, les gens qui étaient riches en terres ne pouvant souffrir qu'elles ne leur rapportassent rien. Tyrtée appaisa cette émeute, et calma les séditieux par ses vers. Sur ces entrefaites, Aristomène, accompagné de sa troupe favorite, partit le soir du mont Ira, marcha toute la nuit avec une diligence incroyable, et se trouvant aux portes d'Amyclès à la pointe du jour, prit la ville, la pilla, et eut plutôt rejoint les siens que Sparte n'eût eu nouvelles de ce qui s'était passé. Revenu au camp, il recommença ses courses ordinaires ; jusqu'à ce qu'ayant été surpris par un détachement des ennemis, de moitié plus nombreux que le sien, et commandé par les deux rois, après s'être défendu comme un lion, il reçut plusieurs blessures, et frappé d'un coup de pierre à la tête, il perdit connoissance, et tomba comme s'il eût été mort. Aussitôt les Lacédémoniens, accourant en foule, le prirent, et avec lui cinquante hommes de sa troupe ; tous furent jetés dans un gouffre qu'ils nomment Céada ; c'est un lieu où ils ont coutume de précipiter les criminels qui sont condamnés à perdre la vie. Ainsi périrent les cinquante Messéniens de la troupe d'Aristoméne; pour lui, le même dieu qui l'avait sauvé tant de fois, le sauva encore celle-ci. Ceux qui veulent donner un air de merveilleux à ses aventures, disent qu'au moment qu'il fut jeté dans ce précipice, un aigle vola à son secours, et avec ses ailes éployées, le soutint ; de sorte, qu'en tombant, ou pour mieux dire en descendant, car cet aigle le portait, il ne fut ni estropié, ni même blessé ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne pouvait se tirer de cet abîme sans une espèce de miracle. Il y passa deux jours étendu par terre, le visage couvert de son habit, comme un homme qui se tenait sûr de mourir, et qui attendait sa fin. Au troisième jour il entendit du bruit ; et découvrant son visage, il entrevit un renard qui mangeait un cadavre, car aux épaisses ténèbres du lieu, se mêlait tant soit peu de jour. Il comprit donc qu'il y avait quelque soupirail, quelque trou par où ce renard était entré; la difficulté était de le trouver. Il résolut d'attendre que l'animal fut plus prés de lui ; dès qu'il le vit à sa portée, il le prit d'une main, et de l'autre, toutes les fois que le renard se tournait de son côté, il lui présentait son habit, que cet animal ne manquait pas de prendre et de tirer avec ses dents. Alors suivant l'animal, et se laissant conduire à lui, il faisait quelques pas à travers les pierres et les immondices, jusqu'à ce qu'enfin, il apperçut une ouverture qui donnait un peu de lumière, et par où l'animal avait passé ; pour lors il lâcha le renard, qu'il vit aussitôt grimper et se sauver par le trou. Aristomène profitant de l'exemple, élargit ce trou avec les mains, non sans peine, mais enfin il l'élargit, se sauva, et alla rejoindre les siens. Il faut avouer que la fortune, en le faisant tomber entre les mains de ses ennemis, le traita bien indignement; car, du courage et de la résolution dont il était, il n'y avait personne au monde qui pût espérer de le prendre vif; mais il faut avouer aussi que le bonheur avec lequel il se tira du précipice où on l'avait jeté, fut une aventure très singulière, et très propre à prouver que quelque divinité veillait à sa conservation. [4,19] CHAPITRE XIX. Aristomène ne fut pas plutôt rentré dans Ira, que des transfuges en allèrent porter la nouvelle aux Lacédémoniens, qui ne se laissèrent pas plus persuader, que si on leur avait dit qu'un mort était ressuscité ; mais lui-même leur apprit bientôt ce qui en était ; car ayant su par ses coureurs, que les Corinthiens venaient au secours des assiégeants, et que ces troupes n'observant aucune discipline dans leur marche, campaient sans poser ni corps de garde, ni sentinelles, il alla se mettre en embuscade sur leur chemin, les attaqua brusquement durant la nuit, lorsque le soldat était endormi, en fit un grand carnage, tua quatre de leurs principaux officiers, Hyperménide, Achladée, Lpsistrate et Idacte, pilla la tente du général, et s'en retourna chargé de butin. Pour lors les Lacédémoniens connurent que c'était Aristomène qui avait fait cette expédition, et non un autre. A son retour il fit un sacrifice à Jupiter Ithomate, non un sacrifice à l'ordinaire, mais ce qu'ils appellent une hécatomphonie ; c'est une sorte de sacrifice qui a été en usage de tout temps chez les Messéniens, et qui n'a lieu que lorsqu'un général a eu le bonheur de tuer de sa main cent ennemis dans un combat. Aristomène sacrifia ainsi trois fois en sa vie ; la première, après la bataille qui se donna dans le lieu appelé le monument du sanglier; la seconde, après l'expédition dont je viens de parler; et la troisième, pour un pareil succès dans quelqu'une de ses excursions. Cependant la fête Hyacintha approchait; les Lacédémoniens, qui voulaient aller la célébrer chez eux, firent une trève de quarante jours avec les Messéniens. Pendant ce temps-là des archers Crétois qu'ils avaient fait venir de Lycte, et de quelques autres villes de Crète, ne cessaient de ravager les environs du mont Ira. Aristomène, qui sur la foi d'une trêve jurée de part et d'autre, croyait n'avoir rien à craindre, s'était malheureusement écarté ; sept Crétois lui dressèrent une embuscade où il donna ; de sorte qu'ils le prirent, et comme il était déjà nuit tout ce qu'ils purent faire ce fut de lui lier les pieds et les mains avec les courroies dont ils se servaient à attacher leurs carquois. Aussitôt deux de la bande s'en vont à Sparte pour annoncer l'agréable nouvelle de la prise d'Aristomène, et les cinq autres conduisent leur prisonnier jusqu'à un village de la Messénie, que l'on nomme Agilus. Là demeurait une jeune fille avec sa mère, qui était veuve ; la nuit précédente cette fille avait eu un songe fort extraordinaire ; elle avait rêvé que des loups traînaient dans un champ un lion enchaîné, auquel on avait arraché les ongles ; que pleine de compassion pour ce lion, elle avait eu le courage de l'approcher et de lui redonner des ongles, et qu'un moment après les loups avaient été mis en pièces par cet animal. Voyant donc ce prisonnier ainsi lié, elle ne douta pas que ce ne fût l'accomplissement de son rêve; mais quand elle sut de sa mère que c'était Aristomène, elle se confirma encore plus dans cette pensée, et observant attentivement les yeux du prisonnier, elle comprit sans peine ce qu'il souhaitait qu'elle fit. Aussitôt elle va tirer du vin, et fait tant boire les Crétois, qu'ils s'enivrent, peu de temps après ils s'endorment. Alors cette généreuse fille prend le poignard de celui qui dormait le plus profondément, et en coupe les courroies dont ils avaient lié Aristomène, qui, avec le même poignard égorge les cinq Crétois. Ensuite, pour marquer sa reconnaissance à sa libératrice, il lui fit épouser son fils Gorgus, qui n'avait pas encore dix-huit ans. [4,20] CHAPITRE XX. Il y avait onze ans que le siège durait, et le terme fatal était arrivé. Ira fut donc contrainte de céder à son destin ; et les Messéniens se virent encore une fois chassés de leur ville. L'évènement vérifia ce qui avait été prédit à Aristomène et à Théoclus; car après la déroute de la grande fosse, ils allèrent à Delphes pour consulter l'oracle sur les moyens de rétablir leurs affaires, et la Pythie leur répondit par ces vers : "Quand un bouc altéré boira de l'eau du Nedès, C'est à vous d'y veiller, c'en est fait de Messène, Jupiter l'abandonne, et sa perte est certaine". Le Nedès, après s'être formé d'une source qui sort du mont Lycée, prend son cours par l'Arcadie, puis se repliant pour ainsi dire sur lui-même, il vient arroser la Messénie, et sert de barrière du côté de la mer entre les Messéniens et les Eléens. Les Messéniens, trompés par l'ambiguité de l'oracle, crurent que tout ce qu'ils avaient à craindre, c'était que les boucs ne bussent de l'eau du fleuve Nedès; mais le dieu entendait tout autre chose. Il faut donc savoir que le même mot grec qui signifie un bouc, signifie aussi chez les Messéniens un figuier sauvage. Or, il y avait un figuier sauvage qui était venu sur le bord du Nedès, et qui au lieu de croître en hauteur, s'était comme plié et renversé du côté du fleuve, en sorte que l'extrémité de ses branches touchait à l'eau. Le devin Théoclus ayant remarqué ce figuier sauvage, comprit que ce que l'on entendait d'un bouc, la Pythie pouvait fort bien l'entendre de cet arbre; d'où il jugea que c'était fait des Messéniens, et que leur perte était inévitable. Cependant il tint sa conjecture secrète, et ne s'en ouvrit qu'au seul Aristomène ; il le mena au pied du figuier, lui développa le sens de l'oracle, et l'assura qu'il n'y avait plus rien à espérer. Aristomène n'eut pas de peine à le croire, et persuadé qu'il n'y avoir point de temps à perdre, il prit des mesures conformes à la nécessité présente. Dans le trésor de l'état on gardait un monument qui était comme un gage sacré de la durée de l'empire, en sorte que si les Messéniens le laissaient perdre, ils devaient périr sans ressource, et qu'au contraire s'ils le conservaient ils devaient se relever un jour et refleurir plus que jamais; c'est ce que Lycus, fils de Pandion, leur avait prédit. C'était un secret d'état que peu de gens savaient ; Aristomène qui en avait connaissance, dès que la nuit fut venue, prit ce précieux monument, le porta dans l'endroit le plus désert et le plus écarté du mont Ithome, le cacha sous terre puis s'adressant à Jupiter Ithomate et à tous les dieux tutélaires de l'empire, les pria de ne pas permettre que ce sacré dépôt, l'unique espérance des Messéniens, tombât jamais entre les mains de leurs ennemis. Enfin il était arrêté que les Messéniens, comme autrefois les Troyens, périraient par un adultère. Ils occupaient non seulement la ville d'Ira, mais aussi tous les environs depuis la hauteur où était la citadelle jusqu'au fleuve Nedès ; quelques-uns même habitaient hors des portes de la ville. Aucun transfuge n'était encore venu à eux du camp des Lacédémoniens, à la réserve d'un esclave, qui gardait les vaches d'Empéramus, homme distingué parmi les Spartiates; cet esclave s'étant enfui de chez son maître, avait passé avec ses vaches du côté de ces Messéniens qui avaient leur habitation hors des portes, et il menait paître tous les jours son troupeau dans les prairies qui sont au bas de la montagne vers le Nedès. Le hasard fit qu'il rencontra une Messénienne qui' allait chercher de l'eau, et qu'il en devint amoureux; d'abord il lui tint quelques propos, ensuite il lui fit de petits présents, enfin il gagna ses bonnes grâces et lia un commerce avec elle. Pour la voir il prenait justement le temps que son mari était en faction ; car les Messéniens montaient la garde tour-à-tour et par détachements à la citadelle, de crainte que l'ennemi n'entrât dans la ville par cet endroit qui était mal fortifié. Le mari n'était donc pas plutôt sorti de sa maison, que le pâtre venait rendre visite à sa femme. Or, une nuit que le Messénien était de guet, il plu tant que ni lui, ni ses camarades ne jugèrent pas à propos de coucher au bivouac ; car, comme on avait fait seulement quelques fortifications à la hâte, il n'y avait ni tours, ni guérites où l'on pût se mettre à couvert des injures du temps. Les sentinelles quittèrent donc leurs postes et avec d'autant plus de confiance, qu'il n'y avait pas d'apparence que les Lacédémoniens pussent rien entreprendre par une nuit si noire et si pluvieuse. D'ailleurs le soldat n'avait rien à craindre de son général ; peu de jours auparavant, Eulyalus, spartiate, à la tête d'une troupe de Lacédémoniens et de quel- ques archers de la ville d'Aptère, avaient enlevé un marchand de Céphallie qui amenait des provisions aux Messéniens ; Aristomène voulut reprendre le prisonnier, qui était son hôte et son ami ; il le reprit