[9,0] LIVRE NEUVIEME. [9,1] PROLOGUE. L'Éternel Créateur règle sagement et d'une manière salutaire les vicissitudes des temps et des choses; il ne dispose point et ne fait point varier les affaires humaines selon la fantaisie des insensés; mais il les surveille avec bonté; d'une main puissante et d'un bras étendu il pourvoit à tout, et dispense tout convenablement. C'est ce que nous voyons clairement dans l'hiver comme dans l'été; c'est aussi ce que nous sentons pendant la rigueur du froid ainsi que pendant l'excès de la chaleur; c'est ce que nous reconnaissons à la naissance et à la chute de toutes choses; c'est ce que nous pouvons fort bien découvrir dans la variété infinie des œuvres de Dieu. De là naissent une multitude d'histoires sur les événemens de toute espèce qui se passent journellement dans le monde, et fournissent aux historiens éloquents une ample matière de discours. Je médite profondément en moi-même toutes ces choses, et transmets par écrit le fruit de mes méditations. En effet, il s'opère de nos jours des révolutions inattendues, et un admirable texte de récits merveilleux s'offre tout construit à l'activité des écrivains. Ne voilà-t-il pas que l'expédition de Jérusalem est entreprise par l'inspiration de Dieu; un grand nombre de peuples de l'Occident se réunit admirablement en un seul corps, et marche, ne formant qu'une seule armée, vers les contrées orientales pour y combattre les Païens. La sainte Sion, délivrée par ses enfants, qui sont volontairement sortis des contrées lointaines, est arrachée aux Sarrasins vaincus, qui naguère foulaient aux pieds la sainte cité, et souillaient criminellement le sanctuaire de Dieu. En effet, les exécrables Sarrasins, par la permission de la Providence, avaient autrefois franchi les limites du territoire chrétien, envahi les lieux saints, mis à mort les habitants fidèles, et profané abominablement de leurs ordures les temples et les choses sacrées: mais, après un long-temps, ils trouvèrent dignement une punition méritée sous le glaive des Cisalpins. Je ne crois pas que jamais une plus glorieuse matière ait été offerte aux philosophes dans les expéditions guerrières, que celle qui est fournie par le Seigneur à nos poètes et à nos écrivains, quand il triomphe des Païens en Orient par le bras d'un petit nombre de Chrétiens qu'il a attirés de leur propre séjour par le desir si doux de voyager. Le Dieu d'Abraham vient de renouveler pour nous ses antiques miracles, quand il a charmé les fidèles d'Occident par la seule ardeur de visiter le sépulcre du Messie, quand il les a instruits de ses projets par la voix du pape Urbain, sans le concours des rois ni des contraintes séculières; quand il les a entraînés des extrémités de la terre et des îles de la mer, ainsi qu'il fit jadis pour les Hébreux, qu'il tira d'Egypte par la main de Moïse; quand il les a conduits jusqu'en Palestine à travers les peuples étrangers; quand il y a vaincu les rois et les princes réunis à la tête de nations nombreuses, et qu'il les a glorieusement domptés après avoir soumis les cités et les places les plus fortes. Foulcher de Chartres, chapelain de Godefroi, duc de Lorraine, qui partagea les travaux et les périls de cette mémorable expédition, a publié un livre certain et véridique sur la louable entreprise de l'armée du Christ. Baudri, évêque de Dol, a écrit élégamment quatre livres dans lesquels il en raconte, avec autant de vérité que d'éloquence, tous les détails depuis le commencement du voyage jusqu'à la première bataille après la prise de Jérusalem. Beaucoup d'autres auteurs, tant latins que grecs, ont aussi parlé de cet événement mémorable, et, dans leurs écrits immortels, ont transmis à la postérité les brillants exploits des héros. Et moi aussi, le moindre de tous ceux qui suivent le Seigneur dans la vie religieuse, comme je chéris les courageux champions du Christ, et desire célébrer leurs actions généreuses, je vais raconter, plein de Notre Seigneur Jésus-Christ, cette expédition des Chrétiens dans cet ouvrage que j'ai commencé sur les affaires ecclésiastiques. Je crains d'entreprendre un travail entier sur la sainte expédition: je n'ose promettre une chose si difficile; mais je ne sais comment passer sous silence un si noble sujet. Je suis arrêté par la vieillesse, car je suis sexagénaire, élevé dans la régularité du cloître, et moine dès l'enfance. Aussi je ne puis supporter la grande fatigue d'écrire, et je n'ai point d'écrivains qui puissent recueillir ma dictée: c'est pourquoi je me hâte de terminer cet ouvrage. En conséquence, je vais commencer mon neuvième livre, dans lequel je m'efforcerai de raconter de suite et avec véracité quelque chose des affaires de Jérusalem, pourvu que Dieu m'accorde le secours nécessaire. Dans les déserts de l'Idumée, j'invoque, bon Jésus, roi de Nazareth, votre puissante assistance. Donnez-moi des forces pour faire dignement valoir votre pouvoir éclatant, par lequel vous avez élevé les vôtres et terrassé les rebelles. Vous êtes le guide et le directeur des fidèles, et vous les protégez dans l'adversité, vous les secourez, et vous récompensez les vainqueurs. Dieu puissant, je vous adore; j'implore maintenant votre secours. Louanges éternelles pendant l'éternité des siècles soient au Roi des rois! Ainsi soit-il! [9,2] CHAPITRE II. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1094, les séditions et le tumulte des guerres agitaient la presque totalité de l'univers: les mortels sans pitié se faisaient les uns aux autres les plus grands maux par le meurtre et la rapine. La méchanceté, sous toutes les formes, abondait à l'excès, et occasionait à ceux qu'elle animait d'innombrables calamités. Alors une extrême sécheresse brûla les gazons de la terre; elle attaqua les moissons et les légumes qui, en périssant, donnèrent lieu à une affreuse famine. L'empereur Henri faisait la guerre à l'église romaine, et, par la permission de Dieu, succombait sous les attaques d'un grand nombre de personnes qui se soulevaient à bon droit contre lui. Le pape Urbain tint un concile à Plaisance, et s'y occupa avec soin de la paix et des autres choses nécessaires à la sainte Église. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1095, le mercredi 4 avril, le vingt-cinquième jour de la lune, d'innombrables spectateurs virent un si vaste mouvement d'étoiles que, sans leur éclat, leur grand nombre les eût fait prendre pour de la grèle. Plusieurs personnes crurent même que ces étoiles étaient tombées pour accomplir les paroles de l'Écriture, qui dit: «Les étoiles tomberont du ciel.» Gislebert, évêque de Lisieux, vieillard versé dans la médecine, très-habile dans beaucoup de sciences, avait coutume de contempler longtemps toutes les nuits le mouvement des astres; et comme il était plein de sagacité dans ses horoscopes, il notait habilement leur cours: c'est pourquoi ce physicien considéra avec sollicitude ce prodige céleste: il appela un garde qui, pendant que tout le monde dormait, veillait sur le palais. «Gautier, lui dit-il, voyez-vous ces signes remarquables? — Seigneur, répondit le garde, je les vois; mais j'ignore ce qu'ils annoncent.» Le vieillard reprit: «Ils figurent, comme je le pense, l'émigration de peuples d'un royaume dans un autre. Beaucoup de personnes partiront pour ne jamais revenir, jusqu'à ce que les astres rentrent dans leur propre cercle, d'où maintenant ils tombent, comme il nous le paraît clairement. D'autres resteront dans une place éminente et sainte, comme les étoiles qui brillent au firmament.» Ce Gautier, qui était de Cormeilles, me raconta, longtemps après, ce qu'il avait appris, sur l'aberration des étoiles, de la bouche du prudent médecin au moment même où le prodige s'était opéré. Philippe, roi des Français, ravit Bertrade, comtesse des Angevins, et, ayant abandonné sa noble épouse, se maria honteusement avec une adultère. Repris par les prélats de France de ce qu'il avait abandonné volontairement sa femme, comme Bertrade son mari, il refusa de venir à résipiscence d'un crime si odieux, et, accablé de vieillesse et de maladies, il pourrit déplorablement dans les ordures de l'adultère. Le pape Urbain II vint en France sous le règne de Philippe; il dédia l'autel de saint Pierre dans le monastère de Cluni, ainsi que plusieurs églises de saints, et les éleva à la gloire du Christ, en usant des priviléges de l'autorité apostolique. Alors la Normandie et la France étaient affligées d'une grande mortalité, qui vidait d'habitants la plupart des maisons, tandis qu'une famine excessive mettait le comble à la misère. La même année, au mois de novembre, ce Pape rassembla tous les évêques de la France et de l'Espagne, et tint un grand concile à Clermont, ville d'Auvergne, que l'on appelait anciennement Arvernes. Il réforma un grand nombre de choses qui se faisaient en deçà des Alpes, et fit beaucoup d'utiles statuts pour l'amélioration des mœurs. A ce concile se trouvèrent treize archevêques et deux cent vingt-cinq évêques, avec une multitude d'abbés et d'autres personnes auxquelles Dieu a délégué le soin des saintes églises. Les décrets du concile de Clermont furent rendus en ces termes: «Que l'Église soit catholique, chaste et libre: catholique dans la foi et la communion des saints, chaste de toute contagion de malice, et libre de toute puissance séculière; que les évêques, les abbés ou quelque membre du clergé que ce soit, ne reçoivent aucune dignité ecclésiastique de la main des princes ni d'aucun laïque; que les clercs ne possèdent aucune prélature ou prébende dans deux villes ou églises; que personne ne puisse être à la fois évêque et abbé; qu'aucun prêtre, diacre, sous-diacre ou chanoine, de quelque ordre que ce soit, ne se livre à un commerce charnel; que le prêtre, le diacre ou le sous-diacre soit privé de fonctions après sa chute; que personne ne vende ni n'achète les dignités ecclésiastiques ou canoniques; que toutefois il soit pardonné à ceux qui, ignorant l'autorité des canons ou l'existence des prohibitions, auraient acheté des canonicats; mais qu'ils soient enlevés à ceux qui les possèdent sciemment, après en avoir fait l'achat eux-mêmes ou les avoir hérités de leurs parents; qu'aucun laïque, après avoir reçu les cendres, ne mange de viande, depuis le commencement du jeûne jusqu'à Pâques; que, depuis la Quinquagésime jusqu'à Pâques, les clercs s'abstiennent de viande; que toujours le premier jeûne des Quatre-Temps soit célébré dans la première semaine du carême; que les ordres soient célébrés en tous temps ou à vêpres du samedi ou le dimanche, avec continuation de jeune; que le samedi de Pâques l'office ne finisse qu'après le coucher du soleil; que le second jeûne soit toujours célébré dans la semaine de la Pentecôte; que la trève de Dieu soit gardée depuis l'avent du Seigneur jusqu'à l'octave de l'Epiphanie, depuis la Septuagésime jusqu'à l'octave de Pâques, depuis le premier jour des Rogations jusqu'à l'octave de la Pentecôte, et en tous temps, depuis la quatrième férie, soleil couchant, jusqu'à la seconde férie au lever du soleil; que quiconque arrêtera un évêque soit entièrement mis hors la loi; que quiconque prendra ou dépouillera des moines, des clercs, des religieuses ou leurs gens, soit anathême; que celui qui ravira les biens des évêques mourants ou des clercs, soit anathême; que quiconque épousera son parent jusqu'à la septième génération, soit anathême; que personne ne soit choisi pour évêque, s'il n'est prêtre, ou diacre, ou sous-diacre, et s'il n'est d'une naissance honnête, à moins de très-grande nécessité, et avec la permission du suprême pontife; que l'on n'élève à la prêtrise aucun fils de prêtre ou de concubine, s'ils n'ont auparavant passé à la vie religieuse; que celui qui se sera réfugié dans l'église ou au pied de la croix soit remis à la justice, s'il est coupable, après avoir reçu la garantie de sa vie et de ses membres; qu'il soit mis en liberté s'il est innocent; que l'on reçoive à part le corps du Seigneur et son sang; que chaque église ait ses dîmes, et qu'au moyen de dons, quels qu'ils soient, elle ne puisse obtenir les droits d'une autre; qu'aucun laïque ne vende ni ne retienne les dîmes; que, pour la sépulture des morts, il ne soit exigé ni donné aucun prix; que nul des princes laïques ne puisse avoir de chapelain s'il ne lui a été donné par un évêque; que, si ce chapelain a manqué en quelque chose, il soit corrigé par l'évêque, et qu'un autre lui soit subrogé.» Le pape Urbain rendit publiquement ces décrets au concile de Clermont, et mit un grand zèle à exciter les hommes de tous les ordres à l'observation des lois de Dieu. Ensuite il exposa, les larmes aux yeux, toute sa douleur sur l'état de désolation où la chrétienté se trouvait réduite en Orient; il fit connaître les calamités et les vexations cruelles que les Sarrasins faisaient souffrir aux Chrétiens. Orateur désolé, il répandit des larmes abondantes devant tout le monde, pendant sa sainte harangue, sur la profanation de Jérusalem et des lieux sacrés où le fils de Dieu habita corporellement avec ses saints collègues. C'est ainsi qu'il força à pleurer avec lui un grand nombre d'auditeurs profondément émus et touchés d'une pieuse compassion pour leurs frères opprimés. Ce pontife éloquent fit aux assistants un long et utile sermon; il engagea les grands, les sujets et les guerriers d'Occident à observer entre eux une paix durable, à prendre sur l'épaule droite le signe de la croix du salut, et à déployer toute leur valeur belliqueuse contre les Païens qui offriraient aux héros assez d'occasions de la signaler. En effet, les Turcs, les Persans, les Arabes et les Agarins avaient envahi Antioche, Nicée, Jérusalem même si ennoblie par le sépulcre du Christ, et plusieurs autres villes des Chrétiens. Déjà ils poussaient d'immenses forces vers l'Empire grec: possesseurs assurés de la Palestine et de la Syrie, qu'ils avaient soumises à leurs armes, ils détruisaient les églises, ils immolaient les Chrétiens comme des agneaux. Dans les temples où naguère les fidèles célébraient le divin sacrifice, les Païens établissaient leurs animaux, introduisaient leurs superstitions et leur idolâtrie, et honteusement expulsaient la religion chrétienne des édifices consacrés à Dieu; la tyrannie payenne usurpait les biens affectés à des services sacrés, et ceux que les nobles avaient donnés pour la subsistance des pauvres, ces maîtres cruels en faisaient un indigne abus pour leur propre utilité. Ils avaient emmené en captivité au loin, dans leur pays barbare, un grand nombre de personnes qu'ils liaient au joug pour les employer aux travaux champêtres; ils leur faisaient tramer péniblement la charrue comme à des bœufs, pour labourer leurs champs; ils les soumettaient avec inhumanité aux travaux que font les animaux, et qui conviennent aux bêtes et non aux hommes. Accablés d'une fatigue continuelle, au milieu de tant de peines, nos frères étaient abominablement frappés du fouet, piqués de l'aiguillon, et en proie à d'innombrables tortures. Dans l'Afrique seule, quatre-vingt-seize évêchés avaient été détruits, ainsi que le rapportaient ceux qui venaient de ces contrées. Dans cette circonstance, aussitôt que le pape Urbain eut avec éloquence offert ses sujets de plainte aux oreilles des Chrétiens, la grâce de Dieu permit qu'une incroyable ardeur de partir pour les pays étrangers enflammât une innombrable quantité de personnes: il leur persuada de vendre leurs biens et d'abandonner pour le Christ tout ce qu'elles possédaient. Un admirable desir d'aller à Jérusalem, ou d'aider ceux qui partaient, animait également les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les moines et les clercs, les citadins et les paysans. Les maris se disposaient à laisser chez eux leurs femmes chéries, tandis que, gémissant et abandonnant leurs enfants avec toutes leurs richesses, elles desiraient ardemment suivre leurs époux dans l'expédition. Alors les biens, chers jusqu'à cette époque, se vendaient à vil prix, et l'on achetait des armes pour exercer la vengeance divine sur les Sarrasins. Les voleurs, les pirates et les autres scélérats, touchés de l'esprit de Dieu, s'élevaient des profondeurs de l'iniquité, renonçaient à leurs crimes qu'ils confessaient, et, satisfaisant à Dieu pour leurs fautes, partaient pour les pays étrangers. Le pape prudent excita à la guerre contre les ennemis de Dieu tous ceux qui convenablement pouvaient porter les armes, donna, en vertu de l'autorité divine, l'absolution de tous leurs péchés à tous les pénitents, à partir de l'heure où ils prendraient la croix du Seigneur, et les dispensa avec bonté de toutes les mortifications qui résultent des jeûnes et des autres macérations de la chair. Comme un médecin habile et bon, le pape considéra sagement que ceux qui partaient pour l'expédition auraient très-souvent, dans leur voyage, à souffrir de fréquentes et journalières traverses, et que tous les jours ils seraient exposés à toute sorte d'événements, tant heureux que tristes, pour lesquels les dignes serviteurs du Christ avaient besoin d'être purifiés de toutes les ordures des crimes. Comme le pape prêchait solennellement au milieu du concile, et qu'il exhortait virilement les enfants de Jérusalem à la délivrance de leur sainte mère, un homme d'un grand nom, Haimar, évêque du Puy, se leva en présence de tous; il s'approcha gracieusement de l'homme apostolique; ayant fléchi le genou, il lui demanda la liberté de partir, implora sa bénédiction, et obtint l'une et l'autre, à la satisfaction générale. Le pape ordonna positivement que tout le monde obéît à ce prélat, et l'établit son vicaire apostolique dans l'expédition de Dieu; car c'était une homme d'une grande naissance, d'un mérite distingué et d'une habileté singulière. Les ambassadeurs de Raimond Bérenger, comte de Toulouse, se présentèrent aussitôt, et annoncèrent au pape qu'il partirait avec plusieurs milliers de soldats de ses États. Ils attestèrent même dans le concile que ce prince avait déjà pris la croix. Voilà que, grâces à Dieu, deux chefs volontaires se présentent avec joie aux Chrétiens prêts à partir. Voilà que le sacerdoce et l'empire, l'ordre du clergé et celui des laïques s'accordent pour conduire les phalanges de Dieu. L'évêque et le comte nous représentent Moïse et Aaron, qu'accompagne aussi la protection divine. Le dixième jour du mois de février, une éclipse de lune dura depuis le milieu de la nuit jusqu'à l'aurore, et cet astre fut obscurci dans sa partie boréale. Odon, évêque de Bayeux, Gislebert d'Evreux, et Serlon de Seès, assistèrent au concile de Clermont, ainsi que des envoyés des autres prélats de Normandie, chargés de lettres d'excuse. Ces prélats s'en retournèrent avec la bénédiction apostolique, et portèrent des épîtres synodales à leurs co-évêques. [9,3] CHAPITRE III. En conséquence, l'archevêque Guillaume convoqua un concile à Rouen, et, de concert avec ses suffragants, s'occupa des affaires de l'Église. Tous s'y réunirent au mois de février; ils adoptèrent unanimement les chapitres du concile qui avait eu lieu à Clermont. Ils confirmèrent aussi les décisions apostoliques, et laissèrent à la postérité l'écrit suivant: «Le saint concile a décrété que la trève de Dieu sera strictement observée depuis le dimanche avant le commencement du jeûne jusqu'à la seconde férie, au lever du soleil, après l'octave de la Pentecôte, et depuis la quatrième férie avant l'avent du Seigneur, au soleil couchant, jusqu'à l'octave de l'Epiphanie, et pendant toutes les semaines de l'année, depuis la quatrième férie, au soleil couchant, jusqu'à la seconde férie, au soleil levant, ainsi que pendant toutes les fêtes de sainte Marie et leurs vigiles, et pendant toutes les fêtes des apôtres et leurs vigiles aussi; de manière qu'aucun homme n'en puisse assaillir un autre, ni le blesser ou le tuer, ni en lever du bétail ou du butin. Il a été en outre décidé que toutes les églises et leurs parvis, les moines et les clercs, les religieuses et les femmes, les pélerins et les marchands, ainsi que leurs domestiques, et les bœufs, les chevaux de labourage, les hommes conduisant les charrues, les herseurs et les chevaux avec lesquels ils hersent, les hommes se réfugiant auprès de leurs charrues, toutes les terres des saints et le revenu des clercs jouiraient d'une paix perpétuelle, de manière que, en aucun jour que ce fût, personne n'osât les attaquer, les prendre, les dépouiller ou leur causer aucun désagrément. Il a été résolu, de plus, que tous les hommes de douze ans et au-dessus jureraient, par le serment suivant, qu'ils observeraient dans son intégrité cet établissement de la trève de Dieu, comme elle est déterminée ici: entendez-vous? N., je jure que dorénavant je garderai fidèlement cet établissement de la trève de Dieu, comme elle est ici spécifiée, et que je porterai assistance à mon évêque ou à mon archidiacre, contre tous ceux qui dédaigneraient de la jurer ou ne voudraient pas l'observer; de manière que, si je suis averti par l'un ou par l'autre de marcher sur ces hommes, je ne fuirai pas ni ne me cacherai; mais au contraire je l'accompagnerai avec mes armes, et l'aiderai, autant que je le pourrai, contre eux, de bonne foi, sans mauvais dessein et selon ma conscience. Qu'ainsi Dieu et les saints me soient en aide.» «Le saint concile a décidé en outre que l'anathème frapperait tous ceux qui ne voudraient pas faire ce serment, ou qui violeraient cette constitution, ainsi que tous ceux qui communiqueraient avec eux, ou qui vendraient leurs biens, soit ouvriers, soit tous autres, soit les prêtres qui les recevraient à la communion ou célébreraient pour eux l'office divin. On a frappé du même anathème les faussaires, les ravisseurs, les recéleurs et ceux qui s'assemblent dans des châteaux pour exercer le brigandage, et les seigneurs qui désormais leur donneraient asile chez eux. En vertu de l'autorité apostolique et de la nôtre, nous défendons qu'il se fasse aucun service chrétien dans les terres de ces seigneurs. Le saint concile a arrêté en outre que toutes les églises fussent saisies de leurs biens comme elles l'étaient du temps du roi Guillaume, et, avec les mêmes droits; qu'aucun laïque ne pût prétendre au tiers de la dîme, ni à des droits de sépulture, ni à l'offrande de l'autel, ni exiger aucun service ou autre redevance, au delà de ce qui a été établi du temps de ce monarque; qu'aucun laïque ne pût placer un prêtre dans son église ni l'en retirer sans le consentement de l'évêque, ni vendre une église, ni recevoir d'argent à ce titre; que nul ne pût conserver sa chevelure, et que tous la fissent couper comme il convient à un Chrétien; qu'autrement ils soient séquestrés des portes de la sainte mère Eglise, et qu'aucun prêtre ne puisse leur célébrer l'office divin ou assister à leur enterrement; qu'aucun laïque n'ait les revenus épiscopaux, ou la juridiction qui tient au soin des ames; qu'aucun prêtre ne se fasse l'homme d'un laïque, parce qu'il ne convient pas que des mains consacrées à Dieu, et sanctifiées par la sainte onction, se placent entre des mains non consacrées, et qui peuvent être homicides ou adultères ou coupables de quelque péché criminel. Toutefois si un prêtre tient d'un laïque un fief qui n'appartienne pas à l'Eglise, qu'il lui rende foi de telle manière qu'il soit en sûreté.» En conséquence, Gislebert, évêque d'Evreux, qui, à cause de sa taille élevée, était surnommé la Grue, et Fulbert, archidiacre de Rouen, promulguèrent ces décisions, qui furent confirmées par l'autorité de Guillaume, archevêque de Rouen, et d'autres prélats. Odon évêque de Bayeux, Gislebert de Lisieux, Turgis d'Avranches, Serlon de Seès et Raoul de Coutances, donnèrent leur sanction à ce concile. Les abbés de toute la province, ainsi que le clergé et la partie des grands qui desirait la paix, y assistèrent. Les prélats, animés de la meilleure volonté, prirent ainsi d'utiles déterminations; mais comme ils ne furent pas secondés par la justice supérieure, elles servirent peu à assurer la tranquillité des églises; car tout ce qu'ils avaient arrêté, ainsi que nous l'avons dit, devint à peu près inutile. [9,4] CHAPITRE IV. En effet, à cette époque, les grands de la Normandie étaient singulièrement divisés, et les peuples indisciplinés faisaient par tout le pays des attaques et des violences pour exercer leurs brigandages; toute la patrie était dévastée par l'incendie et la rapine. Ils avaient forcé un grand nombre d'habitants de s'expatrier, et les prêtres, fuyant leurs églises détruites, avaient abandonné leurs paroisses désolées. La nation des Normands est indomptée, et, si elle n'est contenue par un gouvernement ferme, elle se porte à de fréquents attentats; dans tous les lieux où ils se trouvent, sans respect pour les préceptes de la vérité et de la bonne foi, ils se laissent fréquemment emporter à la violence de l'ambition. C'est ce que les Français, les Bretons, les Flamands et leurs autres peuples voisins ont fréquemment pensé; c'est ce que les Italiens, les Lombards et les Anglo-Saxons ont souvent éprouvé, jusqu'à la perte de leur existence. L'origine des Troyens vient, comme on le rapporte, de la nation féroce des Scythes. Après la destruction de Troie, le Phrygien Anténor pénétra dans l'illyrie, et, avec ses compagnons d'exil, chercha longtemps et au loin un lieu pour habiter. Enfin il se fixa sur le rivage de l'Océan, du côté du nord; il y cultiva les bords de la mer pour lui, ses compagnons et ses descendants; et ce peuple, issu des Troyens, tira de Danus, fils d'Anténor, le nom de Danois. Cette nation fut toujours cruelle et belliqueuse; elle eut des rois très courageux, mais elle ne voulut recevoir que très tard la foi chrétienne. Rollon, chef intrépide, tira de là son origine ainsi que les Normands: il subjugua le premier la Neustrie, qui, de ce peuple, a pris le nom de Normands: en anglais "north" signifie aquilon, et "man" veut dire un homme. Ainsi Normand doit s'entendre d'un homme du Nord, dont la dureté audacieuse n'est pas moins funeste à ses voisins délicats que l'aquilon glacial aux tendres fleurs. Une certaine férocité naturelle subsiste encore dans cette nation, ainsi qu'une ardeur innée de combattre, qui ne lui permet pas de laisser tranquillement chez eux les cultivateurs et les magistrats pacifiques. Depuis Rollon, de vaillants ducs commandèrent aux Normands belliqueux: savoir, Guillaume-Longue-Épée, Richard-le-Vieux, Richard II, fils de Gunnor, ses deux fils Richard-le-Jeune et Robert de Jérusalem, puis Guillatime-le-Bâtard. Celui-ci, qui est le dernier dans l'ordre des temps, surpassa tous ses prédécesseurs en bravoure et en élévation; en mourant, il laissa à Robert le duché de Normandie, et à Guillaume le royaume d'Angleterre. Le duc Robert, prince amolli, dégénéra de la vigueur de ses ancêtres, et s'engourdit dans la paresse et l'indolence, redoutant plus les sujets de ses Etats qu'il n'en était craint: aussi une perversité funeste ravageait partout la province. Henri, frère de ce duc, possédait Domfront place très-forte, et il s'était soumis une grande partie de la Normandie soit par la douceur, soit par les armes; il n'obéissait à son frère qu'autant que cela lui convenait, mais non autrement. Quant à l'autre frère qui portait la couronne d'Angleterre, il était en Normandie, à ce que je crois, maître de plus de vingt places fortes, et il s'était attaché les grands et les citadins puissants, soit par des présents, soit par la crainte. En effet, Robert comte d'Eu, Etienne d'Aumale, Girard de Gournai, Raoul de Conches, Robert comte de Meulan, Gaultier Giffard, Philippe de Briouze, Richard de Courci et plusieurs autres seigneurs obéissaient au roi, ainsi que les places et les garnisons de leur dépendance; et comme il était redoutable, ils le secondaient de tous leurs efforts. Ainsi la Normandie était misérablement troublée par ses propres enfants, en proie à leurs fureurs, et le peuple désarmé était sans protecteur, livré à la désolation. Dans de telles infortunes, le duc Robert, inquiet de ce qu'il voyait, et redoutant de plus grands malheurs encore, puisqu'il était abandonné de presque tout le monde, résolut, d'après l'avis de quelques personnes religieuses, de remettre ses Etats au roi son frère, de prendre la croix du Seigneur, et, satisfaisant à Dieu pour ses péchés, d'entreprendre le voyage de Jérusalem. Dès que le roi des Anglais connut ce projet, il l'approuva avec joie. Il reçut la Normandie pour la garder durant cinq ans, et paya à son frère dix mille marcs d'argent pour qu'il entreprît le pélerinage de Dieu. Le pape Urbain tint un nouveau concile à Tours pendant le carême suivant, et confirma les décisions de celui de Clermont. Au milieu du carême, il dédia l'église de Saint-Nicolas d'Angers, et l'honora du privilége apostolique. Par ses exhortations et sa puissance, il tira de prison Geoffroi Martel, comte d'Anjou, que Foulques Rechin son frère avait fait prisonnier par trahison, et que, pendant près de trente ans, il avait tenu dans les fers à Chinon, après l'avoir privé de ses Etats, quoiqu'il fût son seigneur. