[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] Les trop longs discours sont toujours ennuyeux pour celui qui est occupé de grandes affaires ; aussi je crains bien d'avoir écrit d'une manière trop prolixe, allant toujours, sans m'arrêter pour prendre haleine. Veuillez, je vous prie, mon père, excuser cette faute. Je parlais d'événements heureux et de ma patrie, j'écrivais des noms, je me souvenais de choses que j'avais vues avec plaisir, et je m'y arrêtais plus longtemps, sans éprouver d'ennui; car lorsqu'on est dans la joie, on n'est pas empressé à rechercher ce qui est pénible. Maintenant, au moment d'entrer dans les contrées étrangères par mon récit, de même que cela nous est arrivé par le fait, j'entreprends un sujet plus difficile et plus pénible, et je le traiterai plus rapidement. Après que notre glorieux roi fut parti de l'église du bienheureux Denis, il n'arriva rien de mémorable dans le royaume, à moins que vous ne vouliez que je consigne ici qu'il vous associa l'archevêque de Reims pour le gouvernement du royaume. Je ne sais toutefois si je dois exclure de la communion de ce récit le comte Raoul, qui était alors excommunié, et qui vous fut adjoint en troisième, afin que le glaive séculier ne vous manquât point à vous deux, et que la corde fût plus difficilement rompue, étant tressée d'un triple cordon. Maintenant je vais parler de la ville de Metz, puisque c'est en ce lieu que nous nous rassemblâmes. Le roi n'y trouva rien qui lui appartînt directement à titre de domaine; mais là, comme auparavant à Verdun, il vit tous les habitants empressés auprès de lui par bienveillance, et comme de vrais serviteurs. Il dressa donc ses tentes en dehors de la ville, attendit un petit nombre de jours l'armée qui arrivait, et rendit des lois pour maintenir la paix, et pour régler utilement tous les détails du voyage. Les princes les confirmèrent par leurs serments et en engageant leur foi; mais comme ils ne les ont pas bien observés, moi aussi je n'en ai pas gardé le souvenir. De là le roi envoya à Worms des hommes sages et religieux, Alvise, évêque d'Arras, et Léon, abbé de Saint-Bertin, afin qu'ils fissent préparer pour l'armée, qui marcherait à leur suite, les moyens de transport nécessaires pour passer le Rhin, qui coule devant cette ville. Ils s'acquittèrent très bien de cette mission, et rassemblèrent de toutes parts une si grande quantité de navires, qu'on n'eut pas besoin de pont. A la fête solennelle des apôtres Pierre et Paul, le clergé et le peuple de cette ville reçurent le roi en grande pompe. Là nous éprouvâmes pour la première fois l'orgueil insensé de notre peuple. Des chevaliers traversèrent le fleuve, et ayant trouvé des prairies assez vastes, il plut au seigneur roi d'attendre le vénérable évêque de Lisieux, Arnoul, ainsi que ses Normands et ses Anglais. Pendant ce temps les vivres nous arrivaient de la ville en abondance par le fleuve, et les nôtres et les indigènes entretenaient des relations continuelles. Enfin il s'éleva une rixe : nos pèlerins jetèrent les mariniers dans le fleuve. A cette vue les citoyens courent aux armes, blessent quelques-uns des nôtres, et en tuent un sur la place. Les pèlerins sont irrités par ce crime ; les pauvres gens ont recours à l'incendie, qui fut funeste aux citoyens, et même à quelques-uns des nôtres, savoir, de riches marchands et des changeurs. Mais enfin, par la volonté de Dieu, les insensés des deux partis furent comprimés par les hommes sages. Les citoyens cependant tremblèrent encore, et, ayant enlevé leurs navires sur l'une et l'autre rive, rompirent ainsi toute communication. Un homme religieux, l'évêque d'Arras, ayant enfin découvert un bateau, après beaucoup de recherches, passa le fleuve avec quelques barons, et alla promettre toute sûreté aux habitants. Ils ramenèrent leurs