en effet avec tout ce qui lui appartenait; mais en lui rendant ce service, il avait été blessé dans le combat; ainsi il n'était pas en état de faire sa ronde à l'ordinaire. Par toutes ces raisons les soldats, qui étaient en faction dans la citadelle, crurent pouvoir s'en retourner chez eux sans aucun risque; de ce nombre était le Messénien dont je parle. Dès que sa femme l'entend frapper, elle cache son amant du mieux qu'elle peut, court au-devant de son mari, le reçoit avec de grandes démonstrations de joie et lui demande par quelle bonne fortune il revenait si tôt. Lui qui ne se défiait de rien, raconte à sa femme tout ce qui en était, qu'il n'avait fait que suivre l'exemple de ses camarades, et que le mauvais temps les avait tous obligés à s'en aller. Le pâtre qui entendait tout cela, apprenant que la citadelle n'était pas gardée, se dérobe aussitôt et va trouver les Lacédmoniens. Ni l'un ni l'autre roi n'était au camp, c'était Emperamus qui en leur absence commandait les troupes du siège. On mène l'esclave à son maître, il se jette à ses pieds, lui demande pardon de s'être enfui, lui dit ensuite que le moment de prendre Ira était venu, qu'il n'y avait point de temps à perdre, et apprend tout ce qu'il avait su de la propre bouche du Messénien. [4,21] CHAPITRE XXI. On ne trouva rien que de fort probable à ce que disait l'esclave. Empéramus et les Lacédémoniens le prenant donc pour guide, marchent droit à la citadelle. Le chemin était presque impraticable à cause de la pluie continuelle et des épaisses ténèbres de la nuit ; cependant le courage leur fit surmonter toutes les difficultés. Arrivés au pied du mur, les uns y appliquent des échelles, les autres grimpent ou s'élancent si bien qu'ils se logent enfin sur les remparts. Depuis quelque temps tout annonçait aux Messéniens leur désastre ; les chiens même, par de longs aboiements, ou plutôt par des hurlemens affreux, semblaient les en avertir. Quand ils virent l'ennemi dans la citadelle, et, par conséquent, leur perte assurée, ils résolurent de combattre jusqu'à l'extrémité, non plus tous ensemble et en bataille rangée, mais en se servant de toutes les armes que le hasard leur présenterait, afin de défendre jusqu'à la fin ce peu de terrain qui leur restait, et auquel ils pussent donner le doux nom de patrie. Les premiers qui s'apperçurent que l'ennemi était au-dedans, et les premiers aussi qui se mirent en devoir de le repousser, furent Gorgus, fils d'Aristomène, et Aristomène lui-même, le devin: Théoclus, Manticlus son fils, et le brave Evergétidas, homme infiniment considéré des Messéniens par lui-même, et d'ailleurs illustré par le mariage qu'il avait fait avec Hagnagora, soeur d'Aristomène. Quelques-uns d'eux, quoique pris comme dans un filet et enveloppés de toutes parts, n'avaient pas encore perdu tout espoir. Mais Aristomène et Théoclus, qui avaient l'oracle d'Apollon présent à l'esprit, et qui n'étaient pas trompés par l'ambiguité des termes, savaient bien qu'il n'y avait plus de remède. Cependant, pour ne pas alarmer les autres, ils leur en firent un secret. Courant tous deux par la ville, à mesure qu'ils trouvaient des Messéniens, ils les exhortaient à faire leur devoir en braves gens, et par leurs cris ils tâchaient de réveiller ceux qui étaient renfermés dans les maisons. La nuit se passa ainsi sans qu'il se fît rien de considérable de part ni d'autre; car les Lacédémoniens qui ne connoissaient point les lieux et qui craignaient Aristomène, n'osèrent rien tenter; et les Messéniens n'avaient pu demander ni prendre le mot, outre que s'ils allumaient un flambeau ou quelque brandon, le vent et la pluie l'éteignaient aussitôt. Lorsque le jour parut et que l'on put se reconnaître, Aristomène et Théoclus n'oubliêrent rien pour irriter le désespoir des Messéniens, mais surtout ils les animèrent par l'exemple des Smyrnéens, peuples d'Ionie, qui, quoique Gygès, fils de Dascylus et les Lydiens, fussent déjà maîtres de leur ville, ne laissèrent pas de les en chasser par leur courage et leur résolution. Un si puissant exemple eut tout l'effet que ce général en attendait. Les Messéniens se jettent en désespérés au travers des ennemis, résolus de se faire jour ou de vendre chèrement leur vie. Les femmes, de leur côté, ne cessaient de lancer des pierres, des tuiles et tout ce qu'elles trouvaient sous leur main, bien fâchées de ce que l'orage, qui continuait toujours, les empêchait de monter sur les toits pour les renverser sur les Lacédémoniens, comme elles en avaient envie; enfin elles eurent le courage de prendre les armes et de fondre aussi sur l'ennemi, nouvel aiguillon pour les Messéniens, de voir que leurs femmes aimaient mieux s'ensevelir sous les ruines de leur patrie, que d'être menées captives à Lacédémone. Une telle disposition dans ce malheureux peuple devait le soustraire à la rigueur de son destin : mais la violence de la pluie, le bruit épauvantable du tonnerre, et les éclairs dont ils étaient continuellement éblouis, furent un obstacle qu'ils ne purent vaincre; pendant que les Lacédémoniens au contraire tiraient un bon augure de ces menaces du ciel, et croyaient que Jupiter se déclarait pour eux; en effet, il éclairait à leur droite, et leur devin Hécatus les assurait que c'était un heureux présage. Lui-même s'avisa d'un expédient qui leur réussit. Les Lacédémoniens étaient fort supérieurs en nombre; mais comme ils ne pouvaient s'étendre, ni donner tous ensemble, et qu'ils étaient obligés de combattre en plusieurs quartiers de la ville, il arrivait que ceux qui étaient aux derniers rangs devenaient inutiles. Hécatus en renvoya une partie au camp, afin qu'elle pût se reposer et repaître, mais avec ordre de venir relever l'autre sur la fin du jour. De cette manière, se succédant les uns aux autres; ils soutenaient aisément la fatigue du combat; au lieu que tout contribuait à accabler les Messéniens. ll y avait trois jours et trois nuits qu'ils combattaient ou qu'ils étaient sous les armes ; outre l'ennemi, il leur fallait encore vaincre le sommeil, le froid, la pluie, la faim et la soif. Leurs femmes, épuisées de fatigue et nullement accoutumées au dur métier de la guerre, étaient aussi aux abois. Théoclus voyant les choses en cet état : « A quoi bon prendre inutilement tant de peine, dit-il à Aristomène? Il faut qu'Ira succombe, le destin l'a ainsi ordonné. Il y a longtemps que la Pythie nous a annoncé le malheur que nous voyons arrivé, et ce fatal figuier nous l'a aussi présagé; sauvez vos citoyens, sauvez-vous vous-même. Pour moi, je ne puis survivre à ma patrie, les dieux veulent qu'elle et moi nous périssions ensemble. » Après ces paroles, il se jette au milieu des ennemis en leur criant qu'ils ne seraient pas toujours victorieux, ni les Messéniens leurs esclaves ; furieux comme un lion, il abat, il tue tout ce qui lui résiste, il se saoule de sang et de carnage; mais enfin, mortellement blessé, il tombe et rend le dernier soupir. Aristoméne fit sonner la retraite et rassembla tous ses Messéniens, à l'exception de quelques-uns, qui n'écoutant que leur courage, tinrent ferme encore quelque temps. Il ordonna aux autres de mettre leurs femmes et leurs enfants au centre de leurs bataillons, et de le suivre par le chemin qu'il allait leur frayer; il donna la conduite de l'arrière-garde à Gorgus et à Manticlus; pour lui, se mettant à l'avant-garde, la pique à la main, par un signe de tête et par sa mine, il fit comprendre qu'il voulait se faire un passage au travers des ennemis. Empéramus et ses Spartiates ne jugeant pas à propos d'irriter davantage des forcenés dont le désespoir était à craindre s'ouvrirent d'eux-mêmes et les laissèrent passer, en quoi ils ne firent que suivre l'avis de leur devin Hécatus. [4,22] CHAPITRE XXII. Les Arcadiens ne furent pas plutôt informés de la prise d'Ira, qu'ils déclarèrent à leur roi, Aristocrate, qu'ils voulaient marcher au secours des Messéniens, résolus de les sauver ou de périr avec eux. Mais Aristocrate, qui était gagné par les présents des Lacédémoniens, refusa aux Arcadiens de les mener, disant qu'il n'y avait plus au monde de Messéniens qui eussent besoin de leur secours. Cependant eux qui savaient qu'à la vérité les Messéniens avaient été obligés d'abandonner Ira, mais que du moins ils avaient pour la plupart échappé à l'ennemi, ils allèrent à leur rencontre jusqu'au mont Lycée, portant avec eux hardes, vivres, habits, et tout ce qui pouvait être nécessaire à ces pauvres fugitifs ; même ils envoyèrent plus loin les principaux de chaque ville pour servir de guides à leurs alliés et pour les consoler dans leur malheur. Lorsque les Messéniens furent arrivés au mont Lycée, il n'y eut sorte de bons traitements que les Arcadiens ne leur fissent, jusqu'a vouloir et les retenir dans leurs villes et partager leurs terres avec eux. Mais Aristomène avait bien un autre dessein ; inconsolable du saccagement de sa ville et enragé contre les Lacédémoniens, voici ce qu'il imagina. Parmi ses Messéniens il fit choix de cinq cents hommes, tous gens déterminés et qui comptaient leur vie pour rien ; ensuite, en présence des Arcadiens et d'Aristocrate, car il ne le connaissait pas encore pour un traître, et il l'excusait de s'être enfui du combat, en imputant cette action à une terreur panique plutôt qu'à méchanceté; en présence, dis-je, d'Aristocrate, il demande à ses braves s'ils seraient contents de mourir avec lui en vengeant leur patrie. Tous l'en ayant assuré, il leur déclare que «dès le soir même il les mène à Sparte; et j'espère, ajouta-t-il, que nous en aurons bon marché, pendant que la plupart de ses habitants sont occupés à piller les richesses que nous avons laissées à Ira. Si nous réussissons et que nous prenions Sparte, ils nous rendront notre bien, et nous leur céderons le leur; que si nous mourons à la peine, du moins aurons-nous l'honneur d'avoir conçu un beau dessein, et nous laisserons un grand exemple à la postérité». Après qu'il eut dit ce peu de mots, trois cents Arcadiens s'offrirent encore et voulurent partager la gloire de l'entreprise. Mais les uns et les autres furent obligés d'en différer l'exécution, parce qu'en sacrifiant ils n'avaient pas trouvé les entrailles des victimes telles qu'ils les souhaitaient. Le lendemain venu, ils découvrent que les Lacédémoniens sont informés de tout, et que c'est encore Aristocrate qui les a trahis. Dans le temps qu'Aristomène s'était ouvert de son dessein, Aristocrate avait écrit sur les tablettes tout ce qu'il lui avait entendu dire, et le moment d'après il avait dépêché à Sparte un esclave de confiance, et lui avait donné ses tablettes pour les rendre à Anaxandre. Quelques Arcadiens qui avaient eu des démêlés avec le roi et qui le tenaient pour suspect dans l'affaire présente, surprirent cet esclave, comme il revenait de Sparte, et l'amenèrent dans l'assemblée du peuple. Là, en présence d'un grand monde, fut lue la lettre qu'il rapportait. Anaxandre mandait au roi d'Arcadie que les Lacédémoniens n'avaient pas laissé sans récompense le service qu'il leur avait rendu en abandonnant ses alliés au combat de la grande fosse, et qu'ils ne reconnaîtraient pas moins le bon office qu'il venait encore de leur rendre par l'avis qu'il leur donnait. La trahison ainsi découverte, les Arcadiens prirent des pierres et en assommèrent Aristocrate, exhortant les Messéniens à en faire autant. Mais ceux-ci observaient la contenance d'Aristomène, qui, les yeux fixes et baissés contre terre, versait de grosses larmes. Après qu'Aristocrate eut été lapidé, les Arcadiens laissèrent son corps sans sépulture et le firent jeter hors de leur pays; ensuite ils élevèrent une colonne devant la porte du temple d'Apollon Lycien, avec cette inscription : Ici reçut le prix de ses honteux forfaits Un perfide tyran, l'horreur de ses sujets; Nos alliés, trompés par son