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1096, au mois de mars, le moine Pierre d'Achères, homme illustre par sa science et sa hardiesse, partit de France pour la Palestine, et conduisit avec lui Gaultier de Poix, avec ses neveux, Gaultier surnommé Sans-Avoir, Guillaume, Simon et Matthieu, et plusieurs autres Français illustres tant chevaliers que gens de pied, au nombre d'environ quinze mille. Ensuite, le samedi de Pâques, il arriva à Cologne; il s'y reposa une semaine, mais il ne cessa de s'y livrer à des œuvres pieuses. Il prononca un sermon devant les Allemands, et en emmena avec lui quinze mille pour le service du Seigneur. Deux illustres comtes, Bertauld et Hildebert, ainsi qu'un évêque, se joignirent à eux, et partirent avec Pierre à travers l'Allemagne et la Hongrie. Pendant qu'il restait à Cologne et qu'en prêchant la parole de Dieu, il voulait augmenter et fortifier ses troupes, les Français, pleins de fierté, ne voulurent pas l'attendre, et continuèrent à travers la Hongrie le voyage qu'ils avaient commencé. Colomban, roi des Huns, les favorisait alors, et leur fournit sur ses terres les secours qui leur étaient nécessaires. Ensuite, ayant passé le Danube, ils se rendirent par la Bulgarie jusque dans la Cappadoce: s'y étant arrêtés, ils se réunirent à Pierre et aux Allemands qui le suivaient. Le bruit de l'expédition apostolique se répandit promptement par tout l'univers, et tira de toutes les nations ceux qui étaient prédestinés pour la milice du suprême Messie. Un si grand bruit ne put être dérobé à l'Angleterre et aux autres îles de la mer, quoique l'abîme des flots impétueux les sépare du continent. La renommée, s'accroissant rapidement, anima et arma les Bretons, les Gascons, et même les Galiciens, les plus éloignés des hommes. Les Vénitiens aussi, les Pisans, les Génois et tous ceux qui habitaient les rivages de l'Océan ou de la Méditerranée, couvrirent la mer de leurs vaisseaux chargés d'armes et d'hommes, de machines et de vivres. Ceux qui allaient par terre dérobaient à la vue l'aspect de sa surface, comme d'innombrables sauterelles. Au mois de juillet, Gaultier de Poix mourut à Finipolis en Bulgarie, et l'on découvrit, après sa mort, sur sa chair même le signe de la sainte croix. Le duc et l'évêque de la ville, ayant eu connaissance de ce miracle, sortirent, et, réunis à tous les habitants, transportèrent le corps de Gaultier, pour l'inhumer dans la place, dont ils permirent aux autres pélerins l'entrée qu'ils leur avaient précédemment interdite, ainsi que la faculté de s'y approvisionner. La même année, Hugues-le-Grand, comte de Crespi, remit ses terres à Raoul et à Henri ses fils; il donna en mariage sa fille Isabelle à Robert comte de Meulan; puis, partant pour Jérusalem, il emmena avec lui une noble armée de Français. Alors Etienne, comte, de Blois, fils de Thibaut, comte de Chartres, et qui était gendre de Guillaume, roi des Anglais, prit la croix du Seigneur, et se rendit à la croisade. D'autres comtes et des hommes de distinction, Gui Troussel, neveu de Gui, comte de Châteaufort, Milon de Brai, Centorius de Brières, Raoul de Baugenci, Evrard du Puiset, Guillaume Charpentier, Dreux de Monci, ainsi que plusieurs autres grands seigneurs et chevaliers fameux se mirent en route par amour pour le Christ, avec plusieurs corps de Français. Pierre l'ermite, avec beaucoup de Francais et d'Allemands, avait precédé l'armée et était arrivé à Constantinople. Il y trouva beaucoup d'Allobroges, de Lombards et d'Allemands qui avaient pris les devants, et qui, d'après les ordres de l'empereur, devaient secourir l'armée à son arrivée. Cependant l'empereur ordonna qu'ils s'approvisionnassent dans la ville royale, comme il était juste. Il avait aussi prescrit qu'on ne passât pas le détroit que l'on appelle le Bras de Saint-George, jusqu'à ce que le gros de l'armée qui suivait fût arrivé. Si vous en agissez autrement, dit-il, les Païens, qui sont cruels, fondront sur vous et détruiront cette troupe peu propre à se défendre. C'est ce qui arriva par la suite: car ces gens sans roi, sans chef, rassemblés de divers lieux, n'observaient aucune discipline, se jetaient avec rapacité sur le bien d'autrui, enlevaient le plomb qui couvrait les églises et le vendaient; ils détruisaient les palais, et en toutes choses se comportaient avec iniquité. Quand il apprit ces choses, l'empereur éprouva un grand courroux, d'autant plus que, malgré ses bienfaits, il les avait déjà trouvés ingrats. C'est pourquoi il les fit chasser de la ville, et leur ordonna de passer au delà du détroit. Quand ils l'eurent traversé, ils commirent encore beaucoup d'actes coupables contre les Chrétiens: ils ravagèrent leurs terres comme des ennemis, et livrèrent aux flammes leurs maisons et leurs églises. Enfin on parvint à Nicomédie: là les Liguriens et les autres nations se séparèrent des Français. Ceux-ci étaient très-fiers et intraitables, et, par suite de cette disposition, enclins à tout mal. Les autres se donnèrent pour chef un certain Rainauld, et, sous son commandement, entrèrent en Romanie. Ils dépassèrent Nicée de quatre jours de marche, entrèrent dans la place d'Exérogorgon, et s'y arrêtèrent pour séjourner. Elle était remplie de toutes sortes de vivres, mais on ne sait si c'est par crainte ou à dessein qu'elle avait été abandonnée par ses habitants. Là les Allemands furent enveloppés par les Turcs, et presque tous massacrés, comme nous l'expliquerons par la suite. [9,5] CHAPITRE V. Au mois de septembre, Robert duc des Normands, remit la Neustrie au roi Guillaume: ayant reçu de lui dix mille marcs d'argent, il partit pour Jérusalem, et emmena avec lui une multitude de chevaliers et d'hommes de pied formidables à l'ennemi. En effet, il avait avec lui Odon son oncle, évêque de Bayeux, Philippe-le-Clerc, fils du comte Roger, Rotrou, fils de Geoffroi comte de Mortagne, Gaultier comte de Saint-Valeri sur Somme, petit-fils de Richard-le-Jeune duc des Normands, issu de sa fille nommée Papie, Girard de Gournai, le Breton Raoul de Guader, Hugues comte de Saint-Paul, Yves et Albéric fils de Hugues de Grandménil, et beaucoup d'autres chevaliers d'une valeur éprouvée. Godefroi, duc de Lorraine, Baudouin et Eustache comte de Boulogne, ses frères, Baudouin comte de Mons, Robert marquis de Flandre, neveu de Mathilde reine des Anglais, et Rainard-le-Teuton, quittèrent, pour l'amour du Christ, leurs pays avec plusieurs milliers de soldats, et partirent volontairement pour les contrées étrangères, afin de réprimer les Païens et de rendre la force aux Chrétiens. Ils prirent avec leurs troupes leur chemin par la Hongrie. Haimar, évêque du Puy, et Raimond de Toulouse traversèrent heureusement le pays des Slaves, dont le roi nommé Bodin les traita amicalement. Robert, duc de Normandie, Etienne de Blois son beau-frère, Hugues-le-Grand, Robert comte de Flandre, et plusieurs autres princes, ayant franchi les Alpes, entrèrent en Italie, et, passant en paix dans la ville de Rome, allèrent hiverner dans la Pouille et la Calabre. Le duc Roger, surnommé la Bourse, accueillit honorablement comme son seigneur naturel le duc de Normandie, ainsi que ses compagnons, et leur fournit abondamment tout ce qui leur était nécessaire. Marc Boémond assiégeait une certaine place avec son oncle Roger comte de Sicile. Il apprit les mouvements auxquels se livraient beaucoup de nations ainsi que leurs chefs. Il se fit soigneusement rapporter leurs exploits et expliquer leurs enseignes. Quand il en fut bien instruit, il se fit enfin apporter un manteau magnifique qu'il coupa par petites bandes: il distribua une croix à chacun des siens, et en retint une pour lui. En conséquence il se réunit aussitôt autour de lui un concours immense de chevaliers, et le vieux Roger, resté presque seul au siége qu'il avait entrepris, affligé de se voir abandonné de ses troupes, retourna avec peu de monde en Sicile. Cependant le sage et habile Boémond fit prudemment, de concert avec les grands de ses Etats, les préparatifs de son voyage et de ses transports: il passa la mer avec les troupes nombreuses qui lui arrivaient de toutes parte, et enfin, après une traversée tranquille, il débarqua sur les côtes de la Bulgarie. Les principaux compagnons de Boémond furent, Tancrède, fils d'Odon le bon Marquis, le comte de Rosinolo avec ses frères, Richard de la Principauté et Ranulphe son frère, Robert d'Anxa et Robert de Sourdeval, Robgrt fils de Turstin, Herman de Cagni et Onfroi fils de Radulphe, Richard fils du comte Ranulphe, et Barthélemi Boel de Chartres, Albered de Cagnan et Onfroi de Montaigu. Tous s'attachèrent unanimement à Boémond avec leurs hommes et jurèrent que, sans se séparer de lui, ils lui obéiraient avec le plus grand dévouement dans la voie de Dieu. Hugues-le-Grand et Guillaume, fils du marquis, entrèrent heureusement dans un port de la mer de Bari, et allèrent débarquer à Durazzo. Le commandant de la place, croyant qu'ils étaient des barons puissants, ordonna de les saisir et de les conduire avec précaution et sous une sûre garde à Constantinople, devant l'empereur. C'est ainsi que ce seigneur flatteur voulait, par un service perfide, se recommander au monarque, et, par de telles preuves, manifester son dévouement. Soliman, prince des Turcs, ayant appris que les Chrétiens venaient attaquer les Païens, rassembla une grande armée et assiégea la place d'Exerogorgon, où se trouvaient renfermés les Allemands. Les Turcs se hâtèrent d'entourer la place d'une ligne de circonvallation, et après un combat, mirent en fuite Rainauld, qui était sorti avec les siens pour tendre des embûches aux assiégeants. Alors beaucoup de Chrétiens tombèrent sous le glaive. Ceux qui purent échapper par la fuite rentrèrent dans la place. Resserrée de tous côtés, elle fut aussitôt privée d'eau par l'ennemi. Il y avait au dehors une fontaine et un puits pour le service de cette forteresse, mais une légion de Turcs, les ayant soigneusement investis, les gardait sans cesse. Aussi les assiégés eurent-ils pendant huit jours à souffrir les plus grands tourments de la soif; et à cause de l'excès de leurs crimes et de la dureté de leur cœur, ils furent réduits à toute extrémité, et ne méritèrent pas d'être secourus par Dieu Enfin leur chef s'entendit avec les Turcs, et résolut de trahir ses frères. En conséquence, Rainauld feignant de marcher au combat, sortit avec beaucoup des siens, et passa comme transfuge à l'ennemi. Le reste des assiégés fut forcé de conclure une honteuse capitulation, et, dans son désespoir, commit envers Dieu une abominable apostasie. Quant à ceux qui rendirent témoignage de leur foi, ils subirent la peine capitale, ou placés pour point de mire ils furent percés de flèches, ou partagés entre les vainqueurs, on les vendit à vil prix, ou bien on les emmena en captivité avec le comte Bertauld. Les Chrétiens souffrirent cette première persécution le 29 septembre, et c'est ainsi que les Allemands et d'autres peuples furent envoyés captifs dans le Khorasan ou à Alep; mais ceux qui persistèrent dans la foi du Christ trouvèrent le repos dans une glorieuse fin. Cependant les Français avaient pris les devants de fort loin: ils étaient entrés dans la ville de Chevetot, que l'empereur Alexis avait récemment fait construire, et qu'il avait voulu remettre à ceux des Anglais qui avaient fui la présence de Guillaume-le-Bâtard; mais il avait été forcé de la laisser imparfaite à cause de l'opposition des Turcs. Soliman, fier d'avoir vaincu les Allobroges et les Allemands, marcha sur Chevetot, qui est voisine de Nicée, se croyant sûr du triomphe avec ses troupes, qui n'étaient altérées que de sang, et fondit avec une grande impétuosité sur les Français. Cependant Pierre était retourné à Constantinople, parce que sa troupe refusait de l'écouter. Alors les Turcs effrénés accoururent tout-à-coup; ils marchèrent à la rencontre de Gaultier, chef du corps, chevalier distingué, et de ses compagnons d'armes; ils lui coupèrent facilement la tête, ainsi qu'à plusieurs de ses chevaliers, parce qu'ils les avaient surpris à l'improviste. Ils blessèrent son frère Guillaume et plusieurs autres, et décapitèrent un certain prêtre du Seigneur qui célébrait la messe d'une manière suppliante. Ceux qui restés vivants purent échapper s'enfuirent vers la ville, ou se cachèrent dans les marais, les bois ou les montagnes. Un petit nombre des autres, rentrés dans la place pour se défendre, tuèrent beaucoup d'assiégeants. Les Turcs apportèrent de toutes parts beaucoup de bois, et se préparèrent à brûler le château et les hommes qui y étaient remfermés; mais les Chrétiens réduits à l'extrémité du désespoir, animés d'une intrépide audace, lancèrent du feu sur ces bois, et évitèrent ainsi le sort qui leur était réservé. De part et d'autre il périt beaucoup de monde: cet événement eut lieu au mois d'octobre. Plusieurs des pélerins ayant pris la fuite s'en retournèrent et racontèrent leurs malheurs à ceux qui les suivaient, et qui étaient encore campés en deçà de Constantinople. L'empereur acheta les armes de ces gens, espérant qu'en étant dépouillés ils pourraient moins, dans cette contrée qui leur était étrangère, occasioner de désagréments aux habitants. Les uns attendaient les autres, afin qu'ayant pris conseil en commun, et secondés par d'habiles chefs, ils pussent se rendre Dieu favorable par les prières et la-confession, et pénétrer ainsi sur le territoire de l'ennemi. Quand Soliman eut vaincu les Français, et qu'il en eut tué quelques-uns sur le champ de bataille, il en envoya un certain nombre en captivité, et assiégea dans la place le peu qui restait, et qui se défendait avec une grande vigueur. Toutefois le lendemain, ayant appris par des rapports certains que le duc Boémond avait enlevé la Macédoine à l'empereur, et que pour venger le sang des Chrétiens, il marchait contre les Turcs avec une nombreuse armée de Normands et d'Apuliens, saisi d'effroi, Soliman se retira de devant Chevetot, et emmena précipitamment ses troupes pour protéger ses propres Etats. Alors les Français trop impétueux dédaignèrent d'attendre le secours de Boémond, et des autres fidèles; trop confiants dans leur propre valeur, ils s'approchèrent du territoire des Turcs, et là, par la permission de Dieu, ils furent, comme nous l'avons dit, entièrement détruits par le fer de l'ennemi. [9,6] CHAPITRE VI. Le duc Godefroi, le premier de tous les chefs, arriva à Gonstantinople, près de laquelle il établit son camp le 23 décembre. Cependant Boémond attendait ses troupes qui devaient le suivre: il s'avançait pas à pas et marchant lentement, il faisait habilement une halte tous les jours. L'empereur Alexis ordonna, peu de temps après, de donner un logement à Godefroi dans un faubourg de la ville. Les écuyers de la troupe du duc se procuraient tout ce qui leur était nécessaire, et parcouraient avec assurance les environs de la ville pour obtenir des pailles et d'autres approvisionnements; mais chaque jour il en périssait beaucoup par les embûches, que, d'après les ordres de l'empereur, leur tendaient les Turcopoles et les Pincenates. On ne soupçonnait encore rien de sinistre de la part de ce prince, parce que c'était lui, qui de son propre mouvement, avait fourni le logement aux Chrétiens. Le duc fut profondément attristé de voir disparaître ses hommes, et des embûches inattendues dont les Turcs les rendaient victimes. En conséquence, Baudouin marcha pour protéger les siens, et rencontra l'ennemi qui les poursuivait. Il tomba sur lui à l'improviste, le battit et tua beaucoup d'hommes. Il fit soixante prisonniers qu'il présenta à son frère. Aussitôt que l'empereur apprit cet événement, il chercha, dans le courroux qui l'animait, les moyens de faire du mal aux Croisés. Le duc plein de sagesse, voulant éviter la perfidie d'Alexis, sortit de la ville, et s'établit de nouveau au lieu où il avait d'abord planté ses tentes. La nuit étant survenue, le camp fut attaqué par l'ordre de l'empereur, et l'armée eut à souffrir beaucoup d'outrages. Godefroi, chef très-habile et guerrier très-vaillant, redoutait les surprises: il avait prudemment placé des sentinelles qui veillaient sur les tentes, et avait ordonné à chacun d'éviter le sommeil. Les assaillants furent repoussés au plus vite; on en tua sept, et le duc poursuivit avec vigueur les fuyards jusque aux portes de la ville. De retour au camp, il y resta cinq jours. Cependant l'empereur méditait contre lui de fâcheuses entreprises, pendant que Godefroi s'occupait des moyens de pourvoir à sa sûreté, et à celle de son armée. Alexis voulait lui interdire le passage par sa capitale, tandis que Godefroi desirait attendre l'arrivée des chefs qui étaient en marche après lui. Enfin le monarque rusé et adroit, pour n'omettre aucune tentative, fit la paix avec le duc: il s'engagea, si ce seigneur passait le détroit, à lui envoyer exactement des approvisionnemens abondants, et à payer à tous ceux qui en avaient besoin la solde qui leur était nécessaire; il prêta même serment pour donner toute sécurité. C'était l'effet des machinations entreprises par ce prince astucieux pour éloigner le duc du territoire de Constantinople, ainsi que ses troupes, afin qu'il ne pût profiter des conseils et de l'assistance des princes qui devaient arriver. En conséquence, Godefroi opéra son passage après avoir prêté serment à l'empereur, et avoir reçu de lui en échange l'assurance qu'il serait fidèle à sa promesse. Boémond arriva d'Andrinople et s'arrêta dans une vallée; il y harangua habilement son armée: il l'avertit de se comporter avec précaution, de se souvenir que c'était pour Dieu qu'ils avaient entrepris leur voyage, qu'ils ne devaient pas porter des mains rapaces sur les biens des Chrétiens, qu'ils devaient toujours avoir le Seigneur devant les yeux; que les riches devaient secourir les pauvres, et les forts protéger les faibles, et, pour l'amour de Dieu, les assister de leur puissance et de leur argent. De cette vallée on parvint enfin à Castorie, où on fêta solennellement la Nativité du Seigneur. On y resta quelques jours: malgré la demande qu'on en fit, on ne put se procurer d'approvisionnements, parce que les habitants ne regardèrent pas les nôtres comme des pélerins, mais comme des gladiateurs et des oppresseurs. C'est pourquoi, forcés par la disette, ils furent obligés d'enlever des bœufs, des chevaux et des ânes, et tout ce que l'on pouvait trouver de plus propre à servir d'aliments. Sortie de Castorie, l'armée campa en Pélagonie. Là, elle attaqua un château très-fort qui appartenait aux hérétiques, et qui était abondamment pourvu de toutes sortes de provisions; mais elle perdit tout, ayant brûlé la place avec ses habitants. Tous ces pélerins à la vérité regardaient comme également odieux les juifs, les hérétiques et les Sarrasins, qu'ils considéraient tous comme ennemis de Dieu. De là ils parvinrent au fleuve Bardar, que Boémond passa avec une partie de son armée. Le comte de Rosinolo s'arrêta avec ses frères. Aussitôt les satellites de l'empereur, espionnant les routes qu'ils occupaient, et ayant vu l'armée divisée, chargèrent le comte et sa troupe. Mais Tancrède, qui n'était pas encore éloigné, ayant eu connaissance du combat, donne de l'éperon à son coursier rapide, vole comme la foudre, et passant à gué ou plutôt à la nage le fleuve qui le séparait du lieu de l'engagement, accourt promptement au secours du comte. Bientôt deux mille chevaliers traversèrent la rivière, suivirent Tancrède, et, sans tarder, attaquèrent les Turcopoles, les mirent en fuite, et remportèrent ainsi un glorieux triomphe. On tua quelques ennemis, on chargea de fers ceux qu'on avait pris, et on les présenta à Boémond. Interrogés pourquoi ils se comportaient si méchamment, quand on n'était point en guerre avec leur empereur, ils répondirent: «A la solde de l'empereur, nous ne pouvons faire que ce qu'il nous commande.» Cet événement, qui eut lieu malgré les Croisés, se passa le jour de la quatrième férie, au commencement des jeûnes. Boémond, indigné de la perversité de l'empereur, sut toutefois se contenir: il renvoya les prisonniers sans les punir; mais il les arrêta dans leurs mauvais desseins en les menaçant de la mort s'ils continuaient de nuire à son armée. «Nous sommes, dit-il à ses officiers, sur le point de passer devant l'empereur; il faut réprimer notre courroux, et, autant que nous le pourrons, éviter de l'exaspérer injustement. C'est le comble de la sottise de s'abandonner entièrement à ses inspirations, quand le courroux ne peut produire aucun effet, et il faut que l'homme qui se possède sache dissimuler, lorsque sa puissance ne lui permet pas de satisfaire ses desirs. Il est donc prudent de differer pour un temps opportun ce qu'on ne peut aussitôt exécuter. Il faut doublement accuser de bassesse et de lâcheté celui qui se livre à l'éclat des menaces, quand il ne peut rien de plus. Lorsqu'il lui devient possible de se venger, il doit oublier les injures qu'il a reçues. Si nous le pouvons, surpassons l'empereur en bonnes actions; sinon dissimulons avec sang-froid le mal qu'il nous a fait.» Tel fut son discours. Il réprima donc le courroux qui l'animait, et expédia vers l'empereur des envoyés qui lui demandèrent toute sûreté pour les pélerins de Jésus-Christ. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1097, Robert, duc des Normands, Hugues-le-Grand, Ëtienne de Blois, Robert de Flandre, et plusieurs autres princes qui venaient de diverses provinces, et qui, avec leurs troupes, avaient hiverné en Italie, le cœur gai et joyeux au retour du printemps, sillonnèrent les flots, passèrent l'Adriatique, et se réunirent en Macédoine à Marc Boémond. Pendant que tant de noblesse se rassemblait en un corps, et qu'une valeur incomparable s'offrait pour l'œuvre de Dieu, tous ceux qui craignaient Dieu et qui se trouvaient présents ressentirent une grande joie. Cependant l'empereur Alexis, qui avait déjà éprouvé tout le poids des armes des Cisalpins, ayant appris l'arrivée de tant de barons, fut saisi d'une vive terreur. Ayant recherché quels pouvaient être les moyens qui le tireraient du péril où il se trouvait, il s'efforça, sous l'apparence de la paix, de les tromper par la ruse. C'était en effet un prince cauteleux, beau parleur, prompt en démonstrations, et artisan ingénieux de fourberies. Il envoya donc des députés vers les nobles pélerins; il leur demanda humblement la paix, et promit avec serment un libre passage dans ses Etats, ainsi que les provisions et tous les secours qui seraient nécessaires. Mais Boémond, qui naguères avait eu trop à souffrir de ce prince fallacieux, et l'avait deux fois vaincu par les armes, n'accepta pas ses trompeuses promesses; il engagea hardiment ses frères d'armes à mettre le siége devant Constantinople; il leur fit voir clairement, par les arguments les plus probants, combien cette expédition leur serait avantageuse. Les Français lui répondirent: «Nous avons quitté nos richesses, nous avons entrepris volontairement ce voyage, pour venir, par amour pour le Christ, confondre les Païens et délivrer les Chrétiens. Or, les Grecs sont chrétiens aussi; faisons donc la paix avec eux, et rendons-leur ce qui leur a été enlevé par les Turcs.» En conséquence l'habile Boémond fut contraint, d'après l'avis des Français, de conclure la paix avec l'empereur des Grecs, au grand détriment des Chrétiens, comme on le vit clairement par la suite. D'après les demandes qu'on lui fit, l'empereur mit beaucoup de soin, par des démonstrations feintes, à rendre service à nos compatriotes. Il envoya vers Boémond Corpalace, son favori intime, avec d'autres députés, pour les conduire en sûreté à travers ses Etats et leur fournir partout des provisions. Enfin, selon les circonstances, on campa de place en place, et après avoir passé par la ville de Serra, on parvint jusqu'à celle de Rusa. Là, les Grecs leur ayant procuré suffisamment tout ce qui leur était nécessaire, les Croisés tendirent leurs pavillons le mercredi avant la cène du Seigneur. Cependant Boémond, ayant quitté son armée, se rendit avec peu de monde auprès de l'empereur, avec lequel il voulait avoir un entretien. Pendant ce temps-là, Tancrède prenant un autre chemin, conduisit les Chrétiens, épuisés par le voyage, dans une vallée fertile et abondante en toute sorte de vivres; on y célébra la pâque du Seigneur. Alexis apprenant l'arrivée de Boémond, qu'il redoutait beaucoup, et par lequel il avait été deux fois vaincu les armes à la main, l'accueillit honorablement, et, comme il était convenable pour l'un et l'autre, lui procura abondamment hors la ville tout ce qu'il desirait. Cependant le duc Godefroi ayant laissé ses compagnons de l'autre côté du Bras de Saint-George était revenu à Constantinople, parce que l'empereur ne lui envoyait aucun des approvisionnements qu'il lui avait promis. L'évêque du Puy et le comte de Toulouse, qui avaient laissé derrière eux la multitude qu'ils commandaient, se trouvaient là. Alors, de l'avis des Grecs, qui mettaient beaucoup de soin pour empêcher les Français de les attaquer et de leur ravir leurs biens, l'empereur fit parler à chacun des chefs par des délégués, et exigea d'eux foi et hommage. Il promit, s'ils y consentaient, de leur fournir des vivres et de l'argent, même de les suivre en personne, et de leur procurer l'assistance de toutes ses troupes. Les Français se trouvèrent fort embarrassés; ils ne voulaient pas jurer; mais c'était à ce prix seulement que les Grecs permettaient le passage. Les premiers ne voulaient pas en venir aux mains avec des chrétiens; mais, en observant la paix, ils ne pouvalent obtenir ce passage qu'ils demandaient. Laissant imparfait l'objet de leur voyage, ils regardaient comme une abomination de revenir sur leurs pas. Enfin, forcés par les circonstances les plus impérieuses, ils garantirent par serment à l'empereur Alexis la vie et l'honneur, et promirent qu'ils ne lui feraient aucun tort, tant que lui-même observerait de bonne foi ce qu'il avait juré. Toutefois le comte de Toulouse résistait plus que les autres, et cherchait les moyens de se venger de l'empereur. Cependant l'avis commun des autres princes prévalut, et ce ne fut pas sans peine que l'on détourna de ses projets le comte, qui était fort emporté. En conséquence il jura, mais on ne put jamais le déterminer à promettre l'hommage. Aussitôt on donna les ordres nécessaires pour l'embarquement. Sur ces entrefaites, Tancrède était arrivé avec l'armée qu'il commandait. Ayant appris qu'Alexis avait exigé le serment des princes qui étaient ses aînés, il se cacha dans la foule avec Richard de la Principauté, et, ayant aussitôt fait mettre à la voile, passa le détroit en toute hâte. Boémond et le comte de Toulouse restèrent jusqu'à ce que l'on eût fourni les approvisionnements. Le duc Godefroi se rendit avec les autres chefs à Nicomédie, et y passa trois jours avec Tancrède. Enfin ce duc, ayant appris qu'il n'y avait aucune route ouverte pour le passage de tant de troupes, fit partir en avant trois mille hommes pour aplanir et combler les précipices des rochers et des montagnes. Ils préparèrent le passage de l'armée en se servant de haches, de pioches, de sacs et d'outils de toute espèce, avec lesquels ils coupèrent les buissons et les plantes nuisibles, et rendirent praticable l'accès des montagnes; puis, ayant placé des signaux sur les hauteurs pour empêcher ceux qui les suivaient de s'égarer, on arriva à Nicée en Bithynie le 6 mai. [9,7] CHAPITRE VII. Les Occidentaux ayant formé leur camp et dressé leurs tentes, on assiégea Nicée, capitale de toute la Romanie, place très-forte, que ses murailles élevées jusqu'au ciel, et un lac qui entourait un côté de la ville, faisaient paraître inexpugnable. Ce fut là surtout qu'on éprouva une si calamiteuse disette de subsistances, jusqu'à ce que l'empereur eût fait parvenir ses convois, que l'on payait jusqu'à vingt ou trente deniers chaque pain que l'on pouvait trouver. Mais comme Dieu prend soin des siens, Boémond survint tout à coup, et amena par terre et par mer une nombreuse armée. En conséquence toute la milice du Christ éprouva soudainement une abondance inattendue de subsistances. On se disposa à attaquer la place le jour de l'Ascension du Seigneur, et à dresser des machines de bois contre les murailles. Pendant deux jours entiers, pressant vigoureusement l'attaque, on essaya de les saper. De leur côté, les Gentils qui étaient dans la place, résistaient courageusement. Ils défendaient de toutes leurs forces leurs murs et leurs pénates. Ils lançaient des pierres et des traits; ils se couvraient de boucliers, et s'exposaient bravement à la grêle de flèches qui pleuvait de toutes parts. Les Français employèrent tous les moyens que la localité pouvait leur fournir; ils se mirent à l'abri d'une tortue de boucliers entrelacés, évitèrent ainsi l'effet des javelots, et pressèrent fréquemment les assiégés épuisés. Cependant les habitants de la ville firent partir des envoyés pour solliciter des secours de leurs compatriotes et de leurs voisins, auxquels ils firent dire: «Accourez au plus vite; entrez sans rien craindre par la porte du midi qui n'est point encore assiégée.» Avec l'aide de Dieu, il survint toutefois des événements bien différents de ceux qu'ils attendaient. En effet, le jour même, qui était le samedi d'après l'Ascension du Seigneur, l'évêque du Puy et le comte de Toulouse arrivèrent devant Nicée; le siége de la porte du midi leur fut confié par les autres princes. Le comte se présenta en armes à l'improviste devant les Sarrasins, qui accouraient avec sécurité, et toute son armée, dans le plus bel état, repoussa virilement ces barbares insensés. Après avoir perdu un grand nombre des leurs, les Sarrasins prirent honteusement la fuite, et furent facilement vaincus par les Français. Les citoyens de Nicée implorèrent de nouveau l'assistance de leurs voisins, en leur promettant par serment une