navires, recommencèrent leurs transports, et nous fournirent de nouveau tout ce dont nous avions besoin. Ce fut là que nous éprouvâmes pour la première fois dans le peuple l'effet de ces mauvais présages qui nous menaçaient. En partant de ce lieu, beaucoup de pèlerins se séparèrent de la masse pour aller traverser les Alpes, parce que toutes choses étaient vendues trop cher, à raison de la multitude d'hommes assemblés. Le roi leva son camp, et envoya en avant, à Ratisbonne, le vénérable évêque d'Arras, avec le chancelier et l'abbé de Saint-Bertin, pour rejoindre les députés de l'empereur de Constantinople, qui depuis plusieurs jours attendaient le roi en cette ville. Lorsqu'ils y furent arrivés, tous les pèlerins passèrent le Danube sur un très bon pont, et y trouvèrent une immense quantité de navires, qui dès lors transportèrent nos bagages et beaucoup de monde, jusque dans la Bulgarie. Quelques-uns même mirent sur ces navires des chariots à deux et à quatre chevaux, espérant s'indemniser dans les déserts de la Bulgarie des pertes qu'ils avaient essuyées. Mais par la suite ces chariots leur furent bien moins utiles qu'ils ne l'avaient espéré d'abord. Nous disons tout ceci pour l'instruction de la postérité; car, comme il y avait une très grande quantité de chariots à quatre chevaux, dès que l'un rencontrait un obstacle, tous les autres étaient également arrêtés ; ou bien s'il leur arrivait de trouver plusieurs chemins, quelquefois ils les obstruaient tous également, et alors les conducteurs des bêtes de somme, pour éviter tant d'embarras, s'exposaient très souvent à de grands dangers. Aussi mourait-il un grand nombre de chevaux, et beaucoup de gens se plaignaient de la lenteur des marches. Le peuple de cette ville de Ratisbonne accueillit le roi très royalement. Et comme je ne pourrais répéter ceci autant de fois que les peuples eurent occasion de lui manifester le zèle de leurs sentiments, je dirai une fois pour toutes que dans toutes les campagnes, tous les châteaux, toutes les villes jusqu'à Constantinople, tous, du plus au moins, rendirent au roi des honneurs royaux, toutefois selon la mesure de leurs facultés ; et tous avaient pareillement bonne volonté : je dis du plus au moins, parce que tous cependant n'avaient pas les mêmes ressources. Les tentes ayant donc été dressées et le roi s'étant logé, les députés de l'empereur furent appelés, et se présentèrent devant lui. L'ayant salué et lui ayant remis leurs lettres sacrées, ils demeurèrent debout, attendant la réponse ; car ils ne se fussent point assis, si on ne leur en eût donné l'ordre. Lorsqu'ils l'eurent reçu, ils déposèrent les sièges qu'ils portaient avec eux, et s'assirent dessus. Nous vîmes là pour la première fois pratiquer cet usage, que nous avons appris par la suite être celui des Grecs; savoir, que lorsque les seigneurs sont assis, tous leurs clients demeurent également debout. Vous verriez dans ce cas les jeunes gens, fermes sur leurs pieds, relevant la tête, fixer leurs regards sur leurs seigneurs, et demeurer en silence, tout prêts à obéir au moindre geste. Les riches ne portent pas d'habits, mais des vestes de soie, courtes et fermées de toutes parts, et ils ont en outre des manches étroites, en sorte qu'ils se présentent toujours semblables à des athlètes prêts à lutter. Les pauvres s'habillent de la même manière, avec la seule différence de la richesse des vêtements. Je ne veux point m'arrêter à traduire complètement les lettres que ces députés présentèrent, tant parce que ce serait inconvenant, que parce que je ne le pourrais faire. Ces lettres, dans leur première et principale partie, étaient tellement humbles et rédigées avec tant de bassesse pour capter la bienveillance, que je puis dire qu'un tel langage, beaucoup trop affectueux parce qu'il ne provenait point d'un sentiment