lâche artifice, Ont été les témoins de son juste supplice. Veuillent toujours les dieux punir les scélérats, Et de la trahison préserver nos états ! [4,23] CHAPITRE XXIII. Tout ce qui resta de Messéniens à Ira, et ceux qui se dispersèrent en différents endroits de la Messénie, furent mis par les Lacédémoniens au nombre de ces serfs publics, auxquels ils donnent le nom d'Hilotes. Les Pyliens, les Mothonéens et tous les autres de la même nation, qui habitaient le long des côtes, voyant Ira prise, s'embarquèrent et passèrent à Cyllène, qui est un port des Eléens ; d'où ils vinrent bientôt joindre leurs compatriotes en Arcadie, afin d'aller chercher de nouvelles terres, de concert avec eux, et par une même expédition. Tous souhaitaient qu'Aristomène voulût être le chef de la colonie; mais il les assura que tant qu'il vivrait il combattrait contre les Lacédémoniens, et qu'il espérait faire encore bien de la peine à Sparte ; il leur donna donc pour conducteurs Gorgus et Manticlus. Cependant Evergétidas avec sa troupe avait aussi gagné le mont Lycée; quand il eut appris que l'entreprise d'Aristomène avait échoué par la perfidie d'Aristocrate, il prit avec lui cinquante Messéniens, de ceux qui avaient la meilleure volonté, s'en retourna à Ira, et donnant brusquement sur les Lacédémoniens, qui ne songeaient qu'à piller la ville, il en fit un grand carnage, et changea leur triomphe en funérailles ; ensuite, content de sa vengeance, il accomplit sa destinée, et mourut glorieusement les armes à la main. Aristomène, après avoir donné des chefs à ses citoyens, commanda que ceux des Messéniens qui voudraient aller chercher fortune ailleurs, s'assemblassent à Cyllène pour s'y embarquer ; tous s'y trouvèrent, à la réserve de quelques vieillards et de quelques misérables qui n'avaient pas le moyen de faire les frais du voyage. Ainsi finit la seconde guerre des Messéniens avec les Lacédémoniens. Authosthène était pour lors archonte à Athènes, et c'était la première année de la vingt-huitième olympiade, en laquelle année Chionis, lacédémonien, remporta la victoire aux jeux olympiques. Les Messéniens qui s'étaient rendus à Cyllène, voyant que l'hiver approchait, résolurent d'attendre le printemps, et cependant les Eléens ne les laissèrent manquer ni de vivres, ni d'argent. Aux approches de la belle saison il fut question de savoir où ils iraient. Gorgus était d'avis qu'ils allassent occuper Zacynthe, qui est une isle au-dessus de Céphallenie, parce que de-là, disait-il, devenus insulaires d'habitants de terre ferme que nous étions, nous pourrons, par nos vaisseaux, inquiéter toute la côte maritime de la Laconie. Manticlus, au contraire, soutenait qu'il fallait oublier Messène, et tous les maux que les Lacédémoniens leur avaient faits : allons droit en Sardaigne, disait-il, c'est une belle et grande isle qui nous fournira abondamment toutes les choses nécessaires à la vie. Sur ces entrefaites, Anaxilas envoya prier les Messéniens de venir en Italie; Anaxilas régnait à Rhegium, et il était arrière-petis-fils d'Alcidamas, qui, après la mort d'Aristodème, et la prise d'Ithome, avait quitté la Messénie pour aller s'établir à Rhegium. Anaxilas invita donc les Messéniens à venir chez lui. Quand ils furent arrivés, il leur dit qu'il était continuellement en guerre avec les Zancléens; que ces peuples possédaient un fort bon pays, avec une ville située dans un des meilleurs cantons de la Sicile ; que s'ils voulaient se joindre à lui, et lui aider à conquérir ce pays, il leur en ferait présent. Les Messéniens acceptèrent la proposition et aussitôt Anaxilas les mena en Sicile. Zancle n'était du commencement qu'une retraite de corsaires, qui entourèrent d'un mur un lieu désert, mais proche d'une bonne rade, et ils y bâtirent un fort d'où ils pouvaient courir les mers et exercer impunément leur piraterie. Leurs premiers chefs firent Cratémenès, de Samos, et Périérès, de Chalcis, qui, dans la suite attirèrent dans leur ville d'autres Grecs pour la peupler. Enfin, les Zancléens battus sur mer par Anaxilas, défaits sur terre par les Messéniens, ensuite assiégés d'un et d'autre côté dans Zancle, et voyant déjà une partie de leurs murs abattue, n'eurent d'autres ressources que de se refugier aux pieds des autels dans leurs temples. Anaxilas voulait que, sans respecter le lieu, on les passât au fil de l'épée, et que l'on vendit les autres à l'encan, avec leurs femmes et leurs enfants: mais les généraux Messéniens demandèrent grâce pour ces malheureux, et prièrent Anaxilas de ne pas les obliger à traiter des Grecs, comme les Lacédémoniens les avaient traités eux-mêmes par une cruauté insigne, et au mépris des liens du sang. Ainsi l'asyle fut respecté ; les Zancléens, sortis de leurs temples, partagèrent leurs domiciles et leur empire aux vainqueurs ; ensuite les deux peuples se jurèrent fidélité réciproquement les uns aux autres, et Zancle changea seulement son nom en celui de Messène. Ce fut en la trentième olympiade que cela arriva, et la même année que Chionis, lacédemonien, remporta le prix pour la troisième fois, Miltiade étant pour lors archonte à Athènes. Manticlus bâtit un temple à Hercule, pour la nouvelle colonie, et ce temple subsiste encore à présent hors des murs de la ville, et on le nomme le temple d'Hercule Manticlus, comme on dit le temple de Jupiter Ammon, et le temple de Jupiter Bélus, le premier du nom d'un berger qui consacra ce temple à Jupiter en Afrique ; et le second du nom de Bélus, égyptien, qui en avait consacré un au même dieu dans Babylone. Voilà comment les Messéniens, chassés de leur pays, trouvèrent enfin un établissement, et cessèrent d'être vagabonds. [4,24] CHAPITRE XXIV. Aristomène, ayant refusé, comme j'ai dit, d'être chef de la colonie, maria sa soeur Hagnagora en secondes noces, à Tharyx de Phigalée; il avait deux filles qu'il établit aussi, mariant l'aînée à Damosthoedas, de la ville de Leprée, et la cadette à Théopompe d'Hérée ; ensuite il alla à Delphes pour consulter le dieu, mais on ne dit point quelle réponse il en eut. Damagète, rhodien, qui était roi de Jalyse, se trouva à Delphes en même-temps qu'Aristomène, et consulta aussi l'oracle de son côté, pour savoir quelle femme il épouserait. La Pythie lui conseilla de choisir une fille dont le père était le plus honnête homme, et le plus distingué de tous les Grecs. Aristomène avait encore une fille à marier; Damagète l'épousa, étant persuadé qu'il n'y avait point alors d'homme dans toute la Grèce, qui fût comparable à son beau-père. Aristomène conduisit lui-même sa fille à Rhodes, d'où ensuite il passa à Sardes, pour s'aboucher avec Ardys, fils. de Gygès et roi des Lydiens. Son dessein était d'aller ensuite à Ecbatane, et de négocier quelqu'entreprise avec Phaorte, roi des Mèdes; mais il tomba malade à Sardes, et y finit ses jours. Car il était arrêté que les Lacédémoniens ne seraient plus tourmentés par Aristomène. Damagète et les Rhodiens lui érigèrent un superbe monument, et commencèrent dès lors à lui rendre de grands honneurs. Il y aurait bien des choses à raconter des Diagorides, ainsi les appelle-t-on à Rhodes, et ce sont les descendants de Diagoras, lequel était fils de Damagète second, petit-fils de Doriéüs, et arrière-petit-fils de ce Damagète qui avait épousé une fille d'Aristomène : mais je passe toutes ces choses sous silence pour ne pas m'écarter de mon sujet. Les Lacédémoniens se voyant maîtres de la Messénie, partagèrent les terres entr'eux, à la réserve de ce qui appartenait aux Asinéens, et et ils donnèrent Mothone aux Naupliens, qui peu de temps auparavant avaient été chassés de Nauples par les Argiens. Cependant les Messéniens qui étaient répandus dans la campagne, et que les Lacédémoniens avaient mis au nombre de ces serfs publics, qui ont le nom d'Hilotes, secouèrent le joug encore une fois vers la soixante-dix-neuvième olympiade que Xénophon de Corinthe fut couronné aux jeux olympiques, et qu'Archidémidas était archonte à Athènes; et voici qu'elle fut l'occasion de leur révolte. Quelques Lacédémoniens ayant été condamnés à mort pour je ne sais quel crime, se refugièrent dans le temple de Neptune au Ténare ; mais, par ordre des Ephores, ils furent arrachés de l'autel, et sur le champ exécutés. Neptune irrité de cette profanation commise dans son temple, punit les Spartiates par une inondation, qui submergea presque toute leur ville. Ce fut durant cette calamité que tout ce qu'il y avait de Messéniens parmi les Hilotes, désertèrent et allèrent se cantonner sur le mont Ithome. Pour les réduire, les Lacédémoniens demandèrent aussitôt du secours à leurs alliés, et particulièrement aux Athéniens, qui leur envoyèrent des troupes commandées par Cimon, fils de Miltiade, lequel Cimon tenait aux Spartiates par les liens de l'hospitalité. Cependant, peu de temps après, ils prirent de l'ombrage de ces troupes, et appréhendant quelque entreprise de leur part, ils les contre-mandèrent. Les Athéniens piqués de cet affront, se liguèrent avec les Argiens ; et voyant les Messéniens obligés de capituler et d'abandonner le mont Ithome, ils leur donnèrent Naupacte, dont ils avaient dépouillé ces Locriens qui sont voisins de l'Etolie, et que l'on nomme Ozoles. Les Messéniens durent leur salut en cette occasion, et à l'assiette du lieu qui est naturellement fortifié, et à ce que la Pythie avait dit aux Lacédémoniens qu'ils commettraient une faute irrémissible s'ils usaient de rigueur envers des gens qui étaient sous la protection de Jupiter Ithomate ; c'est pourquoi on les reçut à composition, et ils en lurent quittes pour évacuer le Péloponnèse. [4,25] CHAPITRE XXV. Mais après qu'ils eurent pris possession de Naupacte, et des terres adjacentes, ils voulurent faire quelques exploit qui leur fût également utile et glorieux. Sachant donc que les OEniades, peuples d'Acarnanie, habitaient un beau pays, et qu'ils étaient les ennemis déclarés des Athéniens, ils résolurent de leur faire la guerre. Egaux en nombre, mais fort supérieurs en courage, ils les défont en rase campagne, et ensuite ils les assiègent dans leur ville : rien de ce qui peut servir dans un siège ne fut oublié dans celui-ci ; la sappe, l'escalade, Ies machines de guerre de toute espèce, autant que la brièveté du temps le put permettre, tout fut employé avec succès; si bien que les assiégés se voyant battre en brêche, et craignant que s'ils se laissaient forcer, ils ne fussent tous passés au fil de l'épée, et leurs femmes et leurs enfants vendus à l'encan, ils aimèrent mieux capituler et céder leur ville au vainqueur. Les Messéniens y entrèrent aussitôt, et s'emparèrent de toutes les terres voisines, et en jouirent paisiblement l'espace d'un an. Alors les Acarnaniens, après avoir tiré toutes leurs troupes des garnisons pour n'en faire qu'un corps, voulurent assiéger Naupacte ; mais faisant réflexion qu'il leur fallait passer par le pays des Etoliens, qui ne manqueraient pas de leur tomber sur les bras, ils changèrent de résolution. D'ailleurs, ils se doutaient que les Naupactiens avaient une armée navale, comme, en effet, cela était, et eux n'en ayant point, ils crurent que la partie ne serait pas égale ; c'est pourquoi ils tournèrent leurs armes contre les Messéniens, qui s'étaient emparés d'OEniade. Ils se préparèrent donc à les assiéger dans leur ville, ne s'imaginant pas que des peuples qui étaient en si petit nombre, fussent assez désespérés pour vouloir combattre contre toutes les forces de l'Acarnanie. A la vérité, les Messéniens pourvus suffisamment de vivres et de munitions, pouvaient espérer de soutenir longtemps le siège : cependant, avant que de se renfermer dans leurs murs, ils résolurent de tenter le hasard d'un combat. Il leur semblait qu'après avoir éprouvé leur courage contre les Lacédémoniens, et n'avoir manqué que de bonheur, ils pouvaient bien