[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] Constantinople, qui fait la gloire des Grecs, ville renommée pour ses richesses, et plus riche encore que sa réputation, est faite en triangle, et dans la forme d'une voile de vaisseau. Dans l'angle intérieur on voit Sainte-Sophie, et le palais de Constantin, dans lequel est la chapelle qu'honorent les très saintes reliques. Deux des côtés du triangle sont battus des flots de la mer. En arrivant dans cette ville, nous avions à notre droite le Bras de Saint-George, et un certain torrent, que ce même bras alimente, et qui remonte à quatre milles environ. Là se trouve le palais que l'on appelle Blachernes, qui, établi sur un terrain bas, mais construit à grands frais et avec art, s'élève à une hauteur suffisante, et offre à ses habitants un triple agrément, par le triple voisinage de la mer, de la plaine et de la ville, que l'on peut voir tour à tour du même lieu. Sa beauté extérieure est presque incomparable, et celle de l'intérieur surpasse beaucoup tout ce que je puis en dire. De toutes parts on n'y voit que dorures et peintures de couleurs variées ; la cour est pavée en marbre avec une habileté exquise, et je ne saurais dire ce qui contribue le plus à donner un grand prix ou une grande beauté à ce palais, de l'art merveilleux qui s'y déploie, ou des précieux matériaux qu'on y trouve. Le troisième côté du triangle de la ville confronte les champs, mais est garni d'une double muraille et de tours, et s'étend depuis la mer jusqu'au palais, sur une longueur de deux milles environ. Ce côté cependant n'est point très fortifié, les tours ne sont pas très élevées, mais les habitants, à ce que je pense, se confient et dans leur grande multitude et dans le repos dont ils ont joui de toute ancienneté. En dedans, et au pied des murailles, sont des terrains vacants, sur lesquels s'exercent la charrue et le hoyau, et distribués en jardins, qui fournissent aux habitants des légumes de toute espèce. Des canaux souterrains, venant du dehors, apportent de l'eau douce dans la ville en grande abondance. La ville cependant est sale et puante, et condamnée sur plusieurs points à des ténèbres perpétuelles. En effet, les riches couvrent les voies publiques de leurs constructions, et abandonnent les cloaques et les lieux obscurs aux pauvres et aux étrangers. Là se commettent les meurtres, les brigandages, et tous les autres crimes qui recherchent l'obscurité. Comme on vit sans justice dans cette ville, où il y a à peu près autant de seigneurs que d'hommes riches, autant de voleurs que de pauvres, nul scélérat n'éprouve ni crainte ni sentiment de honte ; car le crime n'est jamais puni par la loi, ni jamais commis visiblement et en plein jour. En toutes choses donc il y a excès dans cette ville ; et comme elle est supérieure à toutes les autres en richesses, elle leur est supérieure aussi en vices. [4,2] On voit à Constantinople un grand nombre d'églises, moins grandes, mais non moins belles que Sainte-Sophie, et qui, indépendamment de leur admirable beauté, sont encore respectables par les nombreuses reliques de saints qu'elles possèdent. Il entrait dans ces églises autant de monde qu'il en pouvait tenir, les uns attirés par la curiosité, les autres par une fidèle dévotion. Le roi lui-même, accompagné par l'empereur, visita les lieux saints, et, à son retour, cédant aux vives instances de ce dernier, il alla prendre un repas avec lui. Ce festin, qui rassemblait d'illustres convives, était propre, par son merveilleux arrangement, par la délicieuse recherche des mets, et par les jeux voluptueux qu'on y trouva réunis, à satisfaire à la fois les oreilles, la bouche et les yeux. Plusieurs des hommes du roi eurent des craintes pour lui; mais ce prince, qui