[6,0] ORDERIC VITAL : HISTOIRE DE NORMANDIE - LIVRE SIXIEME. [6,1] CHAPITRE I. L'esprit humain a besoin de s'exercer et de se fortifier par des études assidues, et de se former sagement aux vertus par la connaissance des choses passées ainsi que par l'examen des choses présentes, pour le service de l'avenir. Chacun doit apprendre comment il doit vivre chaque jour, et pour sa propre utilité avoir sans cesse devant les yeux les exemples mêmorables laissés par les anciens héros. Il arrive souvent que beaucoup d'événements retentissent aux oreilles des ignorants comme des choses inouïes. Fréquemment de nouveaux faits se présentent tout à coup dans les temps modernes, et n'offrent qu'obscurité aux yeux inexpérimentés de l'intelligence, si elle ne se rappelle pas les révolutions passées. C'est pourquoi les hommes studieux doivent s'appliquer à connaître les choses secrètes, et mettre un haut prix à tout ce qui peut servir à instruire l'âme dans ce qui est bien. Ils travaillent avec bienveillance, sans envie ils découvrent le passé à la postérité, et bravent les méchants dont la dent cruelle cherche à déchirer leurs ouvrages. Mais parfois il arrive qu'outragés par les morsures des jaloux, les hommes instruits laissent engourdir leurs talents, et abandonnent les travaux qu'ils ont commencés, pour se condamner peut-être à un éternel silence. C'est ainsi que parfois, pour de misérables motifs, le siècle éprouve un dommage regrettable: si la postérité pouvait le réparer en recouvrant ce qu'elle a perdu, elle en serait charmée et secouerait, pleine de joie, les langueurs de l'engourdissement; elle rechercherait avec persévérance les fleurs et les fruits d'un travail longtemps dédaigné, et ses recherches pleines d'ardeur se continueraient avec une active sagacité. Nous trouvons souvent de telles plaintes dans les écrits des anciens, et partageons la douleur d'illustres maîtres qui gémissent sur les outrages qu'ils ont reçus de leurs rivaux. En effet, ne voyons-nous pas Jérôme, Origène et les autres docteurs se plaindre dans leurs ouvrages des attaques de leurs ennemis? Nous nous affligeons de ce que par ce motif nous sommes privés de plusieurs ouvrages importants; car ces philosophes éloquents aimèrent mieux se livrer au repos que de travailler à nous révéler ce qu'ils avaient découvert, et de s'exposer ainsi à la fureur des aboiements de la méchanceté. Qu'ils gardent le silence et le repos, je les en conjure, ceux qui, ne produisant rien eux-mêmes, accueillent avec malveillance les ouvrages d'autrui, et ne savent pas reprendre avec douceur ce qui peut leur déplaire. Qu'ils apprennent ce qu'ils ignorent; et s'ils sont incapables d'apprendre, qu'ils souffrent au moins que leurs maîtres mettent au jour ce qu'ils croient convenable. C'est le vaste sujet d'un ouvrage à offrir à tout le monde, que d'écrire sur l'état et la chute de l'homme, sur les révolutions du temps qui s'écoule, sur les destinées de nos prélats et de nos princes, sur la paix et la guerre et sur les événements de toute espèce qui ne manquent pas aux enfants de la terre. Quant aux miracles et aux prodiges opérés par des saints, il y en a maintenant une telle disette sur la terre, que les écrivains n'ont pas besoin de se fatiguer beaucoup pour les décrire. Nos anciens pères, Martial et Taurin, Sylvestre et Martin, Nicolas et les autres hommes admirables dont les langues devinrent les clefs du ciel, qui, remplis des grâces divines, brillèrent comme Phébus dans l'Eglise, et qui, par la vertu du Tout-Puissant, commandèrent aux éléments du monde et aux puissances de l'air, reposent maintenant dans le ciel, heureux de jouir des suprêmes récompenses en présence du roi de l'éternité. Leurs successeurs qui occupent le faîte du pouvoir, reçoivent le nom de Rabbi, et sont assis sur la chaire de Moïse, se font remarquer de toutes manières par les pompes et les richesses séculières, après lesquelles ils aspirent pour la plupart trop ardemment; aussi ne brillent-ils pas également par le mérite de la sainteté, ni par la puissance des vertus, ni par le don des miracles. Cependant, il faut écrire avec vérité sur le cours du monde et les événements humains; il faut développer la chronographie, pour la plus grande louange de l'Auteur de toutes choses, qui gouverne son ouvrage avec équité. L'éternel Créateur travaille sans cesse et dispose tout admirablement. Que chacun, selon sa fantaisie et son pouvoir, expose pieusement ce qui lui a été divinement inspiré sur les actes glorieux de Dieu. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1066, la race du grand roi Edgar étant venue à manquer pour tenir convenablement le sceptre royal, Guillaume, duc des Normands, passa par mer chez les Anglais, avec plusieurs milliers de soldats, et, dans les champs de Senlac, fit périr par la guerre Hérald, usurpateur du royaume d'Albion. Ensuite, se rendant aux vœux des Français et des Anglais, il fut dans Westminster, le jour de la Nativité du Seigneur, consacré roi par Adelred, archevêque d'York; il posséda vaillamment le royaume d'Angleterre, pendant vingt ans, huit mois et seize jours. Il renversa les enfants orgueilleux de ce pays; il les jeta dans les fers, les déshérita, les bannit, et les dispersa au delà des limites de l'Etat et du sol natal. Il éleva au faîte des grandeurs ses sujets et ses partisans; il les enrichit des plus grands honneurs, et en fit des personnages importants en leur remettant les fonctions de l'Etat. Parmi ces grands brilla surtout Hugues, fils de Richard, comte d'Avranches, surnommé Goz. Quand Gerbod, de Flandre, se fut retiré dans son pays, le roi confia, de l'avis des sages, le comté de Chester, au comte Hugues. Ce seigneur était grand amateur du siècle et des pompes séculières, qu'il regardait comme la plus riche partie des béatitudes humaines. Il était brave à la guerre, prodigue de ses dons, ami du jeu et du luxe; il était livré aux farceurs, aux chevaux, aux chiens et à toutes les frivolités de cette espèce; toujours entouré d'un nombreux domestique, il voyait s'agiter sans cesse autour de lui l'affluence de ses pages tant nobles que roturiers. Ce comte avait avec lui quelques hommes honorables, clercs et chevaliers, auxquels il se félicitait de faire partager ses travaux et ses richesses. Sa chapelle était desservie par un clerc d'Avranches, nommé Gérold, remarquable par sa religion, son honnêteté et sa science dans les lettres. Tous les jours avec fidélité il s'acquittait du service divin, et fréquemment consacrait avec dévotion la sainte Eucharistie. Autant qu'il le pouvait il excitait les gens de cour à l'amendement de leur vie, en leur proposant l'exemple de leurs prédécesseurs. Il remarquait dans plusieurs et reprenait à bon droit la pétulance charnelle, et se plaignait de l'excessive négligence que la plupart d'entre eux mettaient dans le culte divin. Il n'épargnait pas les avertissements salutaires aux principaux barons, aux simples chevaliers, ainsi qu'à la jeune noblesse, et tirait abondamment, du nouveau Testament et des nouveaux fastes des Chrétiens, les exemples des saints guerriers qui étaient dignes d'imitation. En effet, il racontait éloquemment les combats de Démétrius et de George, de Théodore et de Sébastien, de Maurice, chef de la légion thébaine, et d'Eustache, illustre capitaine, ainsi que de ses compagnons, lesquels méritèrent par le martyre d'être couronnés dans les cieux: il parlait aussi du saint champion Guillaume, qui, après de longs combats, renonça au siècle, et, sous les règles monacales, combattit glorieusement pour le Seigneur. Ses exhortations furent utiles à beaucoup de personnes, qu'il retira des flots du monde, pour les conduire en sûreté dans le port de la vie régulière. [6,2] CHAPITRE II. Maintenant, puisqu'il nous est arrivé de faire mention de saint Guillaume, j'ai du plaisir à insérer ici sa vie en peu de mots. Je sais qu'on trouve rarement en cette province l'histoire de ce saint personnage, et qu'une relation véridique sur un tel homme plaira généralement. Antoine, moine de Winchester, me l'a apportée depuis peu, et nous l'a communiquée dès qu'il a su à quel point nous la desirions. Les jongleurs chantent ordinairement une chanson sur ce saint, mais il est convenable de leur préférer une relation authentique qui a été mise au jour habilement par des docteurs religieux, et qui est lue avec respect par de studieux lecteurs, dans les réunions de la communauté des frères. Comme celui qui me l'avait apportée était pressé de s'en retourner, et que le froid de la gelée m'empêchait d'écrire, je n'eus que le temps d'en faire un abrégé, qui n'en est pas moins exact, et que je portai sur des tablettes; maintenant, je m'efforcerai de le confier au parchemin d'une manière concise, et de répandre au loin la réputation de ce courageux guerrier. Du temps de Pepin, roi des Français, Guillaume naquit du comte Théodoric et d'Aldane. Dès l'enfance, il fut instruit dans les lettres, et se livra à la carrière militaire sous Charlemagne. Il obtint le nom de comte, un comté, et dans l'armée le commandement de la première cohorte. Ensuite Charlemagne l'établit duc d'Aquitaine, et lui confia une mission contre le roi Théodebald, les Espagnols et les Sarrasins. Ayant vivement pénétré dans la Septimanie, il passa le Rhône, assiégea la ville d'Orange, et l'enleva à ceux qui l'avaient envahie, après qu'il les eut mis en fuite. Ensuite il eut beaucoup de combats à soutenir contre les barbares d'outremer et contre les Sarrasins de son voisinage. Par le secours divin, il sauva avec son glaive le peuple de Dieu, étendit l'empire du christianisme et dompta les Sarrasins. Guillaume bâtit un monastère en l'honneur du Sauveur et des douze Apôtres, sur le territoire de Lodève, dans la vallée de Gellone, au milieu d'une terre hérissée de rochers; il y établit des moines religieux avec un abbé; il leur fournit largement tout ce qui leur était nécessaire, et leur confirma ces donations par des chartes et par des diplomes royaux. Ses deux sœurs, Albaine et Berlaine, s'y firent religieuses, et persévérèrent parfaitement dans le culte de Dieu. Longtemps après, appelé par Charlemagne, ce duc se rendit en France; il y fut reçu honorablement, et ne cacha pas l'intention qu'il avait de se faire moine. Le roi ne put retenir ses larmes en lui en accordant la permission, et fit porter de son trésor tout ce que Guillaume voulut pour son église. Celui-ci rejeta tous biens terrestres, mais il demanda et obtint un certain reliquaire qui renfermait du bois de la Sainte-Croix. Pendant que Charlemagne, dans la première année de son empire, se trouvait à Rome, le patriarche de Jérusalem lui avait transmis par Zacharie, prêtre d'une grande considération, ce précieux monument. En apprenant le changement d'état de Guillaume, toute la cour éprouva une vive agitation, et toute la ville se souleva en un moment. Une nombreuse affluence de grands se présenta, et tout en pleurs ils entrèrent violemment dans le palais en se plaignant d'une manière lugubre. Ils supplièrent Guillaume de ne pas les abandonner; mais lui, brûlant du feu de la ferveur divine, abandonna tout, et, congédié avec de grands honneurs, fit ses adieux à tout le monde, et se sépara de l'armée française au milieu des larmes et des soupirs. Parvenu à Brioude, il offrit ses armes à l'autel du martyr saint Julien; il présenta à Dieu son casque, puis un magnifique bouclier sur le tombeau du martyr, et au dehors de la porte son carquois et son arc, un grand javelot, et son épée à deux tranchants. Ensuite pélerin du Christ, il gagna par l'Aquitaine le monastère que peu de temps auparavant il avait bâti dans le désert. Nu-pieds il s'approcha de ce couvent, le corps couvert d'un cilice. Lorsque l'on apprit son arrivée, on vint au devant de lui fort loin jusqu'à un embranchement de chemins, et, malgré lui, les frères le fêtèrent en le conduisant processionnellement. C'est là qu'il offrit son reliquaire plus précieux que tout l'or du monde, avec des calices d'or et d'argent, et beaucoup d'autres ornements de différens genres. Après en avoir fait la demande, il abandonna le siècle avec toutes ses pompes et ses séductions. En conséquence, l'an de l'Incarnation du Seigneur 806, l'an cinq de l'empire de Charles, le jour anniversaire du martyre des apôtres Pierre et Paul, le comte Guillaume se fit moine, et soudain fut changé et rendu tout autre en Jésus-Christ. Devenu moine il était enseigné et ne s'impatientait point; il était repris, mais il ne se fâchait pas. Quelquefois frappé et offensé par des injures, il n'opposait aucune résistance, et ne proférait aucune menace. Il se réjouissait de la sujétion, et faisait ses délices de l'abjection, toujours disposé à servir, à se soumettre et obéir. Chaque jour il faisait des progrès dans la sainteté et la religion, ainsi que dans l'observance des saintes règles, comme l'or se purifie par une admirable cuisson dans le fourneau. Il termina, comme il l'avait commencé, le monastère qu'avant sa profession monacale il avait entrepris sans l'avoir conduit à sa fin, secondé par ses fils Bernard et Guillaume auxquels il avait remis ses Etats, et par quelques comtes de son voisinage. L'aspérité des montagnes rendait très-difficile l'accès de ce couvent; il fit tailler le roc avec beaucoup de peine, au moyen de marteaux, de haches et de diverses espèces de ferrements, et, ayant jeté des assises de pierre le long de la rivière de l'Hérault, il éleva là un chemin qui aboutit aux montagnes. Louis, roi d'Aquitaine, fils de Charlemagne, donna à ce monastère, à la demande de Guillaume, plusieurs biens de son domaine, et il les confirma de son autorité royale, et de la garantie de son sceau. Guillaume fit planter autour du monastère des vignes et des oliviers; il y fit établir plusieurs jardins; et après avoir fait détruire les arbres infructueux, il améliora cette terre en la couvrant de vergers productifs. Ce fut par ces travaux et par d'autres du même genre qu'il déployait son zèle, employait ses mains pour l'amour de Dieu à des occupations champêtres, et s'exerçait ainsi constamment dans la véritable humilité et dans la vraie religion. En présence de l'abbé et de ses frères, il se roulait à terre fréquemment, demandant à être de plus en plus abaissé et humilié pour mériter la miséricorde de Dieu. Dans le monastère il recherchait les emplois les plus vils, il desirait devenir le plus abject et obtenir le plus grand mépris; il voulait ressembler aux bêtes de somme et aux ânes pour porter les fardeaux des frères dans la maison du seigneur. Autrefois duc très-puissant, il ne rougit pas de monter sur un âne ignoble avec les vases de service. Voilà ce seigneur Guillaume devenu, de comte, cuisinier, de duc puissant, serviteur dans la maison d'autrui, portant le bois sur son cou, chargé de cruches pleines d'eau, allumant et attisant le feu. De ses propres mains il lave les écuelles, il cueille les herbages, il assaisonne les potages, il dispose les légumes. Dès que l'heure du repas est arrivée, sans nul retard, il place convenablement devant les frères ce qui est préparé pour eux; observant continuellement les jeûnes, il a soin de la maison, et il la garde constamment. Boulanger lui-même il chauffe le four, y enfourne le pain, et le tire lorsqu'il est cuit. Comme le bois était rare autrefois dans ce lieu, Guillaume, pour faire cuire son pain, ramasse des sarments, recueille du chaume et tout ce qu'il peut trouver sous sa main, le jette aussitôt dans le four et le chauffe fortement. Comme le temps pressait le serviteur de Dieu, et qu'on le réprimandait vivement dans la maison de ce qu'il avait laissé passer de quelques moments l'heure du repas de ses frères, et de ce qu'il n'avait pas de quoi nettoyer le foyer de ses cendres, il invoqua le Christ, se fortifia du signe de la croix, entra au mi lieu du four, et, sans être offensé par la chaleur, y prépara diligemment ce qui était convenable; de ses mains nues, il jeta les charbons, il charga les cendres dans son scapulaire sans le brûler, prépara le foyer et le mouilla un peu pour y placer les pains. Ainsi Guillaume resta longtemps dans le feu, et ne souffrit aucune brûlure, ni sur son corps, ni sur ses vêtements. Ce fut depuis ce temps-là que, d'après l'avis des frères, l'abbé lui défendit entièrement les travaux serviles, lui prescrivit de vaquer à la prière et aux saintes méditations, et lui assigna une cellule convenable. C'est ainsi que, s'étant longtemps exercé dans les choses actives, Guillaume commença à se reposer dans la vie spéculative, et qu'après s'être acquitté du service et des fréquents travaux de Marthe, il se réjouit avec Marie dans la contemplation éternelle. Enfin Guillaume, rempli de la perfection des vertus, fut doué de l'esprit de prophétie, et le manifesta par de divins oracles; il prédit à l'abbé et à tous ses frères le jour de sa propre mort, la fit connaître par écrit à plusieurs de ses voisins, et envoya un exprès au roi Charlemagne pour lui indiquer clairement à quel signe il reconnaîtrait l'heure de sa mort. Enfin, aprèsa voir fait toutes choses convenablement, le bienheureux Guillaume passa au Seigneur, le 28 mai, à la grande satisfaction des anges et au grand regret des hommes. Alors, dans toutes les provinces d'alentour, dans toutes les églises grandes et petites, on entendit un très-fort et extraordinaire bruit de cloches et de sonnettes, longs battements, admirables sonneries, car personne ne tirait les cordes, et ne les mettait en mouvement, la seule vertu divine opérait d'en haut ces prodiges. On inhuma honorablement en ce lieu le saint corps de cet homme parfait; et beaucoup de miracles s'y étant glorieusement opérés, on y chanta fidèlement les louanges de Dieu. Ce vénérable monastère subsiste jusqu'à ce jour; une nombreuse armée de moines y combat avec une joie extraordinaire pour le seigneur dieu des armées; et par les mérites de saint Guillaume, devenu d'illustre chevalier moine religieux, de nombreux malades rendus à la santé se réjouissent en Jésus-Christ, qui glorifie éternellement ceux qui lui sont attachés. [6,3] CHAPITRE III. C'est ainsi que Gérold d'Avranches rapportait fréquemment les titres de gloire des invincibles champions du Seigneur, et encourageait tantôt par la douceur, tantôt par la crainte, ceux qui vivaient avec lui, ainsi que les généreux guerriers, à suivre un tel genre de vie. En conséquence, d'abord cinq hommes illustres, de famille de comte, vinrent à quitter le siècle. Voici quels sont leurs noms: Roger, fils d'Erneis, neveu de Guillaume de Varennes, comte de Surrey; Ernauld, fils d'Onfroi du Tilleul, neveu de Hugues de Grandménil, vicomte de Leicester, avec Gui de Mantes son écuyer; Drogon, fils de Goisfred du Neuf-Marché, et Odon chapelain du comte, fils d'Ernulfe de Dol. Ces seigneurs se rendirent à Ouche d'après les inspirations d'Ernauld dont les parents avaient bâti cette abbaye, et furent reçus dans le couvent avec joie par l'abbé Mainier. Ils y vécurent régulièrement pendant longtemps, et lui procurèrent de grands avantages par leurs soins et leur sollicitude. Cependant Gérold, qui, comme le coq réveille par ses chants ceux qui dorment dans les profondeurs de la nuit, portait au bien, en semant la parole de Dieu, ceux qui se plongeaient dans un oubli fatal du ciel, et dans les gouffres des délices mondaines, se tira lui-même de l'engourdissement par un violent coup de ses ailes, et, suivant ses disciples dont nous avons parlé, il fit tous ses efforts pour se rendre à Ouche; mais, par la volonté de Dieu, il fut forcé de rester en Angleterre. En effet, dès qu'il fut arrivé à Winchester, il commença à devenir gravement malade; par la crainte de la mort, il prit dévotement l'habit monastique, dans l'ancien couvent de l'apôtre saint Pierre, et longtemps il y vécut régulièrement sous l'abbé Gaulchelin, et sous Godefroy, prieur religieux et très habile. Quelque temps après, il fut promu canoniquement au gouvernement de l'église, et devint premier abbé de Tewksbury, pendant que Samson de Bayeux était évêque de Worcester. C'est là que Robert, fils d'Haimon, avait fondé le couvent de Sainte-Marie, sur la rivière de Saverne; il l'enrichit amplement de beaucoup de biens pendant le règne de Guillaume-le-Jeune, roi des Anglais. Quant à Gérold, placé au faîte du gouvernement pastoral, il s'acquitta avec vigilance des fonctions de la sainte prédication, que, pendant sa cléricature, il avait si bien exercées, et de manière à conduire à la pureté d'une vie innocente plusieurs personnes qui étaient plongées dans la fange de la débauche et de la rapacité; c'est ainsi qu'avec l'aide de Dieu il se rendit secourable à beaucoup de pécheurs. Il donna les institutions d'un ordre régulier au nouveau monastère; il attacha aux règles monacales la troupe nombreuse des novices, et fit prendre aux néophytes les excellentes habitudes d'une conduite rigide. Dans les exercices spirituels, il ne quittait pas ses subordonnés, souvent même il devançait les plus jeunes dans les choses pénibles, et disposait prudemment au dehors et au dedans, avec un zèle intelligent, toutes les affaires de la maison. Au bout de quelques années, le jaloux Satan s'éleva contre le troupeau du Seigneur, et vexa avec atrocité ces tendres brebis, après avoir méchamment maltraité leur berger. En effet, Robert le Breton, après la mort de Robert, fils d'Haimon, accusa faussement de certains crimes, auprès du roi Henri, son abbé, qui l'avait élevé à l'état monastique. L'abbé, mandé devant le roi, refusa d'en venir à une longue explication; mais, satisfait de l'innocence de sa conscience, il remit volontairement à ce monarque l'abbaye qui lui avait été confiée; et, après les laborieux services de Marthe, il trouva la meilleure part, qu'avait choisie Marie, dans la retraite de Winchester. Ayant été, quelque temps après, invité par le vénérable Radulfe, évêque de Rochester, et s'étant, à la prière de plusieurs personnes, rendu auprès de ce prélat pour une sainte entrevue, il fut forcé de se mettre au lit, appelé par la voix de Dieu, et mourut saintement, après avoir accompli tout ce que doit faire convenablement un serviteur du Seigneur. Roger de Varennes (qui, comme nous l'avons dit, avait été converti par les exhortations de Gérold, et s'était rendu à Ouche. comme s'il eût fui les flammes de Sodôme, avec quatre frères d'armes, pour y combattre sous les lois monacales) y vécut près de quarante-six ans, et, plein de ferveur pour l'ordre, excella en toutes sortes de vertus. En effet, il était beau de corps, mais volontairement humilié sous d'ignobles vêtements; dans toutes ses manières, il se faisait remarquer par une modestie vénérable, par une voix sonore et par des discours éloquents. Sa force lui faisait supporter le plus rude travail; il était toujours disposé à chanter les psaumes et les hymnes, affable dans ses rapports avec ses frères, et doué des mœurs les plus agréables; économe et sobre pour lui-même, il était libéral pour les autres; toujours il était prêt à veiller, et incroyablement modeste en tout. Il ne s'enorgueillit point de sa noblesse charnelle; mais, ferme dans son humilité, il se soumit à la règle, et choisit gaîment tous les services les plus vils de la maison. C'est ainsi que, pendant plusieurs années, il prit l'habitude volontaire de cirer les chaussures de tous ses frères, de laver leurs bas, et de faire de bon cœur tous les autres offices qui paraissent méprisables à certains hommes imbécilles et orgueilleux. Il décora le livre des Evangiles d'or, d'argent et de pierres précieuses, et procura à son église plusieurs vêtements, des chappes pour les chantres, des tapis avec des courtines, et plusieurs autres ornements. Il dérobait à propos à ses frères et à ses parents tout ce qu'il pouvait, et appliquait, plein de joie, au culte divin tout ce qu'il avait enlevé aux corps pour le salut des ames. Richard de Coulonges, frère de Roger de Varennes, dont nous venons de parler, se rendit à Ouche, et donna à Saint-Evroul l'église d'Echaufour, qu'il avait rachetée d'un certain Erneis, son vassal; il y ajouta la dîme de deux moulins; conjointement avec sa femme Adélaïde, et Ernest dont il est question, il déposa la donation de ces objets sur l'autel. Pour cette concession, les moines donnèrent à Richard huit livres d'écus, à Robert de Montbrai, qui était seigneur suzerain la somme de cent sous: ce dernier concéda sans retard à Saint-Evroul, dans le verger de Turstein de Soulangi, l'église d'Etouvi, comme les moines lui en firent la demande. Richard de Coulonges devint très riche: distingué parmi les autres seigneurs par le roi Henri dont il fut l'ami, il vécut dans la prospérité jusqu'à la vieillesse; il eut de sa femme onze fils et quatre filles, dont nous allons rapporter les noms: Hugues, Goiffred, Richard, Jean, Robert, Odon, Henri, Yvon, Raoul, Guillaume et Henri; Rohès, Adelise, Mathilde et Aricie. Parmi eux, deux furent voués à Dieu dès leur enfance. En effet, Jean fut consacré à l'état monastique dans l'église d'Ouche, et Adelise devint religieuse à Caen, dans le couvent de la Sainte-Trinité. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1125, Richard de Coulonges mourut le 15 septembre: l'année suivante son fils Hugues vint à Ouche, offrit à Dieu sur l'autel une écuelle d'argent, concéda de son propre mouvement tout ce que son père avait donné, comme nous l'avons dit ci-dessus, déposa la donation sur l'autel, et se voua lui-même entièrement au Seigneur. [6,4] CHAPITRE IV. La sérénité d'un temps favorable venant à lui sourire, Mainier passa en Angleterre l'an quatorzième de son gouvernement; il conduisit avec lui Roger de Varennes et Drogon de Neuf-Marché. Il se rendit à la cour du roi Guillaume, qui l'avait souvent appelé auprès de lui, et rendit une visite amicale à l'archevêque Lanfranc et à plusieurs autres personnages qu'il aimait beaucoup. Il reçut du roi et des grands un honorable accueil; il adressa des exhortations prudentes à ceux de ses frères de l'église d'Ouche qui avaient quitté la Normandie, et que l'espoir d'un meilleur sort avait attirés en Angleterre, où ils étaient parvenus aux honneurs. Ces illustres moines furent aussi accueillis avec joie par les principaux seigneurs du royaume, et, par suite de la faveur accordée aux voyageurs, ils furent enrichis des biens que la violence avait acquis dans cette terre étrangère. En conséquence, le roi et les grands leur donnèrent avec joie des fonds de terre, de l'argent, ainsi que des ornements d'église, et se recommandèrent fidèlement et dévotement à leurs prières. Pour l'instruction de la postérité on consigna dans une charte les terres, les églises et les dîmes que les amis et les voisins de l'abbaye d'Ouche lui avaient données. Dans sa magnificence, le roi Guillaume délivra à Saint-Evroul la charte suivante, dans laquelle il confirma avec plaisir, de sa royale autorité et en ces termes, ses propres dons et ceux de ses vassaux. «Guillaume, par la grâce de Dieu, roi des Anglais, duc des Normands et prince des Manceaux, à tous ceux qui professent la foi catholique, et à tous ceux qui conservent la paix de l'Eglise, grande et infinie joie. Comme la vie mortelle est courte, et que toute chose passe de génération en génération, nous voulons, par le témoignage de ces lettres, confirmer les décrets de notre temps, de manière que nul de nos successeurs ne se permette (à moins de s'exposer à l'animadversion de celui qui dispense à son gré tous les royaumes) de violer ce que nous avons justement fait d'après nos droits et la puissance qui nous a été conférée par Dieu même. En conséquence, moi Guillaume, roi, par la grâce de Dieu, je suis dans la disposition de donner au couvent de Saint-Evroul, dans le royaume qui m'a été confié par Dieu même, une aumône qui me soit éternellement profitable; je concède les biens que nos fidèles sujets ont légitimement donnés à Dieu pour leur salut commun, et qui proviennent des propriétés dont je leur ai fait don; j'en notifie la confirmation par ce présent écrit signé de ma main, à tous les fidèles présents et à venir. En conséquence je donne d'abord de mon domaine dans le Glocestershire, pour l'amour de Dieu, au monastère d'Ouche, que le bienheureux confesseur de Dieu a construit dans un ermitage, la terre que l'on appelle Ravinel, c'est-à-dire, fontaine de la Chèvre; et, dans le Lincolnshire, une certaine église, et tout ce qui lui appartient dans la terre qu'en nomme Nettleham. En outre, les seigneurs qui relèvent de nous ont donné à Saint-Evroul quelques objets, et ont demandé qu'il en fût fait mention dans la charte de notre autorité royale, afin de les mettre à l'abri de toute attaque. Roger, comte de Shrewsbury, a donné tout ce qu'il possède à Melleburn, dans le Granteburgshire; Othna et Méreston dans le Staffordshire; une hyde de terre à Graphan, la terre d'Wlfecin, orfèvre à Chichester, la dîme des fromages et des laines de Pulton, et la dîme de Sénégay, dans le Granteburgshire. Habille, fille du comte Roger, donne, de ses revenus en Angleterre, soixante sous sterling pour ses dîmes par chacun an, afin de pourvoir à l'entretien des luminaires de l'église de Saint-Evroul. Guërin, vicomte de Shrewsbury, donne au même monastère Newton, l'église de Halis avec sa dîme, la dîme de Gueslon dans le Staffordshire; ce qui a été confirmé par le comte Roger son seigneur. Hugues de Grandménil (lequel, avec son frère Robert, et ses oncles Guillaume et Robert, fils de Giroie, avait restauré le couvent d'Ouche) lui a donné en Angleterre, en perpétuel héritage, toute la terre qu'il possédait au petit Pilardenton, dans le Warwickshire, et deux parties de la totalité des dîmes de tout son domaine, seize paysans pour la garde de ces mêmes dîmes, ainsi que neuf églises. Il donna en outre trois villains à Skelton, trois à Guaris, deux à Belgrave, un à Stoton, un à Lamperston, un à Langethon, un à Termodeston, un à Stormodeston, un à Chercheby, un à Mersiton, un à Ostelsilve, un à Cherlenton, et un autre dans une autre terre appelée aussi Cherlenton. Il ajouta à ce don l'église de Guaris, toute la dîme qui lui appartient, une terre de deux charrues, l'église de Turchilleston avec sa dîme et deux verges de terre, l'église de Clenefeld avec toute sa dîme et deux verges de terre, l'église de Charlenton avec sa dîme et cinq verges de terre, l'église de Noveslay avec sa dîme et deux verges de terre, l'église de Mertegrave, dont le nouveau nom est maintenant Belgrave, avec toute la dîme et onze verges de terre, Guillecote, et tout ce que Hugues le clerc du Sap tenait de lui en Angleterre, l'église de Mersiton, l'église de l'autre Cherlenton avec la dîme et trois verges de terre, l'église de Pilardenton avec la dîme et trois verges de terre. Telles sont les choses que Hugues de Grandménil a données avec ma concession, en Angleterre, à l'abbaye de Saint-Evroul. Raoul de Conches a donné au même saint deux manoirs, Alvinton dans le Winchestershire, Caude-Côte dans le Norfolk. Hugues, fils de Constant, a donné l'église de Gafre et une hyde de terre. Hugues, comte de Chester, a offert à Dieu son fils, nommé Robert, pour embrasser la profession monastique, et a donné à la même église une hyde de terre dans le petit Pilardenton, ainsi que la dîme, un paysan dans la terre nommée Brichel, et la dîme de Sanley dans le Buckinghamshire; Robert de Rhuddlan a donné à Saint-Evroul, avec la permission de Hugues, comte de Chester, son seigneur, Chercheby, avec deux églises, savoir, une qui est dans la même terre, et l'autre près de ce manoir, dans une île de la mer l'église de l'apôtre Saint-Pierre avec tout ce qui lui appartenait dans la ville de Chester, ainsi qu'à Méreston dans le Northamptonshire, l'église de Saint-Laurent avec ses appartenances, et, dans la même province, l'église de Bivelle, avec deux charrues de terre. Les autres hommes du comte Hugues ont aussi donné leur dîme à l'église d'Ouche; savoir, dans le Lincolnshire, Rozscelin d'Estenton, Osbern, fils de Tezson de Neubelle, Baudri de Farefort, sa dîme avec un paysan; Roger de Millay et Brisard et Robert Poultrel dans le Leicestershïre, lesquels ont donné à Saint-Evroul toute leur dîme, avec la concession bienveillante du comte Roger. En conséquence, j'ai concédé toutes les choses que j'ai données de notre domaine à l'église de Saint-Evroul, et toutes a celles qui lui ont été également données par nos barons, et je les confirme de ma présente signature dans la ville de Cantorbéry, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1081; je remets à mes seigneurs qui ont fait lesdits présents, ou qui figurent ici comme garants, cet acte, pour être consacré par le signe de la sainte croix, afin que cette donation soit à jamais ratifiée de notre royale autorité, et que les violateurs sacrilèges des choses sacrées soient frappés de malédiction, à moins qu'ils ne viennent à «résipiscence de leur crime.» En conséquence, au bas de cette charte, Guillaume-le-Grand, c'est-à-dire le Conquérant, roi des Anglais, apposa le premier le signe de la sainte croix; ensuite souscrivirent les grands dont les noms suivent: Robert et Guillaume, fils du roi, les illustres comtes Roger de Shreswbury et Hugues de Chester, Raoul de Conches et Guillaume de Breteuil, Hugues de Grandménil, et son neveu Robert de Rhuddlan, Robert, fils de Murdac, Goulfier de Villerée, Guillaume de Moulins et Richer de L'Aigle, Eudes le sénéchal, et Guérin vicomte de Shrewsbury. A son retour d'Angleterre, l'abbé Mainier apporta avec lui cette charte et la déposa pour être conservée dans les archives de l'église. Ce fut alors que la reine Mathilde, ayant entendu faire l'éloge de la piété des religieux d'Ouche, se rendit en ce monastère pour y faire ses dévotions: elle fut accueillie honorablement par les religieux; elle offrit sur l'autel un marc d'or; elle se recommanda, ainsi que sa fille Constance, aux prières des moines; elle fit les frais d'un réfectoire commun, dont elle ordonna la construction en pierres et la division en trois pièces; elle fit don à Saint-Evroul d'une chasuble ornée d'or et de pierreries, ainsi que d'une chappe élégante pour le chantre; elle promit beaucoup d'autres choses si elle vivait longtemps; mais la mort l'ayant prévenue, elle ne put accomplir ses promesses. Adeline, femme de Roger de Beaumont, envoya aux religieux d'Ouche une aube amplement ornée de franges d'or, et dont le prêtre a coutume de se revêtir pour célébrer la messe dans les principales solennités. C'est ainsi que plusieurs personnes des deux sexes faisaient à ce monastère des dons de divers genres, et témoignaient le desir qu'elles avaient de jouir spirituellement de la participation des biens qu'elles offraient en ce lieu à l'architecte du ciel. Dans ce même temps, trois frères combattaient louablement pour Dieu, dans l'abbaye d'Ouche, sous l'habit monastique: c'étaient Robert, surnommé Nicolas, Roger et Odon. Ils étaient fils d'un certain prêtre nommé Gervais de Montreuil, que l'abbé Thierri avait depuis long-temps transféré de la cure des Essarts à celle du Sap. Ces trois frères, jeunes encore, vinrent se convertir, et, par leur bonne conduite, se faisant remarquer parmi les religieux, devinrent agréables à Dieu et aux hommes. Le premier d'entre eux était étranger aux lettres, mais il aimait la vertu avec ferveur, et présidait habilement aux travaux de la nouvelle église que l'on bâtissait. Les deux autres étaient grammairiens et prêtres distingués; ils secondaient courageusement leur abbé, vicaires illustres au dedans et au dehors. Cet abbé nomma prieur de son couvent Odon, qui était le plus jeune, mais le plus éloquent et le plus robuste pour supporter le travail. Il destina pour le service de l'Eglise, en Angleterre, Roger, qui était l'aîné et le plus instruit. Ce dernier exécuta sans nonchalance les ordres de son maître, et fabriqua par ses soins une châsse propre à renfermer convenablement les reliques des saints, qu'il orna agréablement d'or et d'argent. Grâce à son habileté, son église obtint plusieurs avantages, tels qu'un mobilier varié, des chapes et des vêtemens pour les chantres, des candélabres, des calices d'argent, et divers ornemens propres au service divin. Ce Roger était un homme doux et modeste, sobre pour la nourriture, la boisson et le sommeil, et aimable pour tout le monde à cause de son aménité naturelle. Conformément à l'ordre monastitique, il remplit divers emplois, pendant vingt ans; et dans la suite des temps, après Mainier et Serlon, il fut, par l'unanime élection de ses frères, élevé au gouvernement de l'abbaye d'Ouche, où il se maintint trente-trois ans dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et qu'il remit, lorsqu il fut accablé de vieillesse, à un de ses disciples nommé Guérin; il l'avait même, trois ans avant sa mort et autant qu'il fut en lui, établi son vicaire et désigné pour son successeur. Par la suite, si la vie nous accompagne, et si, avec l'aide de Dieu, nous en avons la faculté, nous expliquerons ces événements d'une manière claire pour la postérité, dans un travail subséquent. [6,5] CHAPITRE V. Maintenant je reviens aux donations qui furent faites à Saint-Evroul. Le jeune Raoul, fils d'Albert de Gravent, commençant sa carrière militaire, attaqua dans le Val-Guyon le moine Guitmond, qui venait de Maulle avec son domestique; il jeta à bas ce religieux et emmena ses chevaux. Guitmond se rendit à pied à Paci, et, tout affligé, pria Albert de le protéger contre son fils. Ce chevalier lui répondit insolemment, et refusa sans hésiter de lui prêter son assistance pour la remise des chevaux. Ce que voyant, Alberade sa femme se mit à verser des pleurs, se tordit les bras, s'arracha les cheveux, et pleura son fils comme s'il était mort. Comme si elle eût eu l'esprit aliéné, elle criait à haute voix, et mêlant les gémissements aux larmes abondantes, elle disait: «Raoul, mon cher fils, pourquoi avez-vous commencé à vous livrer à la folie plutôt qu'au métier des armes? Quelles douleurs! vous vous êtes laissé séduire par des instituteurs détestables, dont les sophismes mortels vous égarent follement en ce jour, et vous poussent misérablement dans le gouffre de la perdition. O quelle est triste la nouvelle que je reçois de vous, et que vous me causez d'amers chagrins! Insensé jeune homme, que vous dirai-je? En offensant méchamment un serviteur désarmé du Christ, vous vous êtes attiré le mépris et la mort. Mon cher Raoul, qu'avez-vous fait dans vos fureurs, en employant contre le Tout-Puissant le début de votre carrière militaire? Je vois, sans en pouvoir douter, que vous ne m'avez fait jouir que d'une joie de peu de durée, tandis que votre crime m'occasionera une longue tristesse. Est-ce que tous les docteurs ne sont pas d'accord, et ne disent pas en cent lieux d'une voix unanime que le Très-Haut habite dans ses saints, et qu'avec eux il supporte pieusement la bonne et la mauvaise fortune? Tendre père, secourez votre fils insensé, et mettez tous vos soins à faire rendre au moine affligé les chevaux qu'il lui a ravis, de peur que votre fils unique ne soit, pour un si grand forfait, livré aussitôt au démon.» C'est ainsi que, grâces aux prudentes supplications de cette respectable femme pour le salut de son fils, et pour tâcher d'adoucir fidèlement la désolation du religieux, Albert ainsi que toute sa famille fut ému et trembla; que la mule fut rendue à Guitmond; qu'il envoya avec lui à Bréval ses écuyers, et qu'ayant réprimandé son fils d'une manière terrible, il le força de rendre à ce pieux personnage tout ce qu'il lui avait enlevé. Guitmond ayant recouvré ses chevaux, partit pour Paci, rendit grâce à Albert ainsi qu'à sa femme, et leur accorda le pardon, sur leur demande, pour le crime qui avait été commis. Alberade était fille de Hugues, évêque de Bayeux, et se distingua parmi ses voisins, et, selon ses moyens, par une très-grande honnêteté. Dans le cours de la même année, le jeune homme dont on vient de parler tomba malade, se repentit de son crime dont il demanda pardon aux moines d'Ouche, et se voua de son propre mouvement, lui et tous ses biens, à Saint-Evroul. Quand il fut mort, son père fort affligé, fit transporter son corps à Ouche, et concéda à Saint-Evroul la moitié de la dîme de Lommoi, quitte de toute redevance comme il l'avait tenue lui-même. Les religieux de Coulonges possédaient l'autre moitié de cette dîme, de la même main, et à la condition d'acquitter pour Albert toutes les redevances épiscopales et toutes les servitudes exigibles. Cette donation fut faite aux religieux d'Ouche, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1070, du temps de Philippe, roi des Français, et de Goisfred, évêque de Chartres, qui était neveu de Renaud, évêque de Paris. Raoul surnommé Malvoisin, qui était seigneur suzerain, accorda volontiers à Mantes, sur la demande de l'abbé Mainier, la dîme de Lommoi, qui, comme nous l'avons dit, appartenait à l'église. Peu de temps après, Albert vint à mourir, et son corps fut porté à Ouche. Ses héritiers concédèrent la dîme qu'il avait donnée à Saint-Evroul, savoir: Gui son gendre, fils d'Evrard de Rui, Raoul de Connelles, et tous ceux qui succédèrent jusqu'à ce jour. Les religieux d'Ouche en jouirent tranquillement avec l'aide de Dieu, pendant près de soixante ans, sous les évêques Goisfred, Yves, et un autre Goisfred. Maintenant il me plaît de faire connaître par écrit à la postérité comment, et dans quel temps, le couvent d'Aufai, dans le comté de Talou, fut construit et confié aux moines d'Ouche, du temps du roi Guillaume et de l'archevêque Jean. Je crois convenable de joindre à cet ouvrage la charte de donation et de confirmation qui fut écrite du temps du roi Henri. Comme la vie mortelle décline chaque jour, et que l'homme, mortel aussi, perd, pour ne jamais les recouvrer, les vains honneurs du monde, qu'il ne peut acquérir qu'au prix des plus pénibles travaux, chacun doit obéir fidèlement, tant qu'il le peut et tant qu'il vit, afin d'obtenir en méprisant les choses périssables, et par la grâce du Seigneur, les dons de l'éternité. C'est en considérant diligemment ces choses qu'un certain chevalier normand, plein de générosité, nommé Gilbert, fils de Richard de Heugleville, inspiré par Béatrix sa femme, résolut d'établir des moines dans son patrimoine, à Aufai, afin qu'au jugement dernier il pût recevoir l'assistance de leurs prières et de leurs mérites. Comme Drogon, son neveu, avait depuis peu renoncé à la milice séculière, et avait pris l'habit monacal à Ouche, dans le couvent du confesseur saint Evroul, il aima tendrement l'abbé Mainier et les religieux de ce monastère, et leur fit don de l'église de Sainte-Marie-d'Aufai, avec toutes ses prébendes, à la condition qu'il y serait établi six moines à la place de six chanoines, qui y faisaient le service, et qu'à mesure que les chanoines mourraient ou quitteraient la vie séculière dans la pieuse intention d'en embrasser une plus austère, leurs prébendes seraient dévolues aux moines. Ce guerrier fit don aux mêmes moines de toute la terre du Parc avec l'église et la totalité de la dîme de la même terre, quitte et libre de toute redevance onéreuse, de même qu'il l'avait tenue jusqu'alors; il affranchit entièrement les hommes du Parc, de manière qu'ils n'eussent plus à acquitter aucun service forcé, et qu'ils n'eussent à marcher que dans les expéditions générales des ducs de Normandie. Il donna pour la dîme, dans le moulin d'Aufai, deux boisseaux de froment chaque année, et dans un autre moulin sur la Sie, un demi boisseau de grain quelconque; en outre il accorda aux moines, pour leur chauffage de chaque jour, deux charges d'âne des bois de sa forêt d'Hérichard. Le même chevalier tenait en fief pour chaque année des souverains de la Normandie deux charretées de vin: il en donna à perpétuité un muid aux moines, pour célébrer la messe. De plus il donna deux églises avec leur terre et toute leur dîme, savoir, celle du Parc, qui avait été bâtie en l'honneur de sainte Marie, mère de Dieu, et celle de Beaunai qui était consacrée à saint Pierre prince des Apôtres. Comme ces deux églises formaient des prébendes de l'église d'Aufai, elles étaient alors possédées par deux chanoines. En effet, celle du Parc était desservie par Raoul, qui, quelque temps après, à son retour d'Angleterre, fut assailli sur mer par une tempête, et enseveli dans les flots avec tous ses compagnons au milieu du naufrage. Quant à l'église de Beaunai, elle était tenue par Gautier, qui, quelque temps après, se fit moine à Saint-Evroul. Gilbert, d'accord avec sa femme Béatrix, fit librement tous ces dons à l'église de Dieu pour obtenir le salut éternel; il engagea fréquemment et avec bonté ses hommes et ses amis à augmenter son aumône. En conséquence le chevalier Goisfred donna à Sainte-Marie d'Aufai l'église de Saint-Denis avec toute la dîme, et recouvra en faveur de l'église de Dieu, à force d'exhortations et de présents, quelques parties de dîme que tenaient de lui trois chevaliers, Osbern-le-Bouc, Bernard et Raoul tous deux fils d'Aszon. Pour lui, il donna en outre une terre, des villains, et toutes les redevances que ceux-ci devaient dans la Rue-Sauvage. Robert, chevalier d'Heugleville, céda aux moines l'église de Saint-Aubin avec la totalité de sa dîme, et en conséquence reçut de leur charité seize livres rouennaises. Bernard, fils de Goisfred de Neuf-Marché, fit don de l'église de Speims en Angleterre, de toute la terre qui en dépendait, avec toute la dîme qui était tenue par le prêtre Ebrard, et concéda, pour l'échange des églises de Burchel et de Bruneshop, vingt sous du cens de Newbury, payables à la fête de saint Michel. Baudri, fils de Nicolas, fit don d'un bourgeois à Dieppe, et Raoul, fils d'Ansered, d'un hôte à Hottot. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1079, qui répond à l'an quatorze du règne de Guillaume-le-Grand, roi des Anglais et duc des Normands, le même Gilbert et sa femme Béatrix déposèrent sur l'autel de Sainte-Marie d'Aufai la donation des choses dont nous venons de parler. Voici quels turent les témoins présens: Gilbert et Raoul, Gaultier et Jean, tous quatre chanoines de cette même église, Bernard de Neuf-Marché, Goisfred de Saint-Denis, Osbern-le-Bouc, Osbern Buflon, Eustache de Criquetot, Eustache de Torci, Robert de Heugleville, Roger du Parc et beaucoup d'autres. Enfin Gilbert étant mort le 15 août, et ayant été honorablement enseveli par les moines qu'il avait établis sur ses terres, son fils Gaultier obtint ses biens, et confirma la concession de tout ce que son père et ses vassaux avaient donné à Sainte-Marie; du temps de Robert, duc des Normands, il confirma ce don par une nouvelle concession, d'après l'inspiration de son père et de sa mère, après qu'il eut épousé Avicie, fille de Herbran de Sauqueville. Il ajouta la dîme de l'impôt d'Aufai, six bourgeois et toutes leurs redevances; puis il les affranchit entièrement de manière qu'il n'eût rien à exiger d'eux si ce n'est le service général du duc de Normandie; en outre il autorisa les moines à user de tontes ses eaux pour la pêche, selon leur bon plaisir. Outre ces dons, Avicie, femme de Gaultier, fervente dans l'amour de Dieu, donna aux moines, pour chaque année, soixante sous de son revenu, payables aux calendes d'octobre, afin qu'ils en pussent acheter de la cire et de l'huile pour les luminaires de l'église, ainsi que l'encens dont ils avaient besoin pour la totalité de leur année: cette donation fut déposée par elle et par son mari sur l'autel de Sainte-Marie. Les témoins de ces donations furent Adam et Guillaume, tous deux fils de Tedfred, Osbern Buflon, Eustache de Torci, Robert de Cropus, Robert, fils de Godmond, Jean-le-Chat, et beaucoup d'autres. Au bout de quelques années, Gaultier et Avicie sa femme, faisant des progrès dans l'amour de Dieu, demandèrent à l'abbé Mainier douze moines de Saint-Evroul, et leur donnèrent, pour leur entretien, le moulin du Parc qui rendait onze boisseaux, cinq acres de terre à Heugleville, trois hôtes payant annuellement quinze sous, et l'église de la Sainte-Trinité avec toute sa dîme dans la paroisse que l'on appelle Centacres. Toutes ces choses, dont j'ai raconté la donation faite à Ouche par Gilbert et par ses hommes, furent confirmées par la concession de Guillaume, roi des Anglais, ainsi que de Jean et de Guillaume, archevêques de Rouen. Ensuite Robert II, duc des Normands, concéda aux moines de Saint-Evroul tout ce que Gaultier, fils de Gilbert, avait ajouté à l'aumône de son père; il permit en outre d'établir une foire au Parc, pour le jour de la Nativité de sainte Marie, et défendit absolument par l'entremise de Gaultier-le-Vieux, surnommé Giffard, à qui que ce fût d'exiger aucune redevance ou privilége, sans la permission des moines. Les frères de ce prince, Guillaume-le-Roux, et Henri, roi des Anglais, ainsi que l'archevêque Goisfred, concédèrent tout ce qui avait été donné aux moines d'Ouche, qui l'ont déjà possédé en paix pendant beaucoup d'années. Les chanoines furent remplacés par des moines, parce que les premiers virent que ceux-ci excellaient en toutes sortes de vertus auxquelles ils ne pouvaient atteindre. Guinimar, Benoît et Jean, son fils, restèrent avec les moines pendant plusieurs années, et moururent accablés d'infirmités. Gilbert, qui était beaucoup plus sage que tous ses compagnons, et Gaultier aussi, embrassèrent spontanément l'état monastique, et, promettant d'amender leur vie, moururent accablés de vieillesse. J'éprouve du plaisir à raconter quelque chose de la générosité des héros d'Aufai ainsi que de leurs bonnes mœurs. Gilbert, surnommé l'avoué de Saint-Valéri, prit pour femme une fille du duc Richard, de laquelle il eut Bernard, père de Gaultier de Saint-Valéri, et Richard de Heugleville. Ce dernier combattit long-temps sous les drapeaux du duc de Normandie, son oncle, par la faveur duquel il obtint avec tout son patrimoine la noble Ada, veuve du vieux Herluin de Heugleville. Le duc lui fit des dons considérables, et des promesses plus grandes encore qu'il eût libéralement accomplies, si Richard eût mis plus de soin à lui plaire. Il bâtit un bourg sur la Sic, dans le lieu qu'on appelait auparavant Isnelville, qu'il nomma Aufai à cause d'une montagne voisine qui était couverte de hêtres fort élevés, il soumit sa colonie aux institutions des moines de Cormeilles. Sa valeur guerrière et sa grande libéralité le rendirent recommandable: aussi fut-il formidable à ses adversaires, et fidèle à ses amis. Du temps du jeune Guillaume, fils du duc Robert, Guillaume d'Arques se révolta contre ce duc, et presque tout le Talon abandonna par une même défection le parti de ce prince bâtard. Le seul Richard de Heugleville tint bon contre les rebelles dans son château près de l'église de Saint-Aubin, et ne négligea rien pour maintenir, dans la fidélité qu'elles devaient au duc, toutes les contrées voisines qui étaient menacées des incursions de la garnison d'Arques. Il fut secondé dans cette entreprise par son gendre Goisfred et par Hugues de Morimont, tous deux fils de Turchetil de Neuf-Marché; mais Hugues, enveloppé à l'improviste avec tous les siens par les troupes d'Arques auprès de Morimont, périt comme eux en se défendant vaillamment. Quant à Goisfred, il eut d'Ada, fille de Richard, Bernard et Drogon, qui eurent une destinée fort différente. En effet, Drogon, ayant quitté la carrière des armes, vécut religieusement à Ouche, se forma aux lettres dans l'état monastique, et, parcourant tous les degrés des ordres sacrés, s'éleva jusqu'au sacerdoce. Bernard porta les armes jusque dans sa vieillesse, et combattit vaillamment sous trois des rois d'Angleterre. Enfin, du temps de Guillaume-le-Roux, il fit la guerre à Resen, roi des Gallois, après la mort duquel il bâtit le château de Wrexham, et posséda plusieurs années le royaume des Bretons qui a pour capitale Talgard. Il bâtit dans son nouvel établissement une église en l'honneur de l'évangéliste saint Jean; il y appela des moines, et leur donna la dîme de tous ses biens. Cependant Gilbert, fils de Richard, épousa Béatrix, fille de Chrétien de Valenciennes, illustre capitaine, de laquelle il eut Gaultier, Hugues et une fille nommée aussi Béatrix. Ce chevalier, cousin du duc de Normandie, lui fut toujours fidèle, et, dans la guerre d'Angleterre, accompagné de ses troupes, se trouva avec lui aux principales batailles qu'il livra. Quand le royaume fut pacifié, et que Guillaume fut établi sur le trône, Gilbert, malgré l'offre que lui fit ce prince de grandes possessions dans ses nouveaux Etats, revint en Neustrie, et, fier de sa simple honnêteté, ne voulut participer en rien aux rapines d'outremer. Content de son bien il repoussa celui d'autrui, et offrit dévotement son fils Hugues à la discipline ecclésiastique dans le monastère d'Ouche, sous le gouvernement de l'abbé Mainier. Il vécut long-temps avec sa pieuse femme, qui était cousine de la reine Mathilde, et se livra louablement, jusqu'à là fin de ses jours, aux aumônes, aux prières et aux autres bonnes œuvres. La vénérable Béatrix survécut trois ans à son mari, et mourut dans une sainte confession le quatrième jour de janvier. Gaultier était un jeune homme élégant, mais il se montra peu sage: c'est ce qui fut la cause de sa volontaire soumission à Godmond et à d'autres tuteurs fallacieux. Il rechercha principalement la société intime des débauchés, à la persuasion criminelle desquels il dilapida follement la fortune de ses pères; il ne cessa d'outrager et de vexer les moines, les clercs et les légitimes cultivateurs. Enfin, devenu chevalier, il prit pour femme Avicie, fille de Herbran, qui était belle et éloquente, et qui, par ses conseils et son adresse, commença à l'arracher un peu à son ancienne méchanceté. Avicie parlait avec facilité; elle avait de la prudence, et depuis les années de son enfance, elle s'était montrée dévote à Dieu, et, autant qu'elle l'avait pu, elle s'était rendue recommandable par le grand nombre de ses bonnes œuvres. Elle avait trois frères, chevaliers distingués, Jourdain, Guillaume et Robert. Avec l'assistance qu'ils prêtèrent à leur beau-frère, celui-ci triompha de la perfidie de ceux qui avaient envahi ses biens, et recouvra plusieurs des objets que la fraude et le larcin lui avaient enlevés et fait perdre. Avicie, dont nous venons de parler, donna à son mari des fils et des filles au nombre de douze, dont une mort prématurée enleva la plus grande partie dès l'enfance. Ayant passé avec Gaultier quinze années, elle mourut le 24 janvier, et fut inhumée à la porte de l'église dans le cloître des moines qu'elle avait beaucoup aimés. Le premier Guérin fit placer sur sa tombe un arc en pierre, et l'Anglais Vital lui fit l'épitaphe suivante: «Ci-gît le corps de la noble Avicie. Que le Christ lui accorde éternellement une vie heureuse dans le ciel, auquel cette femme vertueuse aspira constamment pendant le cours de son honorable existence, et que, par de continuels efforts, elle s'étudia à mériter! Elle fut fort belle, assez éloquente et très-sage; elle s'appliqua à assister assidûment au culte divin; elle s'étudiait à entendre chaque jour et la messe et les heures: c'est ainsi que, de son propre mouvement, cette femme honnête commenca à vivre. Ayant ensuite pris pour mari le généreux Gaultier avec lequel elle vécut heureusement durant quinze années, elle combla ses vœux en lui donnant douze enfants. Cette noble dame brilla spécialement par des mœurs excellentes, et, s'appliquant à faire prospérer le culte de l'Eglise, elle fit de grandes largesses de ses propres parures pour le service de l'autel. Toujours elle honora les prêtres, les moines, les veuves, les malades et les pauvres, et leur prodigua son assistance. Sa chasteté fut si évidente que nul libertin n'osa jamais essayer de la calomnier. Au mois de février la mort lui fit trouver affligeante et sombre la journée où Pierre s'éleva à la chaire pontificale. Le trépas d'une si grande dame fait couler les pleurs des moines d'Aufai. Que Dieu donne à l'ame d'Avicie les joies de la vie éternelle! Ainsi soit-il.» Après la mort de sa femme, Gaultier vécut près de trois ans, et, tourmenté journellement par les maladies, il prit l'habit monacal, et peu après s'étant confessé et ayant reçu la pénitence il mourut le 26 mai. Le prieur Hildegaire inhuma son corps aux pieds de sa femme, et Vital fit sur lui les vers suivants: «Gaultier, seigneur d'Aufai, repose en ce lieu. Puisse-t-il éternellement trouver ici le véritable repos! Déjà le mois de mai avait vu vingt-sept soleils quand ce chevalier sortit de l'humaine prison sous la tunique d'un moine, tourmenté par de longues douleurs, ayant confessé ses propres crimes: puisse-t-il, ô Christ, en recevoir de vous l'absolution! Ainsi soit-il.» Gaultier laissa à sa mort quatre pupilles désolés, Richard et Jourdain, Gaultier et Hélie, que le roi Henri prit sous sa tutelle en confiant au vicomte Robert le domaine d'Aufai à régir pendant deux ans. Cependant Jourdain de Sauqueville ayant offert au roi son service et des présents obtint tout ce domaine, se fit remettre ses neveux pour les élever de son patrimoine, et, pendant quatre ans, conserva honorablement et augmenta leurs biens. Le jeune Richard mourut à douze ans: il repose enseveli dans l'église de Marie, sainte mère de Dieu. Son frère Jourdain lui succéda, beau jeune homme dont les mœurs furent excellentes. Resté à la cour du roi Henri, il combattit avec ses contemporains; et le monarque lui donna une femme prudente et belle nommée Julienne, fille de Gottschalk, qui passa du pays de Louvain en Angleterre avec la reine Adelide. [6,6] CHAPITRE VI. Jusqu'à ce moment j'ai souvent parlé de ce qui concerne Saint-Evroul, et j'en ai en grande partie rempli ce livre. Je prie mes lecteurs de me pardonner si, reconnaissant des bienfaits reçus, j'ai du plaisir à en célébrer les auteurs. C'est pourquoi je desire que mes écrits fassent passer à la mémoire durable de la postérité les fondateurs pieux et leurs bienveillants collaborateurs, afin que les fils de l'Eglise, devant Dieu et en présence des anges, se souviennent de ceux qui, dans cette vie mortelle, soutiennent par leurs bienfaits les hommes qui s'acquittent du service du Fondateur de toutes choses. C'est ainsi qu'Abraham vainqueur, de retour du combat où quatre rois tombèrent sous ses coups, ramena Loth son neveu, avec ses compagnons de captivité de l'un et de l'autre sexe, reconquit leurs biens, et ordonna à ses frères d'armes de prendre leur part des dépouilles de Sodôme. Par Abraham, qui signifie père suprême, on doit entendre ces hommes parfaits qui combattent journellement contre les malins esprits et les vices de la chair, qui triomphent du monde et de son prince, foulent aux pieds le faste et les délices de la terre, et les considèrent comme un vil fumier. Par Loth, conduit en captivité par les barbares, mais délivré noblement par l'active valeur de son beau-père spirituel, par Loth, qui signifie lie ou abaissement, on doit entendre l'esprit charnel ou le peuple abruti qui est enchaîné à Sodôme, c'est-à-dire dans des crimes remplis d'attraits, et enlacé dans les liens du péché en s'éloignant de Dieu, et qui se trouve captif des malins esprits. Par les compagnons d'Abraham qui combattirent avec lui, c'est à bon droit que l'on entend les fidèles laïques qui, par son ordre, prirent une partie des dépouilles. En effet, il est écrit ainsi dans le livre de la Genèse: «Le roi de Sodôme dit à Abraham: Donnez-moi les personnes; enlevez le reste pour vous. Celui-ci lui répondit: Je ne prendrai rien de ce qui vous appartient, à l'exception de ce qui a été mangé par les jeunes gens, et de la part de butin qui est due aux hommes qui sont venus avec moi, Aner, Escol et Mambré: ceux-là prendront leur part.» La plupart des laïques sont ornés de mœurs douces et modestes; ils se réunissent par la foi et la bonne volonté aux guerriers parfaits de Jésus-Christ, et félicitent avec bonté ceux qui combattent virilement contre les démons. Cependant ils ne quittent pas les fragilités du siècle; ils ne veulent pas abandonner entièrement les choses mondaines, ils s'y attachent selon les lois du siècle, et offensent Dieu dans beaucoup de choses en transgressant ses préceptes. A la vérité ils rachètent par l'aumône leurs péchés, selon le conseil de Daniel; ces hommes reçoivent leur part des dépouilles de l'ennemi, quand, aux dépens de leurs possessions terrestres, ils bâtissent des monastères pour les serviteurs de Dieu, élèvent pieusement de leurs injustes richesses des hôpitaux pour les infirmes et les pauvres, et tirent de leurs biens de quoi nourrir et vêtir les orateurs du ciel. Ainsi le roi de Sodôme, flattant Abraham dans son triomphe, est l'image de Satan, qui journellement, par mille artifices pernicieux, cherche à tenter les saints, qu'il attaque nuit et jour en employant tour à tour les caresses et la terreur; il leur donne perfidement, pour parvenir à son but, tous les plaisirs du monde, les richesses et les dignités, afin d'entraîner avec lui pour tout résultat leurs ames dans les gouffres de la perdition. Toutefois Abraham méprisa les séductions du roi qui le flattait, et ne crut pas digne de lui de recevoir rien de ce prince, ni louanges, ni présents: il se borna à permettre à ses compagnons d'armes de prendre leur part et ce qui était nécessaire pour leur subsistance. C'est ainsi que les saints personnages, tant qu'ils poursuivent le cours de leur guerre spirituelle dans cette vie, méprisent toutes les choses mondaines, pour ne songer qu'aux choses célestes, et ne réclament aucun prix pour la récompense de leur sainteté. Toutefois ils avertissent les princes du siècle, qui marchent avec eux dans la foi catholique et dans le desir des biens éternels, de donner aux églises une part de leur patrimoine et de leurs autres richesses, afin de soutenir par leurs bienfaits les pauvres et ceux qui méprisent le monde, de manière à réclamer la gloire éternelle auprès du Christ, qui vit dans les pauvres. On peut prouver par beaucoup d'autorités et d'exemples que les hommes gagnent pour l'avantage du salut éternel ce qu'ils distribuent miséricordieusement en aumônes selon le précepte du Sauveur. En effet, ce qu'ils prodiguent pour les plaisirs de la chair, ou ce qu'ils gaspillent inutilement pour le vain éclat d'une félicité temporelle, passe sans aucun doute, et d'une manière irrémédiable, comme l'eau qui s'écoule. Ceux qui entassent et réservent pour leurs héritiers d'immenses trésors n'accumulent, hélas! en cent manières, qu'un surcroît de perversité et de misère, et mettent beaucoup de soin à élever leurs enfants pour la calamité commune. Eux-mêmes se livrent au vol, à la rapine, et à toutes sortes de vices. et périssent à bon droit, frappés par la juste vengeance qui punit leur malignité. C'est ainsi qu'il arrive qu'on ne les juge dignes du ciel ni de la terre, et qu'ils laissent leur vaste opulence à d'ingrats successeurs, toujours maudits comme des prédécesseurs qui cèdent d'excessives richesses à de coupables héritiers. Mais dans leur prévoyance, les sages se font des amis avec les trésors de l'iniquité: tout en tirant la subsistance de la vie présente de ces biens charnels, ils rendent en échange pour l'éternité à leur bienfaiteur les richesses spirituelles qu'ils obtiennent par leurs mérites et leurs prières. C'est ainsi qu'Evroul de Bayeux mit tant de soin à chercher de pareils débiteurs: j'ai déjà dans ce livre rapporté beaucoup de choses à cet égard, maintenant je vais parler de ce père; je raconterai brièvement ses actions telles que les anciens nous les ont transmises, soit par écrit, soit par tradition, et je vais tâcher de placer ici sa vie pour l'édification de mes lecteurs. Le vénérable père Evroul, sorti d'une très noble famille, naquit dans la ville de Bayeux. Ses parents l'ayant élevé avec les plus grands soins, lui firent acquérir diligemment l'instruction de la foi catholique. Avec une merveilleuse rapidité, il parcourut toutes les études divines et humaines, et l'on raconte que, même enfant, il avait surpassé en science ses propres maîtres. En effet, la grâce céleste, qui avait prévu qu'il deviendrait un docteur de la religion, l'avait rendu efficacement docile en toutes choses. La présomption si familière à cet âge, et qui mêle l'orgueil aux actions, ne gâtait pas la dignité de ce bon caractère. Sa figure agréable, et douce dans son affabilité, ne se montrait point mobile ni sévère à personne. Comme nous l'avons dit, illustre par l'éclat de la noblesse, déjà connu de l'immortelle prescience de Dien, il se fit bientôt connaître au roi Clotaire, fils de Clovis, qui, le premier des rois Francs, devint chrétien, et se fit baptiser avec trois mille hommes de sa noblesse par le bienheureux Remi, archevêque de Rheims. Clotaire ayant su ce qu'était Evroul, et à quelle noblesse il appartenait, ordonna qu'on le lui présentât sans retard, jugeant que celui qui se distinguait par la pureté de son ame était digne de le servir dans les hautes fonctions de la royauté. Sans porter atteinte au devoir de l'humilité, le suprême monarque lui fit, auprès du monarque terrestre, assez de grâces pour que, préféré aux autres seigneurs, il obtînt la première place dans le palais. En effet, doué d'une admirable éloquence, il siégeait parmi les officiers du palais les plus savants pour l'administration des affaires publiques. Toutefois il s'occupait de ces affaires séculières de manière à ne jamais détourner son esprit de l'amour intérieur du Seigneur. Comme c'était sur lui que reposait, dans la maison de son père, l'espérance d'obtenir de la postérité, excité par les conseils fréquents et honnêtes de ses amis, il chercha une épouse digne de sa naissance. Comme il la recherchait plutôt pour l'avantage de sa lignée que pour les voluptés de la chair, il méditait en lui-même fréquemment et avec attention les divins préceptes qu'il voulait exécuter dévotement. C'est ainsi que cet homme, plein de Dieu, jouissait des choses temporelles, s'appliquant avec précaution à ne pas déplaire au Créateur dans les choses qui lui sont agréables. Devenu extrêmement riche, il se réjouissait plus des bonnes œuvres que des bonnes possessions. Il s'étudiait avec le plus grand zèle à faire passer en lui les vertus des anciens Pères, dont il avait lu le récit dans beaucoup de livres. Multipliant les aumônes, les prières et les veilles, il appelait aux mêmes actes de sainteté la femme qu'il avait épousée, de manière que, grâce au mari fidèle, la dévotion de l'épouse fidèle aussi ne pouvait manquer de s'accroître. C'est ainsi que, restant encore sous l'habit laïque, il avait réglé sa vie de manière à ne pas paraître différer de ceux qui sont soumis à l'empire de la règle. Comme ce bienheureux vivait louablement sous une certaine loi qui lui était propre, et obéissait ardemment aux préceptes divins, il arriva qu'il entendit ce que le Seigneur prescrit aux siens dans l'Évangile: «Celui qui veut venir avec moi doit renoncer à lui-même, porter sa croix et me suivre.» L'homme de Dieu avait soigneusement retenu ce précepte pour parvenir au comble de la perfection; c'est ce que la vérité même promet à ceux qui méprisent ce monde. «Je vous dis que vous qui avez abandonné tout pour moi, recevrez le centuple et posséderez la vie éternelle.» En conséquence, enflammé par ces promesses véridiques, Evroul ne se borna pas à ce qu'il avait fait auparavant avec discrétion, il vendit tous ses biens et donna aux pauvres tout ce qu'il pouvait avoir. Consacrant sous le voile sacré la femme qu'il avait épousée, pour avoir le nom de frère, il la remit au céleste époux; et lui-même, comme échappé du naufrage, se hâta de se retirer dans un monastère. Devenu moine, il y resta quelque temps servant Dieu en toute humilité; l'attachement à son saint état s'accroissait de plus en plus en lui. L'auteur de sa vie ne désigne pas par son nom propre le couvent où Evroul se retira. C'est pourquoi je crois convenable d'expliquer pour nos neveux en peu de mots ce que j'ai appris sur son compte, par le rapport des vieillards. Le vénérable Martin, abbé de Vatan, avait fondé une abbaye dans le lien que de toute antiquité le peuple appelle les Deux-Jumeaux, à cause de la résurrection qui, suivant le rapport des anciens, s'opéra sur deux frères. En effet, une mort prématurée avait enlevé sans baptême les deux enfants d'un seigneur puissant, ce qui avait profondément affligé le père et la mère. De retour d'Angleterre, Martin trouva ses amis affligés; il demanda au ciel pour eux des consolations. Par ses mérites et ses prières, il rendit à la vie ces deux jumeaux, et les voua à Dieu comme religieux dans leur propre patrimoine. Depuis cet événement, ce nom a subsisté jusqu'à ce jour. Une grande masse de pierres employée dans les fondations de l'édifice et dans les ruines des maçonneries atteste évidemment qu'une habitation d'hommes d'une grande dignité a jadis illustré le territoire de Bayeux. Laïque puissant encore par les richesses et les honneurs, Evroul contribua efficacement, comme nous l'avons dit, à la construction de ce monastère: il aida de ses conseils ceux qui commençaient le travail; il encouragea ceux qui hésitaient, et tant par l'argent et les fonds que par tout autre moyen, il étendit l'entreprise. Enfin s'étant dépouillé de tout, et vrai pauvre de Dieu, il y prit la robe monacale, combattit pour Dieu avec les armes de l'obéissance, et brilla par l'exemple devant ceux qui le contemplaient. Le glorieux confesseur Evroul ayant commencé à être honoré par ses frères à cause de la grâce de sa sainteté, et craignant d'être exposé aux malheurs de l'orgueil, se réunit à trois moines qu'il s'était attachés dans des entretiens familiers, et qu'il reconnaissait comme les plus disposés à ce combat de la perfection; et voulant ne se livrer désormais qu'à la contemplation de Dieu seul, il s'empressa de courir au fond d'un ermitage. Ces quatre personnages vinrent dans le territoire d'Exmes, au lieu que l'on appelle Mont-Fort, et s'y fixèrent, parce que ce lieu agréable est tout couvert de forêts et de fontaines: ils y vécurent quelque temps saintement en menant une vie solitaire. Mais, comme il y avait dans le voisinage deux châteaux, Exmes et Gacé, où beaucoup de personnes étaient appelées par des affaires judiciaires, les serviteurs de Dieu étaient souvent exposés à beaucoup de désagréments de la part de cette multitude de voyageurs. On raconte que ces places fortes existaient du temps de César, qu'elles lui résistèrent courageusement, et que, pendant plusieurs siècles, elles furent la résidence de divers princes. Il en résultait que le grand nombre de seigneurs et d'hommes du commun, dont le noble Evroul avait été connu autrefois lorsqu'il était au faîte des grandeurs, ne cessaient de le visiter, quoiqu'il fût avec ferveur attaché aux contemplations célestes, et par de longs entretiens sur des affaires qui les intéressaient, ils troublaient celui qui ne voulait plus méditer que sur les choses divines. En conséquence, les vénérables solitaires abandonnèrent ce lieu, où par la suite on bâtit en l'honneur de saint Evroul une église qui subsiste encore. Les zélateurs de la vie d'ermite entrèrent dans la forêt que les habitants appellent Ouche. Cette forêt, que l'épaisseur de ses ombrages rend horrible, exposée aux fréquentes incursions des brigands, servait de repaire aux bêtes féroces. Comme ils parcouraient d'un pas intrépide ces vastes asiles de la solitude, sans pouvoir trouver où placer une demeure convenable pour leur dévotion, le bienheureux Evroul, dans la ferveur d'une pure conscience, adressa sa prière au Seigneur, et dit: «Seigneur Jésus-Christ, vous qui vous montrâtes dans une colonne de nuages et de feu comme un guide fidèle pour votre peuple d'Israël marchant dans le désert, daignez, propice pour nous, qui voulons fuir la damnation de la servitude d'Egypte, nous indiquer, dans votre clémence, le lieu de notre liberté et l'asile de notre fragilité.» A peine cette prière était terminée, tout à coup apparut à l'homme fidèle un ange du Seigneur, arrivant pour lui indiquer ce qu'il demandait. Les solitaires