[3,0] LIVRE TROISIÈME. Préface. Comme j’ai honte d’entendre dire quelque chose de fâcheux sur notre famille, il me pèse bien davantage de le raconter moi-même. Aussi, sans aucun mépris coupable pour l’ordre que j’avais reçu, je m’étais résolu, lorsque j’eus atteint la fin tant désirée du second Livre, à terminer là cet ouvrage ; mais, de peur que quelqu’un, trompé de manière ou d’autre, ne veuille rapporter les événements de notre temps autrement qu’ils ne sont arrivés, j’ai consenti à ajouter un troisième Livre sur les choses auxquelles j’ai assisté. [3,1] Apres la bataille opiniâtre dont nous avons parlé, Louis et Charles délibérèrent, sur le champ de bataille même, sur ce qu’ils devaient faire des fuyards. Quelques-uns, enflammés de fureur, conseillaient de poursuivre l’ennemi ; d’autres, et surtout les rois, prenant pitié de leur frère et de son peuple, souhaitaient pieusement, selon leur coutume, que, réprimés par le jugement de Dieu et cet échec , ils revinssent de leur injuste cupidité, et retournassent tous, avec l’aide de Dieu, à la véritable justice : ils étaient donc d’avis de leur témoigner en cette occasion la miséricorde de Dieu. Le reste de l’armée ayant applaudi à cette résolution, ils abandonnèrent le combat et le butin, et rentrèrent dans leur camp presque au milieu du jour, se disposant à délibérer sur ce qu’il convenait de faire désormais. On fit là une immense quantité de butin et un grand carnage. La miséricorde tant des rois que de tous les guerriers est admirable, et justement digne d’être rapportée. Par divers motifs, ils résolurent de passer le dimanche en cet endroit. Ce jour-là, après la célébration de la messe, ils enterrèrent également amis et ennemis, fidèles et infidèles, et donnèrent les secours qui étaient en leur pouvoir aux blessés et aux guerriers à demi-morts ; ensuite ils firent dire aux fuyards que, s’ils voulaient retourner à leur légitime foi, toutes leurs offenses seraient pardonnées. Les rois et le peuple, s’affligeant alors sur Lothaire et le peuple chrétien, demandèrent aux évêques quelle conduite ils devaient tenir en cette affaire. Tous les évêques se réunirent en concile, et on déclara dans cette assemblée qu’ils avaient combattu pour la justice et l’équité seule, que le jugement de Dieu l’avait prouvé, et qu’ainsi quiconque avait pris part à cette guerre du conseil ou de la main, avait servi la volonté de Dieu, et devait être exempt de tout reproche ; mais il fut reconnu en même temps que quiconque, dans cette expédition, aurait conseillé ou agi par colère, par haine, par vaine gloire, ou par quelque vice que ce soit, ferait secrètement une confession sincère de sa secrète offense, et serait jugé selon la nature de la faute ; de plus, pour rendre grâces à Dieu de cette éclatante manifestation de sa justice, pour le remercier de la délivrance qui lui était due, pour obtenir de lui le pardon du sang versé, et des péchés auxquels tous savaient bien que, dans leur imperfection, ils n’avaient point échappé, enfin, pour que le Seigneur nous accordât à l’avenir la protection et la faveur qu’il venait de nous montrer, on ordonna un jeûne de trois jours qui fut célébré de bon cœur et solennellement. [3,2] Ces choses s’étant ainsi passées, Louis résolut de regagner le Rhin, et Charles jugea à propos, par divers motifs, et surtout pour soumettre Pépin, de partir pour l’Aquitaine. Bernard, duc de Septimanie, quoiqu’il ne fût qu’à environ trois lieues du champ de bataille, était demeuré neutre dans cette affaire. Dès qu’il apprit que Charles était vainqueur, il envoya vers lui son fils Guillaume, lui ordonnant de le mettre au nombre des serviteurs de Charles, si le roi voulait lui confirmer les bénéfices qu’il avait en Bourgogne ; il se vantait aussi qu’il était en état de soumettre à Charles, aux conditions qu’il voudrait, Pépin et tous les siens. Charles reçut cette ambassade avec bienveillance, accorda à Bernard tout ce qu’il demandait, et le pressa d’accomplir aussi bien qu’il le pourrait la promesse qu’il lui avait faite au sujet de Pépin. Comme