s'était mis sous la garde de Dieu, plein de foi et de courage, ne ressentit lui-même aucune alarme. Celui qui n'a pas l'intention de nuire ne croit pas aisément qu'on puisse vouloir lui nuire; et quoique les Grecs ne nous aient donné en cette occasion aucune preuve de leur perfidie, je crois cependant qu'ils ne se fussent pas montrés tellement empressés à nous servir, s'ils n'eussent eu que de bonnes pensées. En ce moment, ils dissimulaient leurs ressentiments, pour s'y mieux livrer après que nous aurions traversé le Bras de Saint-George. On ne pouvait même leur reprocher de fermer à la multitude les portes de la ville ; car des insensés leur avaient brûlé beaucoup de maisons et de terres plantées en oliviers, soit par suite de la difficulté d'avoir du bois, soit par insolence, ou dans des scènes d'ivresse. Le roi leur faisait très souvent couper les oreilles, les mains et les pieds; mais cela même était insuffisant pour réprimer leurs transports furieux. Il fallait donc de deux choses l'une, ou faire périr à la fois plusieurs milliers d'hommes, ou tolérer un grand nombre de leurs méchantes actions. Pendant ce temps, nos marchés étaient assez abondamment approvisionnés, par mer et devant le palais ; et même dans les tentes, on nous faisait des conditions assez avantageuses, si du moins cela eût pu durer. Ainsi nous achetions une chemise pour moins de deux deniers, et trente chemises pour trois sous moins une marque; mais après que nous eûmes dépassé la ville à trois journées de marche, nous payions pour une chemise cinq ou six deniers, et pour douze trois sous et une marque. [4,3] Tandis que le roi attendait l'arrivée de ceux qui venaient par l'Apulie, et qui traversaient la mer entre Brindes et Durazzo, survint la fête solennelle du bienheureux Denis, et le roi la célébra avec le zèle respectueux qu'il lui devait. L'empereur en fut informé par avance (car les Grecs célèbrent aussi cette fête), et envoya au roi l'élite de ses clercs, en grand nombre, leur faisant donner à chacun un grand cierge, peint en or et en diverses couleurs ; ce qui augmenta beaucoup l'éclat de cette solennité. Ces clercs différaient des nôtres par les paroles qu'ils prononçaient, et par la qualité de leurs voix; mais leurs douces modulations étaient fort agréables. Le mélange des voix, une voix plus forte s'unissant à une voix plus claire, une voix d'eunuque à une voix d'homme (car il y avait parmi eux beaucoup d'eunuques), était propre à charmer les Français. En outre, leurs gestes décents et modestes, leurs battements de mains, leurs inflexions de corps flattaient agréablement les yeux. Nous avons rapporté cet acte de complaisance de l'empereur, pour faire mieux ressortir la perfidie de ce prince, qui faisait semblant d'avoir pour nous l'affection que l'on a coutume de témoigner à ses plus tendres amis, et qui, dans le fond de son cœur, avait à notre égard des intentions telles que nous n'eussions pu le satisfaire que par la mort de nous tous. Certainement nul ne peut connaître les Grecs, s'il ne les éprouve lui-même, ou s'il n'est doué de l'esprit de prophétie. [4,4] L'évêque de Langres, ne comptant nullement sur leur bonne foi, dédaignant leurs empressements obséquieux, et prédisant les malheurs que nous avons éprouvés par la suite, donnait le conseil de s'emparer de la ville. Il représentait que les murailles étaient peu solides, puisqu'il en était tombé une bonne partie sous les yeux même des nôtres, que le peuple était lâche et impuissant, qu'on pourrait, sans aucun retard et sans peine, rompre les canaux et détourner les eaux douces. Cet homme, sage d'esprit, sacré par son caractère religieux, disait en outre qu'après la prise de cette ville nous n'aurions pas même besoin d'attaquer les autres, qui