le suivirent, et, guidés par lui, arrivèrent à des fontaines très propres à servir de breuvage, et qui, se rassemblant peu à peu dans leur cours, formaient un grand étang. Là, fléchissant le genou, ils rendirent les grâces les plus ferventes à Dieu qui leur montrait ces biens, et qui ne délaisse jamais ses serviteurs lorsqu'ils espèrent en lui. Après avoir célébré des actions de grâces, invoquant le nom du Seigneur, ils construisirent avec des rameaux et des feuillages une chaumière propre à contenir les habitants qu'elle devait recevoir. Ils l'entourèrent d'une petite clôture de la même matière, et s'y fixèrent après avoir ainsi obtenu l'asile de repos qu'ils desiraient. Il est prouvé qu'autant leur servitude fut libre, autant elle fut agréable à Dieu. En effet, foulant aux pieds tout le vain bruit du monde, ils ne s'attachaient qu'aux choses célestes, et ceux qui avaient méprisé tous les biens n'avaient rien autre chose que Dieu seul. C'est pourquoi ils furent dignes de chanter avec l'auteur des psaumes: «Seigneur, je l'ai dit, c'est ma part que de conserver votre loi.» En effet, obéissant à cette loi du Dieu suprême, ils s'efforçaient de mériter de n'avoir plus que lui pour père. En conséquence, pendant qu'ils tâchaient d'acquérir à force de vigilance tout le mérite de l'homme intérieur, et qu'ils ne se laissaient détourner de leur projet, ni par l'horreur des lieux, ni par la cruauté des bêtes, il arriva que l'un des brigands qui habitaient la forêt se rendit auprès d'eux. Admirateur de leur constance et de la persévérance qu'ils mettaient dans le service du Christ, il leur dit: «O moines, quelle cause malheureuse a pu vous forcer de vous retirer en ces lieux? Comment pouvez-vous présumer que vous habiterez dans une telle solitude? Ce lieu que vous avez trouvé n'est pas bon. Est-ce que vous ignorez qu'il est plutôt la retraite des brigands que des ermites? Les habitants de cette forêt vivent de rapines, et ne veulent pas souffrir pour censeurs ceux qui subsistent de leur propre travail. Vous ne pouvez être ici long-temps en sûreté. En outre vous n'avez rencontré ici que des champs incultes et stériles, qui répondront avec ingratitude à vos travaux.» Le vénérable père Evroul, qui était un homme éloquent, discutant chacune de ces propositions, répondit en ces termes: «Il est vrai, mon frère, que ce n'est pas l'insolence du désordre, mais bien la providence du Dieu tout-puissant qui nous a conduits ici. Ce n'est point par un motif d'usurpation que nous arrivons en ces lieux: au contraire, nous y venons en liberté pleurer nos péchés. Comme le Seigneur est avec nous, nous ne redoutons pas les menaces des hommes, placés que nous sommes sous sa garde, puisqu'il a dit lui-même: Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, ils ne peuvent rien sur les âmes. Quant à ce que vous avez dit en dernier lieu sur la stérilité de nos travaux, vous saurez que le Seigneur est assez puissant pour préparer dans le désert à ses serviteurs la table de réfection. Vous-même vous pouvez participer à tant d'opulence, si vous abandonnez la dépravation à laquelle vous vous livrez, et si vous promettez, mon fils, de servir dévotement ce Dieu, qui est le seul et le véritable. En effet, notre Dieu, comme dit le prophète, livre à l'oubli tous les maux qu'a faits le pécheur, aussitôt qu'il vient à se convertir. Ne désespérez donc pas, mon frère, de la bonté de Dieu, quelque énormes que soient vos crimes; mais suivant les avertissements du psalmiste, éloignez-vous du mal et faites le bien. Vous comprendrez certainement que le Seigneur tient toujours ouverts les yeux sur les justes et les oreilles à leurs prières. Nous ne voulons pas que vous ignoriez que ce même prophète proclame continuellement cette terrible sentence: La face du Seigneur est toujours tournée sur ceux qui font le mal, afin qu'il fasse disparaître leur mémoire de la surface de la terre. Si les regards de la divine bonté «sont toujours présents sur les justes, afin d'exaucer leur prière, ils s'éloignent des méchants, afin de les punir quelquefois.» Alors, pénétré de la grâce suprême qu'il recevait de ces discours, le brigand s'en retourna. Le matin étant venu, renonçant à tout ce qu'il avait, n'apportant avec lui que trois pains cuits sous la cendre et un rayon de miel, il revint en toute hâte vers les serviteurs de Dieu. Tombant aux pieds de saint Evroul, il lui offrit ses petits présents en réclamant sa bénédiction, et bientôt, inspiré par le Saint-Esprit, promettant d'amender sa vie, il fut le premier à faire en ces lieux sa profession monastique. A son imitation, plusieurs voleurs de la même forêt, avertis par le saint homme, ou se firent moines, ou, renonçant au brigandage, devinrent cultivateurs. La renommée ayant publié le nom et les mérites du bienheureux Evroul, beaucoup de personnes des contrées voisines venaient à lui, desirant contempler sa face angélique et entendre ses excellents sermons. Ils lui procuraient les choses qui étaient nécessaires aux besoins du corps. En échange, rassasiés des choses spirituelles, ils retournaient chez eux dans toute la joie de leur ame. Comme quelques-uns d'entre eux méritaient de jouir de ses entretiens, ils le priaient de les adjoindre à son pieux collége; et déjà, à cause du grand nombre des survenants, la forêt avait perdu le nom de solitude. [6,7] CHAPITRE VII. A mesure que le nombre des frères s'accroissait, la grâce des vertus s'accroissait aussi dans le bienheureux Evroul. En effet, remarquable par sa patience, illustre par son abstinence, assidu à la prière, gai dans l'exhortation, il ne s'enorgueillissait pas dans la prospérité, et ne se laissait point abattre par le malheur. Ce qu'un peuple fidèle lui offrait, il le faisait distribuer aux pauvres qui accouraient en foule vers lui, disant qu'il ne fallait pas que les moines fussent jamais tourmentés par aucun souci du lendemain. Un certain jour que le pain vint à lui manquer, un pauvre vint à sa porte lui demander l'aumône. Comme il s'adressait au moine de service qui lui disait qu'il n'avait rien à lui donner, le vénérable père lui adressa ces mots: «Mon frère, pourquoi ne répondez-vous pas au cri du pauvre? Donnez, je vous prie, l'aumône à cet infortuné.» Le moine répondit: «Mon père, je n'ai plus que la moitié d'un pain que je réserve aux enfants; car j'ai donné tout le reste selon vos ordres.» Evroul ajouta: «Mon fils, vous ne devez pas hésiter. Est-ce que vous n'avez pas lu le prophète qui dit: Heureux celui qui s'occupe du pauvre et de l'indigent! le Seigneur le délivrera au jour de sa calamité. Assurément le fidèle Créateur de toutes choses ne cesse jamais de nourrir ceux pour lesquels, attaché à la croix, il a daigné répandre son précieux sang.» Après avoir entendu ces paroles du vénérable père, le frère remit à un des domestiques le demi-pain qu'il avait réservé pour les enfants, et lui dit: «Allez vite secourir l'indigent, mais ne le rappelez pas.» Obéissant aux ordres qu'il recevait, le domestique courut longtemps, et n'atteignit le mendiant qu'à un stade du couvent. Il lui dit: «Seigneur, recevez l'aumône que notre abbé vous envoie.» Cet homme enfonça en terre le bâton qu'il portait à la main, rendit grâces à Dieu, et reçut l'agape dans ses deux mains. Lorsqu'il arracha de la terre son bâton, le porteur de l'aumône étant encore présent, soudain une fontaine abondante, suivant la pointe du bâton, vint à jaillir, et n'a pas, jusqu'à ce jour, cessé de couler en bouillonnant. Il s'est opéré là de nombreuses guérisons de malades, et, des pays lointains, plusieurs fiévreux s'y sont rendus pour y trouver un remède à leurs maux. Plusieurs personnes ont, dans des visions, reçu l'ordre de se rendre dans la forêt d'Ouche pour y recouvrer la santé, et y boire de l'eau qui coule de la fontaine de Saint-Evroul. En conséquence, plusieurs malades sortirent de la Bourgogne, de l'Aquitaine et d'autres contrées de la France; ils cherchèrent Ouche avec les plus grandes difficultés, et ce ne fut pas sans peine qu'ils le découvrirent, car ce lieu désert n'était pas encore sorti de son obscurité. Enfin, ayant trouvé la fontaine, ils y puisèrent, en burent de l'eau fidèlement en invoquant le saint nom, et, s'y lavant soit la tête soit d'autres membres, ils eurent le bonheur de recouvrer la santé, et s'en retournèrent pleins de joie. Ces miracles s'opérèrent en ce lieu fréquemment et pendant plusieurs siècles jusqu'au temps de Henri, roi des Français. A cette époque, ravagé par les Danois, le territoire d'Ouche ne fut plus cultivé que par un petit nombre d'habitants. Alors un certain paysan nommé Béranger obtint ce terrain de la succession paternelle, et renferma d'une haie la fontaine pour préserver ses cultures de la dévastation occasionée par les malades qui y survenaient. Ce cultivateur se mettait fréquemment en colère parce que les étrangers qui, pour leur santé, accouraient en ce lieu, foulaient aux pieds ses prés, ses jardins et tout ce qu'il avait aux environs. Depuis ce temps les miracles des guérisons cessèrent d'y avoir lieu tant que ce Béranger ainsi que ses héritiers, Lethier, Guillaume et Gervais, possédèrent ce domaine. Saint Evroul ayant fait donner un pain au pauvre, on vit paraître avant le coucher du soleil, devant les portes du monastère, une bête de somme chargée d'une certaine quantité de pain et de vin. Celui qui la conduisait se dit usurier, et demanda à parler au moine de service. Il lui remit ce qu'il avait apporté, et lui dit: «Allez, mon frère, et donnez ces choses à votre abbé.» A ces mots, comme pour reprendre son chemin, il remonta à cheval et se retira promptement. Evroul ayant demandé quel était celui qui avait fait ce don, on lui répondit qu'il était parti en toute hâte. C'est pourquoi il comprit que c'était de Dieu même qu'il tenait ce don; il se réjouit dans son esprit, et rendit grâce à celui dont l'immense bonté multiplie ses miséricordes pour ses serviteurs, et donne beaucoup pour peu. Depuis ce jour il ne manqua plus dans le couvent rien de ce qu'exigent les besoins de l'humaine fragilité. Peu à peu, grâces aux bontés du Seigneur, les biens temporels d'Ouche commencèrent à s'accroître. Deux brigands cruels d'une autre province, apprenant cet état de choses, dirigèrent leurs pas vers la cellule du bienheureux personnage. Ayant volé un troupeau de pourceaux, ils se hâtaient de sortir de la forêt; mais ayant pris un chemin qui les ramenait sur leurs pas, ils se mirent à tourner autour de l'ermitage. Ne pouvant trouver le moyen de sortir, ils restèrent confondus de cet événement. Fatigués d'errer, ils entendirent la cloche qui appelait les frères à la prière accoutumée. A ce son, ils furent frappés d'une excessive terreur, et ayant laissé leur troupeau ils allèrent promptement vers l'homme de Dieu. Après avoir confessé leur crime, ils se firent moines en ce lieu. Pour rendre plus éclatante la gloire du maître, il ne faut pas cacher ce que la grâce supérieure de l'esprit à sept formes accomplit par l'un des disciples de ce personnage si honorable. Un corbeau qui avait fait son nid auprès du monastère enlevait furtivement les œufs, et, pénétrant dans le réfectoire par on ne savait quelle fenêtre, mettait le désordre partout, et emportait dans son nid tout ce qu'il pouvait enlever. Alors un des frères qui avait la charge du réfectoire, priant avec simplicité, parla ainsi: «Seigneur, vengez-nous d'un ennemi qui enlève ce que votre miséricorde nous donne.» Sans nul retard ils trouvèrent l'oiseau mort sous l'arbre où il avait placé son nid. C'est ainsi que tout ce qui voulut nuire à ces religieux, ou périt promptement, ou, rempli de repentir, prit l'habitude d'une meilleure vie. Comme Dieu, qui voit tout, considérait avec bienveillance le glorieux combat de son cher Evroul, il fortifia son cœur de toute la solidité de la foi, jusqu'à ce que, persévérant dans ses bonnes œuvres, il devint pour les autres un modèle de discipline régulière. Quoiqu'il desirât ardemment visiter les points du désert les plus retirés, et de fuir le commerce des hommes, il résolut, d'après de plus mûres réflexions, de rester présent à la tête de l'armée dont il commandait et dirigeait les exercices. Craignant, en effet, que si le fondateur s'éloignait, tout l'édifice, vu sa nouveauté, ne reçût quelque secousse, il usait de précautions pour que le soin qu'il prendrait de choisir un lieu de repos ne devînt préjudiciable à personne. Le chef de cette pieuse armée resta donc avec elle, s'élevant de plus en plus par l'accroissement de ses vertus, soit comme soldat combattant, soit comme général prudent. La réputation très-étendue de la sainteté d'Evroul, parcourant un grand nombre de provinces, attirait au combat de la même profession des personnes riches, courageuses et craignant Dieu; elles livraient à ce bienheureux leurs maisons, leurs fermes, leurs propriétés et leurs familles, priant l'habile pasteur de leur faire bâtir des monastères, et d'y établir l'ordre qu'il voudrait. L'homme saint acquiesça à leur demande; il institua régulièrement quinze couvents, tant d'hommes que de femmes, et mit à la tête de chacune de ces maisons des personnes d'une vie très-éprouvée. Lui-même fut le chef du monastère qu'il avait auparavant bâti, dans lequel il resta constamment pour le service de Dieu, exhortant ses frères à s'élever aux choses d'en haut, et à craindre les embûches de toute espèce que tend le démon. La réputation de sainteté d'un père si illustre parvint aux oreilles des princes qui dans ces temps dirigèrent les rênes du royaume des Francs, nouvellement soumis au joug léger du christianisme. Clotaire-le-Vieux régna quinze ans, et laissa en mourant son royaume divisé en tétrarchies à ses quatre fils. Aribert (Charibert) fixa en conséquence le siége de ses Etats à Paris, Chilpéric à Soissons, Gontran à Orléans, et Sigebert à Metz. Celui-ci, le plus jeune de tous, se maria le premier, et prit pour femme Brunehaut, fille du roi de Galice: elle lui donna Childebert, qui devint roi, Ingonde qui épousa Hermenegild, roi des Visigoths et martyr, Berthe épouse d'Edelbert, roi de Kent, et Bone qui consacra sa virginité à Dieu. Huit années après, Sigebert fut tué par la perfidie de son frère Chilpéric; Childebert, encore enfant, monta sur le trône avec sa mère Brunehaut, et régna près de vingt-cinq ans, et dignement comme on le lit dans son histoire. Après avoir éprouvé beaucoup de traverses, il mourut empoisonné, laissant les deux royaumes de son père et de Gontran, son oncle, à ses fils Théodebert et Théodoric, avec lesquels Clotaire-le-Grand, fils de Chilpéric, fut en mésintelligence durant près de vingt ans. Enfin il tua dans une bataille le roi Théodebert, et fit attacher cruellement à la queue de chevaux indomptés Brunehaut, fort avancée en âge, reine puissante, que le pape Grégoire avait traitée avec déférence, comme on le lit dans le registre et les gestes pontificaux. Cette princesse fut mise en pièces. C'est ainsi qu'après avoir fait périr tous ses rivaux, Clotaire posséda seul la monarchie de France, qu'il laissa en mourant à son fils Dagobert, dont l'histoire est assez connue des Francais. Dans ce temps-là, pendant que ces princes gouvernaient la France, l'empire Romain était régi par Justinien et Justin-le-Jeune, par Tibère et Maurice, par Phocas et Héraclius. Alors occupaient le siége apostolique Hormisdas, Jean, Félix, Boniface, Jean, Agapit, Silvère, Vigile, Pélage, Jean, Benoît, Pélage, le grand docteur Grégoire, Sabinien, Boniface, Dieudonné, et Boniface fameux par la solennité de tous les saints. A cette époque, la métropole de Rouen avait pour prélats, Flavius et Prétextat, Melance, Hildulfe et Romain, célèbre fils de Benoît. [6,8] CHAPITRE VIII. Telles sont les recherches que j'ai faites dans les chroniques et que j'ai recueillies en peu de mots, par le desir que j'éprouve de satisfaire mon lecteur, afin de montrer clairement à quelle époque fleurit en ce monde la vie octogénaire du saint père Evroul. Maintenant je vais tâcher de revenir sur mes pas, pour raconter certaines choses que je n'ai pas apprises dans les livres, mais que j'ai puisées dans les récits des vieillards. Au milieu des affreuses tempêtes qui causèrent tant de maux du temps des Danois, les écrits des anciens périrent dans les incendies qui dévorèrent les églises et les habitations; quelque insatiable qu'ait été la soif d'étude de la jeunesse, elle n'a pu recouvrer ces ouvrages. Quelques-uns que la diligence de nos ancêtres arracha adroitement de la main des barbares, périrent, ô honte! par la condamnable insouciance de leurs successeurs, qui négligèrent ainsi de conserver la profonde sagesse que renfermaient les livres des pères spirituels. Ces écrits ayant été perdus, les actions des anciens furent livrées à l'oubli: les modernes feraient d'inutiles efforts pour tâcher de les recouvrer, car ces antiques monuments disparaissent avec le cours des siècles de la mémoire des vivants, comme la grêle et la neige qui tombent dans les fleuves suivent, pour ne jamais revenir, le cours rapide de leurs ondes. Les noms des lieux dans lesquels le bienheureux père Evroul construisit quinze monastères, et des religieux qu'il établit vicaires du Christ, à la tête des phalanges cénobitiques, ont péri par l'effet des divers changements arrivés, pendant quatre siècles, sous les princes Clotaire-le-Grand et Childebert, jusqu'à Philippe et Louis, son fils, qui tous régnèrent en France. Cependant plusieurs vieillards chargés d'années ont raconté à leurs enfants avec éloquence certaines choses qu'ils avaient vues et entendues, et que ceux-ci ont retenues fortement dans leur mémoire, et racontées à l'âge suivant. Ainsi, conservant la tradition des choses qui en sont dignes, ils les ont communiquées à leurs frères, excitant ainsi à l'amour du Créateur les cœurs endurcis des mortels, afin qu'ils n'encourussent pas la damnation, pour avoir enfoui le talent dans la terre comme le serviteur paresseux. Ainsi prêtez l'oreille aux récits que, dans mon enfance, j'ai dès longtemps entendus de mes anciens pères, et célébrez avec moi, dans ses saints, un Dieu digne d'admiration. Pendant que la réputation du bienheureux père Evroul se répandait au loin et au large, elle parvint jusqu'aux oreilles de Childebert, roi de France. Ce prince desirant vivement voir Evroul, se rendit à Ouche avec sa femme et plusieurs personnes de sa cour. Parvenu à peu de distance du monastère de l'homme de Dieu, au lieu où fut bâtie l'église de la bienheureuse Marie, mère de Dieu et toujours vierge, le monarque descendit respectueusement de cheval, et ordonna à tous ceux qui l'accompagnaient de se préparer dignement à se présenter aux serviteurs de Dieu. Alors les clercs qui l'accompagnaient se rêvêtirent de leurs habits de cérémonie, mirent la main sur les reliques et les croix qu'ils avaient posées sur des draperies, et voulurent les retirer; mais ils n'en purent venir à bout en aucune manière. Il en résulta que toute l'assistance, affligée d'un profond chagrin, se prosterna par terre et implora par ses supplications la miséricorde de Dieu. La reine, se liant par un vœu, parla en ces termes: «Si le Dieu tout-puissant nous donne le pouvoir d'enlever en bon état les choses sacrées que nous avons posées ici, je ferai construire en ce lieu une vénérable église en l'honneur de sa sainte Mère.» A ces mots, les clercs mirent la main sur les reliques, mais ce fut inutilement. Alors la reine, profondément affligée, dit en pleurant: «Je sais trop que mes péchés me rendent indigne de pouvoir contempler le serviteur de Dieu. Cependant, si, par l'intercession de ce bienheureux, Dieu, créateur de toutes choses, daigne nous regarder en pitié, et nous permet d'enlever ces saintes reliques, je ferai construire à mes propres frais un autel de marbre, et je le ferai apporter à ce saint personnage.» A peine ces paroles furent-elles sorties de sa bouche, que toutes les reliques se mirent d'elles-mêmes en mouvement, de manière que l'assistance, les emportant avec elle, alla gaîment au devant de l'homme de Dieu. Déjà le saint homme réuni à la troupe de ses frères, s'était mis en marche, et une multitude de peuple de l'un et l'autre sexe, joyeux de l'arrivée du roi s'avançait avec eux. Le monarque, reçu dans le monastère, y demeura trois jours. Au bout de ce temps, il donna à Saint-Evroul, par une charte signée de lui, quatre-vingt-dix-neuf mêtairies; et plein de satisfaction, retourna dans son palais. La reine, qui n'avait point oublié son vœu, fit bâtir, sur la colline qui se trouve entre la rive de la Charentonne et la forêt, une belle église à Marie, mère immaculée de Dieu, et adressa à l'homme vénérable, comme elle l'avait promis, un autel de marbre qui subsista beaucoup d'années dans le même lieu. Au bout de ce temps, un certain homme de rien voulut transférer ailleurs une partie de cet autel, et, par accident, le cassa par le milieu. Dieu ne souffrit pas long-temps que cette insulte restât sans vengeance, afin de faire voir à tout le monde que cette entreprise lui était désagréable. En effet, avant qu'une année fût révolue, cet homme fut privé de la vie. Dans l'église qui, comme nous l'avons dit, fut bâtie par la reine, on consacra deux autels, dont l'un fut dédié à la sainte et indivisible Trinité, et l'autre à la Vierge, immaculée mère de Dieu. On raconte qu'il y avait là un couvent de religieuses ainsi qu'un cimetière pour les moines et les hommes de distinction. On y portait les corps pour leur donner la sépulture, parce que la terre de la vallée était marécageuse, et que lorsqu'on y creusait pendant l'hiver, dans quelque endroit que ce fût, l'eau venait à sourdre sur-le-champ, et formait comme une fontaine qui remplissait les fosses. En effet on voit clairement, près de l'église de la vierge Marie, plusieurs indices d'une grande et ancienne habitation, et jusqu'à ce jour on y conserve plusieurs tombeaux honorables que l'on est fondé à croire avoir appartenu à des personnages illustres. Les choses étant ainsi, nous passerons à ce qui nous reste à raconter. L'homme de Dieu, voyant qu'il ne lui était plus possible de supporter l'affluence des pélerins qui venaient à lui, fit toutes les dispositions convenables dans son monastère, puis il se retira secrètement, et, pendant trois ans, se cacha dans une certaine crypte, si bien que presque aucun de ses moines ne connut son asile, à l'exception d'un seul nommé Malchus, qui était le filleul de l'homme de Dieu, et qui, plus intime que les autres, connaissait tous ses secrets. Cette crypte était placée sur le bord d'un ruisseau, sous une montagne couverte de bois épais, et était éloignée du monastère de près d'une demi-lieue. Cependant le diable, ennemi de tout ce qui est bien, voyant les moines se livrer aux bonnes œuvres, s'efforça de les enivrer méchamment du fiel de sa méchanceté, et de les livrer tous également à des troubles criminels. En conséquence il suscita parmi eux une sédition qui fut si violente que deux des religieux furent tués, et que tous les autres furent affligés d'une indicible douleur. Le filleul du serviteur de Dieu, voyant cette incurable plaie sur le corps de ses frères, courut en toute hâte vers le médecin qui pouvait la guérir. Dès que le saint homme le vit venir de loin, il comprit que ce n'était pas sans cause qu'il courait si vite, et, venant à sa rencontre, il lui demanda la cause de son arrivée. Malchus lui exposa comment les frères, par l'impulsion du démon, avaient été poussés à la sédition. Quand Evroul eut entendu ce récit, enflammé du zèle de Dieu, il frémit et accourut en toute hâte avec le messager. En arrivant près du couvent, parvenu au lieu où existe maintenant l'église bâtie en son honneur, toutes les cloches du couvent se mirent à sonner d'elles-mêmes. Il en arriva autant à celles de l'église Notre-Dame, et de l'église de Saint-Martin que l'on appelle l'Elégante, et où se réunissait la paroisse dans le lieu que l'on appelle vulgairement aujourd'hui la Bercoterie. Alors le diable voyant venir le saint prit la figure humaine