[39,0] DISSERTATION XXXIX. Un Bien n'est pas plus grand qu'un autre Bien. [39,1] NI moi non plus, je ne suis point de l'avis d'Homère, lorsqu'il reproche à Glaucus le Lycien, d'avoir échangé ses armes d'or contre celles de Diomède qui n'étaient que d'airain, et d'avoir donné ce qui valait dix fois davantage, pour ce qui valait dix fois moins. Sans doute, ce serait un légitime sujet de querelle et de contestation, pour un de ces spéculateurs qui ne songent qu'à l'argent, « pour ces navigateurs qui ne s'occupent que de leur cargaison, et du bénéfice que leur avidité s'en promet ». Mais non pas pour un poète digne d'être le disciple de Calliope, cette Muse à laquelle il n'est permis ni de louer les choses honteuses, ni de blâmer les choses honnêtes. Or, il convenait à Glaucus, issu d'Hyppolochus, de Bellérophon, de Sisyphe, d'Eole, tous personnages de haute recommandation, lorsqu'il rencontrait un guerrier qui paraissait son ennemi, selon les lois de la guerre, mais que les liens de l'hospitalité qui avait eu lieu entre leurs pères, rendaient son ami, un guerrier qui renouait amitié avec lui, et qui invoquait la précédente liaison de leurs ancêtres ; il convenait à Glaucus de mesurer l'échange de ses armes, moins sur leur prix réel, que sur les autres circonstances, et de n'avoir nul égard à l'or ni à l'airain qui en étaient la matière, comme auraient pu faire, à Lemnos, des marchands qui auraient acheté du vin, « donnant en échange, les uns de l'airain, les autres du fer, ceux-ci des peaux de bœufs, ceux-là des bœufs même ». Car, en ce qui concerne les usages ordinaires de la vie, on calcule, dans les échanges, les différences de valeur ; et le plus et le moins sont balancés par des suppléments équitables. Il n'est personne qui, même les yeux bandés, ne sache qu'un talent vaut mieux que dix mines, qu'une drachme vaut mieux qu'une obole. En matière de possession territoriale, les petits propriétaires mesurent les terres à la toise, selon Hérodote ; ceux qui sont un peu plus aisés les mesurent au stade, et les plus riches les mesurent au schœne, comme chez les Egyptiens. S'il s'agit d'une fortune en troupeaux, Polyphème était moins riche, en ce genre, que Dardanus, « qui avait trois mille juments dans ses pâturages ». D'ailleurs, si, prenant à part chacune des choses nécessaires aux besoins de la vie, on met en balance avec elle les biens réels et véritables, on trouvera, je pense, que les premières ont une valeur et un prix subordonné à des variations de haut et de bas, selon les temps, les lois, le goût des plaisirs, les mœurs et les conditions : au lieu que ce qui est vrai bien, est stable, solide, immuable, en équilibre avec lui-même, commun à tous les hommes, indivisible, plein, ayant tous les éléments qui conviennent à son essence, insusceptible d'accroissement ni de soustraction. Car ce qui peut recevoir de l'accroissement, en reçoit, lorsqu'on y ajoute quelque chose. Mais, si l'on ajoute un bien à un autre bien, ne regardez pas le premier bien auquel le second est ajouté, comme ayant acquis quelque chose de plus; car il était bien auparavant. Si, au contraire, ce qui est ajouté n'est point un bien, c'est se moquer que de demander si le bien croît en intensité par l'addition de ce qui est mal. Ce qui pèche par quelqu'une des qualités nécessaires à son essence, pèche par ce défaut-là même. Mais, si le Bien pèche par l'absence des qualités intégrantes du Bien, il n'est pas Bien lorsqu'il pèche par ces qualités; et s'il pèche par toute autre chose, sans pécher par les qualités intégrantes du Bien, ce défaut ne nuit point à l'essence du Bien. [39,2] Quoi donc ! cela ne suffit-il point pour faire entendre ce que je veux dire? N'y a-t-il pas telle chose que nous appelons la santé du corps ? Sans doute. N'y a-t-il pas telle autre chose que nous appelons la maladie ? Fort bien. Considérons