toutes ne manqueraient pas d'offrir un hommage empressé à celui qui posséderait la capitale. Il ajoutait qu'une telle affaire ne concernait point la Chrétienté de fait, mais seulement de nom, puisque, quelques années auparavant, l'empereur, qui eut dû prêter ses secours aux Chrétiens, et non leur être contraire, avait osé lui-même attaquer le prince d'Antioche. « D'abord il s'empara, disait l'évêque, de Tarse, de Mamistra, d'un grand nombre de châteaux, et d'un très vaste territoire; et ayant expulsé les évêques catholiques des villes, il leur substitua des hérétiques, et alla de là assiéger Antioche. Tandis qu'il eût dû prendre avec lui des troupes de Chrétiens, pour rejeter plus loin les Païens, il s'appuya sur le secours de ceux-ci pour exterminer les Chrétiens. Mais Dieu, qui connaissait ces choses, Dieu, juge et vengeur, voulut que cet empereur se blessât lui-même d'une flèche empoisonnée, et qu'une petite blessure mît un terme à son indigne vie. Celui qui règne maintenant, héritier des conquêtes et des crimes du précédent, de même qu'il retient les propriétés légitimes des églises, et les autres choses que son père impie avait usurpées, aspire également à tout ce que son père avait convoité : déjà même il a extorqué aux princes un hommage, et, élevant autel contre autel, dédaignant le patriarche de Pierre, il a institué aussi son patriarche dans cette ville. C'est à vous maintenant de juger si vous devez ménager celui sous le règne duquel la croix du Christ et son sépulcre n'ont aucune garantie de stabilité, et dont la ruine ne leur fera courir aucune chance défavorable. » [4,5] L'évêque ayant ainsi parlé, ce qu'il disait plut à certaines personnes. Mais un plus grand nombre, à qui ce discours ne convenait pas, répondirent par ces arguments et d'autres semblables : « Ignorant leur loi, nous ne pouvons porter un jugement sur la foi de ces hommes. Si l'empereur a attaqué Antioche, il a mal fait, et cependant il se peut qu'il ait eu de justes motifs, que nous ne connaissons pas. Il est certain que le roi s'est entretenu récemment avec le pape, et que celui-ci ne lui a donné à ce sujet, ni ordres ni conseils. Nous nous sommes réunis nous et lui pour visiter le sépulcre du Seigneur, et pour expier nos crimes, selon les ordres du souverain pontife, par le sang ou par la conversion des Païens. Or, nous pouvons bien maintenant attaquer cette très riche cité de Chrétiens et nous enrichir ; mais pour cela il faut et massacrer, et être massacrés. Si donc massacrer des Chrétiens est une expiation à nos péchés, prenons les armes. De plus, si notre ambition ne doit point nuire à ceux d'entre nous qui recevront la mort, si dans ce pèlerinage il vaut autant périr pour gagner de l'argent, que nous montrer soumis au souverain pontife et accomplir notre vœu, les richesses nous plaisent aussi ; jetons-nous donc au milieu des dangers, sans redouter la mort. » [4,6] Telles étaient leurs contestations ; et ceux qui soutenaient chacune de ces opinions alléguaient également la justice. Je crois cependant que l'évêque eût remporté la victoire, si les Grecs n'eussent prévalu plus par leurs artifices que par leurs forces. Se méfiant de nos longs retards, ils n'osaient nous presser de partir ; mais ils nous retiraient en partie l'usage des marchés, et ils excitaient les nôtres à traverser la mer, par les nouvelles qu'ils nous faisaient venir des Allemands. D'abord ils rapportèrent que les Turcs avaient assemblé une nombreuse armée, et que les Allemands leur avaient tué quatorze mille hommes, sans éprouver eux-mêmes aucune perte. Un autre jour, et à la suite d'un plus heureux événement, ils nous pressaient plus vivement de hâter cette malheureuse traversée. Ils nous disaient que les Allemands étaient