et s'enfuit. Ce que voyant le bienheureux, il dit à son filleul: «Mon frère, voyez-vous courir cet homme?» Malchus lui répondit: «Seigneur, je ne vois rien.» «Voici, repartit Evroul, le diable transfiguré sous la forme d'un homme; il prend la fuite, et craint de rester plus long-temps en ce lieu.» En disant ces mots, il poursuivit Bélial, qui fuyait. Quand il fut parvenu au village que les habitants appellent maintenant Echaufour, Satan, qui n'avait pas le pouvoir d'aller plus loin, fut forcé de s'arrêter. Alors le bienheureux Evroul l'aborda hardiment et le jeta dans un four tout chaud qui était disposé pour recevoir le pain, et en ferma aussitôt la bouche avec l'étoupoir de fer que par hasard il trouva là. C'est depuis cet événement que ce lieu s'est appelé Echaufour. Quand les femmes qui avaient apporté leur pain pour le faire cuire virent ce qui se passait, elles restèrent dans l'étonnement, et dirent à l'homme de Dieu: «Seigneur, que ferons-nous de nos pains?» Il leur répondit: «Dieu est assez puissant pour cuire votre pain sans un feu matériel. Balayez proprement cette place qui est devant le four, et rangez«y vos pains en ordre; quand ils seront complétement cuits, vous les emporterez chez vous.» C'est ce qui arriva. Chacun de ceux qui avaient vu ce miracle chanta les louanges de Dieu. Ensuite le bienheureux Evroul se rendit au monastère, et fit apporter devant lui les deux frères qui avaient été tués. Il se prosterna à terre dans l'attitude de l'oraison, et pria jusqu'à ce qu'ils se fussent réveillés du sommeil de la mort. Les ayant confessés et leur ayant communiqué le corps du Seigneur, ils rendirent de nouveau l'esprit, toute l'assistance admirant et célébrant tout ce dont elle était témoin. Le vénérable père les fit inhumer honorablement, et, désormais certain de leur salut, rendit dévotement grâces à Dieu. Les vieillards rapportent ces choses et beaucoup d'autres du même genre, toutes relatives à saint Evroul. Ils ajoutent qu'ils ont vu à Ouche un vieux moine nommé Natal, qui possédait un grand volume des miracles et des actions opérés par le serviteur du Dieu tout-puissant. Un jour, comme la messe était finie, on laissa par inadvertance un cierge allumé sur l'autel; pendant que les assistants s'occupaient d'autre chose, la flamme brûla la mèche jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à la nappe de l'autel; le feu dévorant consuma les autres linges qui s'y trouvaient ainsi que ce livre dont nous n'avons pu jusqu'à ce jour retrouver un pareil exemplaire, et tout ce qu'elle put atteindre autour et sur l'autel. Chacun s'affligea de cette perte irréparable qui anéantissait la connaissance des événements passés; et comme ces ermites étaient illétrés, ils n'y suppléèrent point par écrit, mais ils transmirent verbalement à la jeunesse ce qu'ils avaient vu et entendu. A leur mort, les ténèbres de l'ignorance couvrirent leurs neveux, et anéantirent à jamais la connaissance des événements passés, à l'exception de ce que la prudence d'un certain sage recueillit en peu de mots de la vie de saint Evroul pour être lu dans l'église. Maintenant, comme j'ai inséré dans cet ouvrage le commencement de ce récit, je donnerai la fin des œuvres et de la vie de ce bienheureux pour l'utilité de mes lecteurs, et sans avoir recours au fard de l'imposture. Vingt-deux ans s'étaient écoulés depuis la fondation du monastère dans cet ermitage, quand l'arrivée de celui qui tend des piéges au genre humain y introduisit la peste et le ravage d'une mort subite. Le bienheureux Evroul ne fit pas comme ce mercenaire qui, laissant son troupeau au milieu des loups, prend la fuite; mais, comme le vrai pasteur, il leur livra le combat. Accomplissant les préceptes de l'apôtre, il s'égayait avec ceux qui étaient gais, il pleurait avec ceux qui pleuraient, et, leur adressant des paroles d'exhortation, il disait: «O mes frères, fortifiez vos cœurs, et tenez-vous prêts. Comportez-vous virilement. Soyez fermes dans le Seigneur. Vous n'ignorez pas que la tribulation fait naître la patience; renouvelez-vous par l'esprit de votre courage, et combattez contre l'ancien serpent. C'est ainsi que vous n'aurez dans le Seigneur qu'un cœur et qu'une âme. Vous le voyez, le moment où nous serons appelés approche; nos œuvres se manifesteront, et le vrai juge rendra à chacun selon ses mérites. Veillez donc et priez, puisque vous ignorez le jour et l'heure. Heureux le serviteur que le Seigneur à son arrivée aura trouvé veillant!» C'est par ces discours et par d'autres exhortations du même genre, que, comme un maître prudent, Evroul pénétrait dans la conscience de ses frères, en leur peignant quelles joies attendaient les bons, quels tourments les méchants. Comme la mort de ses religieux devenait plus fréquente, il arriva que, pour faire briller plus pleinement la sainteté de l'homme bienheureux, un certain religieux, nommé Ausbert, vint à mourir sans viatique. Celui qui le gardait alla trouver l'abbé, et lui dit: «Mon père, priez pour votre fils qui vient d'abandonner misérablement les choses humaines; que vos prières servent à conduire celui qui, pour sa route, n'a point été fortifié par la communion de l'hostie salutaire.» Au récit de cet événement, le bienheureux Evroul, s'accusant beaucoup lui-même comme si c'était l'effet de sa négligence, se rendit au lit du défunt. Il commença par répandre des larmes, se prosterna dans la poussière, et prit les armes de l'oraison, qui lui étaient familières. Aussitôt qu'il sentit l'assistance de la grâce divine, se relevant de terre, il fit un appel au mort. A cette voix, celui qui avait perdu la lumière leva la tête, et ayant ouvert les yeux, considérant l'auteur de sa libération, il lui dit: «Vous êtes le bienvenu, mon libérateur, vous êtes le bienvenu. Vos prières me sauvent, réclamé que j'étais par l'ennemi qui m'a trouvé sans communion: elles rendent vaines les ressources de sa perfidie. En effet, privé de la société des bienheureux, j'avais entendu ma sentence, et pour n'avoir pas recu le viatique j'allais souffrir le supplice d'une faim cruelle. C'est pourquoi, père bienveillant, ne différez pas, je vous prie, de me faire participer à la salutaire hostie.» Que dirais-je de plus? Alors le bienheureux Evroul fit apporter le sacrifice. Dès qu'Ausbert l'eut reçu, comme chacun admirait sa résurrection, il rendit l'ame de nouveau par une sage disposition de la volonté divine. Désormais, certain du salut de son frère, le glorieux père se réjouit, et les frères se réjouirent aussi en louant Dieu de ce miracle d'un genre nouveau. Evroul est comblé de joie d'avoir rendu à la vie son frère arraché à la mort; les moines se glorifient d'avoir un père aux prières duquel l'enfer prend l'épouvante. Ils n'oublient point les dangers de la contagion qui les menace; mais ils redoutent moins les accidents d'une mort imprévue, sous un tel et si grand chef. Cependant la mortalité continuant ses ravages, il mourut soixante-dix-huit moines; la perte des domestiques ne fut pas moindre. On ne doit point passer sous silence ce qui arriva à quelques-uns d'entre eux. Le jour même de la Nativite du Seigneur, l'un des officiers les plus nécessaires aux affaires du monastère vint à mourir. Tout étant préparé convenablement pour ses funérailles, on le transporta hors du monastère, au lieu ordinaire des sépultures: ceux qui allaient l'y déposer attendaient que l'on eût fini de célébrer la messe pour le livrer à la tombe; toute l'église pleurait la mort d'un si bon serviteur: comme il était le procureur de la maison, et qu'il administrait avec autant de diligence que d'attention les affaires de ses frères, il avait inspiré à tous un tendre attachement. Comme tout le monde versait également des larmes, le bienheureux Evroul, recevant le Saint-Esprit dans son ame, fut saisi d'un frémissement, et, compatissant à la douleur de ses frères, eut recours aux moyens qu'il connaissait: il s'inclina pour prier, et se frappa violemment la poitrine. Pendant sa prière, il versa des pleurs en abondance, jusqu'à ce que le religieux pour lequel il priait vînt à ressusciter, et, rendant grâce pour la vie qu'il recouvrait, se jetât aux pieds de celui qui la lui rendait. Quand il eut fini, il s'éleva une clameur vers le ciel; et le nom de la Sainte-Trinité fut béni en commun: chacun considéra Evroul comme illustre et apostolique, puisqu'il ressuscitait les morts. Quant à celui qui avait été rendu à l'existence, il reprit son ancien emploi, et vécut ensuite plusieurs années. Enfin, grâces aux bienfaits de la suprême bonté, cette contagion mortelle eut un terme. Cependant, malgré la cessation du mal, le pieux pasteur ne cessait pas de prier pour les morts, convaincu que la vraie charité prie plus vivement pour l'ame que pour le corps. Quoique sa chevelure fût devenue blanche et vénérable, il ne savait pas céder à la vieillesse, et, suppléant au jour par la nuit, il lisait et priait, suivant ce que dit entre autres choses le bienheureux psalmiste: «On méditera jour et nuit la loi du Seigneur.» En conséquence, animé du feu de la charité, Evroul persistait avec plus d'attention dans l'exercice des vertus. Miséricordieux pour les pécheurs, il surveillait continuellement ses paroles. Négligeant le soin de son corps, il ne faisait couper ses cheveux que trois fois par an. Jamais il n'exerça la vengeance envers qui que ce soit. Si on lui annonçait quelque perte des choses fugitives de ce monde, il répondait sans balancer: «Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté; que le nom du Seigneur soit béni.» Il possédait à tel point le don de la réconciliation, que ceux qui arrivaient à lui divisés s'en retournaient en paix, calmés par la douceur de ses discours. Il recevait d'un air riant tous ceux qui venaient le trouver, tant nobles que vilains, tant pauvres qu'étrangers. Sans cesse il voulait paraître à tous avec un air d'allégresse. Rarement il permettait à ceux qu'il recevait de le quitter sans emporter quelque présent: même les infirmes, recouvrant la santé par sa bénédiction, s'en retournaient avec une grande joie en bénissant Dieu. Tous ceux qui réclamaient l'assistance de ce bienheureux personnage recouvraient la santé qu'ils desiraient. Beaucoup de personnes qui souffraient de l'excessive violence de la fièvre, ne pouvant jouir de la présence du saint homme, envoyaient auprès de lui pour réclamer son assistance, le suppliant de leur envoyer, comme grande charité, soit sa ceinture, qui était faite d'une corde, soit toute autre partie de ses vêtements. Ceux qui touchaient ces objets avec foi retournaient à leur ancienne santé. Une certaine mère de famille qu'aucun médecin n'avait pu guérir, informée des vertus du bienheureux Evroul, le pria de lui envoyer par un messager la frange de sa robe. Quand elle l'eut reçue, son infirmité disparut. Il en fut ainsi de plusieurs autres personnes. Le voilà ce médecin digne d'éloges, qui présent accorde à ceux qui sont présents les bienfaits de la santé, et absent ne les refuse pas aux absents. Ceux qui ne virent pas sa face n'en éprouvèrent pas moins le pouvoir de ses vertus. Comme chacun venait le trouver par des motifs particuliers, il arriva entre autres un misérable mendiant d'un pays étranger. Considérant que tout son corps était affaibli par l'excès des infirmités, et qu'il marchait courbé jusque sur ses cuisses, Evroul, le pieux vieillard, lui dit: «Comment avez-vous pu, mon frère, triompher des grandes fatigues du voyage, vous qui êtes accablé d'une si grande faiblesse?» Le mendiant lui répondit: «Poussé par une double nécessité, j'ai résolu, seigneur, d'aborder votre sainteté, afin que, par la puissance par laquelle vous êtes élevé au dessus des autres, vous donniez du pain au famélique et des remèdes à l'infirme.» Evroul lui ayant ordonné de rester dans la maison, il le guérit sur-le-champ, le fit moine, et lui confia les travaux du jardin. C'est ainsi que celui qui était venu pour demander deux grâces eut à se réjouir d'en recevoir trois: ayant échappé aux dangers de la faim, il trouva le remède qui lui rendit sa santé, et acquit les moyens d'amender sa vie. [6,9] CHAPITRE IX. Un autre pauvre qui était arrivé bien portant feignit d'être malade et comme paralysé, afin de recevoir quelque chose de plus que les autres; mais bientôt ayant reçu l'aumône de l'homme de Dieu, il fut frappé d'une fièvre plus réelle qu'il ne l'avait feinte, et ayant confessé dans le monastère même ses desseins pervers, il rendit l'ame peu de jours après. Au milieu de tant de preuves éclatantes de vertus, comme ce champion du Christ, déjà émérite, était âgé de quatre-vingts ans, il desira de tout son cœur contempler la face de celui qu'il avait servi dévotement, regardant comme un serviteur infidèle celui qui veut fuir la présence de son maître. On le vit au milieu de la fièvre ne prendre pendant quarante-sept jours aucun aliment, si ce n'est quelquefois le sacrement du corps de Jésus-Christ, et ne cesser de faire participer les frères aux mystères de la divine parole, comme s'il n'éprouvait aucun dérangement dans sa santé. Cependant comme, des lieux voisins, les hommes religieux venaient pour le voir et le priaient en pleurant de recevoir quelque chose de leurs offres charitables pour sustenter son faible corps, il disait: «Taisez-vous, mes frères, taisez-vous; ne me persuadez pas de faire une chose désagréable dont je suis tout-à-fait éloigné.» En effet, celui que le Saint-Esprit nourrissait intérieurement n'avait pas besoin d'aliment terrestre; nourri de l'espoir des éternelles délices, il était certain de recevoir, pour ses travaux, les dons de la bienheureuse immortalité. Enfin, le jour approchant où sa volonté était de mourir et de jouir de la présence si longtemps desirée de son Créateur, il convoqua ses frères. Comme ils étaient affligés de son départ, et qu'ils se demandaient ce qu'ils feraient après la mort de leur pasteur, il leur parla en ces termes: «Mes enfants, soyez fermes tous ensemble; tenez-vous liés par les nœuds de la charité. Qu'un amour spirituel vous anime à l'envi; ne vous laissez pas surprendre aux ruses frauduleuses du démon; appliquez-vous à accomplir ce que vous avez promis à Dieu. Aimez la sobriété; gardez la chasteté; observez l'humilité; évitez l'orgueil, et empressez-vous de vous surpasser l'un l'autre dans les bonnes œuvres. Accueillez avec bonté les hôtes et les pélerins, en l'honneur de celui qui a dit: Je fus étranger, et vous m'avez accueilli.» En disant ces choses et beaucoup d'autres du même genre, Evroul pria, donna l'adieu de père à ses frères, et son âme très sainte quitta son corps. Soudain sa face brilla d'une telle clarté que personne ne put douter que son esprit, libre enfin, ne triomphât parmi les anges. Il quitta le siècle le 29 décembre, du temps de Robert, évêque de Seès, l'an douzième du règne du roi Childebert. Ses frères le portèrent à l'église avec un grand respect; ils chantèrent à Dieu des hymnes et des louanges pendant trois jours et trois nuits: c'est ainsi qu'on les vit garder soigneusement ce saint corps, en attendant la réunion des serviteurs de Dieu. Quand on eut appris à Seès que le consolateur de tout le pays avait quitté les choses humaines, tout le monde accourut au monastère, pour jouir du bonheur d'assister à ses bienheureuses funérailles. Les pauvres pleuraient la mort du vrai pauvre de Dieu, les riches de l'homme jadis puissant, les enfants de leur père, les vieillards d'un homme de leur âge: car comme le bien que l'on venait de perdre était commun à tous, il était juste que le deuil qu'il inspirait le fût également. Je ne crois pas devoir taire une preuve de bonté que donna entre autres l'homme très-pieux qui jouissait de l'éternelle lumière. Un des frères qui se faisait remarquer par la grâce de la religion et de l'obéissance, élevé au titre de diacre, servait dans le monastère; Evroul l'aimait beaucoup à cause de sa prérogative de sainteté. Quand ce diacre se vit privé d'un tel père, il dit dans la douleur cruelle qui le tourmentait: «Hélas! que ferai-je, malheureux que je suis? Pourquoi m'abandonnez-vous, mon père, vous qui conveniez de votre amour pour moi? Admis à l'intimité de vos conseils, pourquoi souffrir que je sois séparé de vous? Pourquoi mépriser comme ennemi celui que vous traitiez comme fils? Assurément je n'ai jamais mérité à vos yeux que vous voulussiez avant moi descendre dans la tombe.» "Talia perstabat memorans, lacrymasque ciebat". «Fixe dans sa résolution, il parlait en ces mots, et répandait des larmes.» Par la permission divine, et dans la nuit même de la circoncision du Seigneur, ce diacre rendit l'esprit. Il est constant que cet événement arriva par l'effet des prières du très-bienheureux père Evroul, afin que celui qu'il avait aimé ne fût pas le jouet du monde, et pour démontrer qu'il s'empressait de se rendre aux vœux de ceux qui le priaient. C'est ainsi que ce moine fut, conformément à sa demande, exposé pour être enseveli le lendemain avec son abbé. O mort glorieuse, qui lui fut plus précieuse que la vie, puisqu'elle lui assura indubitablement dans le ciel ce qui lui était enlevé sur la terre! Autant que je puis le conjecturer, il lui fut plus avantageux de mourir ainsi que de ressusciter de la mort pour mourir une seconde fois. Certain désormais de son salut, il n'a plus à craindre d'être souillé par aucun péché. S'il était ressuscité, il aurait à souffrir un combat douteux, incertain qu'il serait dans ses espérances. Il ne faut donc pas regarder ce miracle comme moins important que celui des résurrections que j'ai ci-dessus racontées. Le vénérable père Evroul fut enseveli dans un admirable tombeau de marbre, au sein de l'église de Saint-Pierre, prince des Apôtres, que lui-même avait bâtie en pierre. Jusqu'à ce jour, beaucoup de malades y sont guéris, et les affligés y trouvent des consolations, par la bonté du Rédempteur, à qui appartient l'honneur et la gloire, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il! J'ai écrit avec véracité la vie de saint Evroul, et je l'ai insérée avec soin dans ce livre, telle qu'elle a été publiée par nos devanciers, afin que l'histoire d'un si grand patron soit utile aux lecteurs. Puissent plaire au Seigneur, mon Dieu, mon travail et mon intention, empressé que je suis de faire connaître les belles actions de mon père nourricier, à la louange de celui dans lequel nous vivons, nous marchons et existons! [6,10] CHAPITRE X. Depuis que l'homme illustre dont nous avons parlé quitta ce monde, j'ignore entièrement quels furent ses successeurs, combien il en eut dans le couvent d'Ouche pendant quatre cents ans, et quels événements eurent à souffrir les hommes du pays, ainsi que les cénobites. Dans les temps qui suivirent la mort d'Evroul, ainsi que je l'ai déjà pleinement expliqué plusieurs fois, des pirates sortirent du Danemarck, et, sous le commandement d'abord de Hastings, puis de Rollon, ils vinrent dans la Neustrie; ignorant la foi chrétienne et le culte divin, ils exercèrent inhumainement les plus grandes fureurs contre les fidèles. Ils livrèrent aux flammes Noyon et Rouen, ainsi que plusieurs autres villes, places fortes et bourgs; ils détruisirent un grand nombre de couvents remarquables par leur grande religion; ils dévastèrent entièrement, par des meurtres innombrables, un grand nombre de contrées; et, après avoir mis en fuite ou massacré les habitants, ils ne firent qu'une solitude des cités et des villages. Au milieu d'une si grande désolation, les moines, désarmés et ne sachant ce qu'ils devaient entreprendre, furent saisis d'épouvante; dans l'affliction de la misère, ils ne satisfaisaient à leur douleur que par des larmes continuelles, et gémissant dans les cavernes, ils y attendaient leurs derniers moments. Cependant quelques-uns, redoutant l'excessive cruauté des barbares, passèrent à l'étranger, où ne purent les atteindre les violences guerrières des païens. Ils emportèrent avec eux les corps de leurs pères, dont les ames régnent avec le dieu des armées, qu'ils avaient dévotement servi dans ce siècle. Ces fugitifs emportèrent aussi avec eux les écrits qui racontaient la vie de ces pères, ou qui indiquaient les possessions des églises, ainsi que leur qualité, leur étendue et la dénomination de ceux qui les avaient données: une grande partie de ces titres, anéantie par les orages des temps, fut, hélas! perdue à jamais au milieu des calamités de ces révolutions. C'est ce que firent les religieux de Jumiège et de Fontenelle. Prévenus par une triste infortune, ils ne purent rapporter ce qu'ils avaient enlevé. En effet, les moines de Jumiège transportèrent à Haspres les corps de l'archevêque saint Hugues et de saint Aichadre, que les habitans de Cambrai et d'Arras conservent et révèrent jusqu'à ce jour dans des châsses précieuses. Les religieux de Fontenelle portèrent à Gand les reliques des saints confesseurs Wandrille abbé, Ansbert et Vulfran archevêques, lesquelles sont encore conservées avec vénération par les Flamands. Plusieurs autres cénobites en agirent de même: je n'en indiquerai pas les noms séparément, soit parce que je les ignore en grande partie, soit pour ne pas tomber dans une fastidieuse prolixité relativement à des détails peu nécessaires. Dudon, doyen de Saint-Quentin, a écrit avec soin sur l'arrivée des Normands et sur leur barbarie cruelle; il dédia son livre au duc de Normandie, Richard II, fils de Gunnor. Guillaume, surnommé Calcul, moine de Jumiège, se servit habilement des matériaux de Dudon; il en fit un abrégé agréable, ajouta l'histoire des successeurs de ce prince jusqu'à la soumission de l'Angleterre, termina sa narration après la bataille de Senlac, et l'offrit à Guillaume, le plus grand des rois de sa nation. Quant à moi, de même que d'autres ont fait connaître les actions sublimes qui concernent les grands personnages, et ont gratuitement exalté la magnificence des exploits mémorables, excité par leur exemple, je m'élève vers une pareille entreprise, et j'ai déjà écrit beaucoup de choses sur le monastère de la forêt d'Ouche, restauré du temps de Guillaume, d'abord duc, puis élevé honorablement au rang des rois. Je n'ai pu trouver aucun écrit sur les anciens temps qui ont suivi la mort du bienheureux Evroul. C'est pourquoi je m'efforcerai principalement de faire connaître ce que j'ai appris des vieillards, et de dire comment le corps de ce saint confesseur fut transféré du lieu où il était placé. On trouve à Rebais un petit récit que je n'approuve pas entièrement, et qui a été mis au jour par un auteur ignorant, qui, comme je le pense, n'a pas connu certainement les événements et les temps. En conséquence, puisque je ne peux approuver la relation de cet homme, il faut que je publie ce que j'ai appris des vieillards nés à Ouche, comment et quand les Français s'emparèrent des précieuses reliques du vénérable Evroul. [6,11] CHAPITRE XI. L'an de l'Incarnation du Seigneur 943, après qu'Arnoul, comte de Flandre, eut tué par trahison Guillaume Longue-Epée, duc des Normands, et que Richard, fils de Sprote (Richard Ier) son fils, eut, à dix ans, pris possession du duché de Normandie, et reçu à Rouen, avant l'inhumation de son père, l'hommage et la foi de tous les grands, Louis, roi des Français, surnommé d'Outre-mer, entra en Normandie avec une armée, emmena avec lui par fraude à Laon le jeune duc, promettant aux Normands, sous la foi du serment, qu'il l'éleverait comme son propre fils, et que dans sa cour royale il le formerait au gouvernement de l'Etat. La chose eut un autre résultat; car, par l'inspiration du traître Arnoul, le roi résolut de faire périr l'enfant ou de l'énerver par l'amputation des membres, de manière qu'il ne pût jamais porter les armes. Lorsqu'Osmond, gouverneur du jeune prince, connut ce projet par Ives de Creil, grand-maître des arbalêtriers du roi, il persuada à dessein à l'enfant de feindre une maladie, et par ce moyen diminua la surveillance de ses gardes. Un certain jour, pendant que le roi était à souper, et que chacun s'occupait de ce qui pouvait être agréable à soi-même