séparément chacune de ces choses. La santé ne consiste-t-elle point dans la bonne harmonie de l'économie animale, lorsque les éléments contraires s'accordent à se combiner ensemble pour le mieux possible ; le feu avec l'eau, la terre avec l'air, chacun tour à tour, l'un avec l'autre, et tous avec tous ? Est-il donc un rapport sous lequel la santé puisse paraître quelque chose de divers, de multiple, et non pas un tout simple, un ensemble unique? Car, parler d'harmonie, c'est parler de stabilité. Dans toute substance harmonique, chaque partie garde sa place. Elles ne courent point l'une contre l'autre, chacune reste exactement dans le point qui lui a été assigné. D'un autre côté, la maladie qu'est-elle autre chose que la cessation, le dérangement de l'état de paix entre les parties du corps, lorsque celles-ci, sortant de l'harmonie où elles ont été jusqu'alors ensemble, s'attaquent réciproquement, se déclarent la guerre l'une à l'autre, et qu'au milieu de ce conflit le corps éprouve des agitations, des convulsions, des tiraillements, qui le conduisent à sa fin. Or, est-il un point de vue sous lequel cet état de guerre puisse être regardé comme une chose simple et unique? Certes, la médecine serait alors d'une bien médiocre considération. Cette guerre donc entre les parties organiques du corps, laquelle se compose d'éléments nombreux et divers, et qui produit ce que nous appelons les maladies, a fait naître un art qui se diversifie également sous plusieurs rapports, qui met en œuvre diverses sortes d'instruments, de remèdes, d'aliments, de régimes. Si nous considérons la musique, nous y verrons aussi que ce qui en constitue l’harmonie est un en soi, qu'il n'est susceptible ni d'amélioration, ni de détérioration, et que ce qui en constitue la cacophonie se compose d'éléments divers et séparés. C'est ainsi qu'un chœur de musiciens qui vont parfaitement ensemble ne forme qu'un tout unique. S'ils ne vont pas d'accord, le désordre s'en mêle; l'un va dans un sens; l'autre va dans un autre; l'unité n'est plus, et le chaos en a pris la place. Il en est de même d'un vaisseau à trois rangs de rames. Lorsque la flûte conduit les rameurs, toutes les mains se meuvent avec harmonie, et les rames vont à l'unisson. Otez la flûte, vous ôtez l'accord des rameurs ; et le vaisseau ne marche plus. C'est encore ainsi qu'entre les mains d'un cocher, un char est dirigé dans une même ligne, et par une seule impulsion. Otez le cocher, le char sera entraîné, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. C'est enfin ainsi qu'une armée, en campagne, maintient son ensemble, par l'unité du mot d'ordre. Otez cette unité; au lieu d'un corps d'armée serré en phalanges, vous n'avez plus qu'une vaine et impuissante multitude. [39,3] Quel est donc le bien du corps ? La santé. Quel en est le mal ? La maladie. Or, la santé est une, et les maladies sont en grand nombre. Quel est le bien dans la musique? L’harmonie. Or, l’harmonie est une, et le défaut d'harmonie a diverses manières d'être. Dans un chœur, le concert est un, et le charivari peut exister de plusieurs manières. Sur un vaisseau à trois rangs de rames, le son de la flûte est un, et il y a plusieurs manières d'en marquer la mesure. Dans un char, l'art du cocher a aussi son unité ; et le défaut de cet art a des modifications diverses. Dans une phalange, le soin de garder le mot d'ordre a aussi son unité ; et le mot d'ordre y est exposé à plus d'un genre d'anarchie. Je ne vois ni excès, ni défaut, dans la nature de cette unité. Elle est stable et fixe. Elle n'admet dans son essence aucun mouvement ni progressif, ni rétrograde. Mais, lorsqu'il s'agit de choses qui font nombre et pluralité, alors je peux discerner les diverses natures de ces choses. Car, si le plus long chemin a un terme unique, il est susceptible de plusieurs stations. Qu'il faille aller à Babylone. L’Assyrien