d'affection, ne convenait pas, je ne dis pas à un empereur, mais à un histrion. C'est pourquoi il serait honteux pour celui qui a d'autres choses à dire de s'arrêter à de pareils écrits. Toutefois je ne puis m'empêcher de dire que les Français, tout flatteurs qu'ils sont, ne pourraient, même quand ils le voudraient, égaler les Grecs en ce point. Au commencement le roi souffrait, quoiqu'il en rougît, qu'on lui dît toutes ces choses, mais sans pouvoir imaginer ce que signifiait un pareil langage. Enfin, lorsqu'étant en Grèce il vit plus souvent des députés, comme ils commençaient toujours à lui parler de la même manière, il pouvait à peine le supporter. Or, une certaine fois, l'évêque de Langres, Godefroi, homme religieux et plein de courage, prenant compassion du roi, et ne pouvant supporter les longues phrases de l'orateur et de l'interprète, leur dit : « Mes frères, veuillez ne pas parler si souvent de la gloire, la majesté, la sagesse et la religion du roi ; il se connaît, et nous le connaissons aussi; dites-lui donc plus promptement, et sans tant de détours, ce que vous voulez. » Malgré cela, le proverbe antique, "timeo Danaos et dona ferentes" {Virgile, L'Énéide, II, 49}, continua à être fréquemment répété parmi nous, même par quelques laïques. Dans la seconde partie de ces lettres, qui se rapportait directement aux affaires, étaient contenues ces deux propositions, savoir, que le roi n'enlèverait à l'empereur aucune cité ni château de son royaume; en outre, qu'il lui restituerait celles ou ceux qui auraient été de son domaine, et dont il parviendrait à expulser les Turcs; et que cet engagement serait confirmé par les serments des nobles. La première de ces propositions parut assez raisonnable à nos sages ; sur la seconde il s'éleva une longue discussion. Quelques-uns disaient : « Ce qui est de son domaine, l'empereur peut le reprendre sur les Turcs, soit à prix d'argent, soit par négociation, soit de vive force : quant à nous, pourquoi ne devrait-il pas en faire autant, s'il vient à reconnaître que nous nous en sommes emparés de quelque manière? » D'autres au contraire disaient qu'il fallait bien faire cette condition, afin que, dans la suite, il ne s'élevât pas de querelles sur un sujet qui n'aurait pas été réglé. Cependant plusieurs jours s'étaient écoulés, et les Grecs se plaignaient de ces retards, craignant, disaient-ils, que l'empereur, prenant ses précautions, ne fît brûler les pâturages et détruire les lieux fortifiés. « Car, ajoutaient-ils, il nous a annoncé qu'il en agirait ainsi si nous demeurions en retard, comme s'il préjugeait par là que vous ne viendriez pas avec des intentions pacifiques. Et s'il le faisait, plus tard vous ne pourriez plus trouver en chemin toutes les choses dont vous auriez besoin, quand même l'empereur voudrait vous les faire donner. » Enfin quelques hommes jurèrent de la part du roi, pour garantir à l'empereur la sûreté de son Empire ; et de leur côté les députés nous promirent, par de semblables serments et pour leur empereur, de bons marchés, les facilités convenables pour les échanges, et toutes les choses que nous pourrions juger nécessaires. Ce qui ne put être réglé entre ceux qui négociaient fut tenu en réserve pour le moment où les deux souverains seraient en présence. Après cela, l’un des députés, nommé Démétrius, repartit en toute hâte, et l'autre, qui s'appelait Maure, demeura avec nous. On élut aussi des seigneurs pour être envoyés en avant à Constantinople avec ce même Maure (selon ce que l'empereur demandait, entre autres choses, par ses lettres); et ces seigneurs furent Alvise d'Arras, Barthélemi le chancelier, Archambaud de Bourbon, et quelques autres. Ayant donc reçu leurs instructions, ils partirent plus promptement, et le roi suivit leurs traces avec plus de lenteur, comme l'exigeait la marche d'une si