ou aux siens, Osmond acheta un paquet d'herbes vertes, le porta à la tour, et roula dedans le duc Richard. Il descendit à la hâte dans son logement, plaça l'herbe devant son cheval, et tint l'enfant caché. Dès que le soleil fut près de se coucher, Osmond l'emporta avec lui adroitement, sortit de la ville, se rendit à Couci, et y remit le jeune duc sous la garde de Bernard, comte de Senlis, qui était son oncle paternel. Bernard le Danois, qui gouvernait la Normandie, fit partir des envoyés pour le Danemarck, et annonça à Harold, roi de ce pays, la mort du duc Guillaume, et la spoliation de son fils. Aussitôt le monarque passa avec une grande flotte en Normandie. Bien reçu dans le Cotentin par l'ordre de Bernard, il y attendit deux ans l'occasion favorable de nuire aux Français; et enfin il tira une cruelle vengeance de la mort de son parent, ainsi que de l'exil du jeune Richard. Un engagement ayant eu lieu entre les Danois et les Français, pendant que les chefs étaient en pourparler, Harold fit prisonnier le roi Louis; Herluin, Lambert et seize autres comtes furent tués, avec un grand nombre de chevaliers. Le jeune Richard avait été obligé de rester trois ans sans rentrer dans son duché, et le roi de France se flattait alors d'avoir totalement soumis la Normandie; il craignit toutefois que Hugues-le-Grand, duc d'Orléans, ne vînt au secours des Normands. Pour prévenir cet événement, il lui donna Exmes, Bayeux avec tout le pays du Cotentin, jusqu'au Mont-Saint-Michel-en-Péril-de-Mer, et lui recommanda particulièrement d'attaquer les Normands rebelles avec une puissante armée, et de soumettre par la force toutes leurs places fortifiées. Quand l'ambitieux Hugues entendit cette proposition, il en conçut beaucoup de joie. Il s'empressa de rompre les traités que précédemment il avait faits avec les Normands, et penétra hostilement sur leur territoire avec une armée considérable. Ce duc séjourna dans Gacé avec toute sa suite, et son armée se répandit par toute la province. Alors Herluin, chancelier du duc, et Raoul de Traci, se rendirent à Ouche, et reçurent l'hospitalité dans le couvent du confesseur saint Evroul: ces deux seigneurs étaient pieux et zélés dans la crainte de Dieu. Dans leur simplicité, les moines se réjouirent de l'arrivée de si grands personnages, et leur rendirent avec bonté, selon leur pouvoir, tous les devoirs de la charité. Ils les conduisirent familièrement dans leurs chapelles, leurs oratoires et leurs édifices privés; pour leur malheur, ils leur montrèrent les châsses et les reliques des saints. Ces seigneurs considérèrent avec respect ces objets tenus secrets jusque-là, et se retirèrent après avoir offert des présents et fait des prières; mais bientôt après, comme les Chaldéens dans Jérusalem, ils revinrent sur leurs pas, et enlevèrent cruellement les vases du temple de Dieu et tous les objets précieux. Hugues-le-Grand assiégea la ville d'Exmes avec son armée; mais la garnison lui opposa une vive résistance, et l'empêcha d'aller au delà. En même temps le roi des Français pénétra avec beaucoup de vigueur sur le territoire d'Evreux, et fit ravager toute la Normandie par l'incendie et le brigandage. Bernard le Danois ayant appris ces événements, et, par des rapports certains, connaissant la désolation du pays, considérant dans son anxiété l'impossiblité de tenir la campagne avec les seuls Normands contre des princes si puissants, eut recours à la ruse, et exerça adroitement son esprit plein de sagacité à rechercher les moyens de se tirer lui et les siens de cette triste position. Il se rendit donc aussitôt en suppliant aux pieds de Louis: «Que faites-tous donc, lui dit-il, seigneur roi? Votre action est impie et tout-à-fait inconvenante pour votre dignité. Maintenant toute cette Normandie que vous ravagez est à vous. Voyez Rouen et les autres villes, ainsi que les bourgs et les places fortes, s'ouvrir à vos ordres. Tous les habitants riches ou médiocres vous obéissent, et, n'ayant pas d'autre seigneur que vous, vous témoignent leur respect et leur tendresse. Qui a pu vous donner le fâcheux conseil de ravager par le fer des méchants votre propre héritage, et d'égorger un peuple qui vous aime? On peut regarder comme pervers et traître à la majesté royale celui qui vous a engagé à porter dans vos propres Etats la dévastation du fer et de la flamme.» Par ces paroles engageantes Bernard amollit le cœur du roi, qui, après avoir renvoyé son armée, entra avec lui dans la ville de Rouen. Bernard y fit au monarque une brillante réception, au milieu de la grande allégresse des citoyens; il fit préparer un magnifique banquet, et, avec de grands égards, retint le prince pendant plusieurs jours. Un certain jour après le dîner, comme Louis était assis dans la salle principale, et que, plein de joie, il traitait dans son conseil des affaires de l'Etat, l'adroit Bernard lui tint ce discours habile que tout le monde ne comprit pas. «C'est, dit-il, seigneurs de la Normandie, un grand sujet de joie qui nous survient et dont nous devons rendre grâces à Dieu comme il convient. Jusqu'à ce moment nous avons été les serviteurs d'un duc de la race de Rollon; maintenant avec la volonté de Dieu nous obéissons à un grand roi du sang de l'empereur Charlemagne. Jusqu'à ce moment, nous avons été ducaux, maintenant nous sommes royaux, ou, qui plus est, impériaux.» Comme tout le monde applaudissait à ces propos, et qu'on entretenait les Français dans l'illusion par des discours flatteurs, Bernard réclama de nouveau le silence, et, pendant que chacun l'observait, il parla ainsi: «J'approuve en beaucoup de choses la sagacité des Français; cependant le roi mon seigneur a fait une chose que je ne saurais louer, parce que j'y vois son dommage et son grand déshonneur. Chacun sait que Hugues-le-Grand est traître et fils de traître; cependant notre roi a trop augmenté sa puissance à son propre détriment, si je ne me trompe, en lui donnant l'Exmois et le Cotentin avec plusieurs milliers de combattants. Ce ne peut être qu'un dangereux conseiller qui a trompé frauduleusement la simplicité de notre maître, et, pour vrai dire, a enfoncé le couteau dans son cœur, puisqu'il a persuadé à son seigneur de fortifier contre lui-même son ennemi. Seigneur roi, je m'étonne fort que vous ayez trop oublié les événements passés. Il a été assez évident sous le ciel aux yeux de tout le monde (en effet un si grand crime n'a pu se consommer en cachette) que Robert, père de Hugues, fut un traître; qu'il se révolta contre Charles, votre père; qu'ayant usurpé le diadême il combattit en parjure contre son maître, et, justement frappé, périt les armes à la main. Hugues ne fut point étranger à ces machinations, et il mit le trouble en France durant sept ans, pendant que vous étiez exilé en Angleterre, auprès du roi Edelstan votre oncle: n'est-il pas plus clair que le jour, pour tout homme sensé, que celui-là est coupable envers la majesté royale, qui méchamment suggère à son roi de se dépouiller de ses propres biens et de diminuer ses domaines pour augmenter en son ennemi une puissance qui doit lui devenir pernicieuse? Que nul, dans le duché de Normandie, n'obtienne une part quelconque, et que le seul roi des Français commande à tous les Normands, qui lui obéissent avec reconnaissance.» Le roi, après avoir entendu ce discours, fut inquiet sur le don qu'il avait fait de son propre mouvement à Hugues, qui ne le sollicitait pas. Comme le monarque demandait ce qu'il devait faire désormais, l'astucieux Danois lui persuada sans balancer de nier toutes les promesses qu'il avait faites, de les anéantir ainsi, et, par des ordres menacants, de forcer Hugues d'abandonner le siége d'Exmes, et même si, toujours rebelle, il résistait à cet ordre, d'aller l'y accabler sous le poids de la valeur de tous. Bernard disposa aussitôt deux chevaliers pour cette commission, et le roi leur dit les paroles impérieuses qu'ils devaient transmettre à Hugues. Les envoyés se rendirent en toute hâte auprès de ce duc, et lui firent courageusement connaître la volonté du roi: «Vous avez commis, lui dirent-ils, une abominable témérité en envahissant le domaine du roi des Français, votre maître, et en assiégeant la ville d'Exmes, qui est sa propre place depuis les temps anciens. Maintenant écoutez ses ordres sur cette entreprise, et au nom de la foi que vous lui devez, obéissez incontinent. Levez le siége avant le coucher du soleil, et rendez raison au roi de votre témérité, à Laon, d'après la décision et le jugement des grands, dans le temps qu'il déterminera; sinon tenez-vous avec les vôtres prêt à combattre: car si le roi votre maître vous trouve encore ici, il vous attaquera cette semaine avec les forces réunies des Français et des Normands.» Un tel discours enflamma Hugues du courroux le plus véhément; furieux, il s'adressa aux siens en ces termes: «De quel excès de démence est donc possédé ce monarque insensé pour qu'il me mande de telles choses, à moi, qui le seconde de toute ma puissance? Je n'ai point desiré la principauté de Normandie; je ne lui en ai même demandé aucune partie. C'est lui-même qui m'a offert volontairement tout le pays en deçà de la Seine jusqu'à la mer, et a sollicité mon assistance pour dompter des pirates indomptables. N'est-ce pas manifester sa folie aux yeux de tout le monde que de partir de là pour m'attaquer quand je le sers comme il me l'a ordonné lui-même? C'est un malheur que de servir l'injustice, et une folie que de se soumettre à un prince insensé autant que fallacieux. Retirez-vous donc en toute hâte, dévastez toute l'étendue de cette contrée; détruisez les églises, brûlez les habitations; démolissez les fours et les moulins; emmenez avec vous les troupeaux de toute espèce de bétail; comme le départ est sans retour, emportez jusqu'aux dernières dépouilles, et, chargés de butin, quittez ces misérables.» A ces mots les brigands sans frein se répandirent dans tout le pays, enveloppèrent à l'improviste les paysans qui se croyaient en sûreté sous la protection de Hugues, et sans pitié accomplirent les ordres de leur prince. Herluin le chancelier et Raoul de Traci s'occupèrent peu des troupeaux ou des biens des paysans, mais n'ayant pas perdu la mémoire de l'abbaye d'Ouche, contre toute attente, ils fondirent avec leurs gens sur le couvent. Pendant que les moines étaient dans la stupeur et ne soupçonnaient aucun mal, ces seigneurs pénétrèrent violemment dans l'église, et, avec une troupe de soldats, ils s'attaquèrent aux lieux les plus secrets du temple et même aux saints tombeaux. Ils tirèrent de leurs mausolées les corps de saint-Evroul, de saint Evremond et de saint Ansbert, dont ils emportèrent les ossements enveloppés dans du cuir de cerf avec d'autres saintes reliques. Leurs satellites se répandirent partout, et tout ce qu'ils trouvèrent de propre à la vie humaine fut sans respect enlevé par eux, malgré les pleurs et les cris des moines. Lâchant entièrement la bride à leur rapacité, ils ne respectèrent personne: ils ravirent les livres, les vêtements, ainsi que tout le mobilier tant des religieux que de leurs clercs, et recherchant avec soin tout ce que les religieux, leur avaient eux-mêmes montré, comme nous l'avons dit, ils en firent l'enlèvement. Enfin, s'étant réunis au reste de leurs adhérents, ils sortirent du territoire de la Neustrie, et, ne formant qu'un corps, s'empressèrent de regagner avec leur proie le territoire natal. [6,12] CHAPITRE XII. Les moines d'Ouche, dans un si grand désastre, furent profondément affligés; après avoir tout perdu, ils ne savaient ni ce qu'ils feraient, ni dans quel lieu ils iraient. Cependant, ayant considéré ces événements, ils résolurent de s'expatrier et de suivre leur saint fondateur. Un certain vieillard vénérable, nommé Ascelin, était prévôt d'Ouche, et, suivant les conjonctures, remplissait diligemment les fonctions de prieur. Quand il vit les moines et leurs domestiques plongés dans une douleur excessive, voulant tous également abandonner ce lieu désolé, et suivre dans l'étranger, parmi les chevaliers ennemis, leur bienheureux père, il se livra à de profondes réflexions, et résolut d'attendre à Ouche sa fin dans la crainte du Seigneur. Ensuite il alla trouver ses frères, et, les ayant réunis, il leur dit: «Pour nos péchés et pour ceux de nos pères la verge de Dieu est descendue sur nous; sous ses atteintes terribles elle nous a anéantis entièrement, nous et nos biens, et cette ruine est irréparable. De même que le juge Tout-Puissant, par les mains de Nabuchodonosor et des Chaldéens, détruisit Jérusalem ainsi que le temple de Salomon, et humilia justement son propre sanctuaire, de même, par les mains de Hugues et des Français, il a puni cette maison en l'affligeant de différentes manières; ce qui est surtout déplorable, il nous a privé des ossements de notre bienheureux père Evroul et des autres reliques de nos saints. Quant à vous, que je vois disposés à suivre les restes de notre fondateur, je n'ose, par plusieurs motifs, vous détourner de votre projet, parce que toute cette contrée est maintenant déserte, et que de faibles moines manquent du nécessaire au milieu des guerres des princes du monde. Allez avec la bénédiction de Dieu; servez fidèlement dans son pays le bon père qui jusqu'ici vous a nourris, et voyagez avec lui dans les contrées étrangères. Quant à moi, je n'abandonnerai pas le territoire d'Ouche; je servirai mon Créateur aux lieux où il m'a comblé de tant de biens. Je ne partirai pas d'ici tant que la chaleur de la vie ne sera point éteinte en moi. Je sais que les corps de beaucoup de saints reposent ici; une vision angélique désigna à notre saint père ces lieux pour qu'il y fît ses exercices dans la milice spirituelle, afin d'édifier beaucoup de gens. Un grand nombre de fidèles ont offert ici au roi Très-Haut l'agréable sacrifice d'une sainte vie, dont ils ont reçu la récompense, couronnés qu'ils sont dans les asiles de l'élysée. Pendant que vous partez, je resterai ici pour vous dans une bonne espérance, persévérant sur les traces de ceux qui nous ont précédés; je conserverai ce lieu sauvage au nom du Seigneur, jusqu'à ce qu'un temps plus prospère nous sourie par la grâce du maître de tous les maîtres.» A ces mots, les frères affligés se séparèrent l'un de l'autre. En conséquence les moines d'Ouche et leurs domestiques ne tardèrent pas a abandonner le sol natal, et, réunis en pleurant à leurs ennemis, ils suivirent les ossements de leur maître. Tous, tant les moines que leurs domestiques, étaient au nombre de près de trente, qui, réunis aux chapelains, se mirent en marche à pied. Les religieux connaissaient bien ces gens, mais ils ne leur accordaient aucune intimité, parce qu'ils les redoutaient comme suspects; ils craignaient que les Français ne les privassent en cachette de leur précieux trésor. Cependant le bon maître qui châtie ceux qui sont dans l'erreur, afin de les ramener dans la bonne voie, accorde les douceurs de son affection paternelle à ceux qui se convertissent, et témoigne sa protection d'une merveilleuse manière à ceux qui en ont besoin. La première nuit après la sortie de la Neustrie, la troupe campa dans un lieu que l'on appelle Champ: là, après que l'on eut soupé, quelques parasites firent des plaisanteries, et tinrent des propos déplacés. Il arriva qu'un certain bouffon dit à Hugues en riant: «Seigneur duc, savez-vous bien ce qu'ont fait le chancelier Herluin et le chambellan Raoul? Ils ont exhumé en Normandie les corps de quelques paysans, et dans leur fâcheuse erreur, croyant que c'étaient de saintes reliques, ils les ont placés dans votre chapelle, et les transportent respectueusement en France.» Le duc ayant demandé quels étaient les noms de ceux dont on transportait ainsi les corps, le jongleur ajouta: «Ce sont Evroul, Evremond et Ansbert.» Les Français, auxquels ces noms étaient peu familiers, et qui ignoraient combien grande était leur gloire dans les cieux devant le Seigneur, se répandirent en longs propos oiseux et dérisoires. Mais à la première veille de la nuit, lorsque le repos du sommeil accable les mortels, le Tout-Puissant tonna épouvantablement du haut du ciel; il lança la foudre au milieu des plus affreux éclairs, et frappa le jongleur avec ses camarades et les autres misérables qui avaient mal parlé des saintes reliques. Leur mort effraya beaucoup le duc et toute son armée. Le lendemain matin il la rassembla, prescrivit au chancelier de porter avec respect les corps devant lui, et ordonna à tous les chevaliers d'offrir leur dévotion à ces saintes reliques avant de quitter ce lieu. Il fit approcher les moines, qui étaient en pleurs, et leurs domestiques; il leur demanda les plus grands détails sur saint Evroul et ses compagnons: ce fut avec plaisir qu'il prêta l'oreille aux réponses qu'on lui fit et aux circonstances qu'on lui raconta sur les actions de ces hommes vénérables, et il prescrivit avec joie aux grands de la Belgique d'écouter ces merveilles. Il eut aussi une pieuse considération pour la sagesse et la simplicité des moines d'Ouche; inspiré de Dieu, qui compatit miséricordieusement aux peines des siens, il dit à ces religieux: «Je regarde comme plus précieux que tout l'or et l'argent du monde les ossements de votre père que vous suivez volontairement. Par amour pour lui je vous accorde même mes faveurs; je prescris à mon chancelier d'avoir soin de vous, de vous emmener avec lui en vous traitant avec distinction, et de vous remettre toutes les offrandes qui seront présentées aux saintes reliques jusqu'à ce que vous soyez parvenus à Orléans, qui est la capitale de mon duché. Là je pourvoirai à ce qu'on vous donne la subsistance nécessaire.» En conséquence, les moines d'Ouche conçurent parmi les étrangers de favorables espérances; ils reçurent journellement des fidèles une grande abondance de présents; avec l'aide de Dieu, ils furent largement comblés des dons que la nécessité arrachait aux malades, et que la bonne volonté tirait des dévots. Arrivés à Orléans, comme dans toute la ville les maisons se trouvaient occupées par les troupes des guerriers, leurs écuyers et leurs chevaux, les moines se retirèrent avec leurs reliques dans un certain four, et furent forcés d'y passer la première nuit. Les citoyens d'Orléans bâtirent en ce lieu, par la suite, une église en l'honneur de saint Evroul: par les mérites des saints, un grand nombre de guérisons furent divinement accordées aux malades. Le chancelier Herluin était abbé de Saint-Pierre-du-Point. C'est là que, par l'ordre de Hugues-le-Grand, il plaça les vénérables reliques. Alors Raoul de Traci réclama sa part de cette proie et ne voulut pour aucun prix la céder à personne. Ce seigneur, qui était un illustre citoyen de Soissons, était le premier chambellan du duc; il possédait de grands domaines, beaucoup de dignités et de richesses; il était recommandable par sa piété et ses autres vertus. Aussi personne n'osait faire d'injustice à un baron de cette importance. Par une décision générale, les reliques furent apportées et partagées en présence des juges. Comme Herluin était prêtre et abbé des chanoines de Saint-Pierre, et le premier des chapelains de la chapelle du duc, il garda pour lui la tête et la plus grande partie des os de saint Evroul, un livre, un petit autel recouvert d'or et d'argent, la crosse et la ceinture du saint homme, ainsi que les chartes de donation; il remit le reste du corps à Raoul. Il n'y eut aucune difficulté pour le partage des autres reliques; car les Orléanais choisirent pour eux les os du saint abbé Evremond, et donnèrent à Raoul ceux du moine saint Ansbert. Raoul se rendit en hâte avec un si grand trésor à Rebais, et l'offrit dévotement au monastère de ce lieu, dont il était frère et ami. Les moines de Rebais, revêtus d'ornements blancs et de soie, vinrent en procession, et reçurent avec joie ces reliques en portant des cierges ardents et des encensoirs fumants. Ils ont conservé respectueusement jusqu'à ce jour ce pieux trésor. Alors Raoul desirant augmenter de ses biens les propriétés ecclésiastiques, fit don de Port-Aunon et de Bonneil, et afin que rien ne manquât pour faire les châsses, il donna une grande quantité d'or et d'argent, en récompense de quoi ce baron mérita d'être à sa mort enseveli dans l'église. Dans de tels changements, les adorateurs étrangers sont exposés à être trompés; mais comme ils sont pleins de bonnes intentions, ils obtiennent facilement le pardon de cette erreur qui n'a rien de méchant. En effet, ils honorent selon leur pouvoir les reliques qu'ils ont acquises par hasard. Toutefois, dans leurs recherches ils se sont trompés au sujet d'Ansbert, étranger à leur pays, que, dans un enthousiasme exagéré, ils prennent pour le saint du même nom qui fut archevêque de Rouen; mais j'affirme hardiment une chose sur laquelle de nombreuses recherches ne m'ont laissé aucun doute: c'est que cet Ansbert était le jeune homme d'Ouche qui mourut subitement sans avoir reçu le viatique, et qui fut ressuscité par le bienheureux Evroul: après avoir reçu la communion il se rendit auprès du Seigneur, et fut heureusement reçu à la société des saints. Quant à l'Ansbert de Rouen, il est conservé à Fontenelle avec l'abbé Wandrille et Wulfran, archevêque de Sens, où il est journellement honoré par les respects que lui doivent les fidèles. J'ai véridiquement donné ces détails sur le partage du corps de saint Evroul, ainsi que je les ai appris dès longtemps de quelques religieux et de plusieurs vieillards dignes de foi. [6,13] CHAPITRE XIII. Hugues-le-Grand étant mort, son fils nommé Hugues aussi, lui succéda au duché d'Orléans. Quelques difficultés s'étant élevées entre le roi Charles et les grands du royaume, Hugues obtint la couronne et l'a transmise jusqu'à ce jour à ses héritiers. Geoffroi, fils du comte d'Anjou, était le filleul de Hugues: élevé par ses soins, il parvint à l'âge viril et reçut alors de lui les armes de chevalier. Ayant appris à la cour du roi la mort de son père, tout affligé, il réclama du monarque ses droits héréditaires, et demanda instamment qu'on lui donnât quelques parties des os du saint père Evroul, dont il avait souvent vu les miracles lorsqu'il était à Orléans. Hugues, qui aimait beaucoup le jeune homme, lui concéda les biens de son père et lui accorda une partie des reliques de saint Evroul. C'est ainsi qu'il fut le premier qui exposa dans Angers ces reliques, qui, jusqu'à présent, n'ont cessé de recevoir la vénération des fidèles dans l'église de Saint-Maimbod. Cependant les moines d'Ouche, qui s'étaient expatriés avec le saint corps, trouvèrent, grâce à Dieu, un bon accueil chez leurs hôtes étrangers: ils eurent en abondance le pain et le vin ainsi que le poisson que fournissait la rivière de Loire. Eprouvés ainsi par toutes sortes d'inconstances de la mobile fortune, ils terminèrent leur carrière en France. Le vieux Ascelin resta dans l'ermitage d'Ouche avec quelques pauvres habitants: il y nourrit son neveu Ascelin, Guilbert de Gacé, Hainon de La Tillaie, et quelques autres jeunes gens; il leur enseigna les lettres communes, afin que dans ce lieu ils pussent s'acquitter envers Dieu d'un service journalier. Il convoqua un certain jour tous les ermites répandus autour de lui, leur annonça une fête, et ayant pris jour, il célébra cette solennité selon ses moyens; puis au milieu de la célébration de la messe, il fit au peuple assemblé le sermon suivant: «Nous devions redouter les menaces de Dieu; mais écoutant avec un cœur endurci les paroles qu'on nous adressait, nous en avons fait peu de cas, jusqu'à ce que, semblables au méchant serviteur, nous ayons senti la verge de celui qui nous frappe, et que, profondément affligés de la violence des coups, nous ayons pleuré et gémi. Autrefois quand les Danois, qui étaient encore païens, vinrent, sous la conduite de Hastings, ravager la Neustrie, et, revenant de nouveau avec Rollon, partagèrent ses fureurs, un grand nombre d'églises furent désolées, ainsi que les villes et les places fortes. Quant à nous protégés de Dieu, ces retraites