victoire assurée. Aussi eurent-ils l'audace de venir avec des cordes pour lier les Chrétiens qu'ils se flattaient d'emmener captifs; mais les Français accoururent au devant des Païens en formant un seul corps: ils les chargèrent pour la seconde fois, les battirent, les mirent en déroute, et après en avoir tué un grand nombre, revinrent victorieux. Ensuite le comte Raimond et l'évêque Haimar se signalèrent par de nombreux exploits, ainsi que leurs armées, et livrèrent à la ville diverses attaques auxquelles les assiégés résistèrent de tous leurs efforts. Enfin les chefs chrétiens se réunirent, et réglèrent ainsi qu'il suit l'ordre du siége de Nicée: d'un côté furent placés Boémond et Tancrède, auprès desquels s'établit avec ses frères le duc Godefroi; ensuite, Robert comte de Flandre, homme habile et chevalier intrépide; près de lui, Robert duc des Normands, Etienne comte de Chartres, le Breton Conan, fils du comte Geoffroi, Raoul de Guader et Roger de Barneville avec leurs troupes; à la porte du midi, le comte de Toulouse et l'évêque du Puy avaient pris position. C'est ainsi qu'ils enveloppèrent la ville de telle manière que personne ne pouvait entrer ni sortir, si ce n'est par le lac qui en défend une partie. A la vue des Chrétiens, les Gentils naviguaient en sûreté sur les eaux, et se procuraient par cette voie tout ce qui était nécessaire. Cependant l'armée du Christ avait louablement formé le siége de la ville de Nicée, et disposé prudemment, au nom du Seigneur, un camp et des tentes superbes. Les Chrétiens brillaient sous les armes, et se montraient remplis de décence et de gravité dans leurs mœurs. Purs dans leur conduite, forts de corps, le cœur enflammé d'ardeur, ils marchaient au combat; ils veillaient sur leur ame, ils interdisaient aux desirs et aux voluptés de la chair tout ce qui était illicite. Les chefs combattaient eux-mêmes comme de simples soldats; disposant tout convenablement, exhortant leurs compagnons d'armes, ils faisaient eux-mêmes sentinelle. Là toutes choses étaient en commun. Chaque jour les évêques prêchaient sur la continence, et repoussaient du milieu du camp, comme objets d'abomination, le libertinage et les abus. Les Turcs cependant ne cessaient de s'employer à la défense de leur ville, et, sous les yeux des Chrétiens, allaient et revenaient en sûreté sur le lac. Les Français, affligés à cette vue, cherchèrent par quel moyen ils pourraient s'en emparer. Ils expédièrent des envoyés à Constantinople, et firent connaître avec précision à l'empereur ce qu'ils croyaient à propos de faire contre l'ennemi. Aussitôt ce monarque consentit à ce qu'ils demandaient, et ordonna de faire ce qu'ils jugeraient à propos. D'après ses ordres, on conduisit en toute hâte des bœufs, et des vaisseaux à voiles se rendirent au port de Chevetot. Il s'y trouva aussi des Turcopoles. On chargea des bateaux sur des charrettes, que des bœufs employés à ce travail transportèrent avec beaucoup de peine jusque sur le bord du lac. Quand la nuit eut couvert la terre, on lança les barques que l'on confia aux Turcopoles. Aux premières lueurs du crépuscule, elles prirent avec ordre, en sillonnant les flots, la direction de la ville. Les assiégés furent fort étonnés en contemplant de loin leur lac couvert de bâtiments, et crurent que, peut-être, il leur était survenu du secours; mais quand ils connurent la chose avec certitude, ils furent glacés d'effroi, et de la terreur ils passèrent au désespoir. Par une circonstance soudaine, ils s'aperçurent dans leur trouble que les événements avaient tourné contre leurs espérances. Il ne restait plus aucun espoir de salut à cette ville assiégée à la fois par terre et par eau. En conséquence ils envoyèrent des députés à l'empereur, et se trouvant déjà vaincus, le supplièrent instamment de les épargner, de recevoir la ville à composition, de la protéger comme sienne contre les ennemis, de peur que ces étrangers ne les dépouillassent de leurs biens. A la réception de ces dépêches, l'empereur, secrétement jaloux des avantages des Chrétiens, comme l'événement le prouva par la suite, et satisfaisant à la demande des assiégés, ordonna à Tatan, prince de sa milice, qu'il avait envoyé à la suite des nôtres avec quarante mille hommes, ainsi qu'à quelques autres de ses satellites, de faire conduire sans dommage à Constantinople les gens de Nicée, qui se rendaient eux et leurs biens, et de veiller avec grand soin à la conservation de la place. Tout se passa conformément aux ordres de l'empereur: la ville se rendit, et les Païens furent conduits sans éprouver de dommage à la ville impériale. L'empereur accueillit les vaincus honorablement, et en leur laissant la liberté, les traita avec une grande magnificence, et fit beaucoup de dons aux pauvres Chrétiens. Après la reddition de la ville, les Croisés quittèrent la place. Là beaucoup d'eux périrent, soit par la faim, soit par le glaive, soit par tout autre mode d'extermination. Ils obtinrent, comme nous le croyons, les lauriers d'un heureux martyre, puisqu'ils firent le sacrifice de leur corps pour secourir leurs frères. Il mourut aussi beaucoup de Païens par divers événements, et leurs cadavres furent inhumés çà et là. Pendant sept semaines et trois jours, les Chrétiens restèrent devant Nicée, et quand la ville se fut rendue, ils tournèrent ailleurs tristement leurs pas. En effet, ils se repentaient d'avoir entrepris un si long siége, puisqu'ils ne restaient pas maîtres de la place, ainsi qu'il doit arriver des villes subjuguées. Si du moins les richesses de l'ennemi avaient tourné à leur avantage, le sort des pauvres eût été adouci, et l'on se fût un peu dédommagé des dépenses que l'on avait faites. Les Chrétiens ne souffrirent pas sans se plaindre l'ordre que donnait Alexis de ne pas s'emparer des biens de la ville de Nicée, où ils avaient en pure perte versé leur sang et consumé une partie des grandes richesses qu'ils avaient apportées. C'est ainsi qu'ils firent à leur détriment l'épreuve de la fourberie de l'empereur. Cependant, comme il n'y avait alors rien à gagner, ils dissimulèrent quelque temps leur ressentiment. Là se développa le premier germe des haines, là se découvrit un foyer d'inimitié, là commencèrent à pulluler les motifs de discorde, là on vit grandir les fantômes du ressentiment: car, comme Alexis n'avait pas agi équitablement à leur égard, ils songèrent à tirer vengeance de sa déloyauté. Le jour que se termina le siége de Nicée, on parvint à un certain pont où les Chrétiens établirent leurs tentes. Ils y passèrent deux journées, et la troisième, avant le jour, ils se mirent en route en toute hâte; mais, comme la nuit était obscure, ils s'engagèrent incertains dans une route incertaine. Les corps s'étant séparés l'un de l'autre, on perdit deux jours dans le voyage. Boémond, Robert duc de Normandie, Etienne comte de Blois, Tancrède, Hugues de Saint-Paul, Girard de Gournay, Gaultier de Saint-Valeri, et Bernard son fils, Guillaume, fils du vicomte Ranulphe, Guillaume de Ferrières, Hervé, fils de Dodeman, Conan, fils du comte Geoffroi, Raoul de Guader et Alain, son fils, Riou de Lohéac, Alain, sénéchal de Dol, et plusieurs autres formaient un même corps. Dans l'autre se trouvaient le comte de Toulouse et l'évêque du Puy, le duc Godefroi et Baudouin, Hugues-le-Grand et Robert de Flandre, avec de nombreuses troupes de pélerins. Dans la même semaine, les Turcs se réunirent contre Boémond, aussi considérables en nombre que les sables de la mer. Confiants dans leur grande multitude, ils chargèrent inopinément les Chrétiens; ils avaient pour chef Daliman; ils étaient enflammés de fureur contre les étrangers qui avaient eu l'audace de prendre Nicée et de ravager leurs possessions. Là se trouvaient des Turcs, des Sarrasins, des Persans et des Agulans, dont on évalua le nombre à trois cent soixante mille, outre les Arabes, dont les forces restèrent indéterminées. Dès que le vaillant Boémond vit cette innombrable multitude d'ennemis, menacant et insultant ses troupes avec des expressions de rage et le tranchant du glaive, intrépide, il s'arrêta, harangua les siens en peu de mots, mais sagement, et les excita louablement aux honneurs du combat. Il mande sur-le-champ à ses compagnons d'armes, qui étaient un peu en arrière, d'accourir à son secours dans cette grave conjoncture. Il prescrit aux gens de pied de planter leurs tentes avec célérité et prudence, et aux cavaliers de marcher avec lui au devant des Païens, pour leur livrer bataille et soutenir sans relâche le travail du combat. Cependant les Turcs étaient arrivés en poussant de grands cris; ils pressaient vivement les Chrétiens, soit en lançant des flèches ou des dards, soit en les frappant de près. Nul repos n'était donné aux Chrétiens épuisés, et vous eussiez vu tous leurs corps se fondre en sang ou en sueur, les Français soutenir sans cesse tout le poids du combat, quelquefois différer prudemment de charger l'ennemi, quelquefois tenir ferme l'épée à la main, attendre l'arrivée de leurs frères, qu'ils avaient appelés, et ne pas reculer d'un seul pas. Ils soutinrent la violence de ce combat depuis la troisième heure du jour jusqu'à la neuvième. Dans cette journée, les femmes furent très-utiles aux combattants: elles portaient hardiment de l'eau à ceux que la soif tourmentait, et leurs exhortations fortifiaient les guerriers. Le champ de Mars était tout en feu. En effet, de part et d'autre on combattait de toutes ses forces. Les Chrétiens souffraient beaucoup, car souvent la lutte était engagée même dans leur camp. L'autre armée refusait de croire aux rapports des envoyés de Boémond, et doutait de la réalité du combat. Elle croyait qu'il n'existait aucune nation qui eût l'audace de songer à attaquer même la dixième partie de ses forces. Toutefois, quand ce bruit se fut répété dans toute l'armée, et qu'on vit arriver envoyés sur envoyés, le duc Godefroi, qui était un vaillant chevalier, le comte Etienne, homme prudent et modeste, Hugues-le-Grand, Baudouin et Eustache, également intrépides, accourent avec leurs compagnons d'armes. L'évêque du Puy et Raimond, comte de Toulouse, les suivaient de près. Les Chrétiens, épuisés, s'étonnaient que tant de monde se fût si inopinément réuni contre eux bien au delà de ce qu'ils attendaient. En effet, les monts et les vallées en étaient couverts, et partout où se trouvaient des plaines. elles étaient occupées par d'épais escadrons. Avec l'aide de Dieu, les Chrétiens combattaient vaillamment, et l'affaire ne se passait que le glaive à la main, portant partout la mort. Tout à coup apparaissent les compagnons qu'ils avaient appelés. L'évêqué du Puy, avec sa grande armée, prend l'ennemi en queue. D'un autre côté, le comte de Saint-Gilles, Baudouin et Eustache, chargent l'ennemi au grand galop. A droite se précipitent le duc Godefroi et Hugues-le-Grand, chevalier toujours rapide dans l'action. Cependant Robert de Normandie, Etienne de Blois, Tancrède et Boémond continuaient le combat, et depuis long-temps en soutenaient tout le poids. Dans leur stupeur, les Païens, qui se voyaient attaqués vigoureusement en tête et en queue, cherchèrent leur salut dans la fuite, et tournèrent le dos à leurs ennemis. Le glaive des Chrétiens les frappa jusqu'à la mort, et un grand nombre périt de tous les genres de trépas. Ceux qui le purent se cachèrent. Là furent tués des milliers de Barbares, accourus en foule contre les nôtres, et qui les avaient tout le jour attaqués si cruellement. Guillaume-le-Marquis, frère de Tancrède, et Geoffroi de Montaigu, hommes très-braves, illustres et vertueux, périrent dans cette affaire avec beaucoup d'autres personnages tant de la cavalerie que de l'infanterie: car les Turcs, qui excellent en ruse et en audace, portent avec leurs glaives des coups, qu'on ne peut parer; ils donnent souvent de loin la mort à leurs ennemis, parce qu'ils emploient l'arc et beaucoup d'autres instruments de guerre. Ces peuples se vantent de tirer leur origine des Francais, et prétendent que leurs aïeux ont quitté le Christianisme. Ils assurent qu'eux seuls et les Français savent combattre naturellement. Le combat eut lieu le 1er juillet: ce jour solennel fut célébré par de saintes prières en l'honneur de Dieu tout-puissant, qui dispose bien toutes choses. Les Païens ayant été ainsi mis à mal et chassés fort loin, les Chrétiens revinrent sur leurs pas pour dépouiller les tentes de ces Barbares, dans lesquelles ils découvrirent beaucoup d'or et d'argent. Ils trouvèrent sous leurs pavillons beaucoup de harnois, de mules, de chevaux, de bœufs, de chameaux, de moutons et d'ânes, ainsi que des bagages de toute espèce. Chargés de ces trésors, ils retournèrent à leur camp en triomphe et comblés d'une indicible joie. Le bruit d'une si grande victoire commença à porter la terreur chez les nations lointaines et étrangères, et fit retentir la gloire de la Chrétienté aux oreilles des peuples éloignés: tous redoutaient les beaux exploits des Chrétiens, et craignaient qu'ils ne vinssent les attaquer. [9,8] CHAPITRE VIII. Fugitif de Nicée, Soliman rencontra dix mille Arabes, et leur fit connaître en détail la grande bravoure et l'audace des Chrétiens, leur valeur invincible, leur grand nombre et leur riche tenue: par ce récit, il les engagea à partager sa fuite. Au reste, comme l'esprit humain travaille sur beaucoup de choses et s'occupe même de frivolités, les Turcs inventèrent une ruse pernicieuse pour la simplicité des Chrétiens. Soliman et les autres Gentils, lorsqu'ils parvenaient à des villes ou à des places fortes dans lesquelles demeuraient des Chrétiens de Syrie, leur disaient pour les tromper: «Nous avons vaincu les Français; on n'en voit plus du tout; et s'il en existe encore, ils sont cachés sous terre.» Ainsi les Païens parlaient à ces hommes qui n'étaient pas sur leurs gardes, et leur faisaient ouvrir leurs portes: entrés dans les places de ces gens trompés, ils pillaient les maisons et les églises; ils enlevaient les jeunes gens et les jeunes filles, et tout ce qui était précieux et desirable. C'est ainsi que, semant partout le mensonge, ils prévenaient l'arrivée des Français. Quand les Chrétiens eurent appris ces choses, ils se mirent à la poursuite des Païens: ils pénétrèrent sur un territoire aride et inhabitable, dans lequel ils faillirent périr de faim et de soif. S'ils découvraient des grains qui n'étaient pas mûrs encore, ils arrachaient les épis, et, après les avoir frottés, ils les mâchaient et les avalaient. Beaucoup d'hommes et de bêtes de charge périrent en ce lieu; un grand nombre de glorieux chevaliers furent contraints de marcher à pied; ceux qui en eurent le moyen se procurèrent, au lieu de chariots, des bœufs pour les porter eux-mêmes ou leurs effets. Peu après on entra dans une contrée fertile, abondante en vivres et en toutes sortes de biens; mais les nôtres ne purent y réparer leurs moyens de transport. Arrivés à Iconium, et, d'après l'avis des gens du pays, ils remplirent leurs outres d'eau, et après une journée de marche, ils se trouvèrent sur le bord d'un fleuve où ils passèrent deux jours à se reposer. Les coureurs qui précédaient toujours l'armée pour lui préparer des provisions et lui procurer des fourrages et autres choses nécessaires, entrèrent dans la ville d'Héraclée, où s'étaient réunis beaucoup de Turcs attendant les Chrétiens pour tâcher de leur nuire. Ils avaient dressé des embûches aux coureurs; mais les Français les attaquèrent hardiment, et sans beaucoup de peine les mirent en fuite et les dispersèrent. En conséquence, après l'expulsion des Turcs, la ville fut promptement soumise au pouvoir des Chrétiens, qui y passèrent quatre jours. Là Tancrède et Baudouin se séparèrent des autres chefs et entrèrent avec leurs troupes dans la vallée de Botrentot. Cependant Tancrède s'étant de nouveau séparé de Baudouin, gagna Tarse avec sa troupe: mais les Turcs, étant sortis de la ville, marchèrent à sa rencontre bien disposés à combattre. Tancrède, homme d'une singulière bravoure, ayant été attaqué par l'ennemi, le tailla vigoureusement en pièces, et poursuivit les fuyards jusqu'à la ville, devant laquelle il mit le siége. La nuit survenue, les Turcs s'enfuirent; et pendant cette nuit même les habitants crièrent à haute voix: «Français! triomphateurs et dominateurs du monde, les Turcs se sont retirés; la place vous est ouverte; arrivez, accourez, Français invincibles, pour l'occuper; accourez sans délai. Pourquoi tardez-vous?» Les gardes du camp entendirent fort bien ce discours; mais comme il était nuit, on remit au jour à délibérer sur l'affaire. Dès que l'aurore vint à luire, les chefs de la ville se présentèrent, se soumettant aux Chrétiens, eux et leurs biens, et choisissant Tancrède pour leur prince. Il s'éleva là un grand débat entre les princes: car Baudouin, qui commandait la plus nombreuse armée, était disposé à piller la ville ou bien à en réclamer la moitié. Or Tancrède, dont le caractère était modéré, aima mieux renoncer au commandement de la ville que de laisser piller les biens des citoyens qui s'étaient confiés à lui de bonne grâce. En conséquence, il donna le signal à ses troupes, et, au bruit des trompettes, il fit sa retraite avec quelque douleur, et Baudouin occupa seul toute la ville de Tarse. Sans aucun retard, deux villes importantes, Adena et Mamistra, se rendirent à Tancrède, ainsi que plusieurs places fortes. Cependant les autres princes avaient pénétré avec leurs troupes sur le territoire des Arméniens. A leur arrivée, la ville d'Alphia se rendit, et les habitants du pays confièrent leur défense à un guerrier nommé Siméon. La grande armée arriva devant Césarée de Cappadoce, qui fut rasée de fond en comble; toutefois les ruines qui en subsistent attesteront quelle fut son importance. Plastence, ville belle et riche par le territoire qui l'entoure, que peu auparavant les Turcs avaient assiégée durant trois semaines, mais n'avaient pu prendre en aucune manière, ouvrit volontiers et sans retard ses portes aux Chrétiens. Pierre d'Aufi en fit la demande et l'obtint des princes sans difficulté, pour la défendre et la tenir, ainsi que le pays, sous la foi du saint sépulcre de la Chrétienté. Boémond, qui excellait dans l'art de la guerre, ayant rassemblé l'élite de ses chevaliers, s'attacha vivement à la poursuite des Turcs, qui avaient assiégé Plastence, et qui se tenaient à peu de distance de la tête de l'armée pour lui nuire; mais il les suivit inutilement, car il ne put les atteindre. On arriva à Coxon, ville illustre et opulente, que ses habitants remirent volontairement entre les mains des Chrétiens leurs frères. L'armée fatiguée s'y reposa trois jours. On rapporta au comte de Toulouse que les Turcs, auxquels on avait confié la garde d'Antioche, s'étaient retirés en prenant la fuite. En conséquence, et de l'avis des siens, il choisit quelques hommes pour les envoyer en avant, afin d'éclairer soigneusement la route, et de prendre toutes sortes d'informations utiles. Cette mission fut confiée à des hommes de distinction, habiles dans l'art militaire, le vicomte de Châtillon, Guillaume de Montpellier, Pierre de Roas, et Pierre Raimond, se rendirent avec beaucoup de chevaliers dans la vallée d'Antioche, et apprirent que le rapport n'était pas fondé, car les Turcs se préparaient à défendre vigoureusement la place. Pierre de Roas, s'écartant des autres troupes, pénétra dans la vallée de Rugia: il y trouva beaucoup de Turcs qu'il tailla en pièces, vainquit et mit en fuite. Ayant appris le succès des entreprises des Chrétiens, et les fréquents désastres des Païens, les Arméniens rendirent à Pierre la ville de Rugia, ainsi que quelques châteaux. La grande armée avançait avec beaucoup de difficultés. On gravissait en rampant les montagnes escarpées et les rochers, ou l'on éprouvait tristement des pertes extraordinaires. Marchant avec peine et tombant sur cette impraticable route, on se meurtrissait et se brisait. Les chevaux roulaient dans d'horribles précipices. Un grand nombre de guerriers furent ruinés par la perte de leurs chevaux ou des bêtes de somme qui portaient leurs bagages. Après avoir à peine échappé à ces affreuses angoisses, ils arrivèrent devant une ville que l'on appelle Marasie. Les habitants apportèrent à nos troupes d'abondantes provisions. Elles y séjournèrent quelque temps, jusqu'à ce qu'elles fussent un peu rétablies. Ensuite elles entrèrent dans une vallée, belle, spacieuse et riche, dans laquelle est située la ville royale et fameuse d'Antioche, qui est la métropole et la capitale de toute la Syrie. C'est là que Pierre, prince des Apôtres, établit sa chaire pontificale. Depuis, par un jugement de Dieu secret mais juste, plusieurs églises d'Antioche ont été détruites et sans respect consacrées à des usages humains. Les coureurs de l'armée s'étant approchés du pont de fer, firent la rencontre d'une innombrable quantité de Turcs qui s'empressaient de fortifier la ville. En conséquence, les ayant chargés soudainement, car les Chrétiens marchaient toujours armés, ils les battirent dans cette rencontre imprévue. Beaucoup de Turcs ayant été tués, les coureurs ramenèrent à leur camp, qui était placé sur les bords du fleuve, des mulets que les Turcs conduisaient à la ville chargés de toutes sortes de vivres et de divers trésors. Le camp éprouva une joie extraordinaire, tant à cause de la victoire que par rapport aux riches dépouilles que leur rapportaient les coureurs. Aussi rendaient-ils à Dieu journellement et continuellement des actions de grâces, et chantaient-ils ses louanges pour l'éminente protection qu'il accordait contre les phalanges païennes à ceux qui, par amour pour lui, s'étaient tant éloignés de leur terre natale. [9,9] CHAPITRE IX. Boémond, ne cédant jamais à la paresse ni à la nonchalance (en effet cet homme était toujours en mouvement), gagna avec précaution et en secret, avec quatre mille chevaliers, les approches d'une porte d'Antioche. il y attendait ceux qui par hasard auraient voulu secrètement entrer ou sortir. Dès la pointe du jour, il fit venir son armée du lieu où elle était sous la tente, se rapprocha d'Antioche, et le mercredi 21 octobre il dressa ses pavillons, et assiégea virilement la ville par trois de ses portes, jusqu'au 3 juin. La place ne fut point investie par d'autres points, parce qu'ils étaient hérissés de montagnes et de rochers élevés autant qu'inaccessibles, à tel point qu'il n'y avait pas moyen de s'y établir pour le siége. Une crainte excessive s'empara des habitants d'Antioche et de leurs voisins, de manière que personne n'osait attendre l'approche des coureurs. Aussi, pendant près de quinze jours, tout resta tranquille. Le territoire des environs de la ville forme une vallée fertile et abondante en vignobles, remplie de fruits, offrant l'aspect agréable des moissons, couverte d'une forêt d'arbres, riche en jardins et opulente en pâturages. Beaucoup d'Armémiens et de Chrétiens de Syrie, dévoués aux Turcs, feignant de fuir, sortaient hardiment de la ville pour entrer dans le camp, remplissaient en mendiant l'office d'espions, et, à leur retour, faisaient aux Turcs des rapports sur ce qu'ils avaient vu: ce qui nuisait considérablement aux assiégeants. En conséquence, la garnison d'Antioche, connaissant les projets des nôtres, commença peu à peu à se montrer plus entreprenante: elle inquiétait beaucoup les Croisés par ses attaques, tuait ceux qu'elle pouvait surprendre, et causait un grand mal par le pillage et par d'autres entreprises. Elle interceptait toutes les routes des environs, et fermait aux Chrétiens toute communication avec la mer et les montagnes. Ainsi ceux qui étaient devant la place étaient plus resserrés que ceux qui étaient dedans. D'un château voisin assez fort, nommé Harenc, les Turcs fondaient sur les assiégeants, dont un grand nombre tombaient dans les embûches des gens du pays. Dans leur douleur, les princes chrétiens marchèrent aux Turcs, les provoquèrent au combat, puis, feignant de fuir, se replièrent à dessein vers un lieu où Boémond s'était mis en embuscade avec sa troupe. Deux mille Chrétiens y périrent, mais Boémond, valeureux combattant, sortit tout-à-coup de l'embuscade, attaqua les Turcs, en tua un grand nombre, et en prit quelques-uns vivants, auxquels il fit solennellement, et pour servir de spectacle, trancher la tête devant une porte de la ville. Ensuite, les assiégeants bâtirent sur le sommet d'un mont que l'on appelle Maregard, un château qu'à tour de rôle chacun des plus braves gardait pendant quelques jours. Cependant les vivres diminuaient, parce qu'on n'osait courir au loin et qu'on ne pouvait acheter de nouvelles provisions. On avait consumé avec prodigalité ce que l'on avait trouvé dans la vallée. Les subsistances par conséquent étaient fort chères, la famine se présentait avec toutes ses horreurs; les vivres manquaient de jour en jour, et dans la place l'ennemi en témoignait sa satisfaction par de grandes démonstrations de joie. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1097, après avoir célébré la Nativité du Christ, le duc Boémond et Robert de Flandre se mirent en marche, non sans exciter la douleur de ceux qui restaient, et avec eux plus de vingt mille hommes, tant cavaliers que fantassins, se dispersèrent vers les lieux habités par les Sarrasins. Beaucoup d'Arabes et de Turcs venus de Jérusalem, de Damas, et d'autres villes de diverses contrées, s'étaient réunis pour secourir Antioche. Quand ils surent que les Chrétiens s'étaient dispersés sur leur territoire, ils éprouvèrent une grande joie, espérant qu'ils les vaincraient certainement, parce qu'ils les croyaient en petit nombre, et purs aventuriers. En conséquence, dans le silence de la nuit, ils disposèrent en embuscade deux corps de troupes, l'un en tête et l'autre en queue des Croisés. Au point du jour, le vaillant comte de Flandre et Boémond tombèrent de concert sur l'ennemi, puis invoquant le nom de Jésus, avec un signe de croix, ils combattirent vigoureusement et tuèrent beaucoup de Païens. Toutefois les Chrétiens tirèrent peu de parti de leurs dépouilles, parce qu'ils n'eurent pas le loisir de les poursuivre ni de faire de butin. Cependant les Turcs qui formaient la garnison d'Antioche, ayant appris que Boémond avait quitté le siège, sortaient sans crainte, et s'avançaient jusque dans le camp. En effet, ils avaient su, par leurs espions, qu'ils y trouveraient moins de résistance. Un certain jour, ils y pénétrèrent, et attaquèrent de près les Chrétiens, sans savoir encore que leurs compatriotes avaient été vaincus. Ce jour, les Arabes commirent de grands ravages dans le camp, et beaucoup de Chrétiens périrent. Parmi ceux-ci tomba le porte-enseigne de l'évêque du Puy: s'il ne se fût trouvé dans l'intervalle qui séparait le camp d'avec la ville, des terrains marécageux, et qui ne laissaient aucun passage si ce n'est à grand'peine, ces barbares s'élançant à toute bride auraient détruit les tentes et exercé leur rage sur les Chrétiens, qui avaient déjà assez souffert. Boémond revenant sur ses pas après son expédition contre les Sarrasins, et n'ayant trouvé que peu de butin, gagna quelques autres points montueux; malheureusement le pays avait été tellement dévasté que beaucoup d'habitants sans occupation s'étaient retirés. Ainsi le fruit de son expédition se borna à déployer son triomphe sur les Turcs; mais aucune victoire n'apaise la faim là où l'on ne trouve rien à manger. Il y a peu de durée pour la joie que le défaut de pain vient contrister. Boémond rentra au camp, qui souffrait cruellement des horreurs de la famine. Les Arméniens et les Syriens, dont l'avidité était insatiable, voyant revenir les Chrétiens sans butin, parcouraient les lieux écartés qui offraient quelque avantage, apportaient au camp ce qu'ils avaient trouvé de vivres à acheter, et vendaient très-chèrement ce qu'ils avaient obtenu à vil prix. Le fléau des maladies affligeait les assiégeants: les plus riches faisaient beaucoup de dons aux pauvres, et à ceux qui mendiaient de porte en porte; mais ils ne purent long-temps soutenir tant de milliers de malheureux. Dans cet état, quelques personnes songèrent à s'évader du camp. Guillaume Charpentier et Pierre l'Ermite prirent la fuite en secret; mais Tancrède les ayant découverts, les fit saisir, les accabla d'injures, et les força de retourner à l'armée. Ensuite Boémond les ayant fait conduire devant lui, leur fit de sévères réprimandes, et leur infligea la punition qu'ils méritaient. Les hommes et les chevaux avaient également à souffrir, et n'avaient aucun espoir d'échapper. Ces animaux manquaient tellement aux Chrétiens que, dans toute cette grande armée, on trouvait à peine mille chevaliers qui se servissent de chevaux. Le Grec Tatan, chef des gardes de l'empereur, pâlit d'effroi et redouta la mort au milieu de tant de désastres: il fit beaucoup de promesses à ses compagnons pour l'avenir, et se fit envoyer en députation auprès de ce monarque: il partit, mais on ne le revit plus. Il raconta magnifiquement à Alexis toutes les prouesses, la fidélité et les souffrances de tout genre des assiégeants; il engagea Gui, fils du duc Guiscard, et d'illustres seigneurs français, qui marchaient avec beaucoup de compagnons, mais que l'empereur avait retenus honorablement à Constantinople, à se rendre en toute hâte auprès de leurs frères d'armes. Ayant appris ce qui se passait, ce prince rassembla une grande armée, et se mit en marche avec beaucoup de troupes pour secourir les Chrétiens; mais de