l’adversité paraissait de tous côtés dissipée, et que l’espoir du bonheur souriait à tous, Louis, avec les siens, marcha vers le Rhin, et Charles, avec sa mère, se dirigea vers la Loire. Les affaires publiques furent alors négligées plus inconsidérément qu’il ne fallait, et chacun livré à lui-même, s’en alla de son côté comme il lui plut. Ce qu’ayant appris, Pépin tarda à conclure avec Charles l’alliance qu’il désirait naguères. Bernard se rendit auprès de lui, mais ne put le faire consentir à se mettre sous l’empire de Charles. Cependant quelques-uns des partisans de Pépin l’abandonnèrent, et leur soumission fut le seul profit que Charles retira de cette expédition. Adalhard et d’autres que Charles avait envoyés vers les Francs pour savoir s’ils voulaient revenir à lui, arrivèrent à Quiersy où il leur avait ordonné de se rendre comme ses messagers ; mais peu d’hommes vinrent à leur rencontre ; ils disaient que, si Charles était là, ils n’hésiteraient pas à se rendre vers lui, mais qu’en son absence ils ignoraient s’il vivait encore ou non. Les partisans de Lothaire avaient répandu en effet que Charles avait succombé dans la bataille, et que Louis blessé avait pris la fuite. Ils disaient donc qu’il serait déraisonnable de faire alliance avec qui que ce soit dans un tel état d’incertitude. Guntbold et d’autres s’étant rassemblés, méditaient de se jeter sur les envoyés de Charles, et ils l’auraient fait s’ils eussent osé. Adalhard et les autres envoyèrent vers Charles, l’engageant à se hâter de les rejoindre le plus vite qu’il pourrait, pour leur apporter du secours, et savoir par lui-même si les Francs voulaient, comme ils le disaient, venir vers lui. Ils allèrent eux-mêmes à Paris pour y attendre l’arrivée de Charles, qui, à ces nouvelles, se dirigea aussitôt vers ce pays. Dès qu’il fut arrivé à la Seine, Adalhard et les autres vinrent au devant de lui à Espone-sur-Maudre. Quoique le roi fut inquiet de l’approche de l’entrevue dont il était convenu avec son frère, et qui devait avoir lieu au commencement de septembre dans la ville de Langres, il jugea à propos de s’y rendre en passant par les villes de Beauvais, de Compiègne, de Soissons, de Reims et de Châlons ; pensant que, de cette manière, il observerait ce qu’il avait arrêté avec son frère, et que ceux des Francs qui voudraient venir vers lui, le pourraient. Mais les Francs méprisant, comme avaient fait les Aquitains, le petit nombre de partisans qu’ils voyaient à sa suite, refusèrent, sous divers prétextes, de se soumettre à lui. Charles s’en aperçut et accéléra son voyage. Comme il s’avançait vers Soissons, les moines de Saint-Médard accoururent à sa rencontre, et le prièrent de transporter les corps des saints Médard, Sébastien, Grégoire Tiburce, Pierre et Marcellin, Maries, Marthe, Audifax et Habacuc, Onésime, Mérésine et Léocade, Marian, Pélage, Maure, Florian avec ses six frères, Gildard , Sérène et Remi archevêque de Rouen, dans la basilique où ils reposent maintenant, et qui alors était construite en grande partie. Il y consentit, s’arrêta dans ce lieu, et comme les moines le lui avaient demandé, transporta sur ses propres épaules, avec un grand respect, les corps des Saints ; de plus, il ajouta par un édit, aux propriétés de cette église, le domaine appelé Berni. Cela fait, il se rendit dans la ville de Reims, et y reçut la nouvelle que Louis ne pouvait venir à l’entrevue qu’ils avaient fixée dans la ville de Langres, parce que Lothaire voulait attaquer son royaume à main armée. Son oncle et Gislebert, comte des Mansuariens, lui mandèrent que, s’il venait dans leur pays, ils se rendraient vers lui avec d’autres. [3,3] Alors, tant pour aller au secours de son frère que pour recevoir son oncle et Gislebert, s’ils voulaient venir vers lui, Charles se dirigea vers Saint-Quentin. Hugues, comme il le lui avait mandé, vint au devant de lui ; de là il s’avança du côté d’Utrecht. A la nouvelle de sa marche, Lothaire laissant là Louis qu’il avait peu de temps auparavant résolu de poursuivre, quitta Worms pour aller à Thionville, où