arrivés à Iconium, et que, même avant leur arrivée, le peuple de cette ville s'était enfui, frappé de terreur : ajoutant que comme les Allemands se hâtaient de se porter en avant, un empereur avait écrit à l'autre pour l'inviter à venir lui-même posséder et défendre ce qui avait été conquis, sans qu'il prît aucune peine. Ces nouvelles répandaient l'agitation dans l'armée, et l'on y murmurait sur les lenteurs du roi, les uns étant envieux des profits que faisaient les Allemands, les autres jaloux de leurs succès. Le roi donc vaincu et par les récits des Grecs, et par les plaintes des siens, s'embarqua pour passer la mer avant l'arrivée de ceux qu'il avait jusqu'alors attendus. L'empereur, qui l'avait ardemment désiré, lui fit fournir très promptement un grand nombre de navires. Or le roi, lorsqu'il eut traversé le Bras de Saint-George, passa quinze jours à attendre une partie de son armée, et autres quinze jours encore à supporter les perfidies des Grecs. Ceux-ci avaient alors obtenu ce qu'ils désiraient, et commençaient à oser dévoiler les pensées qu'ils avaient nourries. Toutefois les actes de folie des nôtres leur fournirent des prétextes pour couvrir leur méchanceté. Aussi beaucoup de gens disaient-ils que ce qu'ils firent contre nous ne provenait pas de malice, mais d'un désir de vengeance. Celui qui ne connaît que le côté d'une affaire ne juge qu'à demi, et qui n'a pas étudié à fond une question ne saurait porter un jugement raisonnable. Les Grecs pouvaient bien être offensés, mais jamais être apaisés. Nous passâmes donc la mer, suivis de près par des navires chargés de vivres et par des changeurs. Ceux-ci étalèrent tous leurs trésors sur le rivage; leurs tables brillèrent d'or, et furent embellies des vases d'argent qu'ils avaient achetés des nôtres. Il venait vers eux de notre armée des gens qui faisaient des échanges pour ce dont ils avaient besoin, et à eux se joignaient des hommes avides de ce qui ne leur appartenait point. [4,7] Un certain jour donc, un homme de Flandre, digne d'être battu de verges ou brûlé par les flammes, voyant ces immenses richesses, et aveuglé par une cupidité effrénée, se mit à crier : haro, haro, et enlevant tout ce qui lui convenait, il excita ses semblables au même crime, tant par son audace que par l'appât d'un si précieux butin. Tandis que les insensés se répandaient de tous côtés, les autres qui avaient de l'argent à sauver se précipitaient aussi de toutes parts. Les cris et les transports de fureur allaient croissant, les tables étaient renversées, l'or foulé aux pieds et volé : redoutant la mort, et dépouillés, les changeurs prirent la fuite; les vaisseaux accueillirent les fugitifs, et quittant aussitôt le rivage, les ramenèrent dans la ville avec beaucoup de nos hommes, qui y allaient acheter des vivres. Ceux-ci à leur arrivée furent battus et dépouillés; tous ceux qui étaient demeurés encore dans la ville comme des hôtes, furent pillés comme des ennemis. Le roi apprit ces faits, et enflammé de colère, réclama aussitôt le premier malfaiteur, qui lui fut livré par le comte de Flandre, et pendu sur-le-champ, en face même de la ville. Ensuite le roi s'empressa de faire rechercher tout ce qui était perdu, d'accorder grâce à ceux qui venaient rendre quelque chose, et de menacer du plus rude châtiment ceux qui retiendraient seulement un objet volé. Et afin qu'ils n'eussent point à redouter sa présence, ou à rougir devant lui, le roi donna ordre que tout fût rapporté à l'évêque de Langres. Dès le lendemain, on rappela ceux qui la veille avaient pris la fuite, et on leur fit rendre en totalité ce qu'ils affirmaient par serment avoir perdu. La plupart d'entre eux réclamaient plus qu'il ne leur était dû ; mais le roi aima mieux fournir lui-même ce