nombreuse armée. Dans ce que nous écrivons ici, nous rappellerons pour le bon exemple les actes de valeur; pour faire connaître la route, les noms des villes, et pour l'instruction des voyageurs, l'état des diverses contrées. Jamais en effet il ne manquera d'hommes se rendant au saint sépulcre, et ceux-là deviendront plus prudents, s'il leur plaît, par la connaissance de ce qui nous est arrivé. Ainsi donc les villes très opulentes de Metz, Worms, Wurtzbourg, Ratisbonne et Passaw, sont situées à trois journées de marche l'une de l'autre. De la dernière que je viens de nommer jusqu'à Neubourg, il y a cinq journées de marche, et une journée de celle-ci aux portes de la Hongrie. Les pays situés entre ces villes sont couverts de forêts, et si l'on n'emporte des villes les vivres nécessaires, on n'en trouve pas en suffisance pour l'entretien d'une armée; toutefois il y a des ruisseaux, des sources et des prairies en grande quantité. Lorsque je traversais cette contrée, elle me paraissait âpre et difficile à raison de ces montagnes; maintenant elle me semble comme une plaine, comparée avec la Romanie. La Hongrie de ce côté est tout entourée d'eaux bourbeuses ; de l'autre côté, elle est séparée de la Bulgarie par un fleuve limpide. Ce pays est coupé par le fleuve de la Drave, dont l'une des rives est faite en pente, tandis que l'autre est escarpée ; en sorte qu'il s'échappe de la première une assez grande quantité d'eau, laquelle, se réunissant aux eaux des étangs voisins, inonde quelquefois des terres même très éloignées. On nous raconta que beaucoup d'hommes, parmi les Allemands qui nous avaient précédés, avaient été ainsi noyés subitement, et nous-mêmes nous eûmes beaucoup de peine à passer au lieu où ils avaient établi leur camp. Pour cela, nous ne pûmes avoir que de petits bateaux, et même en petit nombre ; en sorte qu'il fallut mettre les chevaux à la nage ; et comme ils entraient facilement dans le fleuve, et n'en sortaient que difficilement, ils n'y réussirent qu'avec beaucoup de peine : cependant, Dieu aidant, ils parvinrent à traverser sans aucun accident. Tout ce territoire est en outre couvert d'eau réunie en lacs ou en étangs, et de sources, si toutefois on peut appeler des sources les eaux que tout passant peut découvrir, même en été, en fouillant un peu en terre : il y a de plus le Danube, qui arrose cette contrée dans un cours assez droit, et qui porte à la noble ville de Strigonie les richesses de beaucoup de contrées. Ce pays est tellement fertile en fourrages, que l'on dit que c'était là que Jules César avait établi ses magasins. Nous y trouvâmes à souhait et des marchés et des moyens d'échange, et nous mîmes quinze jours à traverser cette contrée. A l'entrée de la Bulgarie se présente le château de Belgrade, dite de Bulgarie, pour la distinguer d'une autre Belgrade, située en Hongrie. De là, et après une journée de marche, ayant laissé derrière nous un certain fleuve, nous arrivâmes à la pauvre petite ville de Brunduse. Ce qui en reste n'est plus, pour ainsi dire, qu'une prairie couverte de bois, ou bien un bois avec des pâturages. On y trouve en abondance diverses productions qui y naissent spontanément, et la terre serait propre à d'autres cultures s'il y avait des habitants. Elle n'est pas précisément en plaine, ni hérissée d'âpres montagnes ; ce sont plutôt des collines, propres à la culture de la vigne et des grains, et arrosées de beaucoup de ruisseaux et de sources très limpides. On n'y trouve pas de fleuves ; et de là jusqu'à Constantinople nous n'eûmes plus besoin de bateaux. Au bout de cinq journées de marche, dont la première n'est pas longue, on rencontre de ce côté de la Grèce la ville de Nit. Nit, Hesternit, Philippopolis, Andrinople, sont des villes distantes l'une de l'autre à quatre journées de marche, et de cette dernière