mauvais conseils, comme nous le dirons par la suite, l'empêchèrent de poursuivre sa bonne entreprise. Cependant les Croisés, réduits à l'extrémité, s'évadaient furtivement, se portant où ils croyaient trouver de quoi vivre. Personne n'osait s'avancer vers la mer, parce que de ce côté les routes, et même les lieux les plus impraticables, étaient gardés. Voilà que de nouveau le bruit se propagea qu'une innombrable armée de Turcs approchait, et menaçait chacun d'une mort prochaine: ils étaient, dit-on, si nombreux, que l'étendue de plusieurs stades ne leur suffisait pas. Glacés d'effroi, les Chrétiens pâlissaient, et beaucoup d'entre eux tendaient leur cou languissant. La noblesse toutefois osait parler de batailles. Tous les grands s'étaient réunis et se donnaient de mutuelles exhortations: ce que voyant, l'habile Boémond les félicita grandement, et les engagea par de sages conseils et d'éloquents discours à combattre. Il donna ordre à l'infanterie de rester au camp et d'observer soigneusement les portes de la ville, de peur que les habitants ne les ouvrissent pour faire librement des sorties. Tous les chevaliers s'étant armés en invoquant le nom du Seigneur Jésus, et munis de la sainte communion, sortirent des lignes au milieu des lamentations universelles. Personne ne s'en fiait à soi-même, ni prêtres, ni femmes, ni gens du peuple, ni chevaliers: ni les uns ni les autres n'avaient l'espérance de se revoir. Ceux-ci et ceux-là se précipitaient dans les bras de ceux qui leur étaient chers, et tous versaient des torrents de larmes. Les chevaliers s'établirent sur le fleuve que l'on appelle de son ancien nom Daphné, et qui passé entre Antioche et un lac: ils apprirent que les Turcs s'étaient rassemblés au château de Harenc, au delà du pont de fer. Sans nul retard, les chefs chrétiens se réunirent avant le jour, et, dès que l'aurore commença à luire, ils envoyèrent en avant d'habiles gens à la découverte. Revenus en toute hâte, ceux-ci crièrent que les Turcs arrivaient, et qu'ils étaient formés en deux corps nombreux. En effet, ils avaient vu leur marche rapide de l'autre rive du fleuve. Alors les chefs chrétiens s'entretinrent de l'ordonnance de la bataille, et en confièrent le soin à Boémond. En conséquence il forma six corps: cinq d'entre eux marchèrent pour soutenir le poids du combat et repousser les troupes ennemies en les chargeant efficacement. Boémond, avec le sixième corps, marchait au pas le dernier, prêt à se porter où il serait nécessaire, ainsi qu'à secourir au besoin tous les autres, et si les Turcs triomphaient des premiers, disposé à soutenir toutes leurs charges. Les clairons sonnaient, les trompettes se faisaient entendre avec éclat; on entendait les cris de l'une et l'autre armée, et de part et d'autre s'engageait un combat opiniâtre. On se touchait de près: déjà les armures heurtaient les armures; déjà le bouclier était repoussé par le bouclier, et les épées étaient rompues par les lances fracassées. Des troupes fraîches se joignirent aux Turcs et poussèrent vigoureusement les Chrétiens. Les Français ne pouvaient soutenir les vives attaques de tant de nations rassemblées; chancelants, ils étaient forcés de céder. Les clameurs et le bruit étaient excessifs, et il tombait une grèle de traits qui couvrait les airs comme d'un nuage. Boémond, qui voyait tout et qui semblait être tout yeux, s'écria: «O Christ! soutiens tes Chrétiens.» Puis il ajouta: «Robert (car Robert, fils de Girard, portait son drapeau), cours rapidement à toute bride, et porte avec intrépidité du secours aux Chrétiens chancelants: souviens-toi, je te prie, de nos parents, et ne ternis pas le titre glorieux de Français. Sache que nous allons recevoir soudain l'assistance du ciel; mais Dieu veut que, comme de vaillants champions, nous méritions et gagnions le prix du courage.» Robert s'étant muni du signe de la sainte croix, et entouré de quelques corps auxiliaires, se présenta en toute hâte et marcha, intrépide chevalier, au devant des Turcs féroces. Il attaqua de si près les Infidèles, qu'il faisait voler sur leur face les franges du drapeau de Boémond, et, poussant de grands cris, il jeta quelque effroi dans leurs cœurs. A cette charge et à ces clameurs de leur capitaine, les Français reprirent courage et bondirent sur les Turcs tous ensemble. Le fracas des armes était effrayant, et une vive flamme jaillissait de l'airain des casques; les blessures succédaient aux blessures, et les champs étaient empourprés par des flots de sang: partout s'offraient à la vue les entrailles arrachées, les têtes coupées, les corps réduits à leur tronc. Aussi les Turcs, saisis d'un excessif effroi, voyant leurs bataillons rompus, prirent soudain la fuite, et furent aussitôt poursuivis par les nôtres au delà du pont de fer. Les Turcs perdirent là beaucoup de cavalerie, car il ne se trouva pas d'infanterie à cette bataille. Les Chrétiens, ayant remporté un grand triomphe, retournèrent joyeux vers leurs frères, amenant avec eux beaucoup de chevaux, dont on manquait particulièrement, et chargés du grand butin qu'ils avaient fait dans le combat. Les Turcs, assez confus, se retirèrent au château d'Harenc, qu'ils brûlèrent après l'avoir dévasté; puis ils prirent la fuite. Les Arméniens et les Syriens, témoins de cet événement, s'empressèrent d'occuper les défilés, et tuèrent un certain nombre de Barbares; ils firent aussi quelques prisonniers, et remirent entre les mains des Chrétiens le château d'Harenc. Les Français rapportèrent dans leur camp cent têtes des ennemis qui avaient été tués, pour consoler leurs frères d'armes et abattre le courage des assiégés. Les envoyés de l'émir de Babylone, qui avaient été expédiés de cette ville vers Antioche, et qui étaient restés sous leurs tentes, virent ce spectacle. Ceux des assiégeants qui n'avaient pas quitté le camp avaient combattu tout le jour contre la garnison de la ville, dont ils n'avaient cessé d'observer les trois portes, pour l'empêcher de faire des sorties. Ce combat eut lieu le 13 février, le mardi qui précédait le commencement du jeûne de carême. Quoique les habitants d'Antioche eussent toujours été vaincus dans les différens combats, et qu'il en manquât beaucoup, tant en tués qu'en blessés et en prisonniers, la population était si considérable encore dans la ville que les assiégés, de plus en plus irrités, attaquaient plus vivement les Chrétiens, répandaient incessamment la terreur jusque dans le camp, faisaient de fréquentes sorties, et portaient partout la mort. Outre ces calamités, les Chrétiens avaient beaucoup à souffrir, n'osant ni lever le siége ni s'écarter du camp. Les contrées voisines avaient été tellement dévastées qu'on n'y pouvait plus trouver aucune espèce de subsistance. Les Turcs, au contraire, qui connaissaient les ressources des localités, allaient de tous côtés au fourrage, et tendaient avec succès des embûches aux Chrétiens. D'ailleurs toutes les cités, les places fortes et les bourgades, les hommes comme les femmes, tout enfin était leur ennemi. Il n'était pas de lieu dont le passage ne fût fermé, de peur qu'il ne leur vînt des marchands de subsistances. Aussi étaient-ils en danger de souffrir toutes les horreurs de la famine. En conséquence la noblesse, dans sa pitié, était fort inquiète sur les moyens de pourvoir aux besoins du peuple. On se détermina à fortifier une mosquée pour interdire aux Turcs le passage sur le pont. On décida en outre que le duc Boémond et Raimond, comte de Toulouse, se rendraient au port-Saint-Siméon, et ameneraient au siége la troupe qui y avait été placée. En conséquence de ces décisions, ceux qui restèrent au camp se disposèrent tous, sans quitter le glaive, à commencer la fortification. De leur côté, les Turcs, non moins nombreux ni moins forts que les Français, marchèrent sur eux et les attaquèrent si vigoureusement qu'ils les mirent en fuite, et en tuèrent beaucoup. Ensuite ayant découvert que deux des principaux chefs s'étaient mis en marche pour le port Saint-Siméon, ils dressèrent adroitement de secrètes embûches, et lorsque les nôtres revinrent de ce port, ils les chargèrent vigoureusement. Les Sarrasins frappaient les Chrétiens à coups de flèches, d'épées, de lances et de traits de toute espèce; ils leur faisaient sans pitié voler la tête, et, grinçant des dents, ils poussaient de grandes clameurs. Cependant les deux chefs dont nous avons parlé ramenaient avec eux une troupe mal armée et peu guerrière. Peu de ces Chrétiens purent soutenir long-temps l'attaque cruelle de ces furieux; il en périt dans le combat plus de mille; le reste prit la fuite. Tel est le sort des batailles; telles sont les vicissitudes et des hommes et des temps. Personne n'est toujours heureux; personne ne se réjouira ni ne s'est réjoui toujours dans une felicité continuelle. C'est pourquoi, dans la prospérité, il faut redouter le malheur, et se précautionner contre lui, tandis que, dans l'infortune, il faut espérer et desirer le bonheur. Le bruit de la défaite des Chrétiens contrista profondément ceux qui étaient restés au camp, d'autant plus qu'on ne dit pas le nombre des vivants et des morts. Plusieurs se sauvèrent en gravissant les montagnes et regagnèrent au plus vite le camp. Boémond, prenant le plus court chemin, y arriva avant le comte de Toulouse, et fit un rapport sincère de la défaite des siens. Plus irrités qu'effrayés, les Chrétiens attaquèrent de concert leurs ennemis, et, excités par la mort de leurs frères d'armes, chargèrent virilement les Païens. On combattit de part et d'autre avec acharnement. Les Turcs avaient traversé le pont et marché hardiment à la rencontre des Chrétiens, qui, contre toute espérance, les accueillirent avec fureur. Accablés, ils voulurent se sauver par la fuite, mais ils trouvèrent la mort dans leur déroute. Leur fuite trouvait des obstacles dans un pont étroit ainsi que dans un fleuve rapide et profond. Ils n'avaient pas d'autre passage, personne ne pouvait passer à gué aux environs du pont; à peine quelques-uns purent-ils se sauver à la nage. Une grande multitude de cavaliers allait gagner le haut du pont. Les Français, ardents à venger la mort de leurs frères et à remporter la victoire, s'appliquaient à tailler en pièces ces bêtes féroces. Dans leur fureur insatiable, ils portaient partout la mort avec leurs lances et frappaient de près avec leurs épées. Ils précipitaient les uns dans les flots, et perçaient les autres mortellement à coups de glaive. Le fleuve était tout rouge de sang et couvert de cadavres. Le vaillant duc Godefroi atteignit de son épée, dans le dos, un guerrier de haute taille, couvert d'une cuirasse d'or, et d'un coup violent le coupa en deux comme un faible poireau. La tête avec les épaules et la partie supérieure du corps, depuis la ceinture, tombèrent dans le fleuve, tandis que la partie inférieure resta sur son rapide coursier. Le cheval, n'ayant plus de conducteur, était sans cesse piqué par les éperons, et prévenant à toute bride la marche des fuyards, entra dans la ville. Dès que tout le peuple qui était sur les murs et les fortifications aperçut ce spectacle, il trembla d'effroi et poussa de grandes lamentations sur l'exploit merveilleux du vaillant héros. Un jour de mille morts, ce jour luisait pour les Païens, et presqu'aucun des spectateurs ne pouvait échapper au trépas. Du haut des murs et des tours, où elles étaient en observation, les femmes contemplaient l'infortune des leurs et portaient envie aux prospérités des Français. Dans ce combat douze de ces princes qu'on appelle émirs, et quinze cents des principaux chevaliers trouvèrent la mort; les autres, glacés de terreur, n'eurent pas l'audace d'attaquer les Chrétiens. L'obscurité de la nuit sépara les combattants. Les Chrétiens, se réjouissant en Jésus-Christ, rentrèrent victorieux au camp, emmenant avec eux beaucoup de chevaux avec d'amples dépouilles. Le lendemain matin les Turcs enlevèrent leurs morts et les ensevelirent au delà du pont, auprès d'une mosquée, devant la porte de la ville. Ils enterrèrent aussi leurs manteaux et leurs precieux vêtements, et y joignirent, pour le service des défunts, leurs arcs, leurs flèches et plusieurs besans. Les Chrétiens s'en étant aperçus les exhumèrent, ravirent ce qui excitait leur avidité, et jetèrent outrageusement tous les corps dans une même fosse. Ils envoyèrent vers la porte de la ville quatre mulets chargés des têtes des Païens. Ce que voyant les habitants ainsi que les députés de Babylone éprouvèrent une vive douleur, et furent mortellement contristés. Trois jours après, les Chrétiens commencèrent à bâtir la forteresse dont nous avons parlé ci-dessus, et la revêtirent de pierres enlevées aux tombeaux. Quand ce travail fut suffisamment avancé, on serra l'ennemi de plus près. Alors les Français, avec plus de sécurité, faisaient des courses dans les montagnes, et s'occupaient plus librement à transporter de la paille et d'autres approvisionnements. [9,10] CHAPITRE X. Mais ils n'avaient pas encore établi de tentes sur l'autre rive du fleuve, que les Turcs parcouraient sans danger. Dans cette circonstance, d'après une délibération générale, on bâtit un fort au delà du fleuve, et le magnanime Tancrède se chargea de sa garde avec les plus braves chevaliers de France: car tous les autres avaient refusé cet emploi. En conséquence, s'étant mis à la tête de ses frères d'armes et de ses amis, il fortifia cette place, pressa vigoureusement la ville assiégée, et, sans prendre de repos, observa les routes et même les lieux impraticables. Un certain jour, il rencontra des Syriens et des Arméniens qui, comme à l'ordinaire, portaient abondamment à Antioche les provisions qui lui étaient nécessaires; les ayant attaqués aussitôt, il leur enleva ce dont ils étaient, chargés, et glorieusement enrichi de dépouilles opimes et de vivres, il en secourut ses compagnons. Les habitants de la ville et tous leurs partisans furent vivement effrayés, et eurent beaucoup à souffrir d'infortunes et de calamités fréquentes. Les Français, doués d'un caractère fier, naturellement courageux, avaient l'habitude d'être expéditifs à la guerre. C'est pourquoi ils avaient entrepris ce voyage dans les contrées lointaines et parmi les nations étrangères. Pleins de courage, dans leur détresse, ils élevaient vers Dieu leurs gémissements, invoquaient son assistance dans leurs besoins; et pour les fautes auxquelles l'humanité est sujette, ils faisaient fréquemment pénitence avec dévotion. Un certain Pyrrus de Dacie, émir issu du sang des Turcs, occupait trois tours dans la ville assiégée: il avait fait un pacte d'amitié, par l'entremise de négociateurs fidèles, avec Boémond, qui avait entendu dire de lui beaucoup de bien. En conséquence, ils avaient fréquemment des communications au moyen d'interprètes sûrs et de signaux convenus. Quelquefois Boémond l'excitait à embrasser le christianisme; quelquefois il le pressait, par diverses promesses, de rendre la ville, et, en homme habile, ne négligeait aucun moyen de réussir. Tantôt il l'effrayait, en lui montrant les calamités qui menaçaient Antioche; tantôt il cherchait à l'attirer au christianisme en lui parlant des grandes récompenses que Dieu destine glorieusement aux siens. Enfin Pyrrus accepta les propositions de son illustre ami; il offrit de lui livrer ses trois tours, promit de lui donner son fils en otage, et l'engagea fortement à se hâter de terminer cette opération. Le prudent Boémond cacha avec précaution la joie intérieure qu'il éprouvait, et, selon la circonstance, contint l'expression de son visage et de sa bouche. Ensuite, ayant entretenu les chefs chrétiens de la difficulté de prendre la ville, des ennuis excessifs d'un siége prolongé, de la louable constance de l'armée victorieuse, il les engagea tous à céder la principauté d'Antioche à celui des leurs qui pourrait s'en emparer à prix d'argent ou de vive force, par traité d'amitié ou par quelque stratagême. Les grands repoussèrent cette proposition, et déclarèrent que la ville devait appartenir à tous, puisque tous avaient contribué, par des efforts communs, aux fatigues de l'entreprise. Après avoir entendu divers discours, le prudent guerrier garda le silence, et attendit une occasion favorable pour faire réussir ses projets. Peu de temps après, la fortune, messagère de malheurs, annonça dans le camp que les Turcs, les Publicains, les Agulans, les Azimites et plusieurs autres peuples païens étaient en marche, et s'étaient unis pour faire la guerre aux Chrétiens. Déjà des rapports certains venaient confirmer la réalité du péril qui menaçait. En conséquence les chefs chrétiens eurent une entrevue, et spontanément dirent ce qui suit à Boémond: «Vous voyez dans quelle position critique se trouvent nos affaires. Si vous pouvez vous emparer de la ville, soit par prières, soit par argent, nous vous l'accordons d'une commune voix, sauf en toutes choses le serment que nous avons prêté à l'empereur avec votre approbation. Si ce prince arrive, comme il nous l'a promis, à notre secours, et garde la foi jurée, nous ne voulons pas être parjures: ainsi, soit dit sans vous déplaire, nous lui remettrons la place; sinon elle sera mise en vos mains pour toujours.» Alors Boémond s'adressa à Pyrrus par des messages répétés, et celui-ci, sans nul retard, lui envoya son fils en otage. «Que vos hérauts, dit-il, publient à haute voix dans votre camp que les Français, se préparant dès aujourd'hui, entreront demain sur le territoire des Sarrasins pour le piller. Par ce moyen, nous cacherons nos projets à l'une et à l'autre armée. Quand la garnison croira qu'une grande partie des assiégeant se sera éloignée, moins inquiète elle profitera du calme de la nuit pour se livrer au repos. Pendant ce temps-là, marchez en hâte et sans bruit: disposez les échelles: évitez toute espèce d'éclat; montez sur les murs promptement et avec confiance, et emparez-vous de mes tours, comme je vous l'ai promis. Ensuite occupez-vous de faire réussir l'entreprise. Usez du glaive, et n'ayez pas le tort de rien négliger de ce qu'il faut faire. Quant à moi, sans m'endormir et fort attentif à tout, j'attendrai votre arrivée.» En conséquence Boémond ordonna à son héraut, qui était surnommé Male-Couronne, d'annoncer dans tout le camp que l'armée devait aller ravager le territoire ennemi. Toutefois il confia son secret au duc Godefroi, au comte de Flandre, au duc de Normandie, au comte de Toulouse, à l'évêque du Puy et à quelques autres princes. Quant à Tancrède et à ses conseillers, ils avaient eu connaissance de cette affaire dès son origine. Etienne de Blois était absent; retenu par une grande maladie, à ce qu'il assurait, il s'en était allé à Alexandrette pour se rétablir jusqu'à sa convalescence. L'armée chrétienne, ignorant de quoi il s'agissait, sortit du camp vers le soir: ayant suivi quelques chemins écartés, elle se trouva avant l'aurore près de la ville, où elle arriva par les chemins les plus courts. Cependant Boémond ordonna à ceux en qui il avait le plus de confiance de placer avec précaution contre le mur une échelle qu'il avait préparée, d'y monter en confiance et sans bruit, et de faire prudemment, par la force des armes et les ressources du courage, tout ce qui serait convenable. Un certain Lombard nommé Payen monta le premier, non sans une grande crainte. Foulcher de Chartres, Roger de Barneville, Goisfred Parented de Champ-Segré, et près de soixante autres Croisés le suivirent. Pyrrus s'empressa de les accueillir et de les introduire dans ses tours. Ensuite, quand il vit qu'il n'en arrivait pas d'autres, plein de tristesse, il s'écria, dit-on, dans sa langue maternelle: «Heu, heu, michro Francos ethome;» c'est-à-dire, nous avons là peu de Français. En conséquence le Lombard se hâta de descendre par l'échelle, et dit de loin à Boémond qui attendait: «Que faites-vous? est-ce que vous dormez? Envoyez promptement ceux qui doivent nous joindre, car nous avons déjà trois tours sans avoir fait aucune perte. Autrement vous nous perdez, nous, la ville et votre ami, qui vous a confié toutes ses espérances et même sa vie.» A ces mots, Boémond et ceux qui étaient près de lui prennent leur course plus prompts, que la parole, montent en grand nombre, et, guidés par Pyrrus, s'emparent de sept autres tours. Ayant égorgé tous ceux qu'ils y trouvent, ils jettent de grands cris sur les murs et dans les places, se dispersent partout, et font main-basse sur tout ce qui se présente. Les citoyens fatigués par les travaux d'un long siége avaient peine à s'éveiller, et à demi endormis sortaient sans armes, de leurs maisons; étourdis par le sommeil et par tant de clameurs, ils tombaient sans précaution dans les troupes de leurs ennemis en bon ordre, et ignorant ce qui s'était passé, s'adressaient à eux comme à leurs amis. Aussi partout où ces rencontres avaient lieu, ces gens tombaient comme des brebis sous le coup de la mort. Un frère utérin de Pyrrus fut tué. Cependant tant de gens s'étaient mis à monter par l'échelle qu'elle se rompit en éclats, de manière que ceux des assiégeants qui, du pied des murs, voulaient joindre leurs efforts à ceux des autres, ne pouvaient secourir ceux qui combattaient en haut. Dans un tel accident la bonté de Dieu vint au secours des affligés: car à peu de distance de l'échelle, par la permission divine, les Chrétiens, tâtant vers la gauche, rencontrèrent une porte qu'ils avaient vue en faisant des recherches les jours précédents, ils la brisèrent et entrèrent au plus vite. Alors s'éleva un horrible bruit; les Chrétiens trouvèrent une ample occasion de combats, et les Turcs, plongés dans le sommeil et le vin, furent livrés aux plus cruelles angoisses de la mort. Pendant que les Païens voulaient se soustraire à l'imminence d'un tel danger, ils tombaient au milieu des troupes chrétiennes, et ne pouvant éviter leur rencontre malgré leur empressement à la fuir, ils trouvaient un trépas soudain. Par l'ordre de Boémond, on arbora son étendard dans Antioche, et on le plaça près d'un point fortifié qui était dans la ville sur une haute colline. Les Chrétiens s'emparèrent d'Antioche le mercredi 3 juin, et y mirent à mort une innombrable quantité de Païens. Dans cette nuit on n'épargna ni l'âge, ni le sexe, ni la condition de qui que ce fût. La nuit répandait son obscurité sur toutes choses: c'est pourquoi on ne pouvait distinguer les sexes. Le jour vint à luire, et ceux qui étaient restés au camp, réveillés par les clameurs du peuple en tumulte et par les sons de la trompette, aperçurent l'étendard de Boémond, le reconnurent et virent avec plaisir que la ville avait été prise. En conséquence, ils coururent aux portes, s'y introduisirent, et de tous leurs efforts secondèrent leurs compagnons. Ils tuèrent sans balancer tout ce qu'ils trouvèrent de Turcs cherchant à se soustraire par la fuite au sort qui les attendait. Toutefois quelques-uns d'eux s'enfuirent par les portes, parce qu'ils ne furent pas découverts par les Français toujours trop impétueux. Cassien, seigneur des Turcs, émir d'Antioche, se cacha parmi les fuyards, et dans sa fuite parvint sur le territoire qu'occupait Tancrède. Là il fut contraint de s'arrêter à cause de l'extrême fatigue de ses chevaux et de ses compagnons, et il entra dans une chaumière. Dès que les Syriens et les Arméniens, habitants de cette contrée, qui avaient eu beaucoup à souffrir de la part de Cassien, connurent le lieu de sa retraite, près de vingt d'entre eux marchèrent à lui, le prirent, lui tranchèrent la tête, et la présentèrent à Boémond. Ils s'attirèrent ainsi ses bonnes grâces, et jouirent de la liberté qu'ils desiraient. Ainsi périt Cassien trompé par l'adverse fortune. Il est incertain s'il s'était enfui dans la déroute générale ou s'il était allé demander du secours à ses compatriotes: cette dernière supposition semble probable, car s'il se fût retiré dans son fort, il eût trouvé plus d'avantages pour lui et pour les siens. Toutes les places de la ville étaient tellement occupées par des monceaux de cadavres que personne n'y pouvait trouver un libre accès. Les carrefours et les rues étaient encombrés d'ennemis égorgés: aussi tous ceux qui les traversaient éprouvaient-ils un excès d'horreur, et souffraient-ils une infection extrême. [9,11] CHAPITRE XI. Beaucoup de troupes qui, au bruit de la prise d'Antioche, étaient arrivées à son secours ou qui étaient en marche pour y venir, furent massacrées. Parmi ceux qui échappèrent, les uns se réfugièrent dans la citadelle, les autres se dérobèrent à la mort par la fuite. Samsadol, fils de Cassien, se rendit auprès de Curbaran, chef des troupes du Soudan roi des Perses, et les larmes aux yeux lui raconta les calamités de son père et de sa patrie. Pendant que la ville était assiégée par les Occidentaux, Cassien avait engagé Curbaran à venir avec beaucoup de troupes pour la délivrer. Trois jours après que la ville eut été prise par les Chrétiens, Samsadol se livra à Curbaran ainsi que tout ce qu'il possédait, avec, la citadelle qui menacait la ville, et l'anima contre les ennemis à force de plaintes, de larmes et de promesses. Curbaran était entreprenant, belliqueux, prudent, riche et avide de louanges. Il avait obtenu du calife, chef religieux de sa nation, la liberté d'exercer toutes sortes de cruautés contre les Chrétiens; et il avait juré qu'il ne rentrerait pas dans ses foyers avant d'avoir soumis à ses armes la Syrie, la Romanie et même la Pouille. Il avait une grande confiance dans sa puissance, parce qu'il avait sous ses ordres d'innombrables nations. En effet, le roi de Damas et l'émir de Jérusalem, les Turcs et les Agarins, les Arabes et les Publicains, les Azimites, les Curdes, les Perses s'étaient joints à lui, ainsi que trois mille Agulans, qui étaient tout couverts de fer, ne craignaient ni les flèches ni les lances, et ne portaient à la guerre d'autres armes que des épées. Tous ces ennemis vinrent camper au pont du Fer; ils prirent aussitôt cette forteresse, et mirent à mort sans délai toute la garnison, à la réserve du commandant qu'ils chargèrent de chaînes de fer, et qui, après la guerre, fut trouvé vivant et enchaîné. Les Agarins enlevèrent à de pauvres gens quelques armes chétives, telles qu'une épée rouillée, une petite lance et un arc sans valeur: ils les offrirent avec dérision à Curbaran, pour se moquer des Français: celui-ci les envoya dans le Khorasan avec beaucoup de reproches et de moqueries, et, par ses vaines forfanteries, anima contre le Christ les idolâtres insensés. Pendant que ces choses se passaient, la mère de Curbaran vint d'Alep trouver son fils, et se mit à le blâmer vivement de son entreprise. Elle lui prédit positivement qu'il serait vaincu par les Chrétiens, et que dans la même année, il périrait de mort subite loin du champ de bataille. Cette femme était âgée, car elle était centenaire; elle prédisait l'avenir, connaissait bien les constellations, et possédait entre autres sciences celle des triangles. Le héros fanfaron fit à sa mère de superbes promesses pour obtenir son silence; et le troisième jour, ayant pris les armes, il se rendit avec des forces considérables dans la forteresse qui lui était confiée. Les Chrétiens marchèrent à la rencontre des Infidèles; mais ils ne purent tenir contre une si grande et si puissante multitude. Ils furent bientôt forcés de se retirer dans la ville, et un grand nombre d'entre eux qui s'étaient précipités dans l'étroit passage des portes y périrent étouffés. En effet, les Turcs les avaient attaqués vigoureusement. Il en résulta pour les Chrétiens un grand désespoir. Cependant ils s'entreconsolaient et se préparaient à recommencer le lendemain le combat. Quelques-uns toutefois, tremblants outre mesure, eurent la bassesse de songer à fuir pendant la nuit. En effet, Guillaume de Grandménil, et Alberic son frère, Gui Troussel, Lambert-le-Pauvre et plusieurs autres étaient encore épouvantés de la bataille de la veille; et, se préparant à fuir le lendemain, ils avaient attaché des cordes aux murailles. C'est pourquoi, à leur éternelle honte, on les appela les furtifs funambules. Toute la nuit, ils marchèrent à travers des lieux hérissés de précipices, et parvinrent à pied, les mains et les pieds écorchés, avec beaucoup de compagnons, au port Saint-Siméon. Là, ils trouvèrent un grand nombre de vaisseaux, et ne manquèrent pas d'effrayer, par les plus sinistres nouvelles, les nautoniers incertains dans le port, en leur disant que les Turcs avaient repris Antioche, et que les Chrétiens y avaient été détruits par les Païens. A ces mots, quelques-uns de ces marins coupèrent les câbles de leurs ancres, partirent aussitôt et déployèrent leurs voiles obliques au souffle des vents; d'autres plus nonchalants dissimulaient leurs projets, mais tous également étaient troublés et pâlissants. Pendant que ces choses se passent, voilà que les Turcs accourent tout à coup pour visiter le rivage; massacrent les matelots pris au dépourvu et tremblants, pillent les bâtiments restés dans le port, y mettent le feu, et taillent en pièces à leur gré tous les traîneurs. Les remparts de la ville tinrent bon tout le jour contre l'attaque des Turcs. D'après le conseil des gens sages, on éleva entre la ville et la citadelle un mur de pierres sèches et sans ciment. Cette simple construction fournit aux Chrétiens un moyen avantageux de défense, et présenta aux Turcs de grandes difficultés pour attaquer. Les Français se tenaient en armes près du mur avec un grand soin, sans se livrer au sommeil ni