il avait convoqué une assemblée générale, et délibéra de quelle manière il pourrait attaquer Charles. Charles l’ayant appris lui envoya Hughes, Adalhard et Gislebert avec d’autres, pour qu’ils tentassent de faire avec lui le traité qu’ils pourraient et fit partir en même temps Rabanon pour dire à Louis qu’il était venu à son secours. Lothaire, informé de son côté que Louis se préparait à marcher contre lui avec toutes ses forces, ne s’occupa plus de Charles, et envoya des messagers vers Pépin, l’engageant avec instance à lui fournir promptement des secours, selon sa coutume. Charles envoya vers Lothaire le respectable évêque Exeménon, pour le prier et le supplier de se souvenir qu’il était son frère et son filleul ; que leur père avait réglé leurs intérêts; que lui et les siens avaient juré d’observer ces conventions ; que tout récemment Dieu avait, par son jugement, déclaré sa volonté dans leurs débats. Que si Lothaire ne voulait avoir aucun égard à tout cela, qu’il cessât du moins de persécuter la sainte Église de Dieu, qu’il eût pitié des pauvres, des veuves, des orphelins, et qu’il renonçât au projet d’entrer dans le royaume que, de son consentement, leur père lui avait donné, évitant ainsi de forcer une seconde fois les chrétiens à s entr’égorger. Les choses ainsi arrangées, il se rendit à Paris pour y attendre l’arrivée de son frère, ainsi que celle de ses autres fidèles qu’il avait convoqués de toutes parts. Lothaire, l’ayant appris, se dirigea vers cette même ville. Il avait alors avec lui une armée considérable, composée de Saxons, d’Austrasiens et d’Allemands, et, se fiant extrêmement en ces forces, il vint à Saint-Denis. Il y trouva environ vingt barques ; de plus, la Seine, comme il arrive au mois de septembre, était fort basse, ce qui en rendait le passage très facile. Les gens de Lothaire se vantèrent donc qu’ils pourraient passer aisément, et ils feignaient d’en avoir l’intention. Charles fit garder Paris et Melun par quelques troupes, posta quelques soldats dans les endroits où il y avait des gués ou des barques, et établit son camp entre le territoire de Saint-Denis et Saint-Cloud, afin que, s’il le fallait, il pût empêcher Lothaire de traverser, ou porter secours aux siens, s’ils étaient attaqués en quelque endroit. Afin de savoir facilement dans quel lieu il devait porter des secours, selon la coutume qu’on emploie sur les côtes de la mer, il mit dans des positions convenables des signaux et des gardes. De plus, chose étonnante, quoiqu’on sût fort bien qu’à cette époque il se passait toujours deux mois sans pluies, tandis que le ciel était pur, la Seine enfla soudainement, et rendit tous les gués impraticables. Lothaire, voyant que de tous côtés le passage lui était interdit, manda à Charles qu’il consentait à faire la paix avec lui, à condition qu’il romprait les engagements qu’il avait contractés avec son frère Louis ; qu’alors lui-même romprait de même ceux qu’il avait prit avec son neveu Pépin ; que Charles posséderait la partie occidentale de l’Empire, depuis la Seine, à l’exception de la Provence et de la Septimanie, et qu’ils concluraient une paix éternelle. Dans le fait, il croyait qu’il pourrait ainsi tromper plus facilement les deux princes, et espérait envahir tout l’Empire ; mais Charles répondit qu’il était loin de vouloir violer l’alliance que la nécessité l’avait forcé de conclure avec son frère ; que, de plus, il ne lui paraissait nullement convenable d’abandonner à Lothaire le royaume situé entre la Meuse et la Seine, et que son père lui avait donné ; qu’enfin, puisqu’un si grand nombre de nobles de ce pays s’étaient mis à sa suite, il ne voulait point les tromper dans leur fidélité. Il lui proposa donc, comme l’hiver approchait, de demeurer en possession des biens que son père lui avait donnés, jusqu’à ce qu’au printemps ils se réunissent, soit avec un petit nombre de serviteurs, soit avec toute leur suite ; et alors, s’ils ne venaient pas à bout de s’accorder, les armes décideraient de ce qui revenait à chacun. Selon sa coutume, Lothaire méprisa