en sera plus près que l'Arménien, l'Arménien plus près que le Lydien, le Lydien plus près que l'Ionien, et l'Ionien plus près que l'habitant des îles. Mais nul n'est encore, à Babylone, ni l'Assyrien, ni l'Arménien, ni le Lydien, ni l'Ionien, ni l'habitant des îles. Qu'il faille aller à Eleusis. Le Péloponnèse sera d'abord le plus voisin, ensuite Mégare, ensuite Corinthe. Mais vous n'êtes pas encore initié. Fussiez-vous à Mégare, fussiez-vous dans le Péloponnèse, vous ne serez pas pour cela initié, avant que vous n'ayez pénétré dans le temple de la Déesse. Pensez donc que la vie est comme un long chemin qui conduit à Eleusis ou à Babylone; que le terme de ce chemin est, ou un palais, ou un temple, ou une initiation : qu'au milieu de l'immense multitude de personnes dont ce chemin est couvert, on ne voit que gens qui courent, qui s'entrechoquent, qui sont rendus de fatigue, qui se reposent, qui sont étendus à terre, qui reviennent sur leurs pas, qui ne savent où ils vont. Car à ce chemin tiennent plusieurs sentiers, qui séduisent par des agréments trompeurs, et dont la plupart conduisent à travers des abîmes et des précipices, les uns dans le pays des Sirènes, les uns dans celui des Lotophages, et les autres dans celui des Cimmériens. Mais il n'y a qu'une voie étroite, ardue, scabreuse, par où il ne peut passer que peu de monde, qui aboutisse au véritable terme de ce chemin. Dans cette voie s'engagent à peine, pour arriver avec beaucoup de fatigues, de travaux et de sueur, les âmes les plus actives, et les plus laborieuses, qui désirent atteindre le but ; âmes amoureuses d'une initiation dont elles ont, par une sorte de divination, comme apprécié d'avance toute la beauté. Aussi lorsqu'elles sont enfin arrivées, les fatigues sont finies pour elles. Leurs vœux sont accomplis. Car, où serait pour elles une initiation plus auguste ; un lieu digne d'être recherché avec plus d'empressement ? Il en est du vrai Bien pour l'homme, comme d'Eleusis pour ceux qui ne sont point initiés. Faites-vous donc initier. Allez ; arrivez à ce lieu. Prenez possession du vrai Bien, et vous ne désirerez rien de plus. [39,4] Mais, si vous donnez le nom de vrai Bien à ce qui n'est point tel de sa nature, à la santé du corps, à la beauté de ses formes, à l'étalage de l'opulence, à la renommée des ancêtres, à la considération attachée aux magistratures, toutes choses faites pour être mises au rang des avantages agréables, plutôt qu'au rang des biens, vous prostituez les mystères de l'initiation, vous profanez les choses qui touchent à la Divinité. Il en est des biens dont vous désirez la possession, comme des mystères d'Alcibiade, lorsque, au milieu de ses orgies, devenu ivre, et jouant tantôt le rôle de celui qui porte le flambeau, tantôt celui du Hiérophante, il tourne en dérision les cérémonies de l'initiation. D'ailleurs, il n'est pas plus aisé de trouver un bien plus digne qu'un autre bien d'être enveloppé sous le voile des mystères, que de trouver un Beau qui soit plus beau qu'un autre Beau. Car, si vous ôtez à l'un et à l'autre quelqu'un de leurs éléments, le Beau qui a perdu quelque chose, n'est plus Beau; le Bien qui a perdu quelque chose, n'est plus Bien. Ne voyez-vous point ce Ciel qui est au-dessus de votre tête, ces astres qui l'embellissent, cet Ether, qui est au-dessous du Ciel, cet air qui est au-dessous de l'Ether, cet Océan qui est au-dessous de l'air, et cette terre que l'Océan environne? Considérez la nature de chacune de ces choses. Cette terre, partie du tout, est étendue, variée dans ses sites : elle produit les arbres : elle nourrit les animaux : mais, si vous la comparez à la mer, elle est moindre que la mer; tout comme la mer est moindre que l'air, l'air moindre que l'Ether, et l'Ether moindre que le firmament. Jusqu'à ce dernier, les parties de l'Univers suivent une progression d'après