s'occuper de leurs autres besoins. Cependant la famine survint peu à peu, et força les assiégés à se nourrir de leurs chevaux, de leurs ânes, et de tout ce qu'ils pouvaient se procurer, même en objets immondes. Dans une si grande détresse, les fidèles invoquaient le Seigneur, et il les exauça. Le Seigneur Jésus-Christ apparut au milieu d'un chœur de saints à un certain prêtre à demi endormi, qui passait la nuit dans l'église de Sainte-Marie, et priait pour faire cesser l'affliction du peuple de Dieu. Il se plaignit de ce que les chevaliers chrétiens se livraient au libertinage avec des courtisanes étrangères, ou même de leur religion, et fit de grandes menaces à cette multitude débordée. Pendant qu'il parlait, on voyait briller sur sa tête une croix éclatante, à laquelle le prêtre reconnut le Rédempteur du monde, et devant laquelle il se prosterna dévotement pour l'adorer. Alors la bienheureuse Marie, mère de miséricorde, et saint Pierre, prince des apôtres, tombèrent aux pieds du Sauveur; et, par de pieuses supplications en faveur des Chrétiens affligés, cherchèrent à calmer son courroux, en se plaignant des Païens qui souillaient honteusement de leurs ordures la sainte maison de Dieu. Quand Marie et l'apôtre eurent terminé leurs prières, le Saint des Saints les exauça, et reprenant un front serein, il ordonna au prêtre de réprimander publiquement tout le peuple, d'employer tous les moyens pour le porter à la pénitence, et de promettre avec certitude, de la part de Dieu, à ceux qui se convertiraient fidèlement que, dans cinq jours, le ciel leur accorderait un secours favorable. Le prêtre attesta toutes ces choses, en jurant sur le saint Evangile et la croix, en présence de l'évêque du Puy et de toute la multitude. Aussitôt le peuple se répandit en lamentations, et tous s'entre-exhortaient à confesser leurs fautes. Le visage baigné de larmes, la tête couverte de cendres, les pieds nus, tous, dispersés dans les églises, priaient le Seigneur, imploraient son assistance, et demandaient conseil. Tous les chefs, d'après une délibération commune, jurèrent qu'aucun d'eux, tant qu'il vivrait, ne quitterait cette armée, jusqu'à ce qu'ils fussent entrés dans Jérusalem, et qu'ils y eussent embrassé le sépulcre du Seigneur. Tancrède aussi jura que tant qu'il aurait avec lui quarante chevaliers, il ne renoncerait pas à l'expédition de Jérusalem. Cette protestation ranima les Chrétiens, leur donna des forces et leur rendit la joie. Un certain clerc de Provence, nommé Pierre Abraham, raconta en ces termes à ses compagnons une vision qu'il avait eue. «Pendant le siége d'Antioche, dit-il, lorsqu'au dehors nous avions à souffrir de si graves angoisses et la disette de toutes choses, l'apôtre saint André m'est apparu; sur ma demande, il m'a fait connaître son nom, et m'a introduit dans l'église de Saint-Pierre, qui est située dans cette ville. Là, m'indiquant un certain lieu, il m'a dit: — Je veux que vous sachiez qu'ici, lors vous serez entré dans Antioche, vous trouverez la lance qui a percé le flanc du Sauveur sur la croix. Cette arme est très-sainte, et les Chrétiens doivent spécialement la révérer. — A ces mots l'apôtre disparut, et je n'ai eu assez de confiance en personne pour lui faire part de ce que j'ai vu. Après la prise de la ville, le même apôtre s'est encore présenté à moi. —Pourquoi, m'a-t-il dit, n'avez-vous pas fait l'enlèvement de la lance, homme sans courage que vous êtes? — Je lui répartis: — Seigneur, si je parlais de ces choses, qui me croirait? — Ne désespérez de rien, dit l'apôtre, ne désespérez de rien; tenez pour certain, comme je vous l'ai dit et démontré, que tout ce que je vous dis est vrai. Cette révélation sera profitable aux Chrétiens excédés de fatigue, en leur inspirant une confiance salutaire dans cette lance. D'ici à cinq jours, le Seigneur les visitera et les arrachera puissamment aux mains de leurs persécuteurs.» Pierre fit part à ses compagnons du conseil qui lui avait été donné par une voie divine; mais le peuple refusait de le croire, et se moquait de ses protestations. Pierre y persista, et les affirma par serment. Enfin le peuple le crut, et reprit ses anciennes forces pour supporter ses peines. Pendant ce temps les Turcs, qui occupaient la citadelle, faisaient fréquemment des sorties sur les Français, qui tenaient ferme autant qu'ils le pouvaient. Dans le premier engagement, Roger de Barneville trouva la mort, et fut enseveli par les Chrétiens, avec de grands regrets, dans l'église de Saint-Pierre. C'était un Normand de distinction, beau et Vaillant chevalier. Un jour, les Turcs enfermèrent trois Chrétiens dans une tour, et les Français, excédés de douleur, n'osèrent secourir ces prisonniers. Deux d'entre eux, grièvement blessés, parvinrent à s'échapper. Le seul Hugues de Forsennat, guerrier intrépide, qui appartenait à la troupe de Godefroi de Montaigu, se défendit virilement tout un jour. Réduit à ses propres forces, non seulement il renversa deux Turcs, mais encore son bras suffit pour arrêter une troupe qui le poursuivait. C'était un homme entreprenant, magnanime et digne d'éloges au dessus de tous les guerriers. Tant de calamités abattirent le courage des nôtres, qui avaient vu l'un des leurs combattre tout un jour, et n'avaient pu le secourir, qui l'avaient même entendu les appeler et ne lui avaient pas répondu. Quand les chefs faisaient appel à leurs soldats, ceux-ci ne s'y rendaient pas. Quand la trompette sonnait, ils se cachaient dans les maisons. Ils étaient même devenus tellement faibles et découragés, qu'ils redoutaient la bataille, après l'avoir long-temps demandée; et déjà ils desiraient la mort, comme des hommes sans cœur, sans honneur et sans force. Boémond et les autres chefs voyant que l'abattement de l'armée était trop grand pour qu'ils pussent la conduire jusqu'à la muraille qui séparait, par un léger intervalle, Antioche d'avec la citadelle, firent mettre le feu à la ville, et par ce moyen forcèrent les lâches à sortir du fond des maisons et des retraites où ils s'étaient cachés. On alluma le feu dans la partie de la ville où s'élevait le palais de Cassien, et depuis la troisième heure du jour jusqu'au milieu de la nuit l'incendie ne cessa point. Environ deux mille édifices, tant maisons qu'églises, furent la proie des flammes. Enfin le feu se ralentit, parce que la violence du vent se calma. Quand l'incendie en fureur fut parvenu jusque dans leurs retraites, les Chrétiens, ayant à peine le temps d'en enlever le butin, furent forcés de se réfugier auprès de leurs chefs, et prirent chacun leur poste aux portes de la ville pour y faire sentinelle. Le combat était continuel entre les Français et les Turcs assiégés. Déjà on ne se battait plus que du bras et de la main; déjà on s'attaquait de près, et il n'y avait pas un moment de relâche. Les Turcs, supérieurs en nombre et fortifiés par une abondante nourriture, se succédaient à tour de rôle, ne négligeaient aucune tentative, attaquaient les Français avec intrépidité, venaient de bon cœur au combat, et s'encourageaient l'un l'autre. Les Français, an contraire, accablés d'une excessive détresse, pouvaient à peine se soutenir, et ne prenaient ni nourriture ni sommeil, parce que leurs ennemis ne leur donnaient aucun repos. Enfin ils entreprirent d'élever un mur de pierre bien cimenté avec de la chaux, parce que les Turcs avaient renversé sans peine la muraille de pierres sèches qu'ils avaient élevée. Une certaine nuit on vit une masse de feu dans le ciel du côté de l'Occident, et qui semblait près de tomber sur le camp des Turcs pour y porter le ravage. Quoique cette flamme ne fit point de mal aux Païens, cependant elle leur inspira beaucoup d'effroi et de tristesse, tandis qu'elle fut pour les Chrétiens un sujet de consolation et d'allégresse: l'un et l'autre parti la prirent pour un signe du ciel qui se manifestait. Les assiégés attaquaient tout le jour à coups de lances et de traits, et faisaient blessures sur blessures. Du dehors, les assiégeants avaient tellement enveloppé la ville, que personne ne pouvait, de jour, ni entrer ni sortir. Quelquefois pendant la nuit on parvenait à s'échapper, mais c'était à la dérobée et avec une grande frayeur. La famine faisait journellement des progrès et tourmentait les Chrétiens au delà de ce qu'on peut croire; plusieurs expirèrent de faim: si parfois on pouvait découvrir un chétif pain cuit sous la cendre, il fallait le payer un besan. On regardait comme un mets fait pour la table des rois et des empereurs la chair des chevaux et des ânes. Le prix d'une poule était de quinze sous; on vendait un œuf deux sous, et une noix un denier; les subsistances les plus viles valaient plusieurs statères. Il serait fastidieux de conter en détail les peines de toute espèce, toute la misère et les souffrances que les soldats chrétiens endurèrent dans la ville assiégée pendant trente-six jours. C'est ainsi que Dieu éprouva ses champions, et, pour qu'ils expiassent leurs propres crimes, les plongea dans une fournaise de tribulations, et les honora glorieusement ensuite après les y avoir purifiés. Cependant Etienne, comte de Chartres, retenu par une maladie, comme il le disait, et suivant le rapport des autres, seulement par une indisposition, s'était retiré à Alexandrette pour se rétablir: tout le monde attendait son retour, parce qu'il avait été choisi pour chef et conseiller par les personnages les plus éminents: c'était un homme éloquent et singulièrement savant. Quand il apprit que les Turcs avaient investi la ville, aussitôt d'Alexandrette, qui n'est pas fort éloignée d'Antioche, il gravit en cachette les montagnes, et vit les tentes innombrables des Turcs, et eux-mêmes répandus comme le sable des mers sur une étendue de plusieurs stades; il reconnut que la ville était investie, et que la petite troupe des Chrétiens y était enfermée. En conséquence, frappé, ainsi que les siens, d'une terreur profonde, il s'enfuit rapidement, s'évada clandestinement et à la hâte, et à son retour dépouilla de toutes choses le fort qu'il occupait. Il arriva en fuyant jusqu'à la ville de Philomène, et rencontra l'empereur Alexis, qui, avec une grande armée, venait au secours des assiégés. L'ayant pris à part, il lui dit: «Vous saurez que les Chrétiens ont certainement pris la ville d'Antioche; mais les Turcs ont conservé la citadelle, qui est très-forte et qui menace la ville. Maintenant voilà qu'ils assiégent les nôtres dans cette place et qu'ils vont les vaincre, ou plutôt, comme je le pense, ils l'ont déjà prise, et tous les nôtres ont péri. Ainsi il faut pourvoir à votre sûreté et à celle de votre armée.» Gui, frère de Boémond, et plusieurs autres, tant Français que Grecs, accouraient au secours des assiégés. L'empereur les ayant mandés leur ouvrit son avis; ensuite il ordonna que tout le monde opérât sa retraite, que l'on dévastât entièrement tout le pays, et que les habitants en fussent transportés en Bulgarie, afin que si les Turcs venaient à leur poursuite, ils ne trouvassent aucune ressource dans cette contrée ravagée. Les fâcheuses nouvelles de l'indiscret comte de Chartres s'étant répandues, le peuple de Dieu fut en proie à une indicible affliction. Les évêques, les abbés et les prêtres cessèrent, pendant près de trois jours, de prier Dieu et de chanter ses louanges, et ils poussaient de profonds gémissements. Trop confiant dans les paroles du comte de Chartres, l'empereur retourna à Constantinople. Ainsi la gloire de vaincre les Turcs et de triompher d'eux fut par le Ciel réservée à d'autres qui combattirent dignement. Les Français se retiraient malgré eux, et gémissaient amèrement; un grand nombre même de ces pauvres pélerins mouraient çà et là. Gui, fils de Robert Guiscard, pleura beaucoup la mort de son frère et de ses amis; il fit partager sa douleur à plusieurs personnes de sa connaissance, et même aux étrangers. Pendant la route, il vomit beaucoup d'injures contre le comte Etienne, et cependant il fut forcé de revenir tristement sur ses pas avec l'empereur et les autres troupes auxiliaires. Les soldats de Dieu, qui dans la ville étaient réduits à toute extrémité, placèrent tout leur espoir dans le Ciel, et s'occupèrent avec confiance à faire la recherche de la lance du Seigneur. En conséquence on se rendit à l'église de Saint-Pierre, et l'on discuta longtemps pour découvrir le lieu désigné. Enfin l'avis du plus grand nombre ayant prévalu, on fit creuser soigneusement la terre par treize hommes laborieux et forts. Ils travaillèrent depuis le matin jusqu'au soir, et trouvèrent la lance en présence de ce même Pierre qui en avait eu la révélation. Quand elle fut tirée de terre avec respect, il s'éleva une acclamation générale; on vint la voir en grand concours, et on la baisa avec une profonde dévotion. Les Chrétiens éprouvèrent une si grande joie que, mettant de côté toute espèce d'aigreur, ils ne songèrent plus désormais à leurs sujets de tristesse; et, depuis ce moment, ils reprirent assez de courage pour s'occuper de la guerre. [9,12] CHAPITRE XII. D'après une délibération générale, Pierre l'Ermite et Herluin, qui savait la langue turque, hommes habiles, furent envoyés en mission près de Curbaran, et lui enjoignirent ainsi qu'aux siens, de la part de Dieu et de son peuple, de se retirer en paix avec toutes ses troupes de la ville que l'apôtre saint Pierre avait soumise au Christ. Ils ajoutèrent que, si les Turcs voulaient demander le sacrement du baptême, ils les accueilleraient comme de véritables frères, et feraient avec eux un pacte d'éternelle amitié; sinon qu'ils ressaisissent le glaive, s'ils l'osaient, et qu'ils songeassent à combattre. Alors Curbaran jeta sur les envoyés un regard sinistre; il rejeta avec mépris la proposition d'embrasser le christianisme, dédaigna le roi crucifié, traita l'apôtre Pierre de séducteur superstitieux, et assura qu'il regardait notre religion comme une secte imbécile. Il engagea les Chrétiens à embrasser le culte de Mahomet, elles prévint que, s'ils le dédaignaient, ils eussent à prendre la fuite. Les envoyés se retirèrent, revinrent promptement, et déclarèrent à l'armée chrétienne qu'il fallait s'attendre à combattre prochainement. Cependant la famine faisait des progrès, et la terreur qu'inspiraient les Turcs glaçait encore jusqu'à un certain point le cœur des soldats abattus. Enfin, d'après la décision des prêtres, on pratiqua un jeûne de trois jours, on fit des processions dans les églises en chantant des litanies, et chacun des Chrétiens s'étant muni du saint viatique, on fit des dispositions pour la bataille. En conséquence, dans la ville même, on forma sept corps d'armée. Dans le premier corps fut placé Hugues-le-Grand, avec Robert, comte de Flandre, et trente mille hommes tant Français que Flamands. Le duc Godefroi, avec Eustache son frère, et le comte Conon, se trouvaient dans le second corps, qui était composé de trente mille guerriers très-braves de l'Allemagne, de la Lorraine et de Boulogne. Dans le troisième corps se trouvait Robert, duc des Normands, avec quinze mille hommes Manceaux, Angevins, Bretons et Anglais. Le quatrième corps était composé de Haimar, évêqne du Puy, avec les autres évêques et ecclésiastiques, parmi lesquels se trouvait Pierre Abraham, qui portait la lance du Seigneur, que les Chrétiens avaient le desir d'avoir devant eux, et qu'ils regardaient dans cette position comme une sauve-garde et une grande défense. On voyait dans le cinquième corps Rainard, comte vaillant, avec quatre mille Teutons et Bavarois. Tancrède commandait le sixième, qui était formé de quatre mille Apuliens. Boémond, duc de la Pouille, marchait à la tête du septième, où se trouvaient trente mille Lombards et Italiens. Ce corps sortit le dernier de la ville, afin de pourvoir à tout, et de se trouver disponible pour secourir chacun des autres. Raimond, comte de Toulouse, resta avec vingt mille hommes pour la garde de la ville, afin d'empêcher qu'elle ne fût prise par les Païens, dont plusieurs milliers occupaient le camp de Saint-Pierre, en dehors des murs. A mesure que les Chrétiens sortaient de la place, les évêques et les prêtres leur faisaient des sermons, adressaient au Ciel des prières; et, placés sur des points élevés, s'unissaient a eux pour faire le signe de la respectable croix. Comme les troupes sortaient en ordre de la ville par la porte qui est en face de la mosquée, et qu'elles imploraient du fond du cœur l'assistance efficace du Dieu clément, il fit tomber une petite pluie semblable aux gouttes de la rosée, et qui, comme cette humidité du matin, réjouit les chevaux et les cavaliers qu'elle mouillait. Aussi les chevaux, pour témoigner leur joie, se mirent à hennir; les cavaliers, en éprouvant la douceur de la rosée, furent plus forts et plus gais, et tous se sentirent plus actifs et plus dispos. Cependant cette humidité était si fine et si faible, qu'on ne la regardait pas comme de la pluie, mais comme de petites gouttes de rosée que l'on sentait plutôt qu'on ne les voyait. C'est ce qui a été rapporté par un grand nombre de personnes dignes de foi qui en furent témoins. Dès que Curbaran vit les Chrétiens-marcher au combat, il dit: «Ces gens s'avancent plutôt pour fuir que pour se battre: qu'on les laisse arriver jusqu'ici, afin que nous puissions librement les dévorer et les prendre. Qu'ils sortent! qu'ils sortent! car nous allons les envelopper aussitôt, les vaincre et les anéantir.» Cependant les Chrétiens marchaient en ordre au pas, et personne, en accélérant trop sa marche, ne mettait les rangs en désordre. Quand Curbaran les vit s'avancer en armes dans un ordre convenable, ne jamais se déranger comme font ceux qui ont peur, mais marcher d'un pas accéléré, il ne rougit pas d'ajouter: «Ces méprisables chiens osent peut-être se flatter de remporter là victoire.» Alors il fut saisi de crainte; et ayant perdu les forces de son corps, il se sentit le cœur glacé. En conséquence il fit dire secrètement à son lieutenant, qu'on appelle émir, de donner le signal de la retraite, et de se retirer avec ses bagages, s'il voyait en tête de l'armée la fumée d'un feu allumé et s'il apprenait sa défaite, afin d'éviter la destruction entière des troupes qui étaient avec lui ou sous les tentes. Ensuite, dès qu'il vit l'armée rangée en bataille et plus de forces qu'on ne lui avait dit, il commença peu à peu à se retirer vers les montagnes, afin que, le croyant en fuite, les Français impétueux le poursuivissent, et qu'alors, rompant leurs lignes, ils fussent plus faciles à tailler en pièces. Comme cette ruse ne leur réussit pas, les Turcs se séparèrent en plusieurs corps. Une partie avança du côté de la mer, tandis que l'autre restait à sa place, espérant pouvoir envelopper les Chrétiens. Cependant les Français tirèrent quelques troupes des corps du duc Godefroi et de Robert de Normandie, pour en former un huitième, qu'ils mirent sous les ordres d'un certain Rainaud, et qu'ils opposèrent aux Païens qui venaient du côté de la mer. Les Turcs les combattirent vivement; ils en tuèrent beaucoup à coups de flèches ou d'autre façon. Les autres corps des Chrétiens se rangèrent en s'étendant de la mer vers les montagnes, et ils occupaient un espace de deux milles. De ce double point, les Turcs chargèrent avec vigueur, cherchant à envelopper les Chrétiens, et leur faisant beaucoup de mal de tous côtés. Voilà que, grâce à Dieu, on vit sortir de ces hauteurs une innombrable armée, montée sur des chevaux blancs, et tenant à la main des drapeaux de même couleur. Beaucoup de Chrétiens et même de Païens, à ce qu'on croit, virent ce spectacle, et, dans l'hésitation de leur étonnement, ne savaient ce que c'était. Enfin, les uns et les autres reconnurent que c'était un signe venu du ciel, et que les chefs de cette armée étaient les saints martyrs George, Démétrius et Mercure, qui marchaient à la tête en tenant leurs drapeaux. En conséquence les Sarrasins furent profondément saisis d'effroi, et les Chrétiens éprouvèrent un redoublement de bonne espérance. Tout le monde ne vit pas ce prodige, mais beaucoup de gens qui en furent témoins l'ont attesté. Le Ciel le fit paraître pour la confusion des uns, et pour annoncer aux autres leur prochain triomphe. Les Païens qui combattaient du côté de la mer, ne pouvant plus soutenir les efforts des assaillants, mirent, comme il était convenu avec Curbaran, le feu à des herbes sèches. Dès qu'ils eurent connaissance de ce signal, les Turcs qui étaient sous les tentes s'enfuirent en toute hâte et sans s'arrêter, emportant, tout effrayés, ce qu'ils avaient de plus précieux. Les Chrétiens qui combattaient de ce côté avaient déjà dirigé leurs efforts vers les tentes des Turcs, où ils savaient qu'était resté ce qu'il y avait de mieux parmi eux. Ces Païens tenaient bon encore avec toute l'opiniâtreté dont ils étaient capables, et tandis que les uns combattaient, les autres s'occupaient du butin. Cependant le duc Godefroi, Robert de Flandre et Hugues-le-Grand marchaient avec la cavalerie près du fleuve, où ils avaient su qu'il s'était de nouveau porté de grandes troupes d'ennemis. Ayant attaqué vigoureusement et de concert les Païens, ils les repoussèrent. Ceux-ci se défendaient opiniâtrément, et, de part et d'autre, on combattait avec un acharnement extrême. Les casques d'airain retentissaient comme des enclumes que l'on frappe; la flamme en étincelait par intervalles: les glaives étaient brisés; les hommes étaient étendus à terre au milieu de leurs cervelles dispersées; les cuirasses étaient mises en pièces; la terre était jonchée d'entrailles; les chevaux épuisés étaient couverts d'écume: pour eux ni pour leurs cavaliers il n'y avait pas un moment de repos. Les bataillons mêlés étaient à peine éloignés de leurs ennemis de la longueur des armes. On se heurtait de près les uns les autres, et on se repoussait main à main, pied à pied, corps à corps. Cependant une terreur inspirée par Dieu même vint frapper les Turcs, et la constance invincible de leurs adversaires, ayant excité leur admiration et leur stupeur, les força à prendre la fuite. Toute leur armée commença à chanceler, et la trompette, le tambour, le clairon, ni les hérauts, ne purent les rappeler au combat. Les Turcs en déroute se retirèrent vers les tentes où ils croyaient trouver, pour les remplacer, une troupe des leurs qu'ils y avaient laissée, et qui, comme nous l'avons dit, avaient, pendant le combat, pris la fuite, après avoir vu les feux de signal allumés. Les, Chrétiens poursuivirent les Païens jusqu'au pont du Fer, en faisant sur eux cruellement main-basse; et les mettant à mort pêle-mêle, ils les poussèrent jusqu'à la forteresse de Tancrède. Ensuite ils revinrent vers les tentes de l'ennemi, et y pillèrent tout ce qui leur convint. Ils emportèrent à la ville, avec une grande joie, des trésors de toute espèce, des moutons couverts de laine, d'innombrables bêtes de somme, des vivres en abondance, et tout ce qui était nécessaire à des gens qui manquaient de tout. C'était l'usage en effet chez les Païens de transporter avec soi, en allant à l'ennemi, une grande abondance de choses, de conduire, pour les transports, des chevaux, des ânes et des chameaux; d'avoir, pour subsister, des moutons et des bœufs, et de ne pas oublier des grains, de la farine, des fèves, de l'huile et même du vin. Ainsi les Chrétiens, en remportant le triomphe qu'ils desiraient, s'enrichirent abondamment de ces choses, bénirent Dieu en chantant dignement ses louanges, reconnurent qu'il les avait protégés de sa présence, et élevèrent au ciel des hymnes de reconnaissance. Les Syriens et les Arméniens, habitants du pays, voyant les Turcs vaincus définitivement dans cette bataille, fermaient les passages des montagnes qu'ils connaissaient, occupaient à l'avance les défilés, et, le glaive à la main, faisaient un grand carnage. Ils égorgeaient les Turcs comme des moutons égarés, auxquels l'excès de la frayeur faisait oublier tout moyen de défense. L'émir aussi, qui était resté dans le poste que Curbaran lui avait confié, voyant ses compatriotes honteusement mis en déroute, et atteint aussi par la terreur, s'occupa de sa sûreté, et avant que les Français fussent arrivés, il demanda et reçut l'étendard des Chrétiens, l'arbora sur le point le plus élevé de la citadelle, afin d'obtenir la vie pour lui et les siens, et pour qu'on ne doutât pas de la reddition de la place. Ensuite les Chrétiens étant revenus vainqueurs, et les Lombards ayant remarqué le drapeau du comte de Saint-Gilles, parce que lui seul s'était trouvé là, lorsque les assiégés en avaient demandé un, furent saisis d'une vive indignation, et se mirent à faire de cruelles menaces. Alors l'émir, pour calmer l'effervescence, remit au comte son étendard, et arbora sur une tour celui de Boémond, pour obtenir la paix et assurer son salut, ainsi que celui de ses frères d'armes. Le traité que Boémond et l'émir conclurent entre eux fut ratifié par tout le monde, et la place remise aussitôt entre les mains des Chrétiens. Peu après l'émir fut baptisé comme il l'avait desiré depuis long-temps, ainsi qu'il l'assurait, et reçut de magnifiques présents de la munificence des Français. C'est ainsi que les Chrétiens, avec l'aide de Dieu, triomphèrent sur le champ de bataille, le 28 juin, et possédèrent Antioche libre et tranquille. Quant à la garnison turque qui avait rendu la citadelle et refusé d'embrasser la foi chrétienne, qui est la lumière de l'ame et le commencement du salut, ils retournèrent dans leur pays, comme on le leur avait promis, sous la garantie de Boémond. Les Français qui, d'après les conventions, avaient escorté les Turcs, s'étant mis eu marche pour leur retour, et ces Païens touchant sans crainte à leur territoire, voilà que tout à coup Baudouin vint de Ragès au devant d'eux, et les ayant chargés au nom du Seigneur, les mit en pièces et les détruisit presqu'entièrement. Ensuite, chargé de butin, il entra dans Antioche avec sa troupe, et annonça ces heureuses nouvelles à ses amis. [9,13] CHAPITRE XIII. Comme l'occasion se présente maintenant de rapporter ce qui concerne Baudouin, nous allons, au nom du Seigneur, en présenter un récit succinct, car de si grands événemens ne doivent point être passés sous silence. Quand Baudouin, comme nous l'avons rapporté ci-dessus, eut obtenu la ville de Tarse en Cilicie, après que Tancrède se fut retiré avec désagrément, il abandonna l'armée de son frère Godefroi et des autres chefs, et, avec trois cents chevaliers et leurs écuyers, il prit sa direction vers la ville d'Edesse. Il alla trouver le chef des Turcs qui gouvernait cette province, et lui offrit de bonne grâce l'assistance de ses troupes pour son service. Ce Païen, ainsi que ses concitoyens, fit un bon accueil aux chevaliers français, leur fit assigner dans la ville de riches logements, leur fournit des vivres en abondance et une forte solde, et leur confia la défense de tout son pays. Le duc Godefroi et les autres chefs chrétiens, ayant appris que Baudouin gouvernait le duché d'Edesse, en conçurent une grande joie; et, par égard pour lui, évitèrent d'entrer sur le territoire de cette contrée. Baudouin était un chevalier d'une haute stature, beau, magnanime, instruit dans les lettres, distingué par ses mœurs ainsi que par de grandes prouesses, et fameux par sa noblesse illustre, puisqu'il descendait de la famille de l'empereur Charlemagne. A la tête des gens d'Edesse il faisait de fréquentes courses sur les Turcs du voisinage; il battait les Païens, ramenait beaucoup de butin et de prisonniers, et rendait ainsi le duc d'Edesse formidable à tous ses voisins. La ville dont nous venons de parler s'appelait Ragès, d'après ce qu'on lit dans les anciens ouvrages; mais elle fut détruite au milieu des tempêtes de la guerre, sous les anciens tyrans des Assyriens et des Chaldéens. Dans la suite des temps, Seleucus Nicanor, qui fut un des quatre principaux généraux d'Alexandre-le-Grand, rebâtit cette ville après la mort du monarque et la nomma Edesse. Le Tigre et l'Euphrate arrosent cette contrée, et procurent aux habitants toutes sortes de délices. Le roi Abgar gouverna Edesse: c'est à lui que le Seigneur Jésus adressa une sainte épître ainsi que le précieux linge avec lequel il avait essuyé la sueur de son visage, et sur lequel l'image du Sauveur brillait peinte si admirablement qu'on y voyait la ressemblance et la grandeur de son corps. Thaddée, l'un des disciples de Jésus-Christ, se rendit à Edesse, il y baptisa le roi Abgar avec tout son peuple, et, avec l'assistance divine, y établit le premier le culte de Dieu. Là habitent également des Grecs, des Arméniens et des Syriens qui, depuis l'origine du christianisme jusqu'à ce jour, ont servi le Roi des cieux; mais, en punition de leurs péchés, Dieu les avait frappés récemment de la verge de sa discipline, et permis que la fureur des Païens châtiât les fautes des Chrétiens. C'est pourquoi cette ville avec tout le pays environnant avait été soumise à la domination turque. Toutefois ils suivaient librement le culte divin, et ils n'avaient point été forcés d'abandonner la loi de Dieu par aucune rigueur des Païens. En conséquence, les citoyens d'Edesse se félicitaient de la douceur des Français, etv en toutes choses, les traitaient amicalement comme des frères. Le gouverneur d'Edesse, orgueilleux et aveuglé par l'envie et la perfidie, voyant cette disposition des habitants, tendit des embûches aux Chrétiens: il ordonna à son écuyer, qui partait pour une expédition, d'attaquer à leur