à Constantinople il y a encore cinq journées. Le pays situé entre ces villes est tout en plaine, couvert de métairies et de châteaux, et riche en toutes sortes de productions. A droite et à gauche sont des montagnes, assez rapprochées pour être vues à l'œil, assez éloignées pour laisser place entre deux à une plaine vaste, fertile et agréable. En voilà assez sur ce sujet, car il faut savoir avancer et revenir en arrière, selon l'occurrence. J'ai à parler de beaucoup de choses diverses, et cependant je dois éviter, en écrivant, de confondre les divers sujets. Les événements marchent de front, mais il faut bien, lorsqu'on les raconte, mettre de la suite dans son récit. Par exemple, lorsque j'ai parlé de Ratisbonne, le roi et l'empereur se sont présentés en même temps à ma mémoire. Le roi est bien le principal sujet de mon récit, et cependant quelques faits qui lui appartiennent en commun avec l'empereur me forcent à revenir sur mes pas, pour parler de ce dernier. L'empereur allemand marcha en avant de notre roi, pour le temps aussi bien que pour le point de départ. Notre roi partit à la Pentecôte, et l'empereur à Pâques : notre roi partit de l'église du bienheureux Denis, et l'empereur de Ratisbonne. Notre roi cependant trouva, à être ainsi devancé par l'empereur, cet avantage, que comme il y a beaucoup de fleuves sur les terres de celui-ci, il put passer ces fleuves sur des ponts tout neufs, sans avoir lui-même à y travailler, ni à faire aucune dépense. D'ailleurs, et pour dire la vérité, l'empereur se mit en marche d'une manière vraiment impériale, tant pour ses équipages de navires, que pour son armée de pied : en quoi il fit très bien, car il avait alors les Hongrois pour ennemis. Ainsi donc, rempli de courage, riche en navires et en gens de pied, ayant sur ses navires beaucoup de chevaliers qui l'accompagnaient, auprès de lui et sur terre beaucoup de chevaux et d'hommes, l'empereur entra en Hongrie avec tout l'appareil nécessaire et convenable pour un grand prince. Or il y avait un certain homme, nommé Boris, qui réclamait ses droits héréditaires sur ce royaume, et qui avait envoyé des lettres à notre roi à Etampes, pour lui exposer en détail ses sujets de plainte, et lui demander humblement justice. Etant donc parti à la suite de ses dépêches, il se porta en avant pour chercher notre roi, et rencontra d'abord l'empereur, à qui il résolut de se confier. Il lui exposa donc son affaire, lui fit de grandes promesses, et même beaucoup de cadeaux (à ce que nous avons entendu dire) et en reçut l'espoir d'être soutenu dans ses prétentions. Mais le roi de Hongrie, qui savait qu'il lui serait plus facile de vaincre avec l'or qu'avec le fer, répandit beaucoup d'argent parmi les Allemands, et parvint ainsi à détourner leurs attaques. Frustré dans ses espérances, et se cachant aussi bien qu'il le put, Boris attendit le passage du roi, et se glissa furtivement au milieu des Français, je ne sais dans quelle intention. On dit cependant que les deux princes en étaient instruits, et qu'ils le traitèrent avec assez de faveur, par ménagement pour l'empereur de Constantinople, dont il avait épousé une nièce. A l'abri et en sûreté sous ce déguisement, il traversa la Hongrie avec notre armée. Sur ces entrefaites, le roi de Hongrie, respectant et craignant notre roi, cherchait à gagner sa bienveillance par ses députés et ses présents ; toutefois il en demeurait séparé par le Danube et évitait sa présence. Les faits prouvaient cependant qu'il désirait avoir une conférence avec celui que la renommée lui avait vanté ; mais comme il craignait de passer sur la rive que nous occupions, il fit supplier humblement le roi de daigner traverser le fleuve, et de se rendre vers lui, sur l'autre bord. Le roi, qui avait coutume de se laisser facilement gagner aux témoignages d'affection