laquelle elles surpassent et sont surpassées, tour à tour. Allez jusqu'à lui, et vous y trouverez la grandeur fixée en même-temps que la beauté. Car, qu'y a-t-il de plus beau que le Ciel, de plus brillant que les astres, de plus vivifiant que le soleil, de plus fécond que la lune? Où est une plus belle harmonie que celle qui existe entre les autres puissances du Ciel ? Qu'y a-t-il de plus saint et de plus auguste que les Dieux eux-mêmes. [39,5] L'erreur où les hommes tombent d'ailleurs en admettant plusieurs sortes de bien, ils la commettent en admettant plusieurs Dieux, et en leur distribuant à chacun son apanage, comme avec une balance. Quel est celui des Dieux qui se présente ? Jupiter. Qu'il règne. Quel est cet autre? Saturne. Qu'il soit garrotté. Vulcain, qu'il ait une forge. Mercure, qu'il soit messager. Minerve, qu'elle travaille à l'aiguille. Ils ignorent, je pense, que tous les Dieux n'ont qu'une même loi, les mêmes mœurs, une même manière d'être, sans nulle division, sans nul conflit. Ils ont tous la même part à l'Empire ; ils sont tous du même âge ; ils s'intéressent tous également à la conservation des hommes ; ils sont revêtus des mêmes prérogatives ; ils partagent la même autorité, et cela dans tous les temps. Ils ne forment qu'une même nature sous des noms divers. Dans l'ignorance où nous sommes, à leur égard, nous attribuons à chacun d'eux les bienfaits de leur providence commune. Les dénominations se multiplient et se diversifient, comme celle des plages de la mer : tantôt, en effet, c'est la mer Egée, tantôt la mer Ionienne ; ici, c'est la mer de Myrto; là, c'est la mer de Crète; quoique la mer soit une, homogène, soumise aux mêmes impressions et cohérente dans toutes ses parties. Il en est ainsi du Bien. Il est un, semblable à lui-même, et identique sous tous les rapports. Notre opinion ne le divise que parce que notre faiblesse et notre ignorance nous empêchent d'atteindre à sa véritable essence. Callias est opulent, il est heureux, sous le rapport de ce genre de bien. Mais Alcibiade est plus beau que Callias. Comparons ces deux genres de bien ensemble, l'opulence avec la beauté. Laquelle des deux vaut cent bœufs ? Laquelle des deux n'en vaut que neuf ? A laquelle des deux donnerons-nous la préférence ? Pour laquelle ferons-nous des vœux? Le Phénicien et l'Egyptien feront des vœux pour le bien de Callias. L'habitant d'Elée et celui de la Béotie en feront pour le bien d'Alcibiade. Pausanias était d'une naissance illustre, mais Eurybiade avait plus de renommée. Comparons la renommée avec la noblesse. Laquelle des deux vaut mieux ? A laquelle des deux irons-nous présenter la palme ? Socrate était pauvre : Socrate n’était pas beau : Socrate n’avait point de renommée : Socrate était d'une naissance obscure : Socrate ne jouissait d'aucune considération. Mais le moyen qu'il fût sans quelque difformité, qu'il jouît de quelque considération, qu'il fût distingué par sa naissance, qu'il eût quelque renommée, qu'il possédât quelque bien, celui qui était le fils d'un simple lapidaire, qui était camus, qui avait un gros ventre, qui fut joué sur le théâtre, qui fut jeté en prison, et qui mourut dans le même lieu où était mort Timagoras. O quelle pénurie de bien, pour ne pas dire quelle abondance de maux. Avec quoi les mettrons-nous en parallèle? Que dirons-nous? Comparons Socrate avec ses antagonistes, sous le rapport de la possession des biens. Ne voyez-vous point qu'il est vaincu par Callias sous le rapport de la fortune, par Alcibiade sous le rapport de la beauté du corps, par Périclès sous le rapport de la considération publique, par Nicias sous le rapport de la renommée ? Ne voyez-vous pas qu'Aristophane triomphe à ses dépens, sur le théâtre, et Mélitus, dans les tribunaux ? C’est en vain qu'Apollon lui a décerné la palme. Ce Dieu a eu beau le proclamer le plus sage des mortels.