sauvages et stériles nous dérobèrent à leur vue; sans danger, mais non sans crainte et sans indigence, nous ne fûmes point atteints par le glaive de ces brigands féroces. Maintenant, ô douleur! le temps de la colère est arrivé pour nous; à l'improviste, la vengeance du Créateur descend sur nous et nous enveloppe les mains de ceux même qui nous inspiraient la confiance de l'hospitalité nous ont dépouillés de ces saints ossements qui nous étaient plus chers que toutes les richesses. Nous lisons dans les saintes Ecritures que le Seigneur rejeta le tabernacle de Silo et qu'il livra aux mains des Philistins, c'est-à-dire, des calomniateurs incirconcis, le tabernacle où il avait habité parmi les hommes. Il nous arrive maintenant un semblable jugement de Dieu. Nous avons perdu les corps de ces saints, dans lesquels nous avions placé principalement notre espérance; et comme nos compagnons ont suivi chez l'étranger le cercueil de ces pères, nous, peu nombreux et faibles, nous sommes restés dans cette inculte solitude. Au reste, quoique les Français aient enlevé ces ossements sacrés, et nous aient dérobé les livres, les vêtements et les autres choses précieuses qui nous sont nécessaires, toutefois ils nous ont laissé de très saints tombeaux et de très saintes cendres; par la faveur de Dieu et pour notre grande consolation, ils nous ont malgré eux abandonné d'autres objets sacrés qu'ils n'ont pu emporter. Nous devons en prendre un grand soin, cacher avec diligence ce que l'ennemi nous a laissé, et le conserver avec respect. Par la miséricorde de Dieu, nous possédons encore un poil de la barbe de l'apôtre saint Pierre, que le pape de Rome envoya au bienheureux Evroul, pour la dédicace de son église. Nous connaissons aussi de précieuses reliques qui furent cachées dans ce temple par nos anciens pères. Je propose, si vous le trouvez convenable à l'unanimité, que nous visitions et retournions tout en ces lieux, afin de placer les objets précieux en lieu sûr, à cause des sacrilèges, jusqu'à ce que la révélation de Dieu les fasse connaître à nos successeurs.» Comme tout le monde partagea cet avis et lui donna des éloges, le vieillard termina la messe, et l'ayant finie renvoya le peuple avec sa bénédiction, en retenant toutefois les enfants de chœur pour le service de l'encensoir et des cierges. Ensuite il se rendit au tombeau de saint Evroul avec un maçon, fit enlever avec respect la pierre qui le couvrait, ramassa la poussière de sa sainte chair, qui ressemblait à des aromates, et en tira plusieurs cassettes et des reliquaires, dans lesquels étaient des objets sacrés avec leurs inscriptions. Ensuite il ordonna aux jeunes gens de se retirer pour aller manger; lui-même, avec le maçon et des ouvriers d'un âge mûr, cacha les reliques dans la muraille de l'église: c'est pour cela qu'il avait renvoyé les enfants, afin qu'ils ne connussent pas son secret. En effet, plusieurs années après, nous avons su d'eux ces choses, mais nous n'avons pu découvrir le lieu où les reliques avaient été déposées, parce que ceux qui nous faisaient ce récit avaient, comme nous l'avons dit, été écartés au moment du travail. Ces événements se passèrent dans le temps du duc Richard Ier, qui gouverna la Normandie pendant cinquante-deux ans. Ce prince, comme on l'a écrit ci-dessus, fut d'abord éloigné de sa patrie et souffrit de grandes tribulations; mais ensuite, avec l'aide de Dieu, ayant triomphé de ses ennemis, il se signala par un grand mérite. Au milieu des plus affreuses tempêtes, le bon vieillard Ascelin demeura dans la vie monastique jusqu'à la décrépitude, et en mourant confia le soin d'Ouche à son neveu Ascelin, qui était clerc. Ce jeune homme, léger et bouillant, se dégoûta de la vie solitaire et d'une manière d'être qui l'éloignait des plaisirs de la vie. Dans l'intention de s'instruire, il passa en France; y ayant trouvé toute sorte de délices, il y demeura près de cinquante ans, et par divers degrés s'éleva jusqu'au sacerdoce. Retenu en France par des plaisirs charnels, fier de ses prospérités continuelles, pendant tout le temps de sa vie jusqu'à sa vieillesse, il oublia tout ce que ses ancêtres lui avaient laissé en Normandie. [6,14] CHAPITRE XIV. Cependant, par la mort ou le départ de ses habitants, Ouche redevint un désert, et les hommes s'en étant retirés, des bois élevés poussèrent dans les oratoires et dans les lieux d'habitation, qui pendant longtemps servirent de repaire aux bêtes féroces. Alors il fut dit dans une vision à un certain prêtre nommé Restold, de la province du Beauvaisis: «Allez à Saint-Evroul dans la Normandie, jouissez-y d'une longue vie et de tous les agréments du bonheur.» Cet homme quitta donc son pays natal, erra dans la Neustrie, chercha l'habitation de saint Evroul, mais fut pendant beaucoup de jours sans trouver personne qui pût la lui enseigner. Enfin, parvenu auprès de Montfort, il trouva l'ancienne église de Saint-Evroul, et y demeura longtemps dans la persuasion où il était que le céleste oracle lui avait désigné ce lieu pour lui et pour sa postérité. Un certain paysan du territoire de Bauquencei possédait un taureau nommé Fala, qui, abandonnant souvent son troupeau, courait dans le bois, et quoique longtemps cherché par le maître, par sa famille et par ses chiens, restait introuvable, puis au bout de cinq ou de sept jours reparaissait tout à coup en bon état, lorsqu'on le croyait perdu pour toujours. Cela arrivait souvent, et cet accident était passé en habitude. C'était un jeu pour le voisinage, qui s'en était aperçu, et on laissait au taureau la libre faculté d'aller et de revenir. Quelque temps après, la curiosité des pâtres fut excitée, et l'on s'attacha obstinément à observer les courses de cet animal, que l'on suivit à travers l'épaisseur de la forêt. Pour cette recherche, les pâtres s'adjoignirent un homme habile nommé Duilet, qui, comme les chiens, suivit habilement la trace du taureau, jusqu'à ce qu'il le trouva couché et comme priant devant l'autel de l'apôtre saint Pierre. Les constructions étaient à découvert, excepté dans les points qui étaient enlacés de lierre, et les ruines des anciens édifices s'offrirent aux yeux. Des bois épais s'étaient élevés en dedans et en dehors de ce lieu, qui n'avait pas été habité pendant cinquante ans. En apprenant ces choses, les vieillards les plus chenus se rappelèrent que, comme leurs pères le leur avaient raconté, cette retraite avait été habitée par saint Evroul et par quelques autres hommes qui méprisaient le monde. Une nouvelle vision apparut à Restold, et lui reprocha de n'avoir pas encore écouté les premiers ordres qu'il avait reçus. Comme ce prêtre demandait avec inquiétude ce qu'il avait à faire pour mieux obéir, il lui fut dit qu'il devait se rendre à Ouche, et y combattre au service de Dieu en suivant les règles de saint Evroul. En conséquence Restold, ayant abandonné son ancienne demeure de Montfort, gagna Ouche, et fut le pnemier, avec sa femme et son fils Ilbert, qui y fixât alors son habitation. Il existait en ce temps-là un noble chevalier, nommé Guazson de Montfort, qui, plein de la crainte de Dieu, se proposa pieusement de restaurer toutes les églises de son voisinage qui avaient été détruites soit par la vétusté, soit par la négligence, dans les temps de désastres dont j'ai parlé ci-dessus, et d'appliquer tout son esprit profondément et de tout son pouvoir, ainsi que de tous ses moyens, à cette louable entreprise. En conséquence il restaura à ses propres frais l'ancienne église de l'apôtre saint Pierre, et desira par un tel travail fléchir en sa faveur le Dieu tout-puissant. Un matin, comme son bouvier gardait ses bœufs sur un coteau baigné par la petite rivière de Charentonne, et s'était couché parmi les ruines où croissait une herbe plus abondante, voilà que tout à coup un certain pélerin se présenta devant lui, s'assit comme fatigué des travaux du voyage, et se mit à s'entretenir quelque temps avec lui: «Rendez-vous promptement, lui dit-il, auprès de Guazson, et dites-lui de venir me trouver en toute hâte.» Le bouvier courut vers son maître, et lui fit part de l'invitation du pélerin; mais Guazson, retenu par la paresse, n'obéit pas à l'ordre, et fit au contraire dire au pélerin par son domestique qu'il eût à se rendre auprès de lui. L'étranger renvoya deux et même trois fois le domestique; mais le chevalier obstiné ne vint pas, retenu qu'il était par je ne sais quelle occupation. Le bouvier étant revenu une troisième fois, et ayant annoncé que son maître ne voulait pas venir: «Approchez-vous, dit le vieillard, et écoutez attentivement ce que je vais vous dire. Ce lieu depuis les temps anciens a été sanctifié par la bénédiction de Dieu; il est très-riche en saintes reliques.» En disant ces mots, le narrateur en cheveux blancs se leva, fit voir au milieu de l'espace l'emplacement de l'autel de sainte Marie, mère de Dieu, et montra vers l'orient celui de la sainte et indivisible Trinité; puis il ajouta au bouvier stupéfait: «Si votre maître était venu à moi quand je l'ai envoyé chercher par vous, je lui aurais montré un trésor caché au moyen duquel il eût pu rétablir cette antique église. Je lui aurais en outre découvert un secret propre à faire naître la plus grande joie dans toute la Normandie.» Le domestique, ayant entendu ces derniers mots, repassa la colline, et fit part à Guazson de ce qu'il avait entendu. Aussitôt celui-ci s'élança sur son cheval, et parvenu au lieu indiqué, n'y trouva plus à son grand regret le porteur de nouvelles qu'il cherchait. Il en résulta qu'il fut très affligé de sa nonchalance: il demanda avidement au bouvier tout ce qu'il avait appris sur la sainteté de ce lieu et sur les deux autels. Alors il eut un entretien avec Raoul Fresnel, fils de Turulfe, qui à cette époque était le seigneur de ce lieu; à l'aide de Dieu il s'appliqua à restaurer l'église en l'honneur de Marie toujours vierge. Les ouvriers fouillèrent les anciennes ruines et trouvèrent une grande quantité de pierres qui leur servirent à terminer promptement l'ouvrage commencé. On découvrit là beaucoup de mausolées de nobles personnages où les vieillards assurent qu'on avait enseveli des rois et des évêques que l'on reconnut à certains insignes. Il se fit en ce lieu, par une faveur divine, un certain nombre de miracles. Un chevalier nommé Hardouin, vit un grand bloc parmi les pierres de l'église; desirant se l'approprier pour son usage, il le fit transporter chez lui, et voulut en faire un réservoir d'eau pour lui et pour ses animaux de service; mais dès qu'il eut commencé à le faire creuser il tomba malade. Pendant sa souffrance, Gunfold de Touquette, chevalier du pays, eut une vision qui l'engagea à faire une visite à Hardouin malade; il l'avertit de faire reporter le saint bloc à son ancienne place, et lui prédit que, s'il ne le faisait pas, il mourrait inévitablement: ce qu'entendant le malade, il réunit aussitôt ses gens, ordonna d'atteler des bœufs à un chariot à quatre roues, et pria instamment qu'on reportât la pierre au saint autel de la Vierge mère. En conséquence la pierre ayant été placée sur la voiture, il s'assit dessus, et ayant remis dans l'asile sacré l'objet qu'il avait enlevé, il confessa son crime, implora la clémence du tout-puissant Adonaï, et fut guéri soudain. Il s'opéra en ces lieux beaucoup d'autres miracles qui ont été livrés à l'oubli, faute de témoins en ce temps, et qu'on n'a pu écrire par la pénurie d'auteurs, dont alors manquait principalement la Normandie. Enfin une église ayant été bâtie sur un coteau couvert de bois, le peuple de toute la province conçut beaucoup de joie; le soin, ainsi que le gouvernement de la paroisse, fut confié à Restold du Beauvaisis, tant par Guazson et Raoul que par l'évêque d'Evreux, dans le diocèse duquel elle est située. Dans ce temps-là Guillaume, fils de Giroie, était seigneur d'Echaufour; il apprit l'existence de la fontaine de Saint-Evroul dans la forêt, et de l'ancienne église de l'apôtre saint Pierre sur la petite rivière de Charentonne. Conduit par la curiosité, il visita ces lieux, vit que cet emplacement était propre aux adorateurs deDieu, le loua respectueusement, y délégua pour prêtre Restold et Ingram, et leur assura une subsistance suffisante sur les revenus d'Echaufour. Par la suite des temps, comme je l'ai amplement raconté dans le troisième livre de cet ouvrage, le couvent d'Ouche fut restauré par ce Guillaume, ses frères et ses neveux, et il reçut une institution régulière par le travail et les soins des moines de Jumiège. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1051, Thierri, moine de Jumiège, prit l'administration de l'abbaye d'Ouche, conduisit pieusement et prudemment son nouveau troupeau pendant huit années, et l'instruisit à marcher dignement dans la loi de Dieu selon la règle de saint Benoît. Ensuite, comme il a été dit précédemment, il se dégoûta du poids de sa charge, la déposa volontairement, au grand regret des prélats Maurile de Rouen et Hugues de Lisieux, passa à l'étranger par mépris des choses d'ici-bas, et, aspirant à la Jérusalem céleste, essaya de visiter la terrestre. Enfin il mourut dans l'île de Chypre, au sein de l'église de Saint-Nicolas, en face de l'autel, le jour des calendes d'août (Ier août); il mérita d'y être enseveli honorablement par les moines de ce couvent, et acquit beaucoup de renom par les fréquents miracles qui s'y opérèrent dans la guérison des malades. Je lui ai fait aussi une épitaphe héroïque ainsi qu'il suit: «Thierri gouverna le premier l'église d'Ouche; il enseigna la vertu, qu'auparavant il pratiqua lui-même. Trente ans il supporta les austérités de la vie monacale; et ce fut avec joie qu'il soutint le combat contre Satan. Il exerça durant huit années les fonctions paternelles d'abbé, vivant pauvre au milieu des habitants des bois; il donna des exemples de sa bonté aux enfants de l'Eglise, pour lesquels il écrivit de sa propre main plusieurs volumes. Il entreprit le pélerinage de Jérusalem; il trouva dans Chypre le terme de sa vie et l'asile du tombeau. Le dernier jour de juillet vit mourir celui que le Christ admettra tout glorieux au banquet de son père.» [6,15] CHAPITRE XV. Les religieux d'Ouche furent profondément affligés de ne pas posséder le corps de leur patron; ils cherchèrent tous les moyens de le recouvrer, et ne purent y parvenir. Quoiqu'ils n'aient pu jusqu'à ce jour accomplir leur desir en cette chose, ils se sont par divers moyens procuré plusieurs reliques, et, par la faveur de Dieu, en ont recouvré à différentes époques. Cependant Foulques, prévôt de l'église d'Ouche, et qui depuis fut fait abbé de Saint-Pierre-sur-Dive, fut envoyé en Brie, pour des affaires particulières, auprès de la comtesse Berthe, par Guillaume-le-Bâtard, roi des Anglais. Alors, par l'intermédiaire d'un certain chapelain de la comtesse, qu'il sut être Normand de nation, et qui était attaché à l'église de Rebais, Foulques obtint une dent de saint Evroul, et à son retour l'apporta au couvent d'Ouche, à la grande satisfaction de tout le monde. Sous le règne du roi Louis, un certain chanoine de Paris, nommé Fulbert, possédait une des vertèbres dorsales de saint Evroul, qu'un chapelain avait soustraite de la chapelle de Henri, roi des Français, et qu'il lui avait dès long-temps donnée comme un gage de son amitié. Comme Fulbert craignait pour diverses causes de conserver cet os, il alla, par l'entremise de Foulques, prêtre de Maulle, trouver Guillaume de Montreuil, qui en était prieur, et lui remit les reliques pour les porter à l'église d'Ouche. Celui-ci, plein de joie, reçut le présent, et s'acquitta de sa commission le plus tôt qu'il lui fut possible. Pendant qu'il voyageait en hâte, il éprouva l'assistance du saint père Evroul. En effet, ce prieur prit sans le savoir dans ses aliments un poison qui, dès qu'il fut à cheval, se répandit dans ses membres et dans ses entrailles. Sentant que la mort était voisine de son cœur, plein de crainte, il s'adressa à Dieu, et le pria d'avoir pitié de lui par les mérites de saint Evroul. Ayant fait des prières et des vœux, il vomit le poison, et, promptement guéri, il rendit grâces à son sauveur; il offrit, plein de joie, les reliques au couvent d'Ouche, et les fit décemment renfermer dans une châsse d'argent. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1130, Guérin, septième abbé d'Ouche, se rendit à Rebais, où il avait entendu dire que l'on conservait la moitié du corps de saint Evroul. Deux moines partirent avec cet abbé. C'étaient Odon de Montreuil et Guérin de Seès, qui l'accompagnèrent pour rechercher les restes du fondateur, et qui rencontrèrent beaucoup de difficultés. En effet, Natal, abbé de Rebais, était absent, et le couvent ne voulut les recevoir que comme des ennemis, et non pas des hôtes. Cependant le bon desir qu'ils avaient ne faisait que s'accroître, et les poussait de plus en plus vers le résultat qu'ils cherchaient. L'abbé Guérin ayant renvoyé ses deux compagnons, et déposé son habit de prélat, gagna Rebais par un chemin très-difficile, et courant à cheval comme un pauvre moine, ne rougit pas d'être rencontré par les voyageurs; il chercha obstinément l'abbé Natal, et se rendit d'abord à Rônai à la cour du comte Thibaut. Le second jour, il alla trouver l'abbé, et, sans lui dire qui il était, lui fit part de ce qu'il cherchait. Natal lui annonça qu'il voulait aller à Clairvaux, et consentit à l'y conduire avec lui s'il voulait. En conséquence, tous deux partirent avec leurs domestiques pour Clairvaux; ils furent bien reçus par les frères de ce couvent, qui s'appliquent à suivre tout-à-fait à la lettre la règle de saint Benoît. Ils se présentèrent au seigneur Bernard, père de ce monastère, eurent avec lui un entretien, et, lui ayant fait plusieurs questions, trouvèrent en lui une grande sagesse. Il parla éloquemment des saintes Ecritures, et satisfit à tous leurs vœux et à toutes leurs demandes. Quand il eut entendu l'affaire qui concernait les moines d'Ouche, il seconda avec bonté l'abbé Guérin, et adressa au couvent de Rebais des lettres d'exhortation. Ensuite l'abbé Guérin, étant parti avec l'abbé Natal, trouva Odon et Guérin pleins de joie, et devenus chers et agréables à leurs frères de Rebais. Ces deux religieux étaient prudents, affables et modestes, autant qu'instruits dans la double érudition des lettres sacrées et profanes. Quoique tous deux excellassent en éloquence et en science, cependant Odon, dans la ferveur de sa charité, cherchait par tous les moyens possibles à placer Guérin au dessus de lui-même. En effet, ce Guérin avait beaucoup de grâces et de sagesse lorsqu'il prêchait la parole de Dieu; pendant les huit jours de l'hospitalité qu'il reçut à Rebais, il fit, à l'invitation du prieur Amauri, des exhortations publiques dans le cloître, et se concilia ainsi la bienveillance de tout le couvent, où il fut regardé, non plus comme un ennemi, mais comme un ami fidèle. L'abbé Guérin remit la lettre du vénérable abbé Bernard, que le couvent de Rebais accueillit bien, et dont il se détermina à exécuter de bonne grâce l'invitation. Par la permission de Dieu, Etienne, évêque de Paris, et Bouchard, évêque de Meaux, se trouvaient à Rebais; ils en engagèrent instamment les moines à combler de joie leurs frères d'Ouche, en leur prodiguant le nectar de la charité. En conséquence, de l'aveu de tout le monde, les évêques fixèrent un jour où l'on tirerait de leurs châsses les reliques de plusieurs saints qui s'y trouvaient; où l'on rassemblerait le peuple du pays pour être témoin de cette cérémonie, dans laquelle il recevrait avec beaucoup de bénédictions les joies de la confirmation, afin qu'ensuite les religieux d'Ouche reçussent ce qu'ils desiraient, et pussent s'en retourner chez eux. Cependant l'abbé Natal changea d'avis, et inquiéta les moines d'Ouche par son inconstance astucieuse, en leur disant qu'il ne livrerait jamais les objets que Thibaut avait donnés au couvent, sans la permission de ce comte. En conséquence, de l'avis commun, Odon fut envoyé en Normandie auprès de ce prince, qui s'y était rendu pour avoir un entretien avec le roi Henri, son oncle. Le moine, obéissant, entreprit ce voyage difficile, et, recherchant le comte, arriva à Vernon, et commença par découvrir son secret au roi, afin d'obtenir son assistance. Ce monarque lui promit de le seconder, et pria le comte son neveu de satisfaire les moines. Le comte se rendit aux prières de son oncle, et fit parvenir son ordre aux moines de Rebais, par l'entremise de son sénéchal André, qui, le jour où l'on exposa les reliques, resta à Coulommiers, château du comte Thibaut. C'est là que l'abbé d'Ouche, Guérin de Seès, et André de Coulommiers se rendirent auprès du sénéchal. Dès qu'il les vit, il les reçut de bonne grâce, se recommanda à leurs prières, leur fit part de la permission du comte, et leur annonça qu'il l'avait nommé à cet effet son délégué et son mandataire. Alors l'abbé Guérin retourna avec ses compagnons à Rebais; dès que l'abbé Natal connut la permission donnée par le comte, il se repentit d'avoir tant tourmenté les moines d'Ouche, et leur accorda leur demande. En conséquence le prieur Amauri réunit le matin tous les moines, les conduisit à l'église avec les députés d'Ouche, et se rendit avec eux en procession au lieu où étaient déposées les reliques. On ouvrit le vase d'argent qui contenait celles du bienheureux Evroul, on en tira respectueusement ces restes, et l'on trouva son bras droit avec un coffret rempli de fragmens d'os. Ensuite les moines d'Ouche retournèrent en Neustrie, et arrivèrent dans leur couvent le 26 mai. Une grande multitude de personnes de l'un et de l'autre sexe se réunit au nombre de quatre mille, alla au-devant des députés pour recevoir les bienfaits d'un si grand patron, et se mit en prières pour tâcher d'obtenir son intercession auprès de Dieu. Les malades, accablés de la douleur de diverses infirmités, accourent de leur côté, et demandent au Très-Haut, par les mérites du bon père Evroul, un remède à leurs afflictions: la plupart ayant obtenu leur demande rendent grâces au ciel, et chantent dévotement ses louanges. Les habitants du pays reçurent beaucoup de bienfaits de Dieu, et se félicitant à bon droit, se réjouirent et se confièrent dans les mérites de saint Evroul. Un certain homme, originaire de la Bretagne, nommé Goisfred, habitait le Corbonnois; il avait, disait-on, commis dans sa jeunesse beaucoup de rapines et de brigandages; mais, quelque temps après, par l'inspiration de Dieu, il avait salutairement changé de conduite. En effet, il épousa une femme légitime nommée Hildeburge, aux bons avis de laquelle il se rendit: il se sépara de ses satellites barbares et meurtriers, et par le travail des mains, se procura ce qui lui était nécessaire. Il parvint même à faire des aumônes avec les biens qu'il avait gagnés à la sueur de son front; il les distribuait aux pauvres, aux clercs, aux ermites et aux moines, et leur donnait le superflu du gain de tous ses travaux, dont il ne se réservait que l'absolu nécessaire pour sa nourriture et celle des siens. Cet homme rechercha la société des moines d'Ouche, et devenu leur frère en Jésus-Christ, il observa fidèlement la fraternité qu'il avait contractée. Aux principales fêtes des saints, il venait au couvent; mais connaissant bien les préceptes de la loi, il ne voulait pas visiter les frères les mains vides. Un certain jour, deux ans avant la mort du roi Henri, il arriva un événement surprenant: dans la nuit de la Nativité des Innocents, il tomba à l'improviste une neige si considérable qu'aucun homme de cet âge n'en avait vu autant, et n'avait entendu dire pareille chose à ses instituteurs. En effet, elle ferma l'accès des maisons, couvrit la surface des routes, égala les vallons aux montagnes, étouffa les oiseaux et les quadrupèdes, fit périr même beaucoup d'hommes, et ferma complètement en ce jour l'entrée des églises à d'innombrables fidèles. Dans une telle intempérie de l'air, Goisfred se leva, brava la masse des neiges, chargea un cheval de pain de