[38,0] DISSERTATION XXXVIII. Si la vertu vient des Dieux. [38,1] Homère parlant à Télémaque dans la personne de Nestor, lui tient ce langage : « Car je ne pense point que vous soyez venu au monde, ni que vous ayez été élevé, malgré les Dieux». Le même poète donne à tous les gens de bien le nom de divins, non je pense, parce que l'art les avait rendus gens de bien, mais parce que, sous ce rapport, ils étaient l'ouvrage de Jupiter. Je soupçonne aussi que ce qu'il dit dans l'Odyssée de Démodocus, il le dit pour se peindre lui-même personnellement, sous le nom de ce dernier ; voici comment il s'exprime : « Il fut aimé par les Muses, qui lui firent du bien et du mal. Elles le privèrent de la vue, mais elles lui donnèrent le talent de plaire par la poésie et le chant». Quant au talent de la poésie et du chant, à la bonne heure; mais, quant à la cécité, je ne suis pas de son avis ; les Muses n'y étaient pour rien. Démodocus ne mérite pas plus de foi, lorsqu'il dit en parlant de lui : « Je me suis moi-même donné mon talent, je ne dois aux Dieux que la voix». Et comment se fait-il, excellent chanteur, que tu sois ton propre disciple, tandis que tu reconnais avoir reçu la voix de la part des Dieux, qui sont de tous les maîtres les seuls incapables de mal enseigner? Démodocus répondra comme des enfants de parents riches, en recueillant la succession patrimoniale, répondraient à ceux qui cherchent à faire fortune : « Nos biens nous viennent d'eux-mêmes, ils ne sont le fruit ni d'aucune industrie, ni d'aucun travail». [38,2] Que dirons-nous d'Hésiode ? Croirons-nous que pendant qu'il faisait paître ses troupeaux, aux environs de l'Hélicon, dans la Béotie, il ait rencontré les Muses qui chantaient? Croirons-nous qu'elles lui aient reproché son métier de berger, qu'il ait reçu d'elles des rameaux de laurier, et que sur le champ, devenu poète, il se soit mis à chanter des vers ; comme l'on dit des Corybantes, qu'aussitôt que le son, de la flûte frappe leurs oreilles, l'enthousiasme s'empare d'eux, et qu'ils perdent entièrement l'usage de leurs premières facultés? A Dieu ne plaise. Hésiode, à mon avis, n'a fait que nous peindre, sous le voile de la fiction, son talent naturel pour la poésie, en ayant l'air d'en attribuer l'origine aux Muses; de même que si un forgeron, devenu tel sans apprentissage, s'avisait de faire honneur de son talent inné à Vulcain. Et les Crétois, qui reçurent de leur Roi Minos une si bonne forme de gouvernement, et qui, pleins d'admiration pour sa vertu, ont prétendu qu'il avait eu Jupiter pour maître : les croirons-nous plus dignes de foi, lorsqu'ils nous disent, que sur le Mont Ida est une grotte qu'on appelé la grotte de Jupiter; que Minos, y demeura enfermé, pendant neuf ans ; et que, dans ce commerce avec Jupiter, il apprenait l'art de gouverner les hommes ? Car voilà ce qu'ils nous débitent. [38,3] A Athènes parut un homme d'Eleusis, nommé Mélésagoras. Il n'avait jamais rien appris. Mais il était inspiré par les Nymphes. Les Dieux avaient réglé par un arrêt du destin, qu'il serait un sage et un devin. Aussi était-il l'un et l'autre, s'il faut en croire les Athéniens. D'un autre côté, un Crétois, nommé Epiménide, vint également à Athènes. Il ne pouvait pas dire non plus qu'il eût eu un maître. Il était néanmoins versé dans la science des choses divines, puisqu’à l'aide de certains sacrifices expiatoires, il délivra la ville d'Athènes de la peste, et des séditions qui préparaient sa ruine. S'il possédait cette science, ce n'était pas qu'il l'eût apprise. Mais il disait qu'elle était le résultat de son long sommeil, et de son long rêve. Il y eut aussi, à Proconnèse, un philosophe nommé Aristéas. D'abord on n'eut aucune confiance en lui, parce qu'il ne disait point qu'il eût eu personne pour maître. Voici l'expédient dont il s'avisa, pour convaincre les incrédules. Il débita que son âme se détachait de son corps ; qu'aussitôt elle s'envolait dans les airs ; qu'elle parcourait tour-à-tour, toutes les régions de la terre, la Grèce, les pays des Barbares, toutes les îles, tous les fleuves, toutes les montagnes, et qu'elle ne s'arrêtait que chez les Hyperboréens ; qu'elle passait ainsi successivement en revue les lois, les mœurs, les gouvernements des peuples, les diverses qualités des terroirs, les variations de la température, les flux et reflux de la mer, et les embouchures des fleuves ; enfin, qu'elle contemplait le ciel bien plus à découvert, et