retour Baudouin et ses compagnons quand ils seraient désarmés, et de les mettre à mort sans pitié. Le perfide artisan de cette trame fit des dispositions criminelles pour la faire réussir. C'est ce qu'apprit Baudouin, qui était tendrement aimé par beaucoup de monde. Au retour de l'expédition, les Païens engagèrent les Chrétiens à déposer leurs armes et à se mettre à leur aise pour se délasser; mais comme ceux-ci soupçonnaient une perfidie, ils ne cédèrent pas à l'invitation. Comme on approchait de la ville et que les Français couraient à cheval avec précaution et bien armés, les Païens se jetèrent tout à coup sur eux à un signal donné, et mirent ainsi honteusement à nu, en frappant leurs compagnons, les machinations de leur perversité. Après avoir invoqué Dieu, les Chrétiens tinrent ferme, portèrent à leurs ennemis de rudes coups, tuèrent quelques fuyards, et, frappant toujours les autres, les poursuivirent jusqu'aux portes de la ville. Baudouin ordonna aussitôt à sa troupe de planter là les tentes, et d'assiéger la place. Il s'éleva bientôt un grand tumulte dans Edesse, et le peuple se réunit de toutes parts. Alors Tobie, le premier des principaux de la ville, parla en ces termes: «Bons citoyens, tranquillisez-vous un peu, je vous prie, je vais me rendre avec trois de mes compatriotes auprès des Français, et je saurai d'eux pourquoi ils nous assiégent.» En conséquence ces quatre personnages sortirent de la ville et demandèrent la cause d'un siége si peu attendu. Baudouin fit cette réponse: «J'ai laissé en Cilicie mes frères, mes amis et la noble armée des Chrétiens, et je suis venu vous servir avec trois cents chevaliers de distinction. En toutes circonstances, je me suis montré le fidèle défenseur de vous et de votre chef. C'est par amour pour moi que les Chrétiens se sont gardés de toucher à votre pays, et qu'ils ne vous ont fait aucun dommage en nulle manière. J'ai combattu vaillamment avec mes compagnons d'armes vos ennemis du voisinage; je les ai vaincus fréquemment pour garantir votre paix et votre sécurité. Sans nul doute, vous avez vu vous-mêmes ces événements, et vous en serez, je pense, pour nous de véridiques garants. En quoi donc aujourd'hui mes compagnons et moi avons-nous pu vous offenser? Lorsque nous regagnions avec sécurité votre ville, comme hier et le jour précédent, les soldats qui nous accompagnaient ont voulu inopinément nous donner la mort en dirigeant contre nous leurs glaives et leurs traits. Dans cette urgente conjoncture, nous avons résisté, et, suivant l'usage des Chrétiens, nous avons invoqué Dieu: alors notre Seigneur J ésus-Christ, qui est toujours prêt à assister ses serviteurs, nous a promptement, du haut des cieux, prêté le secours que nous attendions. Nos compagnons d'armes, qui nous ont attaqués en ennemis, n'ont pas tardé à sentir le poids de nos armes, dont nous nous sommes servis pour la défense de notre vie; ils ont tourné le dos et pris la fuite. Quelques-uns d'eux, comme vous pouvez le voir, abandonnés de leurs camarades, sont morts sur la place. Puisque les choses sont ainsi, nous restons sous nos tentes; nous attendons votre aide et vos avis, et nous vous regardons encore non comme des ennemis, mais comme des hôtes loyaux.» Tobie, ayant entendu ces choses et d'autres semblables, prit à part ceux qui étaient auprès de lui, et, après un court entretien, revint promptement auprès des Français. «Il n'est pas besoin, dit-il, de longs discours, illustres chevaliers; attendez-nous ici tranquillement, nous vous en prions. Nous allons nous occuper utilement de vos affaires dans notre ville.» A ces mots, et d'après un commun accord, les envoyés retournèrent chez eux, et entretinrent leurs compatriotes de ce qu'ils avaient entendu et de ce qu'ils en pensaient. On s'accorda à donner des éloges à la conduite des quatre délégués; on les chargea de se rendre au palais du gouverneur, et on les suivit de près et en armes. Ils trouvèrent ce magistrat sévère, seul dans ses appartements, et, après l'avoir salué suivant l'usage, les quatre citoyens lui parlèrent en ces termes: «Nous avons besoin maintenant de sages conseils, parce que nous craignons vivement en ce moment d'avoir pour ennemis ceux qui, jusqu'à ce jour, se sont montrés nos protecteurs fidèles. Les Français nous assiégent hardiment et veulent nous combattre sans quartier; ils nous qualifient de traîtres et nous appellent en jugement; ils disent que, revenant du territoire étranger, ils ont été trahis par leurs compagnons d'armes et traités par eux plus cruellement que par l'ennemi. C'est pourquoi si nous ne leur rendons pas justice, ils menacent terriblement d'attirer sur nous toutes les forces de l'armée chrétienne. Il faut donc s'occuper avec prudence d'éloigner notre perte, et ne pas provoquer injustement contre nous l'invincible fureur des Chrétiens. C'est à notre insu que cette trahison a eu lieu, et il faut se hâter de punir un si grand crime. Aussi tous les citoyens sont d'avis que les traîtres sans foi soient châtiés sévèrement selon nos anciennes lois, et qu'on se rapproche honorablement de nos illustres amis qui sont nos protecteurs.» Pendant que Tobie tenait ce discours, une troupe de citoyens pénétra en silence et avec précaution dans le palais du gouverneur. Ce Païen méprisa avec arrogance ce que lui disaient les amis de la paix, et se montra à découvert le défenseur et le complice des traîtres. C'est pourquoi les citoyens irrités fondirent aussitôt sur lui, et, perdant tout respect, lui tranchèrent la tête. Tobie la prit, et dit à ceux de ses concitoyens qui étaient près de lui: Conservez intact ce palais avec tout ce qu'il contient. «Quant à moi, avec mes collègues, je vais vous amener les Français en joie et en paix.» A ces mots, Tobie sortit, et ayant salué les Français, leur tint ce discours: «Les citoyens d'Edesse, vivement affligés de l'outrage que vous avez reçu, ont demandé justice à leur gouverneur. Comme il s'est montré l'auteur dé la trahison, ils lui ont tranché la tête, la voici, cette tête de l'ennemi de Dieu et de vous, qu'ils vous transmettent par nos mains.» A cet aspect, tout le monde étant comblé de joie, Tobie ajouta: «Venez, illustre chevalier, et recevez en mariage la fille de notre gouverneur. Soyez notre prince, et possédez à jamais le duché d'Edesse.» Baudouin, comblé de joie ainsi que les siens, entra dans la ville, et fut reçu dans le palais principal par tous les citoyens, qui en témoignaient vivement leur satisfaction. La très-belle fille du coupable gouverneur fut baptisée en temps convenable, et fut unie à l'aimable Baudouin, que, du fond de son cœur, elle avait desiré pendant la vie de son père, mais à son insu. En se voyant soumis à un prince de leur religion, les Chrétiens du pays rendirent grâces à Dieu, éprouvèrent une vive allégresse, et enlevèrent aux Turcs la puissance dont ils s'étaient jusqu'alors servis pour opprimer les fidèles. Dans les temps anciens, on avait bâti à Edesse une grande basilique en l'honneur de sainte Sophie: les fidèles étrangers, de concert avec les habitants, recommencèrent à y célébrer pendant le gouvernement de Baudouin le culte du Saint Sauveur, qui est la vertu et la sagesse de Dieu le père. On y reprit avec éclat le service divin, et la céleste bonté opéra intérieurement et extérieurement des miracles en faveur de son peuple, incomparablement au dessus de tout ce que notre plume pourrait écrire. Baudouin, occupé d'affaires multipliées pour la plus grande gloire du Christ, ne put secourir les Chrétiens qui assiégeaient Antioche. Cependant ayant appris la détresse où ils se trouvaient après la prise de la ville, lui et ses compagnons compatirent vivement à leurs peines, et, ayant mis convenablement ordre à leurs affaires, ils se hâtèrent le plus qu'ils purent de voler à leur secours. Sur ces entrefaites, avec l'aide du Seigneur Jésus, les nôtres remportèrent une victoire sur Curbaran, et, comme nous l'avons dit, exterminèrent les Turcs à leur retour de la citadelle d'Antioche. Après les avoir tués et s'être chargés de leurs dépouilles, ils allèrent visiter leurs frères et leurs amis. Alors tous ensemble se réjouirent des événements heureux qui venaient de se passer, et rendirent de bouche et de cœur de grandes actions de grâces au Dieu triomphateur qui règle sagement toutes choses. Après un mutuel entretien de ces frères et de ces amis, le duc Baudouin regagna Ragès, et, comme un chef plein de douceur, prit soin de l'église de Dieu et du peuple qui lui était confié. Il battit dans de fréquents combats les Turcs du voisinage, et, après avoir vaincu les mécréants, étendit le territoire des Chrétiens. Il augmenta noblement les biens du clergé, lui fournit ce qui lui était nécessaire, et le pria avec sollicitude de célébrer journellement le service divin pour le salut des croyants. Pendant près de cinq ans il gouverna dignement son duché; ensuite il succéda à son frère Godefroi sur le trône de Jérusalem, qu'il occupa habilement durant près de quinze années, se signalant par de nombreux exploits contre les Païens. Il n'eut aucune lignée; c'est ce qui le détermina à se donner pour successeur dans son duché et son royaume Baudouin du Bourg, son cousin. Ensuite Foulques, comte d'Anjou, entreprit le pélerinage de Jérusalem, et reçut en mariage avec le trône Mélisende, fille du second Baudouin. [9,14] CHAPITRE XIV. Au mois de juillet, après avoir remporté la victoire et pris, grâces à Dieu, par leur valeur, la ville d'Antioche, les chefs chrétiens se réunirent, et, d'un commun avis, envoyèrent Hugues-le-Grand à Constantinople, auprès de l'empereur Alexis, afin que ce prince s'empressât de venir pour qu'on lui remît la ville qu'ils avaient conquise pour lui au prix de tant de souffrances, et pour que, de son côté, il observât fidèlement les traités jurés, c'est-à-dire pour qu'il les accompagnât, sans s'éloigner, jusqu'à Jérusalem. Hugues-le-Grand s'acquitta de ce message.; mais quoique dans l'expédition il eût fait habilement beaucoup de choses tant de son bras que de sa tête, il manqua toutefois beaucoup dans cette dernière circonstance, où, malgré ses promesses et ses devoirs, il ne revint pas vers ses frères, messager semblable au corbeau sorti de l'arche de Noé. Au départ de Hugues, les chefs se réunirent en conseil et s'y occupèrent de la conduite du peuple de Dieu vers Jérusalem. En conséquence ils dirent: «Ce peuple, qui a souffert de grandes calamités pour se mériter de voir le sépulcre du Seigneur son Dieu, se plaint ouvertement, épuisé qu'il est par de nombreuses infortunes, de ce qu'on n'accélère pas son voyage: et nous aussi, accablés de longs ennuis, nous joignons nos plaintes aux siennes. Nous devons donc pourvoir à ce qui convient. Nous pensons qu'il ne faut plus prendre d'autres délais que ceux qu'une indispensable nécessité prescrit. Toutefois il faut examiner chaque chose, non pas avec précipitation, mais avec diligence et prudence. Le territoire que nous devons parcourir est aride; l'été est excessivement ardent: présentement il nous est impossible de supporter l'inclémence de l'air; nous sommes épuisés d'argent et de forces par les longueurs du dernier siége. Restons donc tranquilles; reposons-nous; rétablissons nos blessés et nos malades, et pendant ce temps-là ayons soin de nos pauvres. Attendons les pluies du solstice; évitons les funestes influences du Cancer et du Lion. Au mois de novembre, le temps se refroidira, et alors, tous réunis, entreprenons le voyage dont il s'agit. S'il en était autrement, nous ferions souffrir à toute l'armée le poids extraordinaire des chaleurs. Au surplus, que cet avis soit discuté avec plus de développement par les troupes qui exigent le départ. Il est nécessaire que nous évitions cette saison insupportable: ce parti nous semble préférable à tout autre.» On annonça dans toute l'armée cette détermination; et enfin elle reçut l'approbation générale. En conséquence, les chefs et leurs troupes se dispersèrent dans les contrées voisines pour passer l'été. Les pauvres les suivirent afin de trouver leur subsistance, car les chefs avaient dit: «Si quelqu'un est dans l'indigence, et s'il est dispos, qu'il se joigne à nous, nous secourrons tout le monde en donnant une solde à chacun. Les malades seront, aux frais publics, entretenus jusqu'à leur convalescence.» Alors Raimond Pelet, l'un des amis du comte de Saint-Gilles, et qui était un chevalier courageux, rassembla une troupe de cavalerie et d'infanterie. Ce fut avec cette armée qu'il entra, autant qu'il put et avec courage, sur le territoire des Sarrasins, et parvint au delà de deux villes, à une place forte de la Syrie, don le nom est Talamanie. Les Syriens, habitans de cette place, se soumirent volontairement aux Chrétiens, et les Français y passèrent près de huit jours. Ensuite, ayant revêtu leurs armures, ils attaquèrent un château voisin des Agarins; ils l'investirent, s'en emparèrent, le livrèrent au pillage et mirent à mort ses habitants. Ils conservèrent toutefois, sans leur faire de mal, ceux qui voulurent se convertir à la foi du Christ, Après cette expédition, ils furent comblés de joie, et retournèrent à Talamanie. Ils sortirent de nouveau le troisième jour, et se rendirent à Marrah, ville voisine. Beaucoup de Païens, qui s'y étaient réunis d'Alep et des autres places voisines, sortirent au devant d'eux pour les combattre. Les Français, s'imaginant qu'on allait en venir aux mains, s'y disposèrent en se retranchant; mais ils furent déçus par une vaine espérance, car les Turcs se retirèrent avec précaution vers la ville, sans fuir ni combattre de près; mais évitant adroitement un engagement, puis, provoquant de nouveau les Français par un mouvement rapide, ils les chargeaient, puis se retiraient aussitôt en se repliant avec agilité; puis, ramenant leurs chevaux, ils leur faisaient habilement faire de nouvelles voltes. Les Français soutenaient ces attaques fréquentes, mais ne pouvaient avec sûreté éviter les charges de l'ennemi. En effet, s'ils essayaient de faire retraite, les Païens les prenaient en queue, comme il arriva par la suite. Ils souffrirent donc jusqu'au soir ces fatigues et les ardeurs de la soif, car la chaleur de l'été était très-vive. Enfin, quand ils ne purent plus tenir contre la lassitude, ni calmer la soif qui les dévorait, puisqu'on ne pouvait se procurer d'eau pour se rafraîchir, ils redoublèrent d'efforts et s'accordèrent à faire leur retraite en ordre et pas à pas vers leur forteresse. Malheureusement la troupe faible et inexpérimentée qui était composée d'infanterie et de Syriens, s'étant débandée et négligeant d'obéir au commandement des chevaliers, se mit, saisie d'une terreur panique, à se disperser en déroute. Alors les Païens la poussèrent sans relâche, poursuivirent les fuyards, les taillèrent en pièces, et, plus féroces que les loups, n'épargnèrent personne. Leurs forces s'accroissaient du desir de la victoire, et de l'avantage de la circonstance. Ainsi beaucoup de gens du commun et les poltrons périrent les uns par le glaive, les autres par l'excès de la soif. Ceux qui leur survécurent revinrent à Talamanie avec Raimond, et y passèrent quelques jours. Ce massacre eut lieu au mois de juillet, et l'insolence des orgueilleux fut ainsi punie par la main de Dieu. De même nous lisons dans les saintes Ecritures que les enfants d'Israël éprouvaient de fréquentes afflictions, et que, dans les guerres, ils étaient vaincus par les Philistins, Edom, Madian et d'autres nations voisines, afin qu'ils fussent forcés de recourir souvent à Dieu, et de persévérer dans l'observation de ses commandements. Alors Haimar, évêque du Puy, était malade à Antioche; il consola comme un bon père ses enfants affligés; puis, entrant dans la voie de toute chair, il se rendit auprès du Seigneur, le jour des calendes d'août. Cet événement accabla d'une douleur profonde toute la milice du Christ, car ce prélat était le conseil des nobles, l'espoir des orphelins, le soutien des faibles et le compagnon d'armes des chevaliers. Il guidait et instruisait savamment les clercs; il se distinguait par sa prudence singulière; il était éloquent et agréable, et se donnant tout entier à l'intérêt général. Aussi toute l'armée célébra ses obsèques en gémissant, et l'on ensevelit son corps embaumé dans l'église de l'apôtre saint Pierre. Le comte de Saint-Gilles, qu'aucune paresse ni aucune lenteur ne pouvaient arrêter tant qu'il s'agissait de poursuivre vivement les Païens, pénétra aussitôt sur le territoire des Sarrasins, attaqua Albar, une de leurs plus grandes villes, et s'en empara de vive force. Il en massacra presque tous les habitants de l'un et l'autre sexe, et soumit la ville vaincue à sa domination. Les Chrétiens y établirent un évêque digne de telles fonctions, et y réglèrent tout ce qui appartenait au culte de la vraie foi. L'évêque d'Albar fut envoyé à Antioche, et y fut dignement consacré selon les rites de l'Eglise. [9,15] CHAPITRE XV. Comme le temps convenu de partir pour Jérusalem approchait, tous les chefs se réunirent à Antioche, tous s'y occupèrent à discuter cette importante affaire, afin de n'être plus détournés de leur entreprise. Malheureusement une implacable dispute s'était élevée sur la possession d'Antioche, entre le duc Boémond et le comte Raimond, et toute l'habileté des hommes les plus sages ne pouvait parvenir à la calmer par des avis prudents et réitérés. L'un réclamait la domination de toute la ville, comme on la lui avait accordée lorsqu'étant assiégée elle n'était pas encore prise; l'autre se prévalait du serment qu'ils avaient prêté entre les mains de l'empereur, et que Boémond lui-même avait approuvé: il ne pouvait désormais, disait Raimond, essayer de s'y soustraire par le parjure. En conséquence, Boémond fit entrer des vivres, des hommes, des armes, et une garnison dans la place qui s'était rendue à lui. De son côté, le comte de Toulouse s'occupait avec soin de la conservation du palais de l'émir Cassien, qu'il avait occupé le premier, et de la tour qui est sur le pont du côté du port Saint-Siméon. L'ambition et l'aigreur étaient portées si loin que l'un ne voulait point céder à l'autre, et que tous deux, déguisant leurs vues, voulaient s'emparer de la ville. Cette demande n'avait rien d'étonnant, car Antioche est une ville très-belle et très-forte, riche en produits considérables, et sa possession vaut de grands avantages. Elle renferme quatre collines assez élevées, sur l'une desquelles, qui est la plus haute, est construite la citadelle qui domine toute la place. La ville est bien bâtie et entourée d'un double mur. La muraille intérieure est épaisse, et s'élève beaucoup dans les airs. Elle est faite et liée par de grandes pierres carrées. Dans ce mur s'élèvent quatre cent cinquante tours, revêtues de belle maçonnerie et défendues par des parapets. Le mur extérieur n'est pas aussi haut, mais il est toutefois d'une grande beauté; il renferme trois cent quarante églises. Antioche, comme siége d'une grande primatie, possède un patriarche, qui a pour suffragants cent cinquante-trois évêques. La ville est fermée au levant par quatre montagnes; à l'occident, le fleuve Farfar baigne le pied de ses murs. Elle s'appelait dans l'antiquité Reblatha, comme le dit saint Jérôme dans son Explication des Psaumes; mais elle fut depuis agrandie par Séleucus Nicanor, et prit le nom du père de ce fondateur, Antiochus l'illustre. Comme elle avait tant d'importance et d'éclat, puisqu'elle était la capitale et la métropole de toute la Syrie, les Français ne voulurent pas la quitter légèrement après s'en être emparés, parce qu'ils desiraient étendre au loin sa primatie, et soumettre au christianisme les contrées lointaines. Ils l'avaient assiégée pendant huit mois et un jour, et, après l'avoir prise, ils y avaient été assiégés eux-mêmes durant trois semaines. Pendant la durée de ce siége, il survint généralement un si grand concours de Païens, que personne ne se rappelait avoir vu ou entendu citer une si grande quantité de peuples. Les Chrétiens se reposèrent à Antioche cinq mois et neuf jours. Au milieu de tant d'événements, ils voulaient ne pas l'abandonner inconsidérément, sans la remettre en des mains fidèles. Cependant le comte de Toulouse et Boémond avaient chacun des vues sur cette place. C'est pourquoi, comme on l'a dit, ils la fortifièrent, et au mois de novembre, partant pour une autre expédition, ils sortirent d'Antioche après avoir mis ordre à leurs affaires. Le comte Raimond partit avec son armée, traversa les deux villes de Rugia et d'Albar; et, le 27 novembre, il arriva devant Marrah, ville forte, riche et peuplée d'un grand nombre d'Agarins. Le lendemain il commença à, attaquer la place avec ses troupes; mais la résistance opposée par les murailles et la garnison rendit pour le moment ses efforts inutiles. Boémond l'ayant suivi le dimanche, arriva aussi devant Marrah. Le jour suivant ces deux chefs attaquèrent vaillamment la ville, et portèrent de rudes coups à la garnison en livrant de fréquents assauts, qui toutefois ne furent pas couronnés d'un grand succès. Les échelles étaient dressées au pied des murs; mais les cris et la bonne contenance des Turcs n'encourageaient personne à monter. En effet, les citoyens croyaient pouvoir résister à ces nouveaux ennemis, comme ils l'avaient fait auparavant à Raimond Pelet. Le comte Raimond fit construire une machine de bois, et, pour la rendre plus transportable, il la fit placer sur quatre roues. Elle était si élevée qu'elle dominait le haut des murailles, et qu'elle égalait le sommet des tours. On conduisit donc cette machine au pied des fortifications. Les clairons et les trompettes se faisaient entendre, et les corps en armes enveloppaient les murs. Les balistiers et les archers décochaient leurs traits, tandis que les soldats qui étaient dans la machine lançaient d'énormes rochers. Les prêtres et les clercs imploraient humblement le Seigneur en faveur de son peuple. Guillaume de Montpellier et plusieurs autres combattaient sur la tour de bois, d'où ils accablaient les habitants de la ville, de pierres et d'autres projectiles, et tuaient facilement beaucoup de monde en atteignant les uns sur leurs boucliers, les autres sur leurs casques, et même à la tête. De part et d'autre on se blessait sans cesse avec des harpons de fer. Du haut de leurs tours, les Turcs faisaient tous leurs efforts pour atteindre les Chrétiens avec leurs flèches et leurs pierres. Ils lançaient sur la machine le feu qu'on appelle grégeois, et mettaient tout en œuvre. De leur côté, les Chrétiens versaient de l'huile qui est propre à éteindre ce feu, tentaient de monter à l'assaut, étaient forcés de rétrograder, avaient à redouter ceux qui étaient au haut des murs, et cependant ne perdaient point courage. Ainsi le combat se prolongea jusqu'au soir. La constance des Agarins était si infatigable qu'ils déjouaient hardiment tous les stratagêmes des Chrétiens. Enfin un Limousin, nommé Goulfier des Tours, homme d'une haute naissance et d'une valeur admirable, monta le premier à l'échelle, et gagna le haut des murailles. Quelques soldats en petit nombre le suivirent: l'échelle se brisa en éclats. Cependant Goulfier défendait vaillamment sa position, et tenant ferme contre les Païens, appelait ses compagnons du geste et de la voix. Pendant ce temps-là, on dressa à la hâte une autre échelle, par laquelle montèrent tant de chevaliers et de fantassins qu'ils occupèrent le mur en grande partie, et en repoussèrent les habitants. Les Païens toutefois redoublèrent d'efforts, chargèrent les Chrétiens, et les attaquèrent plusieurs fois avec tant de vivacité que quelques Français saisis d'eftroi se laissèrent glisser du haut de la muraille. Néanmoins il y en resta un certain nombre qui soutint les charges répétées de l'ennemi assez long-temps pour que les assiégeants pussent la saper et s'y ouvrir un accès. Les Turcs, s'en étant aperçus, furent épouvantés jusqu'au désespoir, et prirent irrévocablement la fuite avec précipitation. Ainsi la ville opulente de Marrah fut prise le 13 décembre, le samedi au soir. La ville prise, les Chrétiens y entrèrent et pillèrent tous les trésors qu'ils découvrirent dans les habitations ou dans des fosses. Ils poursuivirent le massacre des Sarrasins avec tant d'activité qu'ils n'en laissèrent vivre qu'un petit nombre. Dans toute la ville il n'était aucun lieu qui ne fût encombré de cadavres. La marche des passants était embarrassée par tant de corps entassés et privés de vie. Après la prise de la ville, une grande partie des habitants avec leurs femmes, leurs enfants, et leurs effets les plus précieux, se réunit dans le palais qui est au dessus de la porte, et là se soumit aux Chrétiens. Les uns furent tués, les autres par ordre de Boémond furent conduits à Antioche pour y être vendus, et tous furent dispersés après avoir été dépouillés de leurs richesses. Les Français passèrent dans cette ville un mois entier et trois jours. L'évêque d'Orange, qui était malade, mourut dans cette ville et monta aux cieux. Alors une cruelle famine affligea l'armée et contraignit chacun de manger à belles dents des choses dégoûtantes, inusitées, détestables ou même défendues. Quelques-uns se permirent de dévorer de la chair des Turcs. Les vieillards et les hommes les plus considérés ayant appris ces désordres, en rougirent de honte et furent contristés; mais ils en ajournèrent la punition, à cause de l'excès du besoin. En effet, on ne regarda pas cette action comme un très-grand crime, parce que ceux qui la commirent souffraient de bon cœur une si affreuse famine pour l'amour de Dieu, et faisaient à ses ennemis la guerre avec leurs dents et leurs mains. A la vérité, ils commettaient une action illicite; mais la détresse de la nécessité les forçait de violer les lois. La faim des soldats s'assouvit de tout et ne repousse rien. Quelques-uns ouvraient le ventre des Turcs, parce qu'ils trouvaient dans leurs entrailles les besans et l'or qu'ils avaient avalés; puis ils s'en emparaient. La famine ayant fait des progrès, il mourut beaucoup de monde. [9,16] CHAPITRE XVI. Les principaux de l'armée essayèrent de nouveau de rétablir la concorde entre le duc Boémond et le comte de Toulouse, mais ils ne purent y parvenir. Il en résulta que Boémond irrité retourna sur-le-champ à Antioche, et que le voyage de Jérusalem rencontra encore des obstacles, au grand chagrin des peuples. Les débats privés des princes, lorsqu'ils sont divisés, sont funestes à leurs sujets, et les affligent. En effet, pendant que chacun ne s'occupe que de ses intérêts, il éprouve de la tiédeur pour le bien général. Les peuples aussi sont en danger de ruine lorsque leurs chefs ne savent pas gouverner sagement leurs propres affaires. L'armée de Jérusalem éprouvait de grands embarras à cause des querelles particulières de ses chefs. Le comte Raimond envoya des délégués auprès des princes qui étaient à Antioche, et les engagea à se rendre à Rugia, pour une conférence. En conséquence, le duc Godefroi, Robert de Normandie, Robert de Flandre et plusieurs autres princes convoqués allèrent à Rugia, et y conduisirent Boémond. Alors on parla beaucoup de la nécessité de mettre les grands d'accord entre eux; mais on ne trouva pas de moyens pour y parvenir. Boémond ne voulait pas marcher, si on ne lui remettait la totalité d'Antioche, ni le comte si Boémond ne les accompagnait. Raimond retourna à Marrah, où l'armée chrétienne était livrée aux périls de la famine. Enfin, dans la componction de son cœur, les sentimens généreux triomphèrent de l'esprit de Raimond; et, pour servir les soldats de Dieu, il entreprit le voyage de Jérusalem. Il préféra la cause de Dieu à sa volonté et à ses avantages. C'est assurément une grande vertu dans les princes que de se commander à eux-mêmes. L'opiniâtreté des chefs met en danger leurs sujets. D'après ces motifs, le comte prit de l'empire sur lui-même, pour ne pas nuire à toute la chrétienté. Il ordonna à ses troupes de fortifier soigneusement le palais de Cassien. Le 13 janvier, il sortit nu-pieds de Marrah, et se réunit de son propre mouvement aux pélerins de Dieu. Telle fut la preuve que ce comte donna avec humilité de son desir de marcher. Le peuple de Dieu en éprouva une grande joie, et le duc de Normandie se joignit à ceux qui partaient, auprès de la ville de Capharda. On s'y reposa trois jours, et le roi de Césarée fit la paix avec les princes chrétiens. Il avait déjà plusieurs fois envoyé des ambassadeurs à Marrah, promettant avec assurance qu'il ne ferait pas la guerre aux Chrétiens, qu'il leur fournirait volontiers beaucoup de choses à ses frais, et qu'il leur procurerait dans tous ses États d'amples approvisionnemens, pourvu que les Français, naturellement insubordonnés, ne cherchassent pas à le dépouiller lui-même ou à ravager son royaume. En conséquence, ce monarque jura d'être fidèle aux Chrétiens. Ensuite toute l'armée sortit de Capharda, et alla camper le long du fleuve Farfar, près de Césarée. Quand le roi vit les Français établis près de sa ville, il fut profondément affligé, et se hâta de leur mander ce qui suit: «Si, au point du jour, vous n'avez pas décampé des faubourgs de notre ville, vous violerez le traité que nous avons conclu; nous ne vous accorderons pas les approvisionnements promis, et nous prendrons nos précautions contre vous.» Dès qu'il fut jour, le roi envoya deux des siens vers les Chrétiens, pouf leur indiquer les moyens de passer le fleuve à gué, et de conduire