mépriser un ennemi tel que les Acarnaniens. Ils se remettaient aussi en mémoire que dix mille Athéniens avaient taillé en pièces trois cent mille Perses à Marathon. Ce fut dans cette confiance qu'ils livrèrent bataille à leurs ennemis; et voici comme on dit que l'affaire se passa. Les Acarnaniens, qui étaient fort supérieurs en nombre, s'étendirent beaucoup plus que les Messéniens, en sorte qu'ils les tenaient comme enfermés de tous côtés, excepté par les derrières, qui cammuniquaient avec la ville, et d'où ils auraient pu être incommodés par les habitants. Prenant donc les ennemis de front et en flanc tout à la fois, ils fàisaient pleuvoir une grêle de traits sur eux. Les Messéniens, toujours serrés, se portaient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, enfonçant tout ce qu'ils trouvaient devant eux, et tuant ou blessant beaucoup de monde. Mais ils ne purent jamais rompre ni mettre en fuite les Acarnaniens, parce qu'à mesure qu'ils éclaircissaient leurs rangs, ceux-ci les garnissaient de nouvelles troupes qui étaient toutes prêtes à succéder aux premières ; de sorte que les Messéniens ne gagnaient que fort peu de terrain : encore le perdaient-ils le moment d'après, étant repoussés à leur tour. Les deux armées combattirent ainsi jusqu'au soir, avec un égal avantage. La nuit suivante il arriva aux Acarnaniens de nouveaux secours, ce qui obligea les Messéniens à rentrer dans leur ville, où ils se virent bientôt assiégés. Ce qu'ils craignaient, ce n'était ni que le soldat quittât son poste, ni que l'ennemi montât à l'assaut, ou les forçât dans leurs retranchements, mais c'était la fàmine; et, en effet, en moins de huit mois tous leurs vivres furent consommés. Cependant ils insultaient aux assiégeants de dessus les murs, et leur disaient qu'ils avaient des provisions pour plus de dix ans ; mais malgré ces rodomontades, ils sortirent tous par les portes de la ville, durant le silence de la nuit, non pourtant sans être aperçus des ennemis: ainsi ils furent obligés de soutenir encore un combat, où ils perdirent quelque trois cents hommes, mais ils en tuèrent un plus grand nombre; et s'étant fait jour à travers les Acarnaniens, ils prirent le chemin d'Etolie, pays qui ne leur était point suspect, et ils se retirèrent à Naupacte. [4,26] CHAPITRE XXVI. Depuis ce temps-là ils ne cessèrent de s'abandonner à la haine qu'ils avaient contre les Lacédémoniens, et cette animosité parut surtout pendant la guerre que les Athéniens eurent avec les peuples du Péloponnèse. Car Athènes fit de Naupacte une espèce de boulevard et d'arsenal qui lui était fort commode ; et quand les Lacédémoniens se laissèrent surprendre dans l'isle Sphactérie, ce furent des frondeurs Messéniens de Naupacte qui les assommèrent. Aussi, lorsque les Athéniens eurent été défaits à Egespotame, le premier soin des Lacédémoniens fut de chasser les Messéniens de Naupacte, après les avoir vaincus dans un combat naval. De sorte que n'ayant plus de retraite, ils passèrent les uns en Sicile, les autres à Rhegium, chez leurs compatriotes, et d'autres, en plus grand nombre chez les Evespérites, peuples de Libye, qui se voyant continuellement harcelés par les barbares de leur voisinage, invitaient volontiers les Grecs à venir s'établir dans leur pays. Ceux qui prirent le parti d'aller en Libye, eurent pour chef Comon, celui-là même qui avait eu la principale part à l'expédition de l'isle Sphactérie. Quelques temps après cette dispersion, et environ un an avant la victoire que les Thébains remportèrent à Leuctres, les Messéniens eurent divers présages de leur retour dans le Péloponnèse ; car on dit que dans la nouvelle Messène, qui est sur le détroit, et dont j'ai parlé, un prêtre d'Hercule vit la nuit en songe Jupiter, qui invitait Hercule Manticlus, à venir prendre un hospice au mont Ithome. Et chez les Evespérites, Comon eut aussi un songe fort extraordinaire; il lui sembla qu'il était couché avec sa mère, qui, pourtant n'était plus au monde, et qu'en se levant il l'avait laissée pleine de vie ; d'où il augura que lui et ses Messéniens pourraient revenir à Naupacte par le secours des Athéniens, qui alors étaient fort puissants sur mer ; en un mot, plusieurs songes semblaient annoncer le rétablissement de Messène. Et, en effet, peu d'années après, les Lacédémoniens ne purent éviter à Leuctres le malheur dont ils étaient menacés depuis longtemps ; car l'oracle qui fut rendu à Aristodème, finissait par ces deux vers : "La fortune à son gré dispense ses faveurs, Tantôt l'un, tantôt l'autre éprouve ses rigueurs". La Pythie voulait dire qu'Aristodème et les Messéniens seraient vaincus, mais que les Lacédémoniens le seraient aussi à leur tour. Les Thébains ayant donc remporté une grande et mémorable victoire sur les Lacédémoniens à Leuctres, ils députèrent aussitôt en Italie, en Sicile, chez les Evespérites, et partout où il avait des Messéniens, pour les inviter à revenir dans le Péloponnèse. Il n'est pas croyable avec quel empressement ces fugitifs accoururent, tous également transportés d'amour pour leur patrie, et de haine contre Lacédémone. Cependant Epaminondas était assez embarrassé, car, d'un côté, il n'était pas aisé de leur bâtir une ville qui les mît à couvert des entreprises de Sparte, et de l'autre, dans toute la Messénie il n'y en avaitpas une où ils pussent être en sûreté; outre qu'ils ne se portaient pas volontiers à rebâtir Andanie, ni OEchalie, parce que tous leurs malheurs étaient arrivés durant qu'ils habitaient ces villes. Comme le général des Thébains était dans cette perplexité, il eut la nuit une vision. Un vénérable vieillard, en habits sacerdotaux, s'apparut à lui en songe, et lui tint ce discours : «Tant que vous vivrez, Epaminondas, vos armes seront victorieuses ; et quand vous quitterez ce monde, je rendrai votre nom immortel, et votre gloire ne sera point effacée par le temps ; tout ce que je vous demande c'est de ramener les Messéniens chez eux, et de les remettre en possession de leur patrie ; la colère des Dioscures les a jusqu'ici persécutés; mais elle est enfin cessée, et ces dieux sont satisfaits ». Epitelès, fils d'Eschine, qui commandait les Argiens, et qui avait ordre de rétablir Messène, eut une pareille vision en même temps. Il fut averti en songe de se transporter au mont Ithome, de s'arrêter à l'endroit où il verrait un lierre et un myrte, et de creuser la terre entre ces deux arbrisseaux; que là il trouverait une vieille enfermée dans une prison d'airain, et plus d'à demi-morte, à laquelle il rendrait la vie. Épitelès, dès le point du jour, alla chercher l'endroit qu'il lui avait été indiqué, et fouinant dans la terre, il y trouva une urne de bronze qu'il porta aussitôt à Epaminondas. Il lui raconta son songe, et le pria de découvrir lui-même cette urne, et de voir ce qu'elle contenait. Epaminondas, après avoir fait des sacrifices et des prières au dieu qui était l'auteur de l'un et de l'autre songe, ouvrit l'urne, et y trouva des lames de plomb fort minces, qui formaient une espèce de rouleau, et sur lesquelles était écrit tout ce qui concernait le culte et les cérémonies des grandes déesses. C'était Aristomène qui, avant que d'abandonner Ithome, avait caché cette urne dans la terre; et l'on croit que celui qui apparut en songe à Epaminondas et à Epitelès, était Comon, qui vint autrefois d'Athènes à Andanie, et qui apporta le culte des grandes déesses à Messène, fille de Triopas. [4,27] CHAPITRE XXVII. Quant au ressentiment des Dioscures, il avait commencé dès avant le combat qui fut donné dans la plaine du Stényclère ; et voici, je crois, quelle en fort la cause. Il y avait à Andanie deux jeunes hommes, beaux et bien faits, Panorme et Gonippus. Liés d'une étroite amitié, ils allaient souvent ensemble à la petite guerre dans la Laconie, d'où ils rapportaient toujours quelque butin. Un jour entr'autres que les Lacédémoniens célébraient la fête des Dioscures dans leur camp, et qu'après le repas du sacrifice ils étaient tous en joie, les deux jeunes Messéniens, vêtus de blanc, avec le manteau de pourpre sur l'épaule, montés superbement, un bonnet sur la tête, et une pique à la main, se montrèrent tout-à-coup en cet équipage devant le camp des Lacédémoniens; eux les voyant ainsi paraître à l'improviste, ne doutèrent pas que ce ne fussent les Dioscures eux-mêmes, qui venaient prendre part aux réjouissances que l'on faisait en leur honneur : dans cette pensée ils vont au-devant, et se prosternant, leur adressent leurs voeux et leurs prières. Nos deux Messéniens les ayant laissés approcher, firent aussitôt main-basse sur eux, en tuèrent un bon nombre, et après avoir ainsi insulté à la religion de ces peuples, s'en retournèrent à Andanie. De-là, autant que j'en puis juger, la colère des Dioscures, qui fut si fatale aux Messéniens. Quoi qu'il en soit, Epaminondas présuma de son rêve que ces dieux ne s'opposaient plus au retour de ce malheureux peuple dans le Péloponnèse : mais il fut encore fortifié dans cette espérance par les vers de Bacis; car on dit que ce poete, inspiré par les Nymphes, fit diverses prédictions à plusieurs peuples de la Grèce, et surtout celle-ci, au sujet du retour des Messéniens : "Sparte alors exposée à de fâcheux revers, Verra d'un oeil jaloux Messène triomphante". Je sais pour moi que Bacis avait prédit non seulement le siège d'Ira, mais même la manière dont elle serait prise, témoin ce vers: "La tempête et les vents contre Ira conjurés". Les cérémonies du culte des grandes déesses ayant été retrouvées, on donna ordre à ceux qui étaient de race sacerdotale, de les écrire tout au long dans leurs rituels. Ensuite Epaminondas, qui avait déjà choisi le lieu où il voulait bâtir la ville que les Messéniens habitent présentement commanda aux Augures d'examiner si les dieux tutélaires du pays seraient contents de cette nouvelle demeure. Les Augures ayant assuré que tout promettait un heureux succès, le général thébain fit amasser des matériaux, et envoya chercher des architectes pour marquer l'enceinte de la ville, et pour ordonner de l'alignement des rues, de la distribution des quartiers et des places, de l'édifice des temples et des maisons, et enfin de la construction des murs. Quand le plan général eut été donné, les Arcadiens présentèrent les victimes ; alors Epaminondas et les Thébains, sacrifièrent à Bacchus et à Apollon Ismenius, suivant la coutume de leur pays; les Argiens à Junon Argienne età Jupiter Néméen; les Messéniens à Jupiter Ithomate et aux Dioscures ; enfin, les prêtres de la nation aux grandes déesses et à Caucon. Ensuite tous invoquèrent les héros du pays, et les prièrent de venir prendre possession de cette nouvelle demeure, entr'autres Messène, fille de Triopas; Eurytus et Apharéus avec leurs enfants ; et parmi les descendants d'Hercule, Cresphon te et Epytus ; mais ils invitèrent surtout Aristomène, et sa mémoire fut plus honorée que celle d'aucun autre. Toute la journée se passa en sacrifices et en prières ; les jours suivants ils bâtirent les murs, ensuite les temples et les maisons. Tous ces travaux se faisaient au son des flûtes; mais on ne souffrait que des airs argiens ou béotiens ; et ce fut particulièrement alors que les airs de Pronomus et de Sacadas l'emportèrent sur tous les autres. Ils donnèrent le nom de Messène à la nouvelle ville, et dans la suite ils rebâtirent les autres villes de la Messénie. Les Naupliens ne furent point chassés de Mothone, et on laissa Ies Asinéens jouir paisiblement du pays qu'ils occupaient. Les Messéniens traitèrent favorablement ceux-ci, parce que, sollicités de prendre parti contr'eux ils ne l'avaient pas voulu faire ; pour les Naupliens, ils étaient venus au-devant d'eux avec des présents, implorant leur clémence, et ils avaient toujours fait des voeux pour leur retour. Ce fut ainsi que les Messéniens revinrent