avec bien plus de détail que la terre. Et lorsqu'Aristéas tenait ce langage, il méritait bien plus de foi que les Anaxagoras, que les Xénophanes, et tous autres, qui, en parlant des choses en disent ce qu'elles sont. Car les hommes ne voyaient pas clairement ce que c'était que ces voyages, ces excursions de l'âme, non plus que ces yeux avec lesquels elle contemplait toutes ces choses en particulier. Mais ils pensaient, en gros, qu'elle pouvait avoir besoin de se promener ainsi, pour se mettre à même de dire sur chaque chose ce qu'il y a de plus vrai. [38,4] Voulez-vous donc que nous écartions, en le regardant comme fabuleux, tout ce qu'on nous raconte d'Aristéas, de Mélésagoras, d'Epiménide, ainsi que les fictions des poètes, et que nous tournions notre esprit du côté de ces philosophes, nourrissons distingués du Lycée, ou de l'illustre Académie ? On ne trouve, chez eux, ni fables, ni énigmes, ni merveilleux. Ils sont en possession de penser et de parler de manière à se mettre à la portée du vulgaire. Et d'abord voici, à peu près, le langage de leur chef: « O Socrate! je vous entends souvent répéter que vous prisez la science plus que toutes choses : que vous adressez les jeunes gens, les uns à un maître, les autres à un autre maître, et que vous conseillez à Callias d'envoyer son fils à l'école d'Aspasie de Milet, un homme chez une femme. Vous-même, à votre âge, vous allez chez elle. Encore ne vous suffit-elle pas. Vous mettez à contribution Diotime pour des leçons d'amour, Komus pour des leçons de musique, Evénus pour des leçons de poésie, Ischomachus pour des leçons d'agriculture, et Théodore pour des leçons de géométrie. Que dans cette conduite de votre part il y ait, ou de l'ironie, ou du sérieux, ou toute autre chose, quel que soit le nom qu'on lui donne, je ne laisse pas de vous en louer. Mais lorsque je vous entends, dans vos dialogues avec Phèdre, avec Charmide, avec Théétète, avec Alcibiade, je commence à soupçonner que vous n'attribuez pas tout à la science; que vous pensez que le plus ancien des maîtres, pour l'homme, c'est la Nature, et qu'à ce principe tient ce qui vous est échappé quelque part, dans vos discours, que c’était aux Dieux que vous étiez redevable de votre commerce avec Alcibiade, et l'épithète de divin que vous donnez ailleurs à Phèdre, et l'horoscope d'Isocrate que vous avez fait dans un autre endroit, quoique ce ne soit encore qu'un très jeune homme. Quel est, Socrate, le but de cette doctrine ? Si vous voulez, je vais vous laisser de côté, et appeler, à votre place, cet ami de l'Académie, qui vous a prêté ces discours ». Il répondra, si nous l'en prions instamment, à notre question, qui est de savoir, si les gens de bien doivent aux Dieux leur probité. Je dis les gens de bien, et non pas les poètes, afin que vous ne m'alléguiez point Hésiode, et non pas les devins, afin que vous ne m'alléguiez point Mélésagoras, et non pas les faiseurs d'expiations, afin que vous ne m'alléguiez point Epiménide. Je mets à l'écart toutes les dénominations de ce genre, pour ne faire entrer dans le sujet de la question que la vertu, celle qui rend les hommes capables de remplir tous leurs devoirs, de bien gouverner leur famille, et de se conduire en bons citoyens. Dites-nous de cette vertu, si l'homme la reçoit des Dieux sans y mettre du sien, ou bien je vous laisserai aussi de côté. La raison va se répondre à elle-même, comme un homme répond à un autre homme, avec une liberté égale à sa confiance, en ces termes : [38,5] Malheureux! Es-tu donc fou de penser que ce qui constitue la beauté des belles actions humaines, soit le résultat facile et prompt de l'industrie des hommes, et que les Dieux n'y aient que peu ou point de part! Quoi donc, ne conviendras-tu point que toutes ces choses prises ensemble, la divination, l'initiation aux mystères, le talent des poètes, la science des expiations et des oracles, ne valent pas la vertu; et néanmoins penseras-tu que, tandis que toutes ces choses n'entrent dans l'esprit humain que par l'inspiration.des Dieux, une chose bien plus rare et bien plus précieuse, la vertu, est l'ouvrage des hommes ? Tu as une haute opinion de la Divinité, de penser qu'elle met amplement et magnifiquement du sien dans les choses de peu d'importance, et qu'elle n'en met point du tout dans ce qui est d'un bien plus grand prix ! Sans compter que si chacune de ces choses est l'œuvre de la Divinité, la vertu doit l'être