ces propositions, et, quittant Saint-Denis, marcha vers Sens, au devant de Pépin qui venait d’Aquitaine vers lui. Charles, de son côté, chercha de quelle manière il pourrait faire arriver Louis à son secours. [3,4] Sur ces entrefaites, on annonça à Charles que sa soeur Hildegarde avait fait arrêter un de ses fidèles, nommé Adelgaire, et le retenait captif auprès d’elle dans la ville de Laon (en 842). Charles prit aussitôt avec lui de braves guerriers, et, partant à la chute du jour, il marcha promptement vers la ville de Laon, qui était à la distance d’environ trente lieues ; il marcha toute la nuit, malgré une gelée rigoureuse, jusqu’à la troisième heure du jour ; et, contre leur attente, on annonça tout à coup à Hildegarde et aux citoyens de Laon que Charles était la avec une multitude innombrable, et que toute la ville allait être entourée par ses soldats. A cette nouvelle, saisis de frayeur, n’ayant d’espoir ni de se sauver, ni de pouvoir défendre leurs remparts, ils demandèrent la paix cette nuit-là même, rendirent aussitôt Adelgaire, et promirent en toute soumission de se mettre le lendemain, eux et leur ville, entre les mains de Charles, sans combattre. Sur ces entrefaites, les soldats, supportant avec peine tout délai, animés surtout par l’ennui des fatigues qu’ils avaient éprouvées la nuit précédente, commencèrent à se précipiter de toutes parts pour emporter et détruire la ville. Sans aucun doute, elle eût été aussitôt livrée aux flammes et au pillage, si Charles, ému de pitié pour les églises de Dieu et pour sa sœur, ainsi que pour le peuple chrétien, ne fût parvenu, soit par des menaces, soit par de douces paroles, et à grand’peine, à apaiser la fureur de ses soldats. Les ayant donc fait retirer, il accorda à sa sœur ce qu’elle lui avait demandé, et se rendit à Samoucy. Le lendemain, Hildegarde vint, selon sa promesse se remettre aux mains de Charles, et lui rendit la ville sans combat ni désastre. Charles accueillit sa sœur avec bonté, et lui pardonna toutes les offenses qu’il en avait reçues. Lui ayant parlé avec une grande douceur, il lui promit généreusement d’avoir pour elle toute la bonté qu’un frère doit à sa sœur, si elle voulait désormais être bien disposée pour lui, et il lui permit d’aller ou elle voulut. Il établit son autorité dans la ville de Laon, et, après avoir ainsi terminé cette affaire, il retourna vers les siens qu’il avait laissés aux environs de Paris. Lothaire, avant rejoint Pépin à Sens, était dans l’irrésolution sur ce qu’il devait faire, car Charles avait fait passer la Seine à une partie de son armée, et s’avançait vers les bois du pays qu’on appelle communément le Perche. Lothaire, craignant que, s’il les traversait, il ne fit beaucoup de mal à lui ou aux siens, résolut d’abord d’aller l’attaquer. Il espérait détruire facilement cette partie de l’armée de son frère, dompter le reste par la terreur, et soumettre ensuite à son pouvoir Nomenoë, duc des Bretons ; mais il se mit vainement en marche pour exécuter tous ces projets, dont aucun ne réussit : l’armée de Charles lui échappa complètement ; personne ne vint joindre Lothaire, et Nomenoë méprisa insolemment toutes ses propositions. Les choses étant en cet état, Lothaire reçut la nouvelle que Louis et Charles se soutenaient l’un l’autre avec une armée considérable. Se voyant de tous côtés en proie à mille revers, après avoir fait, sans profit, un immense détour, il quitta le pays de Tours, et revint enfin en France épuisé de fatigue, ainsi que son armée. Pépin, saisi de repentir de s’être joint à lui, se retira en Aquitaine. De son côté, Charles, apprenant qu’Otgaire, évêque de Mayence, avec d’autres, s’était opposé au passage de son frère Louis qui voulait venir le joindre, pressa sa marche par la ville de Toul, et entra en Alsace par Saverne. Otgaire, l’ayant appris, abandonna avec les autres le rivage, et ils allèrent se cacher promptement chacun où il put. [3,5] Le 15 février, Louis et Charles se réunirent dans la ville autrefois appelée Argentaria, et maintenant Strasbourg, et là ils se