dans le Péloponnèse, et qu'ils rentrèrent dans leur patrie deux cent quatre-vingt-dix-sept ans après la prise d'Ira. Dyscinète était alors archonte à Athènes, et c'était la troisième année de la cent deuxième olympiade, en laquelle Damon de Thurium fut déclare vainqueur pour la seconde fois. Les Platéens ont demeuré aussi un temps considérable hors de leur pays, de même que les Déliens, qui, chassés de leur ville, par les Athéniens, allèrent s'établir à Adramytium. Peu après la bataille de Leuctres, les Myniens Orchoméniens, pareillement chassés d'Orchomène par les Thébains, furent errants jusqu'à ce que Philippe, fils d'Amyntas, les ramena, eux et les Platéens, dans la Béotie. Enfin les Thébains eux-mêmes virent leur ville de Thèbes détruite par Alexandre ; mais Cassander, fils d'Antipater, la rétablit quelques années après. De tous ces peuples, ceux dont l'exil dura le plus long-temps, furent les Platéens, encore ne passa-t-il pas l'espace de deux générations. A l'égard des Messéniens, ils furent près de trois cents ans hors de leur patrie, pendant lequel temps ils conservèrent toujours non seulement leurs coutumes mais aussi leur langage, sans y rien mêler d'étranger, et encore aujourd'hui ils parlent la langue dorienne mieux qu'aucun autre peuple. [4,28] CHAPITRE XXVIII. Après leur retour ils jouirent quelque temps d'une assez grande tranquillité. Les Lacédémoniens étaient contenus par la crainte des Thébains, et voyant d'un côté Messène bâtie et bien peuplée, de l'autre, les Arcadiens rassemblés en corps dans une ville, ils n'osaient branler. Mais si tôt que la guerre de la Phocide, autrement dite la guerre Sacrée, eut attiré les Thébains hors du Péloponnèse, Sparte reprit son ancienne audace, et ne put s'empêcher de faire la guerre aux Messéniens. Ceux-ci, soutenus des Arcadiens et des Argiens, firent bonne contenance, et cependant ils envoyèrent demander du secours à Athènes. Les Athéniens répondirent qu'ils ne porteraient point les premiers la guerre dans la Laconie, mais qu'au moment où les Lacédémoniens entreraient sur les terres des Messéniens, ils se déclareraient contre eux. Enfin, les Messéniens firent alliance avec Philippe, fils d'Amyntas, et avec les Macédoniens ; ce fut même la raison pourquoi, de tous les peuples de la Grèce, ils furent les seuls qui ne se trouvèrent point a la bataille de Chéronée ; mais du moins je dois dire à leur honneur, que jamais ils ne portèrent les armes contre les intérêts communs des Grecs. Et lorsqu'après la mort d'Alexandre, les Grecs firent une seconde fois la guerre aux Macédoniens, les Messéniens furent de la partie, et payèrent fort bien de leurs personnes, comme je l'ai raconté dans mon premier livre, en parlant des affaires d'Athènes. Mais ils ne combattirent pas avec les autres Grecs contre les Gaulois, parce que Cléonyme et les Spartiates qui leur étaient suspects, ne voulurent pas leur donner le temps de respirer, ni de faire leurs conditions avant que d'entrer dans la ligue. Quelques années après, les Messéniens, joignant la ruse à la force, se rendirent maîtres d'Elis. Les Eléens durant longtemps avaient surpassé tous les peuples du Péloponnèse en justice et en modération. Mais outre les autres maux que Philippe, fils d'Amyntas, causa au reste de la Grèce, et dont j'ai déjà parlé, il corrompit aussi les Eléens en semant l'or et l'argent parmi eux, ce qui fit naître pour la première fois des divisions entre leurs principaux citoyens. De sorte que prenant les armes, et la faction des Lacédémoniens voulant avoir le dessus, ils en vinrent les uns et les autres à une guerre civile. Sparte informée de ce qui se passait à Elis, résolut aussitôt d'y envoyer des troupes pour fortifier son parti ; mais tandis qu'elle perd du temps à choisir ces troupes et à les ranger dans un certain ordre, mille Messéniens, tous hommes d'élite, prennent les devants et arrivent à Elis, couverts de boucliers marqués à la marque de Lacédémone. Les partisans des Lacédémoniens, trompés par ces boucliers, crurent que c'étaient des troupes auxiliaires qui leur arrivaient; ils leur ouvrirent les portes et les reçurent. Mais dès que les Messéniens furent entrés, ils commencèrent par chasser tous ceux qui étaient de la faction de Sparte, et rendirent ensuite les autres maîtres de la ville. Ainsi ils se servirent fort à propos d'une ruse de guerre qu'Homère n'a pas oubliée; car il raconte dans l'Iliade que Patrocle prit l'armure d'Achille pour aller au combat, et que les Troyens croyant que c'était Achille qui combattait en personne, lâchèrent le pied et regagnèrent leurs remparts. Ce poéte peut fournir plusieurs autres stratagèmes, comme quand il dit que les Grecs envoyèrent la nuit deux espions au lieu d'un dans le camp des Troyens ; et qu'un soldat de l'armée des Grecs entra dans Troye comme déserteur, mais en effet pour observer les desseins des ennemis, et en avertir Agamemnon. Dans un autre endroit il dit qu'Hector voulant passer la nuit sous les armes avec toute l'armée hors de la ville, il donna ordre que l'on garnît les tours et les remparts de tout ce qu'il y avait de gens incapables de servir, pour être ou trop jeunes ou trop vieux. Et dans un autre nous voyons que plusieurs généraux grecs, que leurs blessures avaient mis hors de combat, s'occupent à faire donner les meilleures armes à des troupes d'élite que l'on voulait employer à quelque grande entreprise. C'est ainsi que ce grand poéte mêle partout des instructions, dont on peut faire son profit dans l'occasion. [4,29] CHAPITRE XXIX. Quelques années après l'expédition dont je viens de parler, Démétrius, roi de Macédoine, fils de Philippe et petit-fils du premier Démétrius, prit Messène. Dans le chapitre où j'ai traité l'histoire de Sicyone, je n'ai pas oublié les attentats de Persée contre Démétrius et contre Philippe. Il faut maintenant que je raconte comment la ville de Messène tomba en la puissance de ce prince. Philippe manquait d'argent, et c'était une chose dont il ne savait pas se passer; pour en avoir, il imagina d'envoyer son fils Démétrius avec quelques vaisseaux dans le Péloponnèse. Démétrius aborda à un port du pays d'Argos, qui était fort peu fréquenté : là il débarque ses troupes et marche droit en Messénie. Ensuite il se met à la tête de ce qu'il avait de troupes armées à la légère ; et comme il savait fort bien les chemins, il arriva de nuit à Ithome, et avant qu'il fût jour il eut escaladé le mur qui est entre la ville et la citadelle. Le jour venant à paraître, les Messéniens commencèrent à s'appercevoir que l'ennemi était au-dedans, et d'abord ils crurent que c'était les Lacédémoniens qui les avaient encore surpris. Dans cette pensée, ranimant leur ancienne haine, contre Sparte, ils se préparaient à combattre jusqu'à la dernière extrémité ; mais lorsqu'ils eurent connu, aux armes et aux langages des ennemis, que c'était des Macédoniens, et Démétrius lui-même, ils eurent encore plus de peur; car ils songeaient qu'ils avaient affaire à une nation fort belliqueuse, et à des troupes qui étaient accoutumées à vaincre. Cependant la grandeur du péril présent échauda leur courage, et leur fit tenter, pour ainsi dire, l'impossible ; outre qu'ils ne croyaient pas devoir désespérer du succès, quand ils considéraient qu'après un si long exil, ils n'avaient pu rentrer dans leur patrie sans une assistance particulière du ciel. Pleins de cette noble audace, ils fondirent tout-à-coup sur l'ennemi, tant ceux qui étaient dans la ville, que ceux qui gardaient la citadelle, et ceux-ci étaient bien plus redoutables, à cause de l'avantage du terrain. Les Macédoniens soutinrent quelque temps cette furie par leur valeur et en gens qui n'étaient pas novices au métier de la guerre; mais comme ils étnient fatigués par une longue marche, et qu'ils se voyaient attaqués, non seulement par tout ce qu'il y avait de Messéniens dans la ville, mais encore par les femmes, qui faisaient pleuvoir les pierres et les tuiles sur leurs têtes, ils ne songeaient plus qu'a se sauver, et fuirent à vauderoute. La pluprt périrent dans les roches et dans les précipices du mont Ithome, car il est fort escarpé de ce côté-la, et quelques-uns échappèrent en jetant leurs armes. An reste les Messéniens ne pi irent aucune part au congrès qui se tint en Achaie, et voici, je crois, quelle en était la raison. Quelque temps auparavant ils avaient envoyé du secours aux Lacédémoniens, qui étaient en guerre avec Pyrrhus, fils d'Eacidas, et par ce service ils avaient adouci l'esprit de ces peuples. Il y a donc bien de l'apparence qu'ils ne voulurent pas réveiller leur ancienne animosité, ni chercher querelle en s'unissant avec les Achéens, qui étaient ennemis déclarés de Sparte. Et ils ne couraient aucun risque par cette conduite ; car ils pouvaient bien penser ce que je pense moi-même, qu'indépendamment d'eux, les Achéens feraient aux Lacédémoniens tout le mal qu'ils pourraient : en effet, les Argiens et les Arcadiens avaient la meilleure part aux affaires qui se traitaient dans ce congrès. Mais dans la suite les Messéniens se joignirent eux-mêmes aux Achéens. Quelque temps après, Cléomène, fils de Léonidas, et petit-fils de Cléonyme, prit Mégalopolis, en Arcadie, durant une trève dont on était convenu de part et d'autre. Une partie des habitants fut passée au fil de l'épée, les autres, qui faisaient à peu près les deux tiers de la ville, s'étant sauvés avec Philopoemen, fils de Craugis, furent reçus à bras ouverts par les Messéniens qui se souvenaient des services que les Arcadiens leur avaient rendus dès le temps d'Aristomène, et du secours qu'ils avaient reçu d'eux, tout récemment encore à l'occasion du rétablissement de Messène ; c'est pourquoi ils se portèrent de grand coeur à leur donner toutes les marques possibles de reconnaissance. Les choses humaines, par leur condition, sont sujettes à une vicissitude continuelle. Les Messéniens furent donc à leur tour le refuge et les sauveurs des Arcadiens, et ce qui est encore plus étonnant, c'est que la fortune les fit triompher des Spartiates; car après avoir combattu contre Cléomène, auprès de Sélasie, ils marchèrent sous les enseignes d'Aratus, qui commandait l'armée des Achéens et se rendirent maîtres de Sparte. Pour les Lacédémoniens, à peine furent -ils délivrés de Cléomène, qu'ils tombèrent sous la tyrannie de Machanidas, et ensuite sous celle de Nabis, homme avide, qui pillant indifféremment le sacré comme le profane, amassa en peu de temps de grandes richesses, dont il se servit à lever des troupes et à affermir son autorité. Ce Nabis s'empara de Messène ; mais la nuit même qui suivit cette expédition, Philopoemen et les Mégalopolitains étant accourus, obligèrent ce tyran à sortir de la ville sous de certaines conditions. Dans la suite les Achéens, sous prétexte de quelques mécontentements, armèrent de toute leur force contre les Messéniens, et ravagèrent une partie cle leur pays ; voyant même le temps de la moisson approcher, ils se préparaient à faire une irruption dans la Messénie. Mais Dimocrate qui gouvernait alors la république, et à qui le peuple avait donné le commandement des troupes, ayant occupé les défilés par où il fallait déboucher dans la Messénie, arrêta tout court Lycortas, général des Achéens, et rendit ses projets inutiles ; ensuite, marchant à l'ennemi avec ses Messéniens, et ce qu'il avait pu tirer de secours des villes voisines, il le repoussa sans peine. Même il arriva que Philopoemen, qui n'avait rien su de la malheureuse tentative de Lycortas, et qui venait par un autre chemin avec quelque cavalerie, ayant été obligé de combattre dans un Iieu désavantageux, fut défait et tomba vif entre les mains des Messéniens. Comment il fut pris, et quelle fut la fin de ce grand homme, c'est ce que je raconterai dans la partie de cet ouvrage qui est destinée à l'histoire des Arcadiens. Quant à présent, il me suffit de dire que ceux des Messéniens qui conseillèrent de le faire mourir, payèrent la peine qu'ils méritaient. Enfin, après ces divers événements, Messène, soumise encore une fois, fit partie de l'état des Achéens. Jusqu'ici j'ai raconté les principales aventures des Messéniens, et comment la fortune, après les avoir éprouvés par toutes sortes de disgraces, les avoir chassés du Péloponnèse, et tenus errants un fort long temps dans des terres éloignées, les ramena enfin dans le sein de leur patrie. Maintenant il est temps de passer à la description de leur ville et de leur pays. [4,30] CHAPITRE XXX. Il subsiste encore de nos jours dans la Messénie, une ville nommée Abia, sur le bord de la mer, à vingt stades du bois de Chérius. On dit qu'elle s'appelait autrefois Iré, et que c'était une des sept villes qu'Agamemnon promettait de donner à Achille, comme Homère le rapporte. La tradition ajoute qu'après qu'Hyllus et les Doriens eurent été défaits par les Achéens, Abia, la nourrice d'Hyllus, vint en cette ville, qu'elle y établit sa demeure, et y bâtit un temple a Hercule; qu'ensuite, Cresphonte entr'autres honneurs qu'il rendit à la mémoire de cette femme, voulut que la ville d'Iré changeât son nom en celui d'Abia. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'on y voit encore deux beaux temples, l'un d'Hercule, l'autre d'Esculape. D'Abia on peut aller à Phares, qui en est éloignée de soixante et dix stades, et sur le chemin on trouve une source d'eau qui est salée comme l'eau de mer. Les Messéniens qui habitent Phares sont aujourd'hui soumis à la domination de Sparte, et c'est Auguste qui a fait ce démembrement. On tient que le fondateur de cette ville a été Pharis, fils de Mercure et de Philodamée, l'une des filles de Danaüs. Pharis n'eut point d'enfants mâles, il ne laissa qu'une fille, qui fut nommée Télégone. Homère, qui a fait la généalogie de cette famille dans l'Iliade, dit que Dioclès eut deux fils jumeaux, Crethon et Orsiloque, et que, pour Dioclès, il était fils aussi d'un Orsiloque, qui eut pour père Alphée. Quant à Télégone, il n'en parle point; mais si nous en croyons les Messéniens, cette Télégone fut femme d'Alphée et mère du premier Orsiloque. J'ai ouï dire, étant à Phares, que Dioclès, outre ces deux jumeaux, avait une fille nominée Anticlée, qui épousa Machaon fils d'Esculape, dont elle eut deux fils, savoir Nicomaque et Gorgasus, lesquels demeurerènt tous deux à Phares et y régnèrent après leur père. Ils sont regardés encore à présent comme deux divinités bienfaisantes, qui guérissent les malades et les estropiés ; aussi est-on soigneux de leur faite des offrandes, et d'envoyer des victimes pour être immolées dans leur temple. Les habitants de Phares ont encore un temple consacré à la Fortune, où il y a une statue fort ancienne de cette divinité. Homère est le premier poète, que je sache, qui ait parlé de Tuché; il en fait mention dans une hymne en l'honneur de Cérès, où il la met au nombre de plusieurs autres filles de l'Océan, qui jouaient avec Proserpine dans de belles prairies. "Tuché, Mélobosis, et la belle Ianthé". Or, Tuché, comme on sait, est le mot dont se servent les Grecs pour signifier la fortune. Homère n'en dit rien davantage, bien loin d'en faire une déesse toute puissante qui exerce son empire sur toutes les choses humaines, et qui les fait réussir à son gré. Cependant le même poète, dans l'Iliade, dit que Pallas et Enyo président aux combats, Vénus aux mariages et aux noces, Diane aux accouchements. Pour la Fortune, il ne lui donne aucune autorité, aucune fonction. Mais Bupalus, grand architecte et grand sculpteur ayant fait le premier une statue de la Fortune pour la ville de Smyrne, il s'avisa de la représenter avec l'étoile polaire sur la tête, et tenant de la main gauche ce que les Grecs appellent la corne d'Amalthée. Par-là il voulait donner à entendre le pouvoir de la déesse. Ensuite vint Pindare, qui célébra cette divinité dans ses vers, et lui donna le nom de Phérépolis, comme qui dirait, la protectrice des villes. [4,31] CHAPITRE XXXI. Près de Phares, il y a un bois sacré d'Apollon Carnéüs, et dans ce bois une fontaine. Phares n'est qu'à six stades de la mer : si de-là vous remontez vers la terre ferme, vous trouverez à quelque quatre-vingt stades la ville de Thuriates ; on croit que c'est celle qu'Homère nomme Anthée. Auguste l'a soumise au gouvernement de Lacédémone ; car dans la guerre qu'il eut contre Marc-Antoine, les Messéniens et les autres Grecs suivirent le parti de celui-ci, par haine pour les Lacédémoniens qui suivaient le parti d'Auguste. C'est pourquoi Auguste, après avoir remporté la victoire, châtia les Messéniens et ceux qui s'étaient déclarés contre lui ; et ce fut alors que les Thuriates furent assujettis à la domination de Sparte. Ces peuples habitaient autrefois la ville qui est sur la hauteur; présentement ils habitent la ville basse, sans pourtant avoir tout-a-fait abandonné l'autre, où l'on voit encore quelques restes de murs, et un temple dédié à la déesse de Syrie; le fleuve Aris passe au milieu de la ville basse. Pour peu que vous avanciez dans les terres, vous verrez un village qu'ils nomment Calamé : ensuite on trouve le bourg de Limné, où il y a un temple de Diane, surnommée Limnatis, et c'est-là, dit-on, que Téléclus, roi de Sparte, fut tué. En quittant Thurium, si vous allez du côté de l'Arcadie, vous trouverez sur votre chemin la source du fleuve Pamise, dont on croit l'eau souveraine pour les maladies des enfants. La ville d'Ithome est sur la gauche, à quarante stades de cette source ou environ. Cette ville renferme dans son enceinte, non seulement le mont Ithome, mais encore un espace qui s'étend vers le fleuve Pamise jusques sous le mont Evan; ainsi nommé du mot Evoé, qui est comme le cri des Bacchantes ; parce que, disent-ils, Bacchus et les femmes de sa suite s'écrièrent ainsi, lorsqu'ils vinrent pour la première fois dans ce pays. Toute la ville est fermée par un bon mur de pierres de taille, et défendue par des tours et des redoutes que l'on a bâties d'espace en espace. Je n'ai jamais vu les murs de Babylone, ni ce que l'on appelle les murs de Memnon à Suses en Perse ; je n'ai pu même en rien savoir de gens qui les aient vus. Les villes les mieux fortifiées dont j'aie connaissance par moi-même sont Amphryse dans la Phocide, Bysance et Rhodes; mais leurs fortifications ne valent pas celles d'Ithome. Dans la place publique cle cette ville, on voit une statue de Jupiter, surnommé le Sauveur, et la fontaine d'Arsinoé, ainsi appelée du nom d'une fille de Leucippe; l'eau y vient d'une autre fontaine, qu'ils nomment Clepsydra. On y voit aussi deux temples, l'un de Neptune et l'autre de Vénus. Enfin, la mère des dieux y a une fort belle statue de marbre de Paros ; c'est un ouvrage de Démophon, qui a laissé aussi des marques de son habileté à Olympie, en raccommodant parfaitement bien la statue de Jupiter, qui est d'ivoire, et dont les parties ne joignaient plus ; c'est pourquoi les Eléens lui ont rendu de grands honneurs avec justice. Les Messéniens ont une Diane Laphria, qui est encore un ouvrage de Démophon : je vais dire en passant d'où leur est venu le culte de cette dresse. Les Calydoniens, peuples d'Etolie, honorent particulièrement Diane, et ils l'honorent sous le nom de Laphria. Les Messéniens s'étant établis à Naupacte par la concession des Athéniens, se trouvèrent voisins de l'Etolie, et le voisinage fit qu'ils reçurent le culte et les cérémonies de la déesse. Quant à la Diane d'Ephèse, toutes les villes grecques en ont embrassé le culte, et surtout les hommes; ce que j'attribue premièrement à la réputation des amazones, qui ont bâti, à ce que l'on croit, le temple de la déesse et consacré sa statue ; secondement, à l'antiquité de ce monument. Pour ce qui est du temple même, trois choses concourent à le rendre célèbre ; sa grandeur, car c'est en ce genre le plus grand et le plus superbe édifice que les hommes aient jamais élevé; la splendeur de la ville d'Ephèse, et enfin la divinité même que l'on sent plus présente en ce lieu qu'en aucun autre. La déesse Lucine a aussi son temple chez les Messéniens avec une statue de marbre ; auprès est le temple des Curètes où l'on sacrifie toute sorte d'animaux : car après le boeuf et la chèvre on vient aux oiseaux que l'on jette dans les flammes. Cérès est aussi honorée de ces peuples avec beaucoup de religion : vous voyez dans son temple les Dioscures qui enlèvent les filles de Leucippe. J'ai déjà dit que les Messéniens disputent ces fils de Tindare aux Làcédémoniens, prétendant que c'est dans la Messénie qu'ils ont pris naissance. Mais le temple le plus rempli de belles statues, c'est celui d'Esculape. Vous y voyez d'un côté le dieu et ses enfants, de l'autre les Muses Apollon et Hercule ; dans un autre endroit la ville de Thèbes, Epaminondas, fils de Polymnis ; la Fortune et Diane porte-lumière. Parmi ces statues, celles qui sont de marbre, ont été faites par Démophon, messénien, et le seul habile sculpteur que le pays ait produit. La statue d'Epaminondas est de fer, et l'on voit bien que cet ouvrage n'est pas de Démophon. C'est encore un temple à voir à Ithome, que celui de Messène, fille de Triopas. Sa statue est moitié or, moitié marbre de Paros. Sur la façade du derrière, vous voyez les portraits d'Apharéus et de ses enfants, qui ont régné en Messénie avant l'arrivée des Doriens dans le Péloponnèse ; ensuite celui de Cresphonte, qui régna après le retour des Héraclides, et qui était chef des Doriens. Parmi les rois de Pylos, on voit Nestor et ses deux fils, Thrasymède et Antiloque, qui tiennent le premier rang comme les aînés, et parce qu'ils ont eu l'honneur de combattre devant Troye, Après ces héros, suivent Leucippe, frère d'Apharéüs, Hilaire, Phoebé, Arsinoé, enfin Esculape et ses deux fils, Machaon et Podalire, qui se sont rendus célèbres durant la guerre de Troye. Pour Esculape, ils le croient fils d'Arsinoé. Tous ces portraits sont de la main d'Omphalion élève de Nicias, le fils de Nicomède. On dit même qu'il avait été son esclave, et qu'il en était passionnément aimé. [4,32] CHAPITRE XXXII. Ils ont encore un temple où l'on garde les victimes destinées aux sacrifices. Ce lieu est orné de toutes les statues des dieux dont le culte est reçu en Grèce. Epaminondas y est aussi en bronze, et j'y ai vu des trépieds d'une grande antiquité, qui n'ont jamais été sur le feu. Dans le lieu d'exercice, il y a quelques statues faites par des ouvriers Egyptiens, entr'autres un Mercure, un Hercule et un Thésée, divinités qui non seulement chez les Grecs, mais même chez plusieurs nations barbares, président aux exercices, et sont particulièrement honorées dans les palestres. Parmi ces statues, j'en ai remarqué une d'un certain Ethidas, qui vivait presque de notre temps., et que les Messéniens révèrent comme un héros, parce qu'il avait amassé des richesses immenses. Cependant j'ai ouï dire àquelques-uns que ce n'est pas cet Ethidas que l'on a voulu représenter sur un cippe, mais un autre plus ancien, qui, lorsque Démétrius, fils de Philippe, surprit Messène et y entra de nuit avec ses troupes, se mit à la tête de ce qu'il put rassembler d'habitants, et chassa les ennemis. Dans le même lieu d'exercice on voit le tombeau d'Aristomène ; ils prétendent que c'est un vrai tombeau, non un cénotaphe : je leur demandai comment cela se pouvait faire, et ils me répondirent que par le commandement de l'oracle de Delphes, le corps de ce héros avait été rapporté de Rhodes à Messène. Ensuite ils me contèrent quelques particularités du sacrifice qu'ils font sur son tombeau. Il y a auprès une colonne à laquelle ils attachent le taureau qui doit servir de victime : cet animal aussitôt qu'il se sent lié, tache de s'échapper. Si à