et d'humilité, prit avec lui quelques évêques et quelques grands, et se rendit aux vœux du roi de Hongrie. A la suite de beaucoup de baisers et d'embrassements, les deux rois conclurent la paix, et se promirent amitié, afin que désormais nos pèlerins pussent traverser la Hongrie en toute sécurité. Cela fait, notre roi quitta le roi de Hongrie, le laissant rempli de joie. Bientôt après son départ, il reçut les présents du roi, des chevaux, des vases, des vêtements; et ce même roi se disposait encore à donner de nouvelles marques de son respect à notre roi et à ses grands, quand tout à coup il apprit que Boris séjournait au milieu des Français. Il envoya donc au roi des députés chargés de renouveler avec lui son traité de paix et d'amitié, et de lui demander très humblement l'extradition de son ennemi, qui était caché dans son armée. Tout ceci se passait durant la nuit. Le roi, incapable d'aucune duplicité, se refusait absolument à croire ce qu'on lui disait. Mais comme les députés soutinrent constamment leur dire, et renouvelèrent leurs prières, le roi y acquiesça. Les députés donc, pleins de joie, s'avancèrent alors avec plus d'audace que de prudence ; car au milieu du mouvement qu'ils firent pour chercher Boris, celui-ci s'échappa de son lit, et se sauva tout nu, et les députés repartirent, couverts de confusion. Le fugitif cependant, qui était loin d'être stupide, étant sorti de sa tente et se dirigeant vers le fleuve, rencontra un écuyer, monté sur un très bon cheval, et se battit vivement avec lui, pour lui enlever ce cheval. L'écuyer se mit à crier, résista, et gagna plus en criant qu'en se battant. Aussitôt accourent beaucoup d'hommes, qui s'emparent de Boris comme d'un voleur, l'accablent de coups, le traînent dans la boue, et le conduisent devant le roi, presque nu et n'ayant que des caleçons. Tous le prenaient pour un voleur; et lui se prosternant alors devant le roi, quoiqu'il ignorât notre langue, et que le roi n'eût en ce moment aucun interprète auprès de lui, prononça cependant quelques mots connus, au milieu de beaucoup d'autres paroles barbares, et répétant plusieurs fois son nom, fit enfin connaître ce qu'il était. Aussitôt le roi le fit vêtir convenablement, et remit au lendemain l'examen de son affaire. Bientôt après, le roi de Hongrie, qui avait dressé ses tentes près de nous et redoutait Boris, car il avait déjà éprouvé son inimitié, voisin de nous par sa position et rendu curieux par la peur, fut informé de ce qui s'était passé. S'adressant donc au roi, comme à son ami, et en vertu du traité qui les unissait, il lui demanda, comme une chose que celui-ci lui devait, de lui livrer Boris, et fit en outre, à raison de cette demande, de très grandes promesses, même presque incroyables. Il employa en même temps et l'argent et les prières pour solliciter l'avis favorable des grands ; mais ni ses instantes prières, ni ses présents ne purent cependant arracher le consentement du roi, avant que l'affaire n'eût été soumise à l'examen d'hommes sages. Le roi se reconnaissait ami du roi de Hongrie ; toutefois il disait qu'il ne pourrait, à raison de cette amitié, faire une chose qui serait jugée inconvenante pour un pèlerin. Enfin les évêques et les grands ayant été convoqués, et ayant mis l'affaire en discussion, déclarèrent que le roi devait maintenir la paix avec le roi de Hongrie, mais en même temps sauver la vie de l'homme noble, quoique prisonnier; car il aurait été également criminel, et de vendre la vie d'un homme, et de rompre sans motif des traités conclus avec un ami. Alors le roi de Hongrie, se fiant peu aux nôtres et se retirant accablé de tristesse, alla chercher dans son royaume les retraites les plus sûres et les plus inaccessibles, tandis que notre roi, traitant Boris avec assez de distinction, l'emmena avec lui hors de la Hongrie.