l'armée dans une contrée fertile. Ils entrèrent dans une vallée féconde et riche, dominée par un château, qui devint aussitôt une place de sûreté pour les chefs de l'armée. On pilla du bétail jusqu'à la concurrence de près de cinq mille animaux. On y trouva aussi beaucoup de vivres de toute espèce, et toute l'armée du Christ s'y rétablit au sein d'une abondance gratuite. La garnison donna à l'armée des chevaux, de l'or très-pur et beaucoup d'argent; elle jura qu'elle ne nuirait désormais en rien aux pélerins, et qu'elle ne les empêcherait pas de s'approvisionner. On passa là cinq jours. Quand on eut quitté ce lieu, on parvint à une place forte occupée par les Arabes. Bientôt le gouverneur en sortit pour avoir un entretien avec les Chrétiens, et conclut une paix qui plut beaucoup aux deux partis. On parvint de là à la ville de Céphalie, entourée de murs superbes, riche de toutes sortes de biens, et située dans une vallée. Cependant les habitants, par crainte des Français, en étaient sortis effrayés; ils avaient abandonné leurs jardins couverts de légumes et leurs maisons remplies de vivres et de richesses; et ils s'étaient enfuis étourdiment. Les Chrétiens se félicitèrent de jouir de tant de biens, et, dans leur joie, ils rendirent grâces à Dieu, qui les leur procurait. Le troisième jour ils partirent de là, traversèrent des montagnes très-élevées avec précipitation, et descendirent dans une vallée fertile où ils se reposèrent douze jours. Ensuite ils attaquèrent vaillamment une place forte du voisinage occupée par les Sarrasins; ils l'eussent assurément emportée, si les Païens n'eussent mis dehors des troupeaux de bestiaux et des bêtes de somme, que les Chrétiens enlevèrent, et que, chargés de butin, ils conduisirent à leur camp. Cependant les Païens, saisis d'une grande terreur, partirent durant la nuit, et au crépuscule les Français entrèrent dans la place évacuée. Ils y trouvèrent en abondance du blé, du vin, de la farine, de l'orge et de l'huile. Ils y célébrèrent, avec une grande dévotion, la Purification de la vierge Marie. Le roi de la ville de Camela envoya, par des ambassadeurs, des présents considérables, et offrit de faire la paix avec les Chrétiens, promettant qu'il ne les offenserait jamais, et qu'il les aimerait et honorerait, pourvu que le peuple chrétien en usât de même avec lui. Le roi de Tripoli fit, de son côté, parvenir aux Chrétiens dix chevaux, quatre mules et un poids immense d'or; il leur fit demander, par des ambassadeurs, la paix et leur amitié. Les chefs n'acceptèrent pas ses propositions ni ses présents: au contraire, ils lui répondirent avec confiance: «Nous repoussons tout ce qui nous vient de vous, jusqu'à ce que vous vous soyez fait chrétien». Après être sortis de l'excellente vallée où ils avaient séjourné, ils parvinrent à une place nommée Archas, près de laquelle ils campèrent, le 12 février. Cette place était forte d'une innombrable population de Païens, et fréquentée par une multitude d'Arabes et de Publicains qui se défendirent courageusement contre les attaques des chrétiens. Quatorze chevaliers de cette religion marchèrent vers Tripoli, qui n'était pas éloignée de l'armée; ils rencontrèrent soixante chevaliers ennemis qui conduisaient devant eux beaucoup de monde, des Sarrasins, des Arabes et des Turcs, au nombre d'environ quinze cents, et beaucoup de gros bétail. Les Chrétiens les attaquèrent vivement, tuèrent six hommes, enlevèrent autant de chevaux, mirent le reste de la troupe en fuite, et emmenèrent les bestiaux. Ainsi l'invincible intrépidité des Français effrayait tous les peuples voisins ou éloignés. Dieu, qui vient sans cesse au secours de ses champions, opérait en eux ces merveilles. Cet heureux événement arrivé aux Fidèles fut l'effet de la puissance de Dieu, qui permit que quatorze Chrétiens vainquissent soixante Turcs, missent en fuite le reste de la troupe, et enlevassent les bestiaux à leur voracité. Raimond Pelet et le vicomte Raimond, avec quelques chevaliers, se détachèrent de l'armée du comte de Toulouse, et firent des courses devant la ville de Tortose, où il y avait une certaine quantité de Païens. Le soir étant venu, ces chevaliers se retirèrent à l'écart, passèrent la nuit dans un poste avantageux, et allumèrent plusieurs feux, comme si toute l'armée était là. Au lever du soleil, les Français se réunirent pour attaquer la ville qu'ils trouvèrent évacuée, et ils y restèrent pour assiéger la citadelle. L'émir de la ville de Méraclée, qui n'était pas éloignée de là, fit la paix avec les Chrétiens, et arbora leurs drapeaux dans cette place. Cependant le duc Godefroi, le comte de Flandre et Boémond parvinrent jusqu'à Laodicée, que l'on appelle ordinairement Licée. Boémond s'étant de nouveau séparé de cette armée revint à Antioche, qu'il desirait beaucoup s'approprier. Le duc et le comte assiégèrent la ville de Gibel. Le comte Raimond apprit que les Païens marchaient avec de grandes forces, et qu'ils préparaient aux Chrétiens une bataille cruelle. En conséquence il écrivit à ses compagnons, qui assiégeaient Gibel: «Une bataille certaine nous menace, et les armées païennes sont en marche contre nous. Il est donc à propos que vous fassiez la paix avec la ville que vous assiégez, et que vous arriviez au plus vite au secours de vos frères. Il vaut mieux nous réunir et vaincre que nous séparer et être vaincus. Les combats prennent peu de moments, et le prix qui attend les vainqueurs est considérable. Les siéges consument beaucoup de temps et l'on a peine à réduire les places assiégées, tandis que les batailles nous soumettent les nations et les Empires. Vaincus par nos armes, nos ennemis se disperseront comme la fumée. La guerre terminée et l'ennemi vaincu, un vaste Empire nous est offert. Il est donc bon que nous nous réunissions, puisque si nous pouvons mériter d'avoir Dieu pour chef et précurseur, nous triompherons indubitablement et sans retard de tous nos ennemis. Hâtez-vous donc, de peur qu'à leur arrivée, nos adversaires ne nous prennent au dépourvu.» Le duc et le comte entendirent avec plaisir ce message, car ils avaient une soif ardente de combats. Ils firent donc la paix avec l'émir de Gibel, et reçurent de lui de grands présents avec l'acceptation du traité. Ensuite ils allèrent au secours de leurs frères; mais ils ne rencontrèrent point alors les Turcs comme ils l'espéraient. Ils s'établirent au delà du fleuve, et sur ce point assiégèrent une place forte. Peu après, quelques chevaliers chrétiens marchèrent vers Tripoli, cherchant, s'ils le pouvaient, à occasioner quelques dommages aux Païens. Ils firent la rencontre de Turcs, d'Arabes et de Tripolitains même, qui s'étaient répandus hors la ville, attendant l'arrivée des Chrétiens et se tenant comme en embuscade. On ne tarda pas à se charger opiniâtrement de part et d'autre. Les Agarins soutinrent quelque peu les premières attaques, et résistèrent long-temps. Enfin ils tournèrent le dos aux coups, et dans cette retraite perdirent beaucoup des leurs. Un grand nombre même des principaux de la ville y périt. Les femmes, les mères et les filles, en observation au haut des tours, proféraient des imprécations contre les Chrétiens, et éprouvaient de grandes inquiétudes pour leurs parents. Elles gémissaient, et toutefois quelques-unes d'elles ne pouvaient s'empêcher d'admirer les prouesses des Français. Le fleuve qui baigne la ville parut tout rouge du massacre et de l'effusion du sang des Païens, et les citernes de la ville, qui étaient alimentées par ces eaux, furent souillées par ce carnage. Les Tripolitains ressentirent la plus vive douleur, tant à cause de leurs personnages les plus illustres qui avaient été tués, que par rapport à leurs citernes devenues dégoûtantes par le mélange de sang qui s'y était opéré. Ainsi, dans un même jour, ils éprouvèrent un double dommage, et eurent doublement sujet de verser des larmes: ils étaient désolés de ce que, contre leur espoir, les Français les avaient vaincus; ils étaient contristés de l'état de leurs citernes, qui étaient pour eux d'une grande valeur. Aussi la terreur des Tripolitains allait jusqu'à l'abattement, et, assiégés avant d'être investis, ils n'osaient plus sortir des portes de la ville. Leurs voisins étaient atteints par les mêmes infortunes. En se félicitant de leur victoire, et chantant des hymnes à Dieu, les Français regagnèrent leur armée. Un autre jour, des chevaliers chrétiens allèrent au delà de la vallée de Sem pour se livrer au pillage, et ayant trouvé des bœufs et des ânes, des moutons et des chameaux, au nombre de près de trois mille, ils retournèrent gaîment à leur camp avec cette riche proie. Pendant trois mois et un jour, ils restèrent devant le fort d'Archas, car il était extrêmement difficile à prendre. Ils y célébrèrent même la Pâque du Seigneur le 10 avril. Cependant des vaisseaux chrétiens avaient abordé à un port assez sûr et voisin du fort: ils avaient procuré aux assiégeants du blé et du vin, du fromage et de l'huile, des fèves et du lard, et d'autres provisions en abondance. On sortait souvent pour faire du butin dans cette contrée opulente, parce que jusqu'alors on n'avait jamais été trompé dans son espérance; aussi revenait-on gaîment et était-on vivement porté à recommencer les courses. Un grand nombre de Chrétiens y périrent, parce que le glaive des Sarrasins n'était pas toujours dans le fourreau, ni leur armée toujours oisive, ni leurs bras sans vigueur. C'est ainsi qu'ils tuèrent Anselme de Ribaumont, et Guillaume Picard, hommes d'une haute naissance, et habiles dans l'art de la guerre, qui s'étaient signalés par de brillants exploits dans la milice du Christ. Il en périt plusieurs autres, dont Dieu veuille conserver les noms dans le livre de la vie éternelle. Le roi de Tripoli avait, par l'entremise de ses ambassadeurs, de fréquentes communications avec les chefs chrétiens: il employait tous les moyens pour séduire leurs esprits, afin que ses présents pussent lui donner la paix, que les Français levassent leur camp et reçussent l'argent convenu. Les Chrétiens lui proposaient d'embrasser leur religion, et c'était à cette seule condition qu'ils consentaient à se retirer. Ce prince repoussait de toutes ses forces le christianisme; et il craignait d'abandonner les lois de ses pères, ainsi que les coutumes de ses aïeux. Grâces à la marche du temps, les nouvelles moissons blanchissaient déjà, car cette contrée éprouve de plus grandes chaleurs que celle qui est en deçà des monts, et l'été plus précoce y mûrit plus vite les moissons. Au milieu du mois de mars on cueillait les fèves nouvelles; aux ides d'avril on coupait les blés, et à l'époque de l'automne les vendanges étaient terminées. Le duc Godefroi, le comte de Normandie, celui de Flandre et celui de Toulouse, ainsi que Tancrède, parlèrent du départ, parce que le temps favorable pressait et même était en partie passé. On quitta donc le fort que l'on assiégeait depuis long-temps; on se rendit à Tripoli, et on traita avec les habitants. En conséquence le roi de cette ville donna quinze mille besans et quinze chevaux de grand prix, et il remit en liberté trois cents pélerins qu'il avait longtemps retenus captifs; enfin, en conséquence de la paix, il fournit des approvisionnements. Il en résulta que tous les Chrétiens se rétablirent parfaitement. Le roi s'engagea envers eux positivement à se faire chrétien, et à tenir d'eux ses terres comme leur vassal, s'ils pouvaient gagner la bataille à laquelle se préparait contre eux l'émir de Babylone. D'après ce traité, les Français quittèrent la ville au milieu de mai, et, pendant tout le jour, marchèrent par des contrées montueuses, par des défilés et des chemins impraticables; ils arrivèrent le soir devant le fort de Betheren; ensuite ils s'approchèrent de Zebari, qui est située sur le rivage de la mer. A cause de la rareté des eaux potables, ils souffrirent une soif excessive qui les abattit extraordinairement; puis ils se rendirent en toute hâte au fleuve Braïm, où les hommes et les animaux se désaltérèrent. Le jour même de l'Ascension du Seigneur, on fut obligé de marcher dans un défilé. Ils y redoutaient tout le jour d'être attaqués par les Païens, et ne s'arrêtaient pas dans leur marche. Les enseignes et les chevaliers armés marchaient en tête, et prenaient toutes les précautions pour préserver l'armée du danger des embûches. Venaient ensuite les gardiens des bagages et les conducteurs des bêtes de somme. Derrière eux s'avançait un corps de chevaliers disposés à se porter au secours de tout le monde. Ainsi tous les jours marchaient les valets attachés aux bagages, et le gros des gens sans défense se réunissait à eux. Le bruit des trompettes se faisait entendre, et l'on allait pas à pas de peur que les gens trop affaiblis ne restassent en chemin. On faisait tour à tour la garde pendant les nuits, et l'on plaçait les postes les plus vigilants aux lieux qui inspiraient le plus de crainte, car rien ne se faisait inconsidérément ni sans ordre. Les fautes contre la discipline étaient punies; on instruisait les ignorants; on réprimandait les récalcitrants; on réprimait l'intempérance et l'on excitait tout le monde à faire l'aumône en commun. Chacun pratiquait la frugalité et la pudeur, et le camp offrait, pour ainsi dire, une école de discipline morale. Telles étaient la conduite et les dispositions des pélerins de Jérusalem. Tant que les Chrétiens observèrent cette rigueur de discipline, et déployèrent leurs charitables affections, Dieu habita évidemment parmi eux, et se servit de leurs bras pour faire sa propre guerre. Ce que nous en disons ici est pour blâmer par comparaison la vie et la conduite de ces hommes sans discipline qui, pleins d'orgueil, entreprirent plus tard ce glorieux pélerinage. En effet, il n'y a rien qui soit plus utile aux hommes réunis que la discipline. Enfin ayant traversé, sans voir d'ennemis, les montagnes où ils craignaient d'en rencontrer, ils passèrent par quatre villes, le long de la mer, Barut et Sarepta, que l'on appelle vulgairement Sagitta, Tyr, que l'on nomme aussi Sor, Acharon, connue sous le nom d'Acre, et ensuite une place forte appelée Caïphe. De là on se rendit auprès de Césarée pour y séjourner, et on y passa le jour de la Pentecôte, le 10 juin. On parvint ensuite à Diospolis, que l'on nomme aussi Ramatha, ou Arimathie, ou Ramula. Là, fatiguée par la marche, l'armée s'arrêta, et les habitants, effrayés de la venue des étrangers, prirent la fuite. L'Eglise se réjouissait autrefois de posséder dans cette ville un siége épiscopal; mais maintenant elle gémit du veuvage où elle se trouve par la privation de cette dignité, depuis que cette place est soumise sans gloire au joug si dur des Sarrasins. Les Chrétiens lui rendirent un évêque; ils offrirent à ce prélat la dîme de leurs biens, afin qu'il pût vivre convenablement du fruit de leurs largesses, et rétablir son église, si long-temps désolée. C'est dans ce lieu que l'heureux confesseur George avait combattu avec éclat, et avait noblement accompli son martyre. Sa basilique brille tout auprès, dans une petite bourgade où son précieux corps a été inhumé. Les Chrétiens voulaient se rendre dignes d'avoir toujours pour compagnon et pour défenseur ce saint que, dans la bataille d'Antioche, ils avaient vu marcher à leur tête, devancer leur marche, et les défendre vaillamment contre les nations infidèles. Ils honorèrent avec respect sa basilique, et, comme nous l'avons dit, établirent un évêque à Ramula. [9,17] CHAPITRE XVII. Animés de l'esprit de Dieu, ils sortirent de la ville dès le matin; puis, le signal étant donné, ils prirent avec célérité la route de Jérusalem; et comme ils l'avaient long-temps desiré, ils parvinrent le même jour devant cette même ville, car Jérusalem est éloignée de Ramula d'environ vingt-quatre milles. Quand on fut arrivé à un lieu d'où l'on pût voir Jérusalem couronnée de ses tours, les Chrétiens s'arrêtèrent, pleurèrent dans l'excès de leur joie, adorèrent Dieu, et, ayant fléchi le genou, ils baisèrent cette terre sainte. Tous marchaient nu-pieds, excepté ceux que la crainte de l'ennemi forçait de se tenir armés. Ils allaient, versaient des larmes, et ceux qui s'étaient réunis pour prier, disposés à combattre d'abord, échangeaient leurs besaces contre des armes. Le 6 juin, les Chrétiens mirent le siége devant Jérusalem, s'en approchant non pas comme les enfants d'un autre lit traitent une marâtre, mais comme des fils qui chérissent leur mère. Elle fut entourée par ses amis et ses enfants, qui voulaient y resserrer les étrangers et les bâtards, non pour mettre en captivité une ville libre, mais pour mettre en liberté une ville captive. Robert, duc des Normands, s'établit du côté du nord, auprès de l'église de Saint-Etienne, où ce premier martyr, lapidé par les Juifs, s'endormit dans le sein du Seigneur. Près de Robert, le comte de Flandre dressa ses tentes. Du côté de l'occident, le siége fut entrepris par le duc Godefroi et par Tancrède. Le comte Raimond se fixa sur la montagne de Sion, aux environs de l'église de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, où le Seigneur Jésus-Christ soupa avec ses disciples. C'est ainsi que Jérusalem assiégée fut entourée par ses enfants, tandis qu'au dedans elle était profanée par une population bâtarde. Alors Hugues Buduel, fils de Robert d'Igé, chevalier très-habile dans les armes, alla trouver le duc des Normands, et lui offrit fidèlement son service comme à son seigneur suzerain. Accueilli par le prince avec bonté, il seconda puissamment, de son bras et de ses avis, ceux qui assiégeaient Jérusalem. Ce seigneur avait, long-temps auparavant, assassiné en Normandie la comtesse Mabile, parce qu'elle lui avait enlevé, par la violence, son héritage paternel. Après cet attentat criminel, le chevalier dont il s'agit s'était, avec ses frères Raoul, Ricard et Goislin, réfugié dans la Pouille et ensuite en Sicile, puis s'était retiré auprès de l'empereur Alexis; mais il n'avait pu nulle part rester long-temps en sûreté. En effet, Guillaume-le-Bâtard, roi des Anglais, ainsi que toute la famille de Mabile, l'avait fait rechercher par des espions sur toute la surface du globe, et avait promis des dignités et des présents à ceux qui tueraient cet assassin fugitif, en quelque lieu qu'ils le trouvassent. Comme le vaillant Hugues redoutait la puissance des mains d'un si grand monarque, et la longueur de ses bras, il quitta la Chrétienté; et comme il avait tout à craindre des peuples baptisés, il habita long-temps parmi les mécréants, dont il apprit, pendant vingt ans, les coutumes et le langage. Bien accueilli par le duc des Normands, il rendit de grands services aux Chrétiens, et leur fit connaître à fond les mœurs des Païens, leurs stratagèmes fallacieux, et toutes les fraudes dont ils se servent contre les Fidèles. Un noble et puissant guerrier nommé Cosam, d'origine turque, se présenta volontairement aux Chrétiens, et les seconda de toutes manières pour la prise de Jérusalem. Il croyait avec foi au Christ, et desirait beaucoup d'être régénéré par le saint baptême. C'est pourquoi il faisait tous ses efforts pour servir efficacement les nôtres, comme des amis et des frères, afin de leur faire obtenir la possession de la Palestine et la métropole du royaume de David. Le troisième jour du siége, des chevaliers chrétiens sortirent du camp, savoir, Raimond Pelet, Raimond de Turin, et plusieurs autres, soit pour éclairer le pays, soit pour piller. Ayant rencontré les Arabes au nombre de deux cents, ils les attaquèrent, les battirent et les mirent en fuite. Ils en tuèrent plusieurs et se saisirent de trente chevaux. Après ces exploits, ils revinrent gaîment au camp. Le lundi, on attaqua vigoureusement la ville, et, comme on le croit, on l'eût prise alors si l'on eût préparé assez d'échelles. Toutefois on fit brèche au mur extérieur. Les chevaliers chrétiens y montaient chacun à son tour, et combattaient de près sur le mur les Sarrasins avec le glaive et la lance. Dans ce combat il y eut plusieurs hommes tués de part et d'autre, le plus grand nombre toutefois du côté des Païens. Ayant entendu sonner la retraite, les Chrétiens suspendirent leur attaque et rentrèrent au camp. Alors les vivres qu'ils avaient apportés avec eux commencèrent à leur manquer. On ne trouvait déjà plus de pain à acheter, et on ne pouvait aller se procurer de subsistances. Cette contrée est entièrement aride, même brûlée et inculte, par conséquent peu propre à nourrir des bêtes de somme et d'autres animaux, privée qu'elle est de pâturages. La terre est dégarnie d'arbres, aussi ne produit-elle point de fruits. Il n'y croît que des palmiers et des oliviers: on y trouve aussi quelques vignes. Le Jourdain est éloigné de Jérusalem de près de trente stades. On y trouve six lacs, mais assez loin. La ville possède des citernes pour ses besoins. Au pied de la montagne de Sion coule la fontaine de Siloé; mais elle suffit à peine à désaltérer un petit nombre d'hommes. Toutefois elle n'était pas sans utilité, et le peu d'eau qu'elle fournissait se vendait très-chèrement. On avait six milles à parcourir, et non sans de grandes frayeurs, pour aller abreuver les chevaux. Sur ces entrefaites, on annonça dans le camp que des vaisseaux de transport, montés par des Chrétiens, avaient abordé au port de Japhi, que nous croyons avoir été appelé autrefois Joppé. Cette nouvelle fit un grand plaisir à toute l'armée. Les princes délibérèrent pour aviser aux moyens d'assurer la marche et le retour de ceux qui transporteraient les choses nécessaires des vaisseaux au camp. Joppé est éloigné de Ramula d'environ huit milles. Or les Ascalonites, gens du pays qui errent dans les montagnes, ou se cachent dans des cavernes creusées au sein des lieux inaccessibles, attaquaient souvent dans leurs courses les voyageurs, et les mettaient à mort. La crainte qui en résultait et les bruits que l'on répandait gênaient beaucoup le transport des approvisionnements. Pour parvenir à l'effectuer, Raimond Pelet, Achard de Montmerle, Guillaume de Sabran, et quelques autres chevaliers de l'armée du comte de Toulouse, ainsi qu'un certain nombre de gens de pied, se mirent de grand matin en marche vers la mer. Confiants dans leur courage, ils se rendirent vers le port; mais ils se divisèrent dans leur marche: il est incertain si ce fut à dessein ou par ignorance de la route. Quoi qu'il en soit, trente chevaliers, qui s'avançaient séparés de leurs compagnons, rencontrèrent une troupe de cent hommes de l'armée de l'émir, tant Arabes que Turcs et Sarrasins. Ils les attaquèrent hardiment, et se réunirent pour les combattre. De leur côté, les Païens tinrent ferme, et, se fiant sur leur multitude, ils enveloppèrent ce petit nombre de chevaliers, car c'est l'usage des Sarrasins d'en agir ainsi. Déjà ils avaient entouré les Chrétiens, et en se moquant ils comptaient sur leur mort, quand un messager allant au devant de Raimond Pelet, s'écria: «Si vous ne volez pas au plus vite vers vos frères d'armes pour les secourir, vous allez certainement les perdre tous. Ils sont déjà investis par l'ennemi; cependant ils se défendent encore comme ils peuvent.» A ces mots, ce chevalier et ses amis s'élancent à toute bride, pressent de l'éperon leurs chevaux, volent tous plus prompts que la parole, embrassent leurs boucliers, poussent à l'ennemi la lance en arrêt, renversent tout ce qui se présente, et chacun étend son adversaire sur la poussière. Ainsi, à l'improviste, et sans le savoir, ils surviennent, terminent l'affaire avec le glaive, et, avec l'aide de Dieu, remportent la victoire. Les Païens se reformèrent en deux corps, pensant qu'ils pourraient résister; ce fut en vain: les Français les chargèrent de nouveau avec ardeur, et débarrassèrent ainsi leurs compagnons de cette attaque imprévue, à l'exception d'Achard, chevalier intrépide, et de quelques hommes de pied, qu'ils perdirent dans cette rencontre. On poursuivit les Turcs sur un espace de quatre milles, et on en tua plusieurs à la pointe de l'épée. On prit cent trois chevaux, et un homme, qui fut contraint de raconter en détail quels étaient les préparatifs faits contre les Chrétiens. Devant la place, l'armée éprouvait une soif ardente, qui la tourmentait cruellement. Les Païens tendaient des embûches à ceux qui menaient les chevaux boire à six milles du camp, et, sortant des défilés du pays, leur causaient de grands dommages. L'excès de la chaleur avait desséché le Cédron et les autres torrents. Le pain d'orge même se vendait cher dans le camp. Les gens du pays, cachés dans des cavernes ou d'autres retraites, gênaient beaucoup les approvisionnemens. Les chefs de l'armée se réunirent en conseil, et s'entretinrent des moyens de remédier à de si grandes calamités. Ils disaient: «Nous sommes entourés d'embûches; on ne peut se procurer de pain; l'eau manque entièrement. Tandis que nous croyons assiéger cette ville, c'est nous qui sommes cruellement assiégés. A peine osons-nous sortir du camp, et nous y rentrons les mains vides. Nos longs retards ont causé cette détresse, et si nous n'y remédions, nous la rendrons plus affreuse. Nous ne pourrons prendre cette ville avec nos armes et nos bras seuls sans le secours des machines. Nous avons à surmonter des murs, des remparts et des tours; nous avons devant nous, en foule dans la place, une opiniâtre garnison. Que pensez-vous donc de cette position? Cherchons quelque moyen qui puisse nous être utile à tous, et funeste aux assiégés. Essayons de faire des machines de bois pour attaquer les murailles et les tours. Puisque cette terre ne produit pas d'arbres, prenons les poutres des maisons, enlevons la charpente des églises, construisons-en des machines, et attaquons cette ville de toutes nos forces; sinon nous consumons notre temps en pure perte.» Enfin les fidèles champions trouvèrent des pièces de bois à une grande distance du camp, où ils les transportèrent avec beaucoup de peine. On convoqua les charpentiers de toute l'armée, les uns pour dégrossir les pièces, les autres pour les doler, d'autres pour les percer, d'autres enfin pour en faire l'assemblage. Le duc Godefroi fit fabriquer une machine à ses frais, le comte de Toulouse en fit construire une autre aux siens. Néanmoins les Agarins s'occupaient de fortifier Jérusalem. La nuit ils s'appliquaient à élever des tours, et, sans prendre de repos, mettaient la ville en état de défense. Un certain samedi, pendant le calme de la nuit, on transporta la machine du duc Godefroi; dès le lever du soleil on l'éleva vers l'orient, on la disposa avec un grand soin durant trois jours, et on la mit en état de servir. Le comte de Toulouse fit conduire au pied du mur vers le midi sa construction, que nous pouvons appeler un château de bois; mais un précipice profond empêchait de lui faire joindre le mur. Une telle machine ne peut être conduite sur les pentes ni dirigée vers les hauteurs; elle a toujours besoin d'une plaine unie pour pouvoir être mise en mouvement. Dans cette circonstance, les hérauts publièrent dans l'armée qu'il fallait que chacun jetât trois pierres dans le fossé, qu'alors chacun recevrait un denier. Tous ceux donc auxquels les retards étaient pénibles se livrèrent avec ardeur à ce travail. Les évêques et les prêtres haranguèrent le peuple: ils firent un excellent sermon sur la mort du Christ et sur le lieu de sa passion qu'ils montraient du doigt à tous; ils parlèrent saintement et éloquemment de la Jérusalem céleste, dont la terrestre offre la figure. Il en résulta que tous les laïques ayant pris les armes, marchèrent unanimement contre la ville, devant laquelle ils se tinrent pendant la quatrième et la cinquième férie durant la nuit et le jour. Enfin, ayant commencé par des prières et des jeûnes, par des gémissements et des aumônes, fortifiés par la communion du saint viatique, le jour de vendredi 15 juillet, ils attaquèrent la ville de grand matin; mais ils ne purent alors s'en emparer, car ceux des assiégés qui étaient sur les tours ou sur les murailles se prêtaient une mutuelle assistance et lançaient continuellement des feux et des pierres. Le comte de Toulouse ayant fait combler le fossé (ce qui avait employé trois jours et trois nuits), fit conduire son château de bois au pied des murs, et accorda aux siens un délai jusqu'à la seconde férie, à cause de l'excès du travail qu'ils avaient eu à faire pendant toute une semaine. Sur l'ordre de leur chef, après les fatigues du matin, les Français se reposèrent un peu de leur attaque, et les Païens de leur défense. Cependant l'émir Guinimond, et le Persan Frigolinde, son neveu, occupaient la tour de David: ils y avaient convoqué pour le conseil les magistrats et les premiers de la ville. Pendant ce temps-là les femmes des assiégés montèrent sur les plate-formes de leurs maisons, suivant l'usage du pays; elles se formèrent en chœur, et, dans leur langue, chantèrent à haute voix ce cantique: «Offrez de dignes louanges à notre dieu Mahomet. Immolez-lui des victimes au bruit joyeux des instrumens de musique, afin que ces formidables étrangers, qui s'avancent enflés d'un orgueil barbare, soient vaincus et mis à mort. Ils n'épargnent personne, ils attaquent au contraire les peuples de l'Orient, et aspirent à ravir les richesses que produit cette contrée. Poussés par la misère vers nos délices, ils sont venus dépouiller nos fertiles provinces. Ils condamnent tous nos compatriotes, et les considèrent comme des animaux. Lavés dans les eaux du baptême, ils