aussi nécessairement. Car il n'en est point de la Divinité comme d'un forgeron, chez qui un charpentier ne peut point aller faire son apprentissage, comme d'un laboureur qui ignore la navigation, comme d'un marin qui ne connaît point la médecine, comme de ces hommes qui possèdent un art auquel d'autres hommes sont étrangers. La Divinité n'est point ainsi renfermée dans la sphère d'un art unique. Mais, si quelque chose émane d'elle, ce qui, eu égard à l'âme de l'homme et à la mesure de sa capacité, est un art individuel, n'est, par rapport à la Divinité et aux dimensions de sa science, qu'une petite portion du tout. Si donc ces choses sont à la disposition de la Divinité, recherchons si elle a, à la fois, et le pouvoir et l'intention de te donner la vertu, qui est d'un prix bien supérieur à tout le reste. [38,6] Procédons dans cette recherche de cette manière. Supposons d'abord que la Divinité est souverainement parfaite, qu'elle se suffit souverainement à elle-même, et qu'elle a une puissance infinie, de manière que retrancher quelqu'un de ses attributs, ce fût détruire son essence. Car si elle n'était point parfaite, elle ne se suffirait point à elle-même ; et si elle ne se suffisait point à elle-même, elle ne serait point parfaite. Et si elle ne se suffisait point à elle-même, et qu'elle ne fût point parfaite, comment aurait-elle la toute-puissance ? Si donc elle se suffit à elle-même, si elle est parfaite, et qu'elle ait la toute-puissance, elle veut le bien, puisqu'elle est parfaite ; elle le possède, puisqu'elle se suffit à elle-même ; elle peut l'opérer, puisqu'elle a la toute-puissance. Si elle veut le bien, si elle le possède, si elle peut l'opérer, pourquoi ne le donnerait-elle point? Car posséder une chose, et ne pas la donner, c'est ne vouloir pas la donner. Vouloir donner une chose, et ne l'avoir pas, c'est ne pouvoir pas la donner. Avoir une chose, et vouloir la donner, comment ne le pourrait-on pas? Si donc elle possède le bien, elle possède ce qui en est la perfection. Or, la perfection du bien c'est la vertu. Elle donne donc ce qu'elle possède. D'où il suit que nul bien ne peut venir à l'homme, s'il n'émane de la Divinité ; et que, d'un autre côté, ce qui n'en émane point ne saurait être un bien pour l'homme. Comment donc la vertu vient-elle de la Divinité? Toute l'espèce humaine reçut, dès son origine, une double inclination, les uns pour la vertu, les autres pour le vice. De ces deux choses, l'une, le vice, a besoin qu'on le réprime, l'autre, la vertu, a besoin qu'on lui aide à se conserver. Les âmes qui ont du penchant pour le vice, lorsqu'elles sont dirigées au bien par les bonnes leçons des lois et des mœurs, ne nuisent à personne ; et elles gagnent à cela, non d'augmenter la mesure de leur propre bien, mais de diminuer celle du mal qu'elles devaient produire. Quant aux âmes les mieux disposées au bien, placées entre les deux extrêmes du vice et de la vertu, dans un état de vacillation et d'incertitude, qui les pousse tantôt vers l'un, et tantôt vers l'autre, elles ont besoin que la Divinité les soutienne, combatte avec elles, leur aide à faire pencher la balance, et les conduise comme par la main vers le plus avantageux de ces deux côtés. Car la facilité à se laisser entraîner vers le mal est l'effet d'une faiblesse innée, qui flatte et séduit les âmes même vertueuses, par l'attrait des jouissances, par l'amorce des désirs, et les conduit dans les mêmes routes que les âmes livrées au vice. [38,7] Ecoutez en effet Jupiter qui dit : « Hélas! à quels reproches les hommes s'abandonnent-ils contre les Dieux ! Ils prétendent que c'est nous qui sommes les auteurs de leurs maux. Au lieu que ce sont eux-mêmes qui s'attirent, par leurs propres crimes, des calamités qui n'étaient point dans les décrets du destin». Mais vous ne l'entendrez point disant rien de semblable sur le compte des gens de bien. Il ne se défendra point d'être la cause de leur probité. Il ne fera honneur d'un semblable soin à nul autre. Au contraire, « Pourrais-je jamais perdre de vue le divin Ulysse, qui se distingue dans toutes les circonstances critiques, par sa présence d'esprit, et par son courage, et qui est chéri de Pallas » ? Qui donc niera qu'il fût redevable aux Dieux de son mérite et de sa vertu, cet Ulysse toujours présent à la pensée de Jupiter, objet de la prédilection de Minerve, à qui Mercure sert de guide, pour qui Calypso conçoit une passion violente, et