froment, et, conduisant avec lui son fils, alla en toute hâte à la solennité de la fête de saint Evroul. Quand il fut parvenu à une certaine rivière que l'on appelle la Rîle, il ne put la traverser parce qu'il n'y avait pas de pont, et que les eaux étaient très-grosses. Dans les angoisses de la crainte et du saisissement, il éleva ses soupirs vers le Dieu de clémence, et le pria de l'assister. Enflammé d'un pieux desir, il éprouva aussitôt la divine assistance, et se trouva sur la rive opposée, seul et sans conducteur visible; il s'aperçut que son fils ainsi que le cheval et la charge étaient restés de l'autre côté. Ensuite son fils, qui peut-être ne l'égalait ni en foi ni en mérite, entra tout effrayé dans l'eau jusqu'au nombril, tira après lui le cheval chargé de pains, et, quoiqu'avec difficulté, passa sain et sauf. Le pain, qui était destiné aux serviteurs de Dieu, plongea dans l'eau, mais il n'en fut point atteint, et ne reçut aucune humidité. C'est ainsi que la subsistance des serviteurs du Christ fut sauvée divinement, et, par un miracle, retirée sèche du milieu des eaux. A la fin, le père et le fils parvinrent au lieu de leur destination. Il raconta, plein de joie, à quels dangers des chemins et des flots il avait échappé, et attribua son salut aux mérites de saint Evroul, dont il venait chômer la fête. Beaucoup de personnes, qui s'étaient réunies en cet endroit pour cette solennité, ayant entendu ce récit, glorifièrent le seigneur dieu Sabaoth, qui soutient toujours les siens. [6,16] CHAPITRE XVI. Alors l'abbé Guérin gouvernait le couvent d'Ouche; il aimait beaucoup Goisfred à cause de la grande dévotion dont il était animé envers Dieu, et l'honorait respectueusement. Guérin était fervent pour le culte divin, et, par des exercices assidus, témoignait sa grande piété. Il rendait beaucoup d'honneurs aux hommes religieux; il les respectait, et s'attachait de tout son cœur aux bonnes études; quoiqu'il fût profondément versé dans la connaissance des lettres, il avait beaucoup d'humilité, et, sans se prévaloir de la dignité d'abbé, il s'empressait avidement de remplir divers services qui regardent les jeunes gens, et comme s'il eût été de leur âge, s'en acquittant avec joie, il donnait à ses subordonnés un exemple digne d'éloges. De stature médiocre, il était mince et maigre: aussi, plein d'agilité, il s'empressait aux travaux utiles, vu qu'il n'était incommodé par aucun embonpoint. Dans son humilité, il recevait des autres avec empressement les paroles de la doctrine et de l'instruction; souvent il demandait diligemment à ses égaux, et même à ses inférieurs, des choses qu'il connaissait mieux qu'eux, et, comme un disciple, il les écoutait humblement. Dans la discussion des leçons de la divine loi, il montrait beaucoup d'éloquence, et, dissertant avec lucidité, il éclaircissait les passages les plus obscurs. Adolescent de près de vingt-quatre ans, il embrassa la vie monastique, dans laquelle il combattit quarante-quatre ans pour le souverain monarque, et mit au jour, dans des vers métriques, dans d'éloquentes épîtres, et dans d'autres ouvrages, les fruits de son esprit pénétrant et de ses soigneuses méditations. Je vais insérer dans ce livre un miracle que je tire de ses écrits, qu'il avait appris lui-même étant en Angleterre à Thorney avec l'abbé Robert, et qu'il mit par écrit, à la prière de l'évêque d'Ely et de tout le couvent. Voici le texte de la lettre que le prélat écrivit à ce sujet: «A tous les fils de la sainte Eglise, principalement à ceux qui sont soumis aux préceptes de la règle de l'excellent père Benoît, Hervé, comme le moindre serviteur des serviteurs de Dieu, ministre indigne de l'église d'Ely, salut. Ce qui est bien commencé doit parvenir à une bonne fin. Nous voulons faire connaître, à la louange et à l'honneur de saint Benoît, patron des moines, un événement nouveau qui nous a paru digne d'être rapporté, parce qu'il sera justement agréable à ceux qui l'entendront, utile à ceux qui le retiendront, et servira même peut-être à ceux qui ne le connaissent pas encore. «Du temps de Henri, roi des Anglais et duc des Normands, l'an seizième de son règne en Angleterre, et le dixième de son duché en Normandie, notre église possédait un homme, nommé Bricstam, dans le village que l'on appelle Catriz. De l'aveu de ses voisins, il n'avait jamais injustement nui à personne; respectant le bien d'autrui, il se contentait pacifiquement du sien. Ni très-riche, ni très-pauvre, il se tenait honnêtement lui et sa famille dans une médiocre aisance, selon l'usage des laïques. Il prêtait, mais sans usure, de l'argent à ceux de ses voisins qui en avaient besoin; mais, à cause de l'infidélité de quelques-uns, il se faisait donner des gages par ses débiteurs. Ainsi il se tenait à une si juste distance des deux extrêmes qu'on ne pouvait le regarder ni comme meilleur que les bons, ni comme plus mauvais que les méchants. Se croyant tranquille de tous côtés, et ne pensant pas qu'il pût être haï de personne, inspiré par la grâce de Dieu, comme le résultat de l'événement le prouva, il eut le desir de s'enchaîner par les liens de la règle de saint Benoît, et de prendre les insignes de son habit. Que dirai-je de plus? Il vint dans notre couvent, construit en l'honneur dé l'apôtre saint Pierre et de sainte Etheldride, il implora la miséricorde des moines, et promit de se mettre, lui et ses biens, en leur possession. O douleur! le malin esprit, par la jalousie duquel Adam fut chassé du paradis, ne cessera jamais de nuire à sa postérité, jusqu'au dernier homme qui doit naître. Mais Dieu, qui dispose tout avec miséricorde et Bonté, tire dans sa toute-puissance le bien des maux, et de ce qui est bien des choses meilleures encore. Plusieurs personnes ayant eu connaissance de ce projet (car Bricstam, sans avoir une très-grande réputation, était cependant assez connu), un certain ministre du roi Henri, spécialement esclave de Satan, accourut armé de la dent des loups. «Or, pour que vous sachiez quel était cet homme, il faut que nous fassions une légère digression. Il s'appelait Robert: son surnom était Malarteis que nous rendons avec raison en latin par Malus artifex (mauvais ouvrier). Il n'avait, en effet, d'autre occupation que de chercher à nuire à tout le monde, aux moines, aux clercs, aux chevaliers, aux paysans et aux hommes de tous les rangs, vivant soit pieusement, soit autrement. Pour qu'on ne m'accuse pas de mentir, partout où il pouvait étendre sa méchanceté, il se comportait ainsi qu'il suit: il accusait également chacun selon son pouvoir, et travaillait de toutes ses forces à lui faire tort. Nuisant ainsi, tantôt à quelqu'un, tantôt à beaucoup de gens, on le comptait au nombre de ceux dont on dit: ils se réjouissent quand ils font le mal, et ils triomphent dans les mauvaises actions. S'il ne pouvait condamner d'après la vérité, il devenait menteur et père de la fausseté par le moyen du diable, qui parlait en lui. Comme, depuis son enfance, personne n'avait demeuré assidûment auprès de cet homme, on n'a pu, je ne dis pas écrire, mais même rapporter les crimes de ce scélérat, qu'on appelait avec raison Mille-œuvres. Revenons à ce que nous avons commencé. «Ayant appris, comme nous l'avons dit, que Bricstam voulait prendre l'habit de la religion, Robert, suivant la doctrine de son maître, qui toujours ment ou trompe, arriva dans notre couvent. Prêt à proférer le mensonge, c'est par le mensonge qu'il commença à nous parler ainsi: — Apprenez que ce Bricstam est un voleur, qu'il recèle l'argent même dérobé au roi, et que, comme il ne peut pour un tel crime éviter d'être mis en jugement et d'être puni, il cherche à se faire moine sans autre desir de salut. En effet, il a trouvé un trésor caché qu'il a enlevé à la dérobée, et qui lui sert à exercer l'usure. Coupable de grands crimes, c'est-à-dire de l'usure et du vol, il redoute la présence du roi et des juges. C'est pourquoi je viens vous trouver par l'ordre du roi, et vous défendre d'oser recevoir cet homme dans votre couvent. «Instruits ainsi de la défense du roi, et craignant d'encourir sa colère, nous ne voulûmes pas admettre Bricstam. Que dirai-je de plus? Envoyé sous caution, il fut traduit en jugement. Raoul-le-Bas siégea sur le tribunal; on assembla tous les notables de la province à Huntington, comme c'est l'usage en Angleterre; moi-même, Hervé, j'assistai au jugement avec les abbés Renaud de Ramsay et Robert de Thorney, ainsi qu'avec plusieurs clercs et plusieurs moines. Pour ne pas trop m'étendre je vous dirai que l'accusé se présenta avec sa femme, et que l'on renouvela l'accusation des crimes qui lui étaient faussement imputés. Il ne niait pas ce qu'il avait fait, mais il ne pouvait convenir de ce dont il n'était pas l'auteur; il fut accusé de mensonge, et il devint un objet de dérision parce qu'il était gros: il était pourtant d'une taille médiocre, et avait, à vrai dire, une figure honnête. Après l'avoir injustement accablé d'outrages, on le jugea comme Suzanne, et l'on décida que lui-même ainsi que tout ce qu'il possédait serait livré à la puissance du roi. Après ce jugement, comme il était forcé de remettre tous ses biens, il livra tout ce qu'il avait de disponible, et il indiqua où il avait placé ce qui manquait, et quels étaient ses débiteurs. Comme on voulait le contraindre de remettre et d'indiquer beaucoup plus de choses, il répondait en langue anglaise: "Pat min lauert Godel mihtin hicsege sod"; c'est-à-dire: — Mon seigneur, le Dieu tout-puissant, sait que je dis la vérité. — Ayant souvent répété ces paroles, il n'ajoutait rien autre chose. Après avoir mis en évidence tout ce qu'il avait, on apporta des reliques. Comme il devait jurer sur elles, il s'adressa ainsi à sa femme: — Ma sœur, par les liens de la charité qui nous unissent, je vous adjure pour que vous ne me laissiez pas parjurer, car je crains beaucoup plus la perte de mon âme que les tourments du corps. En conséquence, si votre conscience vous reproche quelque chose, ne differez pas de le manifester. Notre ennemi spirituel desire plutôt la damnation des âmes que le déchirement de la chair. — Elle répondit à son mari: — Seigneur, au delà de ce que vous avez déclaré, je ne possède rien que quinze sous et deux anneaux pesant quatre deniers. Après les avoir livrés, cette femme courageuse ajouta: — Mon cher mari, vous pouvez maintenant jurer en sûreté. Ensuite, confirmant par le témoignage de ma conscience que vous avez dit la vérité, je porterai, si vous l'ordonnez, en présence de tous ceux qui voudront le voir, un fer chaud dans ma main mie. — Que dirai-je de plus? Bricstam jura; puis, mis aux fers et conduit à Londres, il fut renfermé dans un obscur cachot. Là, resserré fortement et d'une manière outrageante dans des chaînes de fer d'un poids excessif, il souffrit longtemps les tourments de la faim et du froid. Dans une telle misère, en proie aux plus tristes besoins, il implorait, selon son pouvoir et sa science, l'assistance divine. Toutefois il craignait de ne pouvoir rien obtenir par ses mérites qu'il croyait très-faibles, ou pour mieux dire, tout-à-fait nuls. D'un cœur déchiré et d'une voix éplorée, il invoquait sans cesse, autant qu'il le pouvait, saint Benoît, duquel, comme nous l'avons dit, il avait fait vœu d'embrasser la règle, et la sainte vierge Etheldride, dans le couvent de laquelle il avait eu le projet de se faire recevoir. Cinq mois entiers, gémissant dans les ténèbres, accablé et resserré par le fer, tourmenté par le froid, fatigué par la faim, il supporta sa misérable vie, lui qui certainement et à mon estime eût aimé mieux mourir que vivre si malheureux. Voyant qu'il était complètement privé de tout secours humain, il ne cessait par ses continuels gémissements, ses soupirs, ses sanglots et ses larmes, d'invoquer constamment, de cœur et de bouche, et saint Benoît et sainte Etheldride. Qu'ajouterai-je? Une certaine nuit, comme on sonnait dans la ville les cloches pour appeler aux laudes nocturnes, et que resté à jeun depuis trois jours, indépendamment de ses autres angoisses, Bricstam était presque défaillant dans son cachot, et désespérant entièrement de pouvoir soutenir son corps, d'une voix lamentable il répétait les noms des saints, Dieu, clément et miséricordieux, qui ne cesse d'être la source inépuisable de toute bonté, qui ne dédaigne aucun homme affligé par le malheur, et ne fait acception de personne pour la puissance et les richesses, accorda enfin sa miséricorde à celui qui l'implorait, après l'avoir tant desirée dans la constance de ses vœux; et Dieu ne l'avait différée que pour la faire aimer davantage en l'accordant. Aux prières de Bricstam apparurent saint Benoît et sainte Etheldride, avec sa sœur sainte Sexburge. Le prisonnier, effrayé de la lumière extraordinaire qui précédait les saints, couvrit ses yeux avec sa main. Les saints s'étant approchés avec leur lumière, sainte Elheldride parla la première. — Pourquoi, Bricstam, dit-elle, nous invoquez-vous tant de fois dans vos larmes? Pourquoi par tant de cris cherchez-vous à nous attendrir? — Le prisonnier dès longtemps affaibli par la faim, recouvrant maintenant la plénitude de ses sens, et comblé de joie par un si grand miracle, ne pouvait faire aucune réponse. Alors la sainte ajouta: — Je suis Etheldride, que vous avez tant invoquée; voici saint Benoît, sous l'habit duquel vous aviez fait vœu de servir Dieu, et dont vous avez tant de fois réclamé le secours. Voulez-vous être mis en liberté? — En entendant cette voix, Bricstam sentit renaître ses esprits, et comme se réveillant d'un songe, il dit: —Madame, si je peux vivre par quelque moyen, je voudrais sortir de cet exécrable cachot; mais je me vois accablé de tant de tourments, qu'après avoir perdu toutes les forces du corps, je ne saurais plus désormais concevoir l'espérance de sortir de ce lieu. — Alors la vierge sainte s'étant tournée vers saint Benoît, lui dit: — Saint Benoît, pourquoi ne faites-vous pas ce qui vous a été ordonné par le Seigneur? — A ces mots, le vénérable Benoît mit la main sur les fers et les brisa de toutes parts: il les tira si bien des pieds du prisonnier enchaîné, que celui-ci ne s'en aperçut nullement, et que le saint parut les avoir rompus plutôt par ses paroles que par ses actions. Quand il les eut détachés, il les jeta par terre comme indigné, et en frappa si fortement la poutre qui soutenait le plancher de la prison, qu'il y fit une assez grande ouverture. A ce bruit violent, les gardes effrayés, qui étaient couchés sur le plancher, furent tous réveillés dans la crainte qu'ils avaient que les prisonniers n'eussent pris la fuite; ils allumèrent des flambeaux et coururent en toute hâte au cachot; trouvant les portes entières et fermées, ils se servisent de leurs clefs pour entrer. Voyant en liberté celui qu'ils avaient enchaîné, ils furent frappés d'un grand étonnement. Ils firent des questions sur le grand bruit qu'ils avaient entendu, et sur celui qui avait brisé ses fers. Un autre prisonnier voyant que Bricstam ne parlait pas, répondit en ces termes: — Je ne sais quelles personnes sont entrées dans ce cachot avec une grande lumière, et se sont entretenues longuement avec cet homme; mais demandez-lui à lui-même qui sait mieux que nous tout ce qu'elles lui ont dit ou fait. «Les gardes s'étant tournés vers Bricstam lui parlèrent ainsi: — Dites-nous ce que vous avez entendu ou vu. Bricstam répondit: — Saint Benoît et sainte Etheldride avec sa sœur Sexburge se sont présentés ici, et ont fait tomber les fers de mes pieds. Si vous ne m'en croyez pas, croyez-en du moins vos yeux. — A la vue de ce miracle, dont ils ne pouvaient douter, les geôliers allèrent, dès qu'il fut jour, l'annoncer à la reine Mathilde, qui était alors à Londres. Cette princesse envoya à la prison Raoul-le-Bas, qui avait fait juger Bricstam, et qui prétendait que ce qui s'était passé était l'effet de la magie. Descendu dans le cachot, il se mit à parler d'une manière dérisoire, comme il l'avait fait auparavant. — Que faites-vous, dit-il, Bricstam? Est-ce que Dieu vous a parlé par ses anges? Est-il descendu lui-même auprès de vous dans ce cachot? Contez-moi quels sont vos maléfices. —Le prisonnier, comme s'il eût été mort, ne fit aucune espèce de réponse. Alors Raoul voyant comment les fers avaient été brisés, apprenant par le compagnon de captivité de Bricstam qu'il s'était présenté trois personnes, qui avaient pénétré dans le cachot avec de la lumière, informé des paroles qu'elles avaient proférées et du bruit qu'elles avaient fait, considérant que toutes ces choses avaient indubitablement eu lieu par ordre de Dieu-même, se mit à pleurer abondamment. Il se tourna vers Bricstam, et lui dit: — Mon frère, je suis le serviteur de saint Benoît et de la sainte vierge Etheldride; pour l'amour de ces bienheureux, parlez moi. — Le prisonnier répondit: — Si vous êtes le serviteur de ces saints, vous êtes le bien venu; les choses que vous voyez ou que vous m'apprenez m'être arrivées sont vraies et ne sont point l'effet de la magie. — Raoul s'étant fait remettre cet homme, le conduisit, plein de joie et les larmes aux yeux, en présence de la reine et de beaucoup de barons qui composaient sa cour. Cependant le bruit de cet événement, plus rapide que l'oiseau, parcourant toute la ville de Londres, parvint aux oreilles de presque tous les citoyens. De toutes parts leurs cris s'élèvent vers le ciel, et tous, sans distinction de sexe ni d'âge, bénissent le nom du Seigneur. Ils volent à la cour où ils avaient appris que le prisonnier venait d'être conduit; la plupart répandent des larmes de joie; les autres restent dans l'admiration de ce qu'ils voient ou de ce qu'ils entendent. Quant à la reine, remplie d'alégresse, car elle était bonne chrétienne, à cause de la nouveauté d'un si grand miracle, elle ordonna de sonner les cloches dans tous les monastères de la ville, et à tous les ecclésiastiques, de quelque ordre qu'ils fussent, de se ré unir pour chanter les louanges divines. Comme Bricstam, rendant à Dieu de pieuses grâces dans l'abondance de la joie que lui causait sa libération, visitait toutes les églises de la ville, une grande affluence le suivait et le précédait dans les rues, et chacun desirait le voir comme un homme nouveau. Etant entré dans la basilique de Saint-Pierre, que l'on appelle en anglais Westminster, Gislebert, abbé de ce couvent, homme très-savant dans les lettres libérales et divines, sortit du couvent et marcha processionnellement au devant de lui avec tous les moines et toutes les cérémonies de l'église. Il disait: — Si l'on doit recevoir avec pompe dans l'église les reliques de quelque mort, à plus forte raison nous devons admettre honorablement de vivantes reliques, c'est-à-dire, cet homme qui se présente ici. En effet, placés dans cette vie fragile, nous doutons par rapport aux morts où se trouve leur esprit, tandis que nous ne pouvons l'ignorer pour cet homme, que Dieu, qui ne fait rien injustement, a visité et délivré en présence des vivants. «Quand on eut rendu à Dieu, selon son pouvoir et autant qu'on crut devoir le faire, les hommages qui lui étaient dus pour cette libération, la reine fit conduire Bricstam avec de grands honneurs à l'église de la sainte vierge Etheldride, dans l'île d'Ely. Tout le couvent des moines, et moi, nous allâmes processionnellement au devant de lui avec des cierges et des croix, et en chantant Te Deum laudamus! Quand nous l'eûmes introduit avec pompe dans l'église, comme il convenait, après avoir célébré les louanges de Dieu, nous lui remîmes l'habit monastique qu'il avait long-temps desiré, en l'honneur de saint Benoît, son libérateur. Nous exposâmes, suspendus dans notre église, à la vue du peuple, comme témoignage d'un si grand miracle, les fers dont il avait été enchaîné, afin d'honorer saint Benoît, qui les avait brisés, et la vierge Etheldride, qui l'avait assisté dans cette sainte opération; on les y a vus suspendus pendant long-temps, afin qu'ils rappelassent le miracle.» Nous avons eu le desir de faire connaître aux enfants de la sainte Eglise ces œuvres du vénérable père Benoît, non qu'il n'en ait fait de plus grandes, mais parce que celles-ci sont récentes et de notre temps, et qu'elles paraissent merveilleuses en Angleterre. Personne ne doit s'étonner, au sujet de notre bienheureux père Benoît, s'il a opéré des choses grandes et hors de prix, puisqu'au témoignage du pape Grégoire, il doit être égalé à Moïse pour avoir fait jaillir une source du sein d'un rocher; à Elie, pour avoir obtenu l'obéissance d'un corbeau; à Elisée, pour avoir rappelé une pièce de fer du fond de l'abîme; et à saint Pierre, pour avoir fait marcher par son ordre un de ses disciples sur les eaux. Benoît, comme tout le monde sait, se montra prophète en prédisant l'avenir, apôtre en opérant des miracles, et pour tout dire en peu de mots, il fut plein de l'esprit de tous les justes. Puisque, sans aucun doute, nous savons qu'il obtient du Seigneur tout ce qu'il veut, restons joyeusement à son service, sachant qu'à sa prière nous ne serons jamais privés du denier qui nous sera dû. Si saint Benoît ne refuse pas son assistance à celui qui fait vœu d'être moine dans son ordre, quel secours ne donnera-t-il pas à ceux qui déjà sont volontairement enchaînés par les liens de sa règle? Il a clairement manifesté, par beaucoup de preuves évidentes, que, comme un bon maître, glorifié dans les cieux par le Seigneur, il ne cesse d'intercéder pour les disciples qui l'implorent tous les jours, et les secourt efficacement dans leurs nécessités. Nous donc qui nous sommes soumis au joug léger du Christ, et qui, travaillant dans sa vigne, supportons le poids du jour et de la chaleur, constants et persévérants, nous devons être assurés, dans la bonté de Dieu, que le Seigneur tout-puissant nous protégera et nous sauvera par les mérites et les prières de notre maître puissant en miracles. C'est pourquoi nous devons prier de tous nos efforts le Créateur de toutes choses, afin qu'il nous fasse sortir de la Babylonie et du pays des Chaldéens, afin qu'il nous conduise à Jérusalem par l'observance de ses préceptes, et que, pour y chanter ses louanges, il nous place à jamais dans la-compagnie des citoyens célestes, lui qui est le Dieu tout-puissant et miséricordieux; lui qui vit et règne aux siècles des siècles. Ainsi soit-il! Jusqu'à ce moment discourant sur diverses matières, je suis fatigué d'écrire, et vais maintenant finir ici le sixième livre de l'histoire ecclésiastique. Dans un autre volume, avec l'aide de Dieu, j'ai déjà terminé sept livres dans lesquels j'ai rapporté beaucoup de choses sur la mort du roi Guillaume et sur ses trois fils; j'y ai ajouté l'expédition de Jérusalem, et les divers événements arrivés de notre temps. Comme Dieu, tout-puissant Créateur, en a agi depuis le commencement, de même il dispose admirablement le cours des siècles, il instruit les esprits dociles des enfans de la terre, il les éloigne des pernicieux penchants de leurs infirmités, et les porte à de meilleures inclinations par le récit des actions mémorables. En effet, par la chute des puissants, par l'élévation des faibles, par la damnation des réprouvés, et par le salut des justes, le genre humain reçoit de continuelles instructions, afin que, par une exécrable attaque contre Dieu, il ne soit pas exposé à devenir profane; mais pour qu'il craigne toujours le jugement de Dieu, pour qu'il chérisse toujours son empire, pour qu'il évite le crime de la désobéissance, et qu'il offre constamment un service fidèle au Père, au Fils et au Saint-Esprit, seul Dieu, roi des siècles, maître de toutes choses, qui vit et règne pendant l'infinité des temps. Ainsi soit-il! Vierge Mère, porte des cieux, sers de guide à tous les hommes, et par ta bonté soulage-les des peines infinies qui les accablent. AU LECTEUR. "Arma, duces, monachos, si quaeris, presbyterosque, Haec tibi Vitalis pars ea quarta dabit". Si vous voulez connaître ce qui concerne les guerres, les capitaines, les moines et les prêtres, la quatrième partie de Vital vous l'indiquera.