force de se tourmenter il déplace la colonne, c'est une marque que la victime est agréable, et ils en tirent un bon augure; mais si, au contraire, l'animal moins fougueux, laisse la colonne en l'état où elle est, ils se craient menacés de quelque malheur. Au reste, ils sont persuadés qu'Aristomène, bien qu'il ne fût plus au monde, ne laissa pas de se trouver à la bataille de Leuctres, et que s'étant mis du parti des Thébains, il fut cause de la victoire qu'ils remportèrent sur les Lacédémoniens. Je sais que les Chaldéens et les Mages, dans Ies Indes, ont dit les premiers, que l'âme de l'homme est immortelle; plusieurs philosophes grecs ont depuis embrassé cette opinion, et entre autres Platon, fils d'Ariston. Si tout le monde en veut convenir, je ne vois plus de difficulté à croire qu'Aristomène ait pu, même après sa mort, conserver la haine implacable qu'il avait contre les Lacédémoniens. Et ce que j'ai appris à Thèbes, quoiqu'un peu différent de ce que disent les Messéniens, ne laisse pas de le rendre assez probable; car des Thébains m'ont dit qu'avant la bataille de Leuctres, leurs généraux envoyèrent consulter plusieurs oracles a Delphes, à Abes, au mont Ptoüs, à Ismène, et surtout celui de Trophonius à Lébadée ; que tous avaient répondu, et que la réponse de Trophonius, nommément était, qu'avant que d'en venir aux mains, ils érigeassent un trophée, et y étalassent le bouclier d'Aristomène, s'ils voulaient que le dieu combattit pour eux ; qu'en conséquence de cet oracle, Epaminondas avait engagé Xénocrate à aller prendre le bouclier d'Aristomène dans l'antre dé Trophonius, et qu'il en avait orné son trophée, qui était placé sur une éminence, d'où les Lacédémoniens pouvaient aisément le voir. En effet, les Lacédémoniens n'ignoraient pas que le bouclier d'Aristomène était à Lébadée, plusieurs d'entre eux l'avaient vu, et tous le savaient du moins par ouï dire. Les Thébains, après leur victoire, ne manquèrent pas de reporter ce précieux monument dans le lieu où il avait été consacré. Voilà ce que j'ai appris à Thèbes. Aristomène est encore en bronze à Ithome, dans le stade. Le théâtre n'a rien de particulier ; il n'est pas loin d'un temple qui est consacré à Sérapis et à Isis. [4,33] CHAPITRE XXXIII. La citadelle est sur le sommet de la montagne ; en y allant, on trouve cette fontaine qu'ils nommaient Clepsydra. Il ne serait pas aisé, quand on le voudrait de dire combien il y a de peuples qui prétendent que Jupiter est né et a été nourri chez eux ; mais les Messéniens s'attribuent aussi cet honneur. Ils nomment ses nourrices, dont l'une a donné son nom au fleuve Nédès, et l'autre le sien au mont Ithome. Si on les en croit, les Curètes ayant dérobé le petit Jupiter à la barbarie de Saturne, ils le confièrent à ces nymphes, qui prirent soin de son enfance, et le lavaient dans la fontaine, dont le nom fait encore souvenir de ce larcin. C'est en mémoire de cet événement que l'on porte tous les jours de l'eau de cette fontaine dans le temple de Jupiter Ithomate. La statue du dieu est un ouvrage d'Agéladas; elle fut faite dans le temps que Ies Messéniens occupaient Naupacte : un prêtre, dont le sacerdoce ne dure qu'un an, la garde chez lui. Ils célèbrent tous les ans une fête en l'honneur de Jupiter, c'est ce qu'ils appellent les Ithomées. Même autrefois on y proposait un prix de musique, et parmi les musiciens, c'était à qui remporterait ce prix. J'en pourrais donner plusieurs preuves, mais je me contente de citer deux vers d'Eumélus, qui sont tirés d'une hymne qu'il envoyait à Délos : "De nos chansons la sage liberté, Au dieu d'Ithome eut toujours l'heur de plaire". Je crois que ces vers sont encore d'Eumélus et je suis persuadé aussi que ces combats de musique ont duré un temps chez les Messéniens. Sur la porte par où l'on sort pour aller à Mégalopolis, ville d'Arcadie, on avait une statue de Mercure, qui est dans le goût attique ; car les Athéniens ont fait les Hermès de figure quarrée, et, à leur imitation, les autres peuples de la Grèce ont donné cette forme à toutes les statues de Mercure. A trente stades de cette porte ou environ, vous trouvez une rivière appelée Balyra, parce que, dit-on, Thamyris étant devenu aveugle, y laissa tomber sa lyre. On tient que Thamyris était fils de Philammon et d'Argiope, qui habitait le mont Parnasse. Cette nymphe se sentant grosse, et voyant que Philammon ne voulait pas l'épouser, se retira à Odryses, où elle accoucha; c'est pourquoi Thamyris passe pour avoir été Odrysien ou Thrace. Deux autres rivières se jettent dans celle de Balyra, l'une est Leucasie, l'autre Amphise. Quand vous les avez passées, vous entrez dans la plaine de Stényclere, ainsi dite du nom d'un de Ieurs héros. Vis-à-vis était autrefois Œchalie: présentement c'est un bois de cyprès, qu'ils nomment le bois Carnasius, et qui est fort épais. L'on y voit trois statues, l'une d'Apollon Carnéus, l'autre de Mercure, qui porte un bélier; la troisième, qu'ils appellent "la chaste fille", n'est autre que Cérès. Près de cette dernière est une source, dont l'eau est jaillissante. Dans ce bois ils font de temps en temps des sacrifices aux grandes déesses. Je ne rapporterai point les cérémonies qu'ils y observent, parce que cela ne m'est pas permis. Je dirai seulement qu'il n'y a que les mystères d'Eleusis qui soient plus augustes et plus vénérables que ceux-là. Mais rien ne m'empêche de dire que dans l'urne de bronze qui fut trouvée par le commandant des Argiens, on gardait aussi les os d'Euryte, fils de Mélanée. Auprès du même bois passe un torrent ; et huit stades plus loin, sur la gauche, on voit les ruines d'Andanie, que l'on convient avoir été ainsi appelée du nom d'une femme ; mais je n'ai pu savoir ni de qui cette femme était fille, ni qui elle avait épousé. En allant d'Andanie vers Cyparissie, on trouve une petite ville, nommée Electre, au travers de laquelle passent deux fleuves, l'un de même nom que la ville, l'autre qu'ils nomment le Caeus. Ces noms peuvent se rapporter à Electre, fille d'Atlas, et à Caeus, le père de Latone, si l'on n'aime mieux dire que c'étaient les noms de quelques héros du pays. Au-delà d'Electre est la fontaine Achéa, et l'on apperçoit quelques restes de l'ancienne ville de Dorium, où Homère nous apprend que Thamyris perdit la vue pour s'être glorifié de chanter mieux que les Muses. Mais Prodicus le phocéen, dans les vers qu'il a faits contre la Myniade, si ces vers sont de lui, dit que Thamyris est puni de son orgueil dans les enfers. Pour moi je crois que Thamyris devint aveugle par maladie, comme il arriva depuis à Homère, avec cette différence qu'Homère ne succomba point à son malheur, et qu'il acheva l'ouvrage qu'il avait commencé, au lieu que Thamyris, après avoir perdu la vue, ne fit plus de vers. [4,34] CHAPITRE XXXIV. Il y a environ quatre-vingt stades depuis Messène jusqu'à l'embouchure du Pamise, qui coule â travers les terres, conservant toujours ses eaux claires et pures ; et à dix stades de la mer, il porte des vaisseaux. Les poissons de la mer se plaisent à remonter ce fleuve, particulièrement au printemps. Il en est de même du Rhin, du Méandre, et encore plus de l'Achéious, qui est plein de poissons de mer à la hauteur des isles Echinades où est son embouchure. Mais comme les eaux du Pamise sont toujours claires et nettes, les poissons qu'il reçoit sont tout différents de ceux qui passent dans les autres fleuves dont j'ai parlé ; car le mulet, par exemple, qui aime la bourbe, cherche les eaux où il y a le plus de limon. Il est certain que les fleuves de la Grèce ne produisent point de bêtes dangereuses comme l'Inde, le Nil, le Rhin, le Danube, l'Euphrate et le Phase ; car dans tous ces fleuves il s'engendre des animaux qui dévorent les hommes, et qui sont encore plus terribles que ces Silures, qui infestent les bords de l'Hermus et du Méandre : l'Inde et le Nil nourrissent des crocodiles; et dans le Nil il naît encore une espèce de cheval aquatique, qui est bien aussi méchant que le crocodile. Nous ne connaissons aucune de ces bêtes en Grèce. S'il y a des chiens marins dans le fleuve Aoüs, qui va se rendre à la mer par la Thesprotie, ils viennent de la mer même, et ne sont point engendrés dans ce fleuve. Vers l'embouchure du Pamise est Coroné, ville maritime située au bas du mont Témathia : en y allant on rencontre un village que l'on dit être consacré à Ino, parce que ce fut là que sortie de la mer elle commença à être regardée comme une divinité, et à s'appeler Leucothéa. Un peu plus loin c'est l'embouchure du fleuve Bias, que l'on criot avoir pris son nom de Bias, fils d'Amythaon. A vingt stades du chemin on voit la fontaine du Platane, ainsi nommée parce qu'en effet elle sort d'un platane assez touffu, d'une grosseur médiocre, et creux en dedans comme si c'était une caverne; l'eau en est fort bonne à boire, et coule jusqu'à la ville de Coroné. Cette ville s'appelait autrefois Epea; mais lorsque les Thébains eurent fait rentrer les Messéniens dans le Péloponnèse, Epimélide ayant eu ordre de repeupler Epea, il lui donna le nom de Coronée, par amour pour Coronée, ville de Béotie, d'où il était. Les Messéniens disaient toujours Coroné, et le temps a enfin autorisé cette manière de prononcer. D'autres disent qu'en creusant la terre pour faire les fondations des murs, on trouva une corneille de bronze; d'où la ville a pris son nom. Quoiqu'il en soit, cette ville à plusieurs temples, l'un consacré à Diane, surnommée la Nourrice, l'autre à Bacchus, et un autre, à Esculape : ces divinités ont chacune une statue de marbre. Jupiter Sauveur est en bronze dans la place publique, et Minerve dans la citadelle, tenant une corneille à la main. J'y ai vu aussi le tombeau d'Épimélide. Le port est appelé le port des Achéens ; je n'en sais pas la raison. Quatre-vingt stades au-delà de Coroné, en tirant vers la mer, vous trouverez sur la côte un temple d'Apollon. Ce temple est fort célèbre, et passe pour le plus ancien du pays : les malades y viennent en foule, et s'en retournent guéris : le dieu y est honoré sous 1es noms d'Apollon Corinthus et d'Apollon Argoüs. Sous le premier il a une statue de bois, et sous le second une statue de bronze, qui a été consacrée, dit-on, par ces héros que portait le navire Argo. Le territoire de Coroné s'étend jusqu'à celui de Colonis, autre ville située sur une hauteur fort près de la mer. Les habitants se disent originaires de l'Attique, et prétendent qu'ils furent amenés dans la Messénie par Colénus, qui obéissant à un oracle, et guidé par le vol d'un oiseau, vint s'établir dans le lieu où ils sont; qu'ensuite ils prirent insensiblement les moeurs et le langage des Doriens. Pour les Asinéens, ils étaient anciennement voisins des Lycorites, et habitaient aux environs du Parnasse ; alors on les appelait Dryopes, nom qu'ils ont gardé quelque temps depuis leur retour dans le Péloponnèse, et qui était celui de leur chef, lorsqu'ils furent transplantés hors de leur pays. Après trois générations, sous le règne de Phylas, vaincus dans un combat par Hercule, ils furent menés captifs à Delphes, et présentés à Apollon ; mais ensuite Hercule, par ordre du dieu même, les conduisit dans le Péloponnèse, où ils occupèrent Asine, près d'Hermioné. Quelque temps après, chassés par les Argiens, ils habitèrent dans la Messénie un canton qui leur fut donné par les Lacédémoniens. Enfin, les Messéniens revenus au Péloponnèse, les y laissèrent sans les inquiéter en nulle façon. Les Asinéens conviennent qu'ils furent défaits par Hercule, et que leur ancienne ville du mont Parnasse fut prise ; mais ils nient qu'ils aient été traînés captifs aux pieds d'Apollon. Ils soutiennent, au contraire, que voyant Hercule maître de leurs remparts, ils se retirèrent au haut du Parnasse, et qu'ensuite ayant passé par mer au Péloponnèse, ils s'étaient jetés entre