qui manquait, que perdre le repos de son armée. [4,8] Cela fait, le roi choisit des députés chargés d'aller auprès de l'empereur réclamer ses hommes et les choses qu'ils avaient perdues, et de traiter pour le rétablissement des marchés auprès de l'armée : ces députés furent Arnoul, évêque de Lisieux, illustre par son éloquence et par sa religion, et Barthélemi le chancelier. Et comme le roi, toujours empressé à poursuivre la réparation des malheurs, hâtait leur départ, ils traversèrent la mer d'assez bon matin, entrèrent dans le palais par les soins des portiers, mais ne purent parvenir à s'entretenir avec l'idole de ce lieu. Ce jour-là ils durent se servir de consolateurs l'un à l'autre, n'eurent pour tout aliment que la vue des peintures ; et lorsque la nuit fut venue, le pavé de marbre fut leur matelas et leur lit. Le jour suivant, le profane empereur s'étant levé vers la troisième heure, les députés appelés devant lui se présentèrent à jeun et ayant passé la nuit sans dormir, et s'acquittèrent de leur mission au sujet des satisfactions données aux hommes de l'empereur, et des griefs que les nôtres avaient à produire. L'évêque même, par son discours plein de sagesse et de douceur, eût peut-être réussi à rendre l'empereur plus traitable, s'il eût été possible qu'un homme opérât un enchantement sur un tel serpent. Mais sourd comme l'aspic et gonflé de venin, il parut tout autre que ce qu'on l'avait vu auparavant, ou plutôt il se découvrit tel que nous n'avions pu le reconnaître sous une enveloppe de perfidie. L'évêque cependant le pressa, et obtint du moins quelque chose : on rendit à l'armée ses marchés, et l'on permit aux pèlerins, qui avaient tout perdu, de ressortir de la ville. L'empereur dit en outre qu'il s'entretiendrait encore avec le roi, et qu'il lui enverrait au plus tôt des députés ; et l'évêque repartit, pressé par le besoin, et pour ne pas faire un jeûne de trois jours auprès de l'empereur. Celui-ci feignait d'avoir encore quelques bontés, afin de nous mieux nuire, et nous accordait des marchés, mais avec parcimonie, promettant d'entrer en conférence avec le roi, mais tardivement. Tandis donc qu'il envoyait et renvoyait encore des députés, plusieurs jours se passèrent, et les Français épuisaient les provisions qu'ils avaient préparées pour leur voyage. L'empereur voulait que le roi revînt dans son palais; le roi voulait que les deux souverains se rendissent également à la conférence, soit sur le rivage ou sur la mer. Enfin l'empereur fit connaître par ses députés ce qu'il avait habilement différé d'annoncer, et demanda comme épouse pour un sien neveu une parente que la reine avait auprès d'elle, et pour lui-même l'hommage des barons. A ces conditions il promettait de nous fournir des guides pour le voyage, et de nous faire trouver partout des marchés et des moyens d'échange convenables : si un château ou une ville refusaient de nous en procurer, nous serions autorisés à nous en emparer, et après avoir ainsi dépouillé ces villes, nous les abandonnerions à l'empereur, toutes dégarnies. L'empereur offrait en outre au roi des présents dignes de lui, et à chaque baron d'autres présents proportionnés à sa dignité. Après que l'on eut reçu ces propositions, il fallut de nouveau s'arrêter, tant parce que le comte de Maurienne et le marquis de Montferrat, oncles du roi, le comte d'Auvergne, et beaucoup d'autres que nous attendions, avaient dressé leurs tentes au dehors de la ville et en face de nous, que parce que nos barons n'étaient pas d'accord sur les offres de l'empereur. Les Grecs, qui avaient coutume de presser notre départ, le retardaient en ce moment par leurs prohibitions. Aussi d'illustres chevaliers se dispersèrent dans les montagnes, et profitant de ces délais, et