prêtèrent réciproquement les serments que nous allons rapporter, Louis en langue romane, et Charles en langue tudesque. Avant les serments, ils parlèrent au peuple chacun dans l’une de ces deux langues ; et Louis, comme l’aîné, commença ainsi : Vous savez combien de fois, depuis la mort de notre père, Lothaire s’est efforcé de poursuivre et de perdre moi et mon frère que voici. Puisque ni la fraternité, ni la chrétienté, ni aucun moyen n’ont pu faire que la justice fût maintenue, et que la paix subsistât entre nous, contraints enfin, nous avons remis l’affaire au jugement du Dieu tout-puissant, afin que sa volonté accordât à chacun ce qui lui était dû. Dans ce débat, comme vous le savez, et par la miséricorde de Dieu, nous sommes demeurés vainqueurs. Lothaire vaincu s’est réfugie où il a pu avec les siens. Émus pour lui d’une amitié fraternelle, et touchés de compassion pour le peuple chrétien, nous n’avons pas voulu le poursuivre et le détruire lui et son armée ; nous lui avons demandé, alors comme auparavant, que chacun jouît en paix de ce qui lui, revenait. Mais, mécontent du jugement de Dieu, il ne cesse de poursuivre à main armée mon frère et moi ; il désole de plus nos sujets par des incendies, des pillages et des meurtres. C’est pourquoi, forcés par la nécessité , nous nous réunissons aujourd’hui ; et comme nous croyons que vous doutez de la sûreté de notre foi et de la solidité de notre union fraternelle, nous avons résolu de nous prêter mutuellement un serment en votre présence. Ce n’est point une avidité coupable qui nous fait agir ainsi ; nous voulons être assurés de nos communs avantages, et que, par votre aide, Dieu nous donne enfin le repos. Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, je violais le serment que j’aurai prêté à mon frère, je vous délie tous de toute soumission envers moi, et de la foi que vous m’avez jurée. Charles avant prononcé ces mêmes paroles en langue romane , Louis, comme l’aîné, jura le premier de les observer : "Pro Deo amur, et pro christian poblo, et nostro commun salvament, dist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in adjudha, et in cadhuna cosa, si cum om perdreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altre si fazet. Et ab Ludher nul plaid numquàm prendrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit".Lorsque Louis eut fait ce serment, Charles jura la même chose en langue allemande : "In Godes minna ind um tes christianes folches ind unser bedher gealtnissi fon thesemo dage frammordes so fram so mir Got gemizei indi madh furgibit so hald ih tesan minan bruodher soso man mit rehtu sinan bruder seal, inthiu thaz ermig soso ma duo ; indi mit Lutheren inno kheinnin thing ne geganga zhe minan willon imo ce scadhen werden". Le serment que les deux peuples prononcèrent, chacun dans sa propre langue, est ainsi conçu en langue romane : "Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo jurat conservat et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non lint pois, ne io ne nuels cui eo returnar int pois in nulla adjudha contrà Lodhuwig nun lin iver". En langue allemande : "Oba Karl then eid tien er sineno bruodher Ludhuwige gesuor geleistit, ind Ludhuwig min herro then er imo gesuor forbrihchit, ob ina ih nes arwenden ne mag, noh ih, noh thero , noh hein then ih es arwenden mag windhar Karle imo ce follusti ne witdhit". Cela fait, Louis marcha vers Worms, le long du Rhin par Spire, et Charles le long des Vosges par Wissembourg. L’été dans lequel fut livré le combat dont nous avons parlé, fut très froid, et tous les fruits furent cueillis très tard. L’automne et l’hiver eurent leur température ordinaire ; mais le même jour où Louis et Charles, ainsi que les premiers du peuple, conclurent l’alliance que nous venons de rapporter, il tomba une neige abondante suivie d’une gelée. Une comète apparut dans les mois de décembre, de janvier et de février, jusqu’à l’entrevue ci-dessus mentionnée. Elle monta par le signe des Poissons, et disparut, après cette assemblée, entre la grande Ourse et un autre signe