les bras d'Eurysthée, qui par haine pour Hercule, les reçut avec bonté, et leur donna Asine, dans les états d'Argos. Ce sont les seuls des Dryopes qui aujourd'hui se fassent honneur de leur origine, en cela bien différents des habitants de Styre dans l'Eubée ; car ceux-ci, quoique Dryopes, et du nombre de ceux qui, parce qu'ils avaient leurs habitations hors des murs, ne combattirent point, ne veulent pas qu'on les appelle de ce nom. C'est ainsi que ceux de Delphes rougissent de passer pour Phocéens. Les Asinéens, au contraire, se souviennent avec plaisir qu'ils sont Dryopes ; et ce qui en est une preuve bien convaincante, c'est que leurs temples les plus saints sont faits comme ceux qu'ils avaient autrefois au Parnasse, entr'autres deux, dont l'un est dédié à Apollon, l'autre à Dryops, avec une statue fort ancienne. Tous les ans ils font la fête de Dryops, et croient qu'il était fils d'Apollon. La ville qu'ils habitent aujourd'hui est sur le bord de la mer, comme était autrefois Asine en Argos, et n'est qu'à quarante stades de Colonis. D'Asine en Messénie, jusqu'à Acrite, il y a une pareille distance. Acrite est une espèce de promontoire qui avance dans la mer, vis-à-vis duquel est une isle déserte que l'on nomme Théganusse : auprès de ce promontoire, les Asinéens ont le port Phoenique et les isles OEnusses qui n'en sont pas loin. [4,35] CHAPITRE XXXV. Mothone, avant la guerre de Troye, et même durant cette guerre, se nommait Pédase. Les Mothonéens disent qu'ensuite elle prit le nom d'une fille d'OEnéus ; car OEnéus, fils de Porthaon, ayant passé au Péloponnèse avec Diomède, après la prise de Troye, il eut d'une concubine une fille nommée Mothone. Pour moi, je crois que cette ville a tiré son nom d'une grosse roche que les gens du pays appellent Mothon, et qui forme-là une espèce de rade fort étroite : car cette roche avançant dans la mer, rompt la furie des vagues, et sert comme d'abri aux vaisseaux. J'ai déjà dit que les Naupliens sous Démocratidas, roi d'Argos, ayant été chassés de leur ville, à cause de leur attachement pour Sparte, les Lacédémoniens leur avaient donné Mothone. J'ai dit aussi que les Messéniens étant rentrés dans le Péloponnèse, et les y ayant trouvés, ne leur avaient fait aucun mauvais traitement: or, autant que j'en puis juger, les Naupliens sont originairement Egyptiens, de ceux qui vinrent avec Danaüs à Argos. Trois générations ensuite, Nauplius, fils d'Amymone, se mit à la tête d'une colonie de ces Egyptiens, il s'établit sur le bord de la mer et lui bâtit une ville qu'il nomma de son nom, Nauplie. L'empereur Trajan affranchit ces Naupliens de la domination de Messène, et leur permit de se gouverner par leurs propres lois. Mais longtemps auparavant il leur était arrivé un malheur qui mérite d'être raconté, et qui leur fut particulier; car les autres Messéniens de la côte n'ont jamais rien éprouvé de semblable. L'anarchie avait ruiné les affaires de la Thesprotie d'Epire : Deidamie, fille de Pyrrhus était morte sans enfants, et en mourant, avait laissé le gouvernement entre les mains du peuple. Pyrrhus, père de cette princesse était fils de Ptolemée, petit-fils d'Alexandre, et arrière-petit-fils du grand Pyrrhus. Célui-ci était, comme on sait, fils d'Eacidas ; j'en ai fait une ample mention dans mon premier livre, en parlant de l'Attique. Proclès, de Carthage, dit que ce prince n'eut ni la fortune d'Alexandre, fils de Philippe, ni le brillant et l'éclat qui mit Alexandre au-dessus de tous les conquérants; mais que pour ranger une armée en bataille, cavalerie ou infanterie, et pour les ruses de guerre et les stratagèmes, il lui était fort supérieur. Les Epirotes n'étant plus gouvernés par des rois, le peuple devenait tous les jours plus insolent, et méprisait l'autorité des magistrats. Les Illyriens qui habitent les bords de la mer Ionienne, au-dessus de l'Epire, profitant de la conjoncture, firent une irruption dans le pays, et le subjuguèrent ; car jusqu'ici nous ne connaissons que les Athéniens à qui la démocratie ait réussi. Pour eux, ils se sont rendus fort puissants par l'excellence de leur gouvernement, et par une grande soumission aux lois de Solon. Les Illyriens ayant une fois goûté la douceur de commander aux autres, ne songèrent plus qu'à étendre leur domination. Ils firent provision de bâtiments propres à courir les mers; et après avoir écumé tout ce qui se trouvait à leur portée, ils allèrent mouiller au port de Mothone. D'abord sous ombre d'amitié, ils envoyèrent dire aux habitants qu'ils venaient pour acheter leurs vins. Quelques gens de la ville se pressèrent de leur en porter, en reçurent le prix qu'ils demandaient et achetèrent à leur tour quelques marchandises des Illyriens. Le lendemain les habitants vinrent en plus grand nombre pour faire le même trafic, et ils trouvèrent toute la facilité possible de la part de leurs hôtes. Les Mothonéens prirent tellement goût à ce commerce, qu'ils accoururent en foule, hommes et femmes, les uns pour vendre, les autres pour acheter. Alors les Illyriens voyant la proie dans leurs filets, enlevèrent toute cette multitude, particulièrement les femmes; et faisant voile en Illyrie changèrent la ville en un désert. A Mothone il y a un temple de Minerve Anémotis, avec une statue de la déesse. On dit que la statue a été posée sous ce nom par Diomède, et que c'était un voeu qu'il accomplissait ; car le pays était exposé à de fort grands vents, et presque continuels, qui faisaient beaucoup de ravage ; et depuis le voeu de Diomède ces vents ne se sont pas fait sentir. On y voit aussi un temple de Diane, et dans ce temple un puits dont l'eau naturellement mêlée d'une espèce de résine ressemble assez pour la couleur et pour l'odeur au baume de Cysique. L'eau la plus bleue que j'ai vue, est celle des Thermopyles; mais elle ne paraît bien bleue que dans des baignoires, qui sont des vases à l'usage des femmes. S'il y a des eaux bleues, il y en a aussi qui sont rouges comme du sang ; on en voit de cette couleur dans le pays des Hébreux, auprès de Joppé vers la mer. Les gens du lieu disent que Persée s'étant ensanglanté en tuant le monstre marin auquel on avait exposé la fille de Céphée, il se lava dans cette fontaine, et que c'est ce qui a rougi ses eaux. J'en ai vu aussi de noires à Astyra ; ce sont des bains d'eaux chaudes vis-à-vis de Lesbos, près d'un bourg que l'on nomme Atarné, et qui fut donné par le roi de Perse aux habitants de Chio, pour récompense de ce qu'ils lui avaient livré un Lydien, nommé Pactyas, qui s'était refugié chez eux. Enfin, les Romains ont des eaux blanches assez près de Rome, et un peu au-delà du fleuve Anion. Quand on s'y baigne, on est d'abord saisi de froid jusqu'à trembler, et au bout de quelque temps on sent autant de chaleur que si l'on était dans de l'eau qui eût été sur le feu. J'ai vu toutes ces merveilles de la nature, toutes ces différentes eaux, qui pourtant sont également salutaires ; car je ne parle point de beaucoup d'autres moins surprenantes : en effet, qu'il y ait des fontaines dont l'eau est salée, et d'autres dont l'eau est âcre, on ne s'en étonne point, parce que cela n'est pas rare. Mais je ne dois pas en omettre deux qui sent d'espèces toutes contraires, et dans des lieux très différents ; l'une est celle que l'on trouve dans une plaine de la Carie, nommée la plaine blanche, près de Dascylium, et dont l'eau est chaude et plus douce que du lait: l'autre est une fontaine qui se jette dans le fleuve Hypanis, et dont parle Hérodote; ses eaux sont amères, ce qui n'est pas plus difficile à croire que ce que nous voyons à Pouzolle, auprès de la mer Thyrrénienne; car il y a là des bains dont l'eau est si chaude, qu'en peu d'années les tuyaux cle plomb par où elle passait se sont fondus. [4,36] CHAPITRE XXXVI. De Mothone au promontoire Coryphasium on compte environ cent stades. Sur ce promontoire même est la ville cle Pylos, que Pylas, fils de Cléson, bâtit autrefois, et qu'il peupla de Léléges qu'il avait amenés de Mégare. Mais il ne jouit pas longtemps de cette souveraineté ; car il en fut chassé par Néléé et par des Pélasges venus d'Iolchos. Contraint de céder sa ville à ces étrangers, il ne s'éloigna que le moins qu'il put, et alla occuper un autre Pylos en Elide. La première devint si florissante sous le règne de Nelée, qu'Homère l'appelle, par excellence, la ville de Nelée. On voit à Pylos un temple de Minerve; surnommée Coryphasia. Une autre curiosité, c'est la maison de Nestor, où l'on voit encore son portrait. Le tombeau de ce prince est dans la ville ; car celui qui est hors des murs, on prétend que c'est le tombeau de Trasymède. On vous montrera aussi dans la ville un lieu souterrain, que l'on dit avoir été l'étable à boeufs de Nestor, et avant lui de Nelée. Ces boeufs, à ce que l'on prétend, étaient de Thessalie, et du troupeau d'Iphiclus, père de Protésilas. Nelée exigea ce présent de ceux qui recherchaient sa fille en mariage : or, Mélampus, qui voulait faire plaisir à son frère Bias, étant venu en Thessalie à dessein d'enlever ces boeufs, fut pris lui-même par les pâtres d'Iphiclus, et jeté dans une prison; mais comme c'était un devin, par les réponses qu'il rendit à Iphiclus, sur les choses à venir, il mérita d'avoir ces excellents boeufs pour récompense; ensuite il les donna à Bias, et Bias à Nelée. La grande richesse alors consistait à avoir une grande quantité de boeufs et de chevaux. Aussi voyons-nous non seulement que Nelée voulut avoir les boeufs d'Iphiclus, mais qu'Eurysthée ayant su que Géryon avait en Espagne un troupeau de boeufs d'une beauté singulière, il commanda à Hercule de les lui amener. Ce même troupeau venant d'Erythée, fit tant d'envie à Eryx qui régnait en Sicile, qu'il voulut disputer le prix de la lutte avec Hercule, et que le prix fut d'un côté le royaume d'Eryx, et de l'autre, ce troupeau de boeufs. Homère nous apprend aussi dans l'Iliade, qu'Iphidamas, fils d'Antenor, donna entr'autres choses cent boeufs à son beau-père, en épousant sa fille, tant il est vrai que dans ces premiers temps, des troupeaux nombreux étaient ce que l'on estimait le plus. Mais ceux de Nelée, selon toutes les apparences, ne paissaient pas dans ses états, car cette contrée, sablonneuse comme elle est, ne pouvait pas produire beaucoup de pâturages; c'est ce qu'Homère témoigne en parlant de Nestor, il le qualifie toujours roi de Pylos, qui est, dit-il, un pays fort sablonneux. Vis-à-vis du port de Pylos, est l'isle Sphactérie, comme vis-à-vis du port de Délos, est l'isle Rhenée. Il est assez ordinaire que des lieux obscurs et inconnus par eux-mêmes, deviennent tout-à-coup célèbres, pour avoir servi de théâtre aux jeux de la fortune, ou à quelqu'événement considérable. C'est ainsi que le naufrage d'Agamemnon et des Grecs, qui venaient avec lui après la prise de Troye, a rendu fameux le promontoire de Capharée en Euboée ; c'est encore ainsi que Psyttalie, petite isle à l'opposite de Salamine, est aujourd'hui connue par le massacre de ces quatre cents Perses, qui y avaient fait une descente. Il en est de même de Sphactérie ; la défaite des Lacédémoniens a tiré cette isle de l'obscurité où elle était, et l'on y voit encore dans la citadelle une statue de la Victoire, que les Athéniens y ont laissée pour monument de l'avantage qu'ils remportèrent alors sur Lacédémone. En allant de Pylos à Cyparissie, on trouve au sortir de la ville, et près de la mer, une fontaine que Bacchus, dit-on, fit sortir en frappant de son thyrse contre terre ; c'est pourquoi cette fontaine est appelée la fontaine de Bacchus. A Cyparissie, il y a deux temples, l'un dédié à Apollon, l'autre à Minerve Cyparissia. De-là on va à Aulon, où l'on voit un temple et une statue d'Esculape, surnommé Aulonius. Ensuite on trouve le fleuve Nedés, qui borne la Messénie de ce côté-là, et la sépare de l'Elide.