prévoyants pour le voyage, ils rapportèrent à l'armée beaucoup de butin, et achetèrent des navires pour l'usage de leurs hommes, au préjudice des Grecs. Ils se procurèrent ainsi ce que les Grecs leur avaient refusé, et traversant le Bras de Saint-George, ils allèrent recevoir ceux qu'on avait attendus. [4,9] Tandis qu'on était encore dans l'indécision sur les demandes de l'empereur, Robert, comte du Perche, et frère du roi, enleva furtivement la parente de la reine, pour se soustraire, ainsi que quelques barons, à l'hommage demandé par l'empereur, et soustraire sa parente au mariage proposé pour le neveu de celui-ci. Robert se porta en avant vers Nicomédie, et le roi demeura avec les évoques et les autres barons, pour discuter les propositions de l'empereur. Quelques-uns, et surtout l'évêque de Langres, disaient: « Voilà, l'impie découvre enfin ce qu'il avait d'abord tenu caché. Il demande votre hommage, nous dont il eût pu se faire qu'il devînt le serviteur, nous promettant à notre grande honte ce que la victoire eût dû nous faire obtenir. Quant à nous, très chers amis, nous devons préférer l'honneur aux profits : sachons conquérir par la force ce que l'empereur nous propose comme à des hommes lâches et cupides : il serait honteux pour nous, qui avons maintenant un si illustre seigneur, de faire hommage à un infidèle. » D'autres au contraire, qui eurent l'avantage par le nombre et par le raisonnement, répondaient à ce discours : « D'après la coutume, nous pouvons avoir, après le roi, plusieurs seigneurs, de qui nous tenons des fiefs, en même temps que nous demeurons avant tout fidèles au roi. Si nous jugeons que ce soit honteux pour nous, détruisons cette coutume. Maintenant l'empereur, craignant pour lui-même, nous demande notre hommage. Or, s'il est honteux pour nous d'exciter en lui de telles craintes, ou si c'est un déshonneur de faire pour l'empereur ce que nous faisons pour des hommes moins considérables, n'y pensons plus. Mais si les craintes de l'empereur et nos coutumes habituelles ne sont, ni une insulte pour le roi, ni une honte pour nous, suivons donc cette coutume, devant y trouver notre avantage ; ménageons les craintes de l'empereur, et recherchons notre plus grand intérêt, en nous assurant pour notre voyage les approvisionnements nécessaires. Nul d'entre nous ne connaît ce pays-ci : nous avons donc besoin d'un guide pour nous conduire ; nous marchons, contre les Païens, demeurons du moins en paix avec les Chrétiens. » Pendant que ces discussions se prolongeaient, presque tous ceux que le roi avait attendus traversèrent le Bras de Saint-George. Il me serait trop douloureux de rapporter ici leurs noms, les ayant vus mourir d'une mort prématurée, et peut-être aussi serait-ce ennuyeux pour ceux qui me liraient, et qui cherchent dans cet écrit ou leur instruction, ou des exemples de valeur. [4,10] Comme jusqu'alors l'empereur seul avait causé nos retards, le roi donna enfin l'ordre de lever le camp. Dès que l'empereur en fut informé, il envoya en avant des messagers, et partit en hâte à la suite du roi, lui faisant indiquer un certain château pour la conférence qu'il lui proposait, et ayant soin de le choisir dans le voisinage de la mer, et d'y rassembler une flotte. Or le roi, émule des Allemands, dont il apprenait avec joie les hauts faits, et empressé d'acquérir aussi une bonne renommée, ne voulut ni tarder davantage, ni refuser la conférence. Faisant donc marcher son armée en avant, il revint sur ses pas, conduisant avec lui l'élite de ses barons et une troupe nombreuse et choisie d'hommes d'armes. Il ne pouvait voir sans peine que l'empereur demandât l'hommage de ses barons; mais en même temps il pensait que ce qu'il allait promettre serait utile au service de