que quelques-uns nomment la Lyre, et d’autres Andromède. Après ce peu de mots sur la marche des saisons et des astres, reprenons le fil de l’histoire. Louis et Charles, arrivés à Worms, choisirent des messagers, les envoyèrent aussitôt vers Lothaire en Aquitaine, et se décidèrent à attendre leur retour, ainsi que l’arrivée de Carloman, entre Worms et Mayence. [3,6] Il n’est pas hors de mon sujet, et j’ai dessein de dire ici quelque chose qui me paraît agréable et convenable à rapporter sur le caractère de ces rois, et l’union dans laquelle ils vivaient. Ils étaient tous deux d’une taille moyenne, mais beaux et bien faits de corps, et propres à tous les genres d’exercices ; tous deux étaient intrépides, généreux, sages ainsi qu’éloquents. La sainte et respectable concorde de ces deux frères servait d’exemple à toute la noblesse, car ils se donnaient continuellement des repas, et tout ce qu’ils avaient de précieux, l’un le donnait généreusement à l’autre. Une même maison leur servait pour les repas et pour le sommeil. Ils traitaient avec le même accord et les affaires générales et les affaires particulières. L’un des deux ne demandait à l’autre rien de plus que ce qui lui paraissait utile et convenable. Ils fréquentaient souvent, afin de prendre de l’exercice, des jeux auxquels on procédait dans l’ordre suivant. Ils se réunissaient dans un lieu quelconque propre à ce spectacle. La multitude se tenait tout autour ; et d’abord, en nombre égal, les Saxons, les Gascons, les Austrasiens et les Bretons de l’un et l’autre parti, comme s’ils voulaient se faire mutuellement la guerre, se précipitaient d’une course rapide les uns sur les autres. Les hommes de l’un des deux partis prenaient la fuite en se couvrant de leurs boucliers, et feignant de vouloir échapper à la poursuite de leurs compagnons ; mais, par un retour subit, ils se mettaient à poursuivre ceux devant qui ils fuyaient tout à l’heure, jusqu’à ce qu’enfin les deux rois avec toute la jeunesse, jetant un grand cri, poussant leurs chevaux, et brandissant leur lance, vinssent charger et poursuivre dans leur fuite tantôt les uns, tantôt les autres. C’était un spectacle digne d’être vu, à cause de toute cette grande noblesse, et à cause de la modération qui y régnait. Dans une si grande foule, en effet, et parmi tant de gens de diverse origine, nul n’osait en blesser ou en insulter quelque autre, comme il arrive souvent entre des guerriers peu nombreux, et qui se connaissent. [3,7] Les choses se passant de la sorte, Carloman, à la tête d’une grande armée de Bavarois et d’Allemands, vint trouver son père Mayence. Bardon, qui avait été envoyé en Saxe, y vint aussi, et annonça que les Saxons avaient méprisé les propositions de Lothaire, et consentaient volontiers à faire tout ce que leur commanderaient Louis et Charles. Lothaire refusa inconsidérément d’entendre les députés qui lui avaient été envoyés. Louis et Charles, ainsi que toute l’armée, en furent vivement offensés, et délibérèrent sur la manière dont ils pourraient eux-mêmes arriver jusqu’à lui. Ils se mirent donc en marche le 17 mars. Charles s’enfonça dans une route difficile à travers les Vosges ; Louis prit par terre, et sur le Rhin, par Bingen, et Carloman par Heinrich. Ils arrivèrent à Coblentz le lendemain, environ à la sixième heure du jour, et se rendirent aussitôt à Saint-Castor pour y faire leurs oraisons. Après avoir entendu la messe, ils s’embarquèrent avec leurs armes, et passèrent promptement la Moselle. Témoin de ce passage, Otgaire, évêque de Mayence, le comte Hatton, Hériold, et d’autres que Lothaire avait postés en cet endroit pour s’y opposer, furent saisis de frayeur, abandonnèrent le rivage, et s’enfuirent. Dès que Lothaire apprit que ses frères avaient traversé la Moselle à Sentzich, il marcha sans s’arrêter pour sortir du royaume, jusqu’à ce qu’avec un petit nombre de gens qui avaient résolu de le suivre, et abandonné des autres, il fût arrivé sur les bords du Rhône. Je finirai ce troisième Livre au moment où finit la seconde guerre que Lothaire avait suscitée.