adorent un dieu crucifié. Nos usages, notre culte, nos dieux, ils les méprisent avec outrage; mais bientôt ils vont trouver leur supplice et leur perte. Turcs intrépides, repoussez d'ici les Français en les combattant. Rappelez-vous les grands exploits de vos aïeux. Vos ennemis seront mis en fuite ou périront aujourd'hui.» Les femmes turques chantaient sur leurs plateformes ces choses et beaucoup d'autres semblables. Les Chrétiens stupéfaits les écoutaient attentivement, et se faisaient exactement expliquer par leurs interprètes ce que disaient ces païennes. Alors Conon, comte allemand, homme brave à la guerre et sage dans les conseils, et qui avait épousé une sœur de Godefroi, lui parla en ces termes: «Seigneur duc, entendez-vous ce que disent ces Turques? Savez-vous pourquoi elles agissent ainsi? Les félicitations et les exhortations des femmes annoncent l'abattement pusillanime des hommes. Voilà que ceux-ci sont découragés par les travaux et par la crainte; voilà que leurs femmes se lèvent, et, comme pour faire honte à leurs guerriers, bavardent contre nous, et croient, mais non impunément, nous effrayer et nous tromper par leurs propos frivoles. Nous au contraire usons d'une résolution virile ou, pour mieux dire, céleste. An nom de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, la sixième férie, a souffert ici, prenons les armes, et, attaquant courageusement la ville, marchons aujourd'hui au sépulcre du Sauveur.» [9,18] CHAPITRE XVIII. En conséquence, à la troisième heure, qui est celle où les Juifs condamnèrent Jésus en présence de Pilate, les Chrétiens, se souvenant de sa Passion comme si elle eût été récente, recouvrèrent leurs forces, et, animés de la nouvelle intrépidité qui leur survint, recommencèrent à combattre comme s'ils n'eussent rien fait auparavant. Le duc Godefroi, Eustache, son frère, signalaient leur vaillance, et le reste des guerriers les suivait. Alors Létalde et Raimbault Créton, vaillants chevaliers, gagnèrent le haut des murs, et, combattant sans relâche, poussèrent de grands cris. Aussitôt ils furent suivis de plusieurs autres guerriers. Ceux qui jusqu'alors avaient défendu les murailles sur ce point, fuyaient en déroute et ne s'occupaient plus de la défense de la ville. Une multitude de Chrétiens y pénétra, poursuivit les fuyards et n'épargna personne. Les Arméniens, les Grecs et les Syriens, qui autrefois s'étaient soumis aux Turcs dans Ælia, c'est-à-dire Jérusalem, et, durant les plus grandes calamités, avaient, comme ils l'avaient pu, suivi le culte du Christ, voyant les Chrétiens emporter la ville de vive force, se réfugièrent tous pêle-mêle dans la basilique du saint Sépulcre, et, chantant avec une grande dévotion le Kyrie eleison et d'autres prières, selon la circonstance, y attendirent le résultat de l'affaire. Par la permission de Dieu, Tancrède, s'étant égaré avec sa troupe, arriva en ce lieu, et reconnut à leurs prières et à leurs actes religieux que ces gens étaient des serviteurs du Christ: «Ce sont, dit-il, des Chrétiens. Que personne de vous ne leur nuise en aucune manière: car nous ne sommes pas venus ici pour faire du mal à ceux qui suivent le Christ, mais pour les arracher à leurs cruels persécuteurs. Ils sont nos frères et nos amis fidèles, depuis longtemps éprouvés par de nombreuses tribulations comme l'or dans la fournaise.» Alors cet illustre héros laissa là Igé Bigod, capitaine de sa troupe, avec deux cents chevaliers, et lui confia la garde de ce lieu, de peur que les Païens n'y pénétrassent. Quant à lui, avec le reste de son corps, il alla prendre d'autres points fortifiés et seconder ses compagnons occupés à parcourir la ville et à massacrer les Païens. Cependant les fidèles de Jérusalem, qui étaient restés dans l'église avec Igé, lui parlèrent en secret, et, desirant vivement obtenir sa protection, le conduisirent, par grande faveur, lui et ses frères d'armes, vers les lieux saints, et leur montrèrent le sépulcre du Sauveur, d'autres objets sacrés, et certaines choses qu'eux et leurs prédécesseurs avaient depuis longtemps cachées pour les dérober aux Païens. Là, parmi d'autres reliques déposées sous l'autel dans un vase de marbre creusé en forme de reliquaire, Igé trouva un petit paquet de cheveux de sainte Marie, mère de Dieu, qu'ensuite il apporta en France, et partagea avec respect entre les sacristies de divers évêchés et couvents. La Vierge mère, toujours sans tache, s'était beaucoup affligée pendant la Passion du Christ son fils et son Seigneur; selon l'antique usage de sa nation et du temps, elle avait déchiré ses vêtemens, arraché ses cheveux, et poussé avec respect de lugubres gémissements à cause de la mort de son auguste ami. Cependant des femmes voisines qui se trouvaient là, véritablement religieuses, et qui avaient long-temps suivi le Sauveur, soutinrent pieusement dans sa douleur la mère du monarque Suprême, et l'embrassèrent tendrement, lui donnant les douces consolations que la circonstance exigeait. Elles recueillirent dévotement les cheveux arrachés, et les conservèrent soigneusement; puis saint Jean et d'autres amis du Christ les cachèrent dans un-lieu-sûr, parce qu'ils savaient que ces reliques serviraient au salut de beaucoup de monde. Nous avons employé notre plume à parler de ces choses dans cet ouvrage, parce que Igé donna deux de ces cheveux précieux au moine Ernauld, son cousin, dans la ville de Chartres, et que celui-ci les déposa dans l'église de Maule, où ils ont opéré beaucoup de guérisons. Maintenant reprenons la continuation de notre récit. L'émir qui commandait la tour de David, où il s'était retiré avec les premiers de la ville et beaucoup d'autres personnes, se rendit tout tremblant au comte Raimond, et lui ouvrit aussitôt la porte. C'était autrefois à prix d'argent que les pélerins s'en procuraient l'entrée, car ils avaient coutume d'y payer un tribut, sinon ils en étaient écartés sans pitié. Les habitants fugitifs se retirèrent au temple de Salomon, et eurent la présomption de croire qu'ils pourraient encore s'y défendre. Ils combattirent vivement de nouveau les Chrétiens; mais voyant que cette résistance était sans avantage, ils jetèrent leurs armes, et tendirent le cou à la mort. Le sang qui inondait le temple atteignait jusqu'aux jambes de ceux qui le parcouraient, et d'énormes monceaux de cadavres s'élevaient par toute la ville, parce que les vainqueurs avaient été sans pitié pour l'âge, pour le sexe, pour la noblesse et pour toutes les conditions. On poursuivait et on égorgeait les vaincus avec ce grand acharnement, parce qu'ils avaient profané le temple du Seigneur et la basilique du saint Sépulcre, consacré à d'indignes usages et souillé indécemment le temple de Salomon et les autres églises. Quelques personnes s'étaient sauvées sur la plate-forme de ce temple, et demandaient l'étendard de Tancrède pour se sauver; et l'ayant reçu, elles attendaient un meilleur sort. Elles n'en tirèrent que peu ou point d'avantage, parce que les Chrétiens ne les épargnèrent pas plus que les autres, excepté qu'ils en gardèrent momentanément quelques-unes en vie, pour emporter les morts hors la ville; mais ils les vendirent ensuite ou les massacrèrent. Tancrède en fut profondément affligé; cependant il ne s'emporta pas à ce sujet contre ses compagnons. Quant au comte de Toulouse, il fit conduire en sûreté à Ascalon, non seulement l'émir qui s'était confié à lui et lui avait remis la tour de David, mais encore tous ceux qui étaient avec ce prince. Tel avait été le traité conclu entre eux, et Raimond l'observa fidèlement. Les vainqueurs ne dépouillèrent ni ne brûlèrent Jérusalem, comme on en agit à l'égard des villes que l'on prend; mais comme ils trouvèrent les maisons remplies de toutes sortes de biens, ils se les réservèrent toutes pourvues des choses nécessaires, et plusieurs même furent assez généreux pour faire part aux pauvres de ce qu'ils avaient découvert. Chacun posséda librement et tranquillement, avec tous les trésors qui pouvaient s'y trouver, et a conservé jusqu'à ce jour, par droit héréditaire, la maison quelle qu'elle fût, soit grande, soit petite, dont il s'était le premier emparé, et qu'il avait purgée de Païens. [9,19] CHAPITRE XIX. Les Chrétiens triomphant enfin, au comble de leurs longs desirs, après avoir lavé leurs mains teintes de sang, la plupart marchant pieds nus avec satisfaction et pleurant de joie, s'empressèrent d'aller en troupes baiser le saint sépulcre du saint Sauveur, et lui offrir, en actions de grâces, des présents et de pacifiques holocaustes. Alors les fidèles furent au faîte du bonheur, en obtenant ce qu'ils avaient long-temps desiré et cherché au prix de beaucoup de fatigues et de dangers. Joyeux, ils trouvaient là la fin de leurs travaux, et, déjà remplis de sécurité pour le présent, ils s'imaginaient voir dans l'avenir la récompense de leur zèle. Ils s'occupèrent d'enlever les cadavres, parce que leur aspect était horrible et leur odeur insupportable. On fit amonceler tous ces corps massacrés sur des bûchers, de la main des Païens captifs, et en employant de pauvres chrétiens que l'on paya: les nôtres purgèrent ainsi par le feu la ville de Jérusalem. Les fidèles soldats du Christ s'établirent avec sécurité dans la ville, et rendirent de dignes actions de grâces à Dieu, par le secours non mérité duquel ils avaient remporté la victoire sur les Païens. Ils restituèrent aux églises tous leurs biens, et disposèrent chacune d'elles pour le service divin. Le quinzième jour de juillet, jour de la sixième férie, ils fondèrent une solennité pour fêter la délivrance de la ville. Ensuite ils s'occupèrent du choix d'un roi, et, huit jours après la prise de Jérusalem, ils élurent d'un commun accord, le duc Godefroi. C'était un homme du sang royal, et dont les aïeux avaient fait profession de la religion chrétienne. En effet, Eustache, comte de Boulogne, qui s'était trouvé avec Guillaume en Angleterre à la bataille de Senlac, avait épousé Ita, sœur de Godefroi, duc de Lorraine, de laquelle il eut Godefroi, Baudouin et Eustache, que la grâce de Dieu combla, dans ce siècle, de toutes sortes de richesses et de bonnes qualités, et que, principalement dans l'expédition de Jérusalem, elle éprouva, fortifia et éleva puissamment. Godefroi, qui était l'aîné, fut élevé au trône du roi David, parce qu'il excellait glorieusement, à la manière des Français, dans l'art de la guerre, qu'il s'y distinguait par le cœur et par le bras, qu'il était généreux et calme, et se signalait par la clémence. Alors aussi on fit choix d'Arnoul de Zocres, homme très-savant, pour remplir les fonctions d'évêque. Cependant Tancrède et le comte Eustache, avec leurs troupes et leurs vassaux, se rendirent à Naplouse, où ils étaient appelés par les habitants, qui leur remirent la ville en faisant la paix avec eux. Ils y restèrent quelques jours, et s'y reposèrent avec joie jusqu'à ce que le roi de Jérusalem leur eût dépêché en toute hâte des envoyés porteurs du message suivant: «Nous avons appris, et le fait est certain, que l'émir de Babylone est à Ascalon. ll s'y prépare à une grande bataille contre nous. Hâtez-vous donc, et venez, afin que nous puissions hardiment marcher à sa rencontre, avant qu'il ait pu nous enfermer dans la ville. En effet, la sortie comme l'entrée est très-difficile aux assiégés, et ils sont souvent exposés aux attaques de la crainte. Combattons donc en liberté en plein champ, et, par la faveur de Dieu, nous obtiendrons un succès plus libre et plus facile. Plus agiles par nos armes et nos mouvements que ne le sont nos ennemis, il faut marcher à eux pendant qu'ils se flattent encore de n'avoir rien à craindre.» A ces mots, Tancrède et Eustache se rendirent à Ramula près de la mer; ils rencontrèrent beaucoup d'Arabes qui précédaient l'armée de l'émir: ils les attaquèrent avec confiance et les dispersèrent promptement. Ils en tuèrent un certain nombre, et ils en gardèrent en vie quelques-uns, desquels ils s'informèrent d'une manière positive de ce qui concernait l'émir et son armée. On sut donc en détail qui la composait, quel était le nombre des troupes, quels étaient ses projets, et dans quel lieu elle se disposait à combattre. Tancrède fit, par un message, part au roi de ce qu'il avait appris des captifs: «Sachez, dit-il, que d'Ascalon on nous prépare la guerre, que presque tout l'univers y est réuni, et que nous y sommes l'objet de la conspiration de ceux qui se flattent de nous écraser violemment et de nous soumettre. Venez donc, et réunissant toutes vos forces, emparons-nous de la synagogue de Satan. En effet, si, comme vous nous l'avez mandé, nous marchons aux ennemis sans crainte et sans qu'ils nous attendent, nous en triompherons facilement avec l'aide de Dieu, parce qu'ils sont embarrassés de leurs armes et de nombreux bagages, et qu'ils portent avec eux des machines pour le siége de Jérusalem.» C'est pourquoi le roi fit annoncer par un héraut que chacun eût à se disposer au combat, et à suivre sans retard l'étendard royal. En conséquence, le roi et le patriarche, le comte de Flandre et l'évêque de Martorano sortirent de la ville, le jour de la troisième férie. Le comte de Saint-Gilles et le duc de Normandie voulurent rester jusqu'à ce qu'ils fussent mieux informés de la marche de l'émir. Alors ayant vu les préparatifs de l'ennemi, le roi envoya à Jérusalem l'évêque de Martorano, pour faire connaître aux princes les dispositions de l'émir. Après que l'évêque se fut entretenu avec le comte de Toulouse et le duc de Normandie, il partit en toute hâte pour rapporter au roi et au patriarche ce qu'ils avaient dit; il tomba aux mains des Païens, et l'on ne sait s'il fut pris ou tué, mais on ne le revit plus. Le Toulousain et le Normand partirent pour la guerre avec beaucoup de troupes, et quittèrent Jérusalem le jour de la quatrième férie. Les clercs célébraient des messes et faisaient des prières. Pierre l'Ermite, et un petit nombre d'hommes impropres au service des armes, restés dans la ville avec une multitude de femmes timides, se rendaient en procession d'église en église, se mettaient en oraison, et distribuaient dévotement des aumônes, afin que Dieu rendu propice secourût avec miséricorde son peuple, et renversât de sa main puissante les ennemis, au point qu'ils ne pussent plus se relever. Les principaux chefs se réunirent avec leurs armées sur le fleuve qui est voisin d'Ascalon. Ils y trouvèrent de nombreux troupeaux, et firent un riche butin. Trois cents Arabes s'attachèrent à la poursuite des Français; mais ceux-ci les chargèrent aussitôt, et, en ayant pris deux, mirent le reste en déroute jusqu'au gros de l'armée païenne. A la suite de cette expédition, les Chrétiens revinrent à leur camp, et s'y reposèrent la nuit, après avoir posé des gardes et fait leurs prières. Le soir, le patriarche défendit publiquement à tout le monde de s'occuper de butin avant la bataille qu'on devait livrer le lendemain. [9,20] Au lever du soleil, le 12 août, la sainte armée du Christ entra dans une belle vallée formée par une plaine agréable le long de la mer, et s'y rangea en six corps. Le roi, le duc des Normands, le comte de Toulouse, celui de Flandre, Gaston, Eustache et Tancrède se mirent à la tête de la cavalerie, et chacun rangea habilement ses archers et ses fantassins. Après les avoir placés en avant, les chefs enseignaient à leurs hommes, quoiqu'ils l'eussent déjà appris dans toutes les guerres qu'ils avaient faites heureusement, comment ils devaient pousser des cris d'attaque, ou résister pour pénétrer les armes à la main dans les corps les plus impénétrables, ou regarder fréquemment et sans crainte leurs enseignes, ou tenir ferme pour soutenir les charges de l'ennemi. Néanmoins les Païens, plus nombreux que les étoiles, présentaient de loin leurs épais bataillons, et leurs légions, formant des corps innombrables, se développaient d'un flanc à l'autre de notre armée. Ils envoyèrent en avant des Éthiopiens qu'ils mirent en place, et à qui ils ordonnèrent de se tenir immobiles. Ces guerriers, le genou gauche à terre et le droit élevé, couvrant le haut de leurs corps avec le bouclier, se servaient de la flèche et de l'épée. On leur avait défendu de faire aucun pas en arrière, ni de quitter leur place, pour s'avancer même un peu. Ainsi ces corps, suivant leur instruction, gardaient le poste qu'on leur avait assigné. Comme ils avaient à craindre l'excès de la soif à cause de la chaleur, des nuages de poussière, de la fatigue et de la durée du combat, ils portaient à leur cou des vases pleins d'eau, au moyen desquels ils pouvaient résister plus long-temps, et poursuivre les fuyards avec plus de vigueur. On n'avait pas cru devoir s'attendre à leur fuite. En effet, on se confiait dans cette multitude innombrable, dans la fureur qui anime les nations barbares, et dans les décrets rendus par le prince pour interdire la fuite. Que les fuyards, disait leur empereur, soient punis par la décollation. Les dispositions de la bataille étant ainsi faites sagement de part et d'antre, dès que l'on fut arrivé au lieu convenable, les Chrétiens s'arrêtèrent un moment, élevèrent dévotement les yeux au Ciel, et s'étant agenouillés, firent leur prière. Ils attendaient de lui l'assistance dont ils avaient besoin, parce qu'ils l'avaient souvent et dès long-temps éprouvée dans leurs nécessités. Aussitôt qu'ils eurent terminé une courte prière, et fait avec respect sur le front le signe de la croix du salut, animés d'une plus grande confiance, ils montèrent à cheval, et, au nom du Seigneur Jésus, chargèrent virilement les Païens. Ceux-ci s'étaient déjà arrêtés et attendaient immobiles. Le comte de Toulouse manœuvrait avec sa cavalerie du côté de la mer, sur la droite de l'armée; à l'aile gauche, le roi marchait avec ses légions; au centre, le duc de Normandie, le comte de Flandre, Tancrède et quelques autres faisaient leurs dispositions; mais, pour dix des nôtres, les Infidèles faisaient marcher mille des leurs. Au commencement du combat, Robert, duc des Normands, remarquant de loin l'étendard de l'émir, qui présentait une pomme d'or à la pointe d'une pique que blanchissait l'éclat de l'argent, dont elle était élégamment revêtue, présuma que ce prince en était voisin, se jeta sur lui hardiment à travers les bataillons et le blessa mortellement. Sa chute glaça d'effroi les Païens. Le comte de Flandre, de son côté, chargea vigoureusement l'ennemi, et l'intrépide Tancrède s'élança au milieu du camp. Bientôt la cavalerie païenne prit la fuite. Les Éthiopiens furent frappés de stupeur. Cependant le roi et quelques Français s'étant portés vers eux, et s'y étant arrêtés un moment, les abattaient à coups d'épée, en travers, comme on coupe une moisson, et séparaient leurs têtes de leurs troncs. Les champs étaient inondés de sang et couverts çà et là de cadavres païens. Les Chrétiens poursuivirent les fuyards. Grâces à Dieu, les Païens effrayés n'avaient pas le temps de respirer. Leur vue était tellement obscurcie, comme on l'apprit ensuite de ceux qui avaient échappé au carnage, que, quoiqu'ils eussent les yeux ouverts, ils pouvaient à peine voir les Chrétiens, et se sentaient hors d'état de leur nuire en aucune manière. Quoique nombreux contre peu de soldats, ils n'osaient marcher contre eux et cherchaient de toutes manières à les éviter. Les nôtres, victorieux punissaient les Païens en masse, et n'épargnaient personne. Ainsi le jour de mort s'était levé pour les Païens, et ne laissait à aucun d'eux les moyens d'échapper; car sur les arbres, derrière les rochers, au fond des cavernes, la main du vainqueur les faisait, pêle-mêle, tomber sous ses armes. Le comte Raimond, qui combattait du côté de la mer, tua un nombre considérable d'ennemis et les poursuivit vigoureusement jusqu'à la ville, qui était à peu de distance. Ils tombaient de fatigue, on mouraient à l'instant même des blessures qu'ils recevaient, ou bien se précipitaient dans les flots, et là, voulant éviter la mort, ils ne la rencontraient pas moins. La flotte de l'émir couvrait la surface de la mer, et attendait la fin de la bataille. Voyant que la fortune offrait un résultat différent de celui qu'ils espéraient, les Païens montèrent sur leurs vaisseaux, mirent à la voile et retournèrent ainsi dans leur pays. On rapporte que l'émir, respirant à peine, avait poussé de profonds gémissemens, et s'était écrié douloureusement: «Créateur de toutes choses, qu'est-ce donc qui m'arrive? Comment se fait-il qu'un sort funeste nous accable? Hélas! pour moi quel affront ineffaçable! Quels durables opprobres accablent mon pays! Un peuple de mendiants, un petit peuple l'emporte sur notre nation. D'où provient cette infortune? J'ai conduit ici deux cent mille cavaliers et une quantité innombrable de fantassins, que je croyais en état de triompher de l'univers entier. Maintenant, sans mentir, ils ont été indignement vaincus par mille cavaliers et trente mille fantassins tout au plus. Ou leur Dieu est tout puissant et combat pour eux, ou notre dieu est irrité contre nous, et, dans l'excès de sa fureur, nous frappe et nous châtie. Quoiqu'il en soit, le résultat sera le même. Je ne m'armerai plus contre les Chrétiens; je vais au contraire retourner dans ma patrie, où la honte m'accompagnera toute ma vie.» En proférant ces paroles, il mêlait les larmes aux plaintes, et gémissait du fond du cœur. Quand les Ascalonites virent les Agarins, en fuite, se jeter pêle-mêle vers la ville, et le comte Raimond avec ses troupes les poursuivre sans relâche et les mettre à mort, ils fermèrent leurs portes et se défendirent ainsi de l'entrée de leurs ennemis comme de leurs défenseurs. Ils craignaient avec raison que leurs invincibles ennemis n'entrassent dans Ascalon avec leurs amis, et ne s'en emparassent entièrement, après avoir mis à mort les habitants. Cependant le comte de Toulouse, que rien n'effrayait, s'arrêta devant la ville avec ses troupes, et extermina comme un troupeau de moutons les Sarrasins arrêtés devant leur asile. Alors les Ascalonites, voyant du haut de leurs tours l'acharnement des Chrétiens, et redoutant une destruction pareille à celle de leurs voisins, qu'ils avaient vue, ou dont ils avaient entendu parler, réclamèrent l'étendard du comte et lui promirent fidèlement de se rendre à lui sans faute. Ils se décidaient d'autant plus volontiers que Raimond était plus voisin, les menaçait d'une perte plus prochaine, et qu'il avait sauvé l'émir Guinimond, ainsi que les autres Sarrasins qui s'étaient confiés à lui. Le comte envoya son étendard aux habitants, qui en faisaient la demande, et, après avoir mis en fuite ou tué tous les ennemis qui étaient devant la ville, il se rendit auprès des chefs chrétiens. Les ayant rassemblés après qu'ils se furent reposés du carnage, il leur parla en ces termes: «Grâces à Dieu, voilà que la victoire nous a favorisés, et que la ville d'Ascalon est presque réduite à nous ouvrir ses portes. Déjà les Ascalonites ont reçu mon étendard; si vous y consentez, il nous seront favorables dans leur soumission, et pour se sauver, ils obéiront à mes ordres.» Le roi lui répondit: «Loin de moi la pensée de céder à qui que ce soit la domination de cette ville; je la prendrai et la soumettrai à mes lois. Ascalon est près de Jérusalem, et il convient qu'il soit au pouvoir de celui qui la gouverne.» Robert, duc de Normandie, le comte de Flandre et quelques autres seigneurs dirent au roi: «Nous savons parfaitement que le comte de Saint-Gilles a quitté volontairement, pour le service de Dieu, des terres fertiles et des places très-fortes. Pendant notre expédition, il s'est signalé par de nombreux exploits, et nous a tous surpassés par sa fermeté dans les plus graves circonstances. En conséquence, s'il veut avec persévérance accomplir le pélerinage qu'il a entrepris, et défendre la Cité sainte qu'il a vaillamment attaquée pour en faire l'acquisition au Seigneur, vous devez lui offrir de bon cœur cette ville que vous ne possédez pas encore et qu'il réclame. Quand nous serons retournés à notre poste, il vous sera sans nul doute très-nécessaire, tant par ses conseils que par son bras. Ascalon se soumettra noblement et utilement à la puissance royale. Ce vaillant héros vous fera hommage et combattra pour vous.» Le roi ayant refusé d'obtempérer à l'avis des seigneurs, le comte se retira en courroux, et manda aux Ascalonites de se défendre avec opiniâtreté. Le roi voulut assiéger la ville; mais, tous les chefs l'abandonnant par dépit et par fatigue, il ne put rien faire tout seul, et laissa avec tristesse la place sans plus l'attaquer. Quelle honte! ni lui ni les rois, qui pendant quarante ans lui ont succédé, n'ont pu jusqu'à ce jour s'emparer de cette métropole des Philistins; elle leur a de plus, outre des maux innombrables, occasioné la perte de plus de cent mille hommes. Tels sont les résultats d'une insatiable ambition. Si une véritable charité eût animé le roi, et qu'il eût, suivant la loi de Dieu, aimé son prochain comme lui-même, il eût pu, ce jour même, enlever à ses ennemis cette ville, par laquelle il eût ouvert aux Chrétiens un libre passage jusqu'à Babylone. Je loue beaucoup le roi Godefroi; mais comme l'apôtre Paul écrit aux Corinthiens, je ne le loue pas en cela. On rapporte que l'émir avait en bataille deux cent mille cavaliers et d'innombrables troupes d'infanterie. Les Chrétiens lui opposèrent à peine mille cavaliers et trente mille fantassins, qui, avec l'aide de Dieu, se portèrent, après la défaite des Infidèles, à leur camp, afin d'en piller les tentes. Pour en parler en deux mots, on y trouva tout ce qu'on peut imaginer de choses précieuses, l'argent et l'or, le blé, la farine et l'huile, d'innombrables troupeaux, toute la pompe des décorations, des monceaux d'armes, et mieux encore s'il est possible. Chargés de ce riche butin, les Chrétiens rentrèrent dans la ville sainte de Jérusalem, et rendirent dignement grâces à Dieu dans chaque église. Robert, duc des Normands, acheta vingt marcs d'argent l'étendard de l'émir, dont ceux qui l'avaient blessé lui firent la vente: il le plaça sur le saint Sépulcre comme un monument de ce mémorable triomphe. Un autre acheta l'épée de cet émir pour le prix de soixante besans. Toute la Chrétienté éprouva une indicible joie en apprenant le gain de cette bataille. C'est ainsi que les Chrétiens délivrèrent Jérusalem des mains du Turc impie, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1099, et, sous la conduite du Christ, triomphèrent plusieurs fois de ces barbares. La grande bataille dont nous venons de parler fut livrée le 12 août, et toute la Chrétienté en rendit grâces à Dieu. Jusqu'ici, j'ai suivi les traces du vénérable Baudri, et raconté avec vérité les exploits de l'illustre armée du Christ, qui, avec l'aide de Dieu, triompha avec éclat des armées païennes dans les contrées Orientales. Dans beaucoup de passages, j'ai fait pour mon travail usage des mêmes mots que ce philosophe a employés, n'osant pas me servir d'une autre expression, parce que je ne croyais pas pouvoir les corriger avec succès. Toutefois pour abréger, afin que la prolixité de notre rédaction n'accablât pas d'ennuis le lecteur, j'ai fait quelques retranchements; j'ai ajouté, pour en instruire la postérité, quelques détails véridiques que Baudri avait omis, d'après ce que j'ai appris de ceux qui avaient partagé les travaux et les périls de l'expédition. Je dois honorer et respecter le vieillard dont je viens de parler, et que j'ai connu particulièrement. Il était citoyen d'Orléans, moine et abbé de Bourgueil, instruit dans les études libérales, et digne de vénération pour les mérites de sa vie religieuse. Ce fut à cause de sa piété et de sa sagesse qu'il fut élevé au siége archiépiscopal de Dol par une élection ecclésiastique. Il observa les règles monastiques pendant son épiscopat, et, autant qu'il le pouvait, il habitait au milieu de ses moines. Il dirigeait les Bretons intraitables, dont il ne pouvait supporter la perversité. Aussi abandonnait-il souvent ces hommes insolents et déloyaux, et se refugiait-il en Normandie, où l'évéché de Dol avait et possédait librement et en paix un territoire, sur la rivière de la Rille, depuis les temps de saint Samson, sous le règne de Childebert, roi des Français. C'est là que, non seulement par ses écrits, mais encore par ses instructions, il excitait ses auditeurs à servir Dieu; c'est de là qu'il visitait plusieurs monastères voisins, savoir, Fécamp, Fontenelle, Jumiège, et plusieurs autres qu'il affermissait dans la crainte du Seigneur par la sainteté de ses sermons. Enfin, il mourut dans une vieillesse heureuse, et fut inhumé à Préaux, dans l'église de l'apôtre saint Pierre, devant le crucifix. J'aspire à me reposer ici, fatigué que je suis d'avoir écrit et recherché les événements passés dans les climats lointains de l'Orient. Je me détermine à finir ici le sixième livre de mon Histoire ecclésiastique. Dans le septième, si je vis bien portant et libre, avec l'aide de notre Sauveur, dans lequel j'espère surtout, je parlerai avec vérité des divers événements favorables ou contraires qui sont arrivés pendant le cours de trente années; et, suivant mon pouvoir, je les ferai connaître simplement à la postérité. Je pense qu'il existera dans l'avenir des hommes semblables à moi, qui rechercheront avidement dans les historiens les faits qui se sont passés dans cette génération, afin de raconter les événements des siècles écoulés pour l'édification, ou le plaisir de leurs contemporains.