Dieu. Si l'empereur eût été vraiment chrétien, on eût dû lui faire cet hommage sans aucune contestation; mais il disait qu'ayant déjà éprouvé notre race, il redoutait sa présence dans son Empire ; et le roi pensa que refuser de lui donner toute sécurité en accédant à ses demandes, ce serait refuser pour les siens tout ce qui pourrait leur être avantageux. Or, empressé de marcher contre les Païens, le roi aima mieux se soumettre, quoiqu'à regret, aux volontés de l'empereur, que retarder par de nouveaux délais une entreprise formée pour le service de Dieu. Les souverains se réunirent donc, et se proposèrent d'abord leurs conditions, savoir: que le roi n'enlèverait à l'empereur ni châteaux ni villes qui eussent été de son domaine. Cette demande était assez raisonnable et modérée ; mais elle fut suivie d'une promesse aussi libérale en apparence que trompeuse dans le fait. Pour que les faveurs impériales répondissent aux garanties de paix que donnait le roi, l'empereur promit en outre que deux ou trois de ses grands marcheraient avec le roi, le conduiraient par le chemin le plus direct, et lui feraient fournir en tous lieux des marchés en suffisance. Où l’on n'en trouverait pas, l'empereur consentait au pillage des châteaux et à l'occupation des villes, sans pouvoir élever de plaintes, pourvu toutefois qu'après avoir enlevé les dépouilles, on lui abandonnât le territoire ainsi dégarni. [4,11] A cette même époque, le roi de la Pouille, Roger, attaquait l'empereur, fort mal à propos pour lui, avait des succès, et le chassait de plusieurs lieux. L'empereur n'eût pas manqué de prodiguer tous ses trésors au roi, s'il eût pu le déterminer à lui prêter son assistance contre Roger; mais comme il ne put rien obtenir du roi, ni par les plus instantes prières, ni par des promesses vraiment inconcevables, les deux princes traitèrent ensuite sur les bases ci-dessus rapportées. Ensuite l'empereur ayant reçu l'hommage des barons, et offert au roi des présents dignes de lui, celui-ci partit pour rejoindre son armée, et l'autre, sacrilège et entaché d'un nouveau parjure, affranchi désormais de toute crainte, demeura où il était, ne nous fit ouvrir que pendant quelques jours des marchés dont nous avions grand besoin depuis longtemps, et ne nous donna point les guides qu'il avait promis pour notre voyage. [4,12] En ce jour donc le soleil vit un crime qu'il ne put tolérer ; mais afin de ne pas paraître mettre ce crime au niveau de la trahison qui fut faite à notre Seigneur, il éclaira le monde à moitié, et voila l'autre moitié de sa face. L'armée, qui marchait en avant sans son roi, et qui vit pendant une grande partie du jour le soleil présentant la forme de la moitié d'un pain, craignait que celui qui brillait par dessus tous les autres par sa foi, qui brûlait de charité, qui possédait déjà les deux en espérance, n'eût été dépouillé d'une partie de son éclat par quelque perfidie des Grecs. [4,13] Mais voici un autre événement également déplorable, et qui survint en même temps. L'empereur des Allemands, trahi par son guide, qui l'abandonna secrètement au milieu des gorges des montagnes, après avoir perdu plusieurs milliers des siens percés par les flèches des Turcs, se vit obligé de rétrograder, comme nous le raconterons par la suite. Lorsque nous fûmes informés de ces faits, nous comprîmes mieux ce que signifiait le prodige céleste que j'ai rapporté plus haut, et nous pensâmes que notre roi et celui des Allemands ne faisaient qu'un soleil, attendu que tous deux brillaient de l'éclat d'une même foi, et que ce soleil avait brillé à moitié et voilé en même temps les rayons de l'autre moitié de son disque, lorsque le roi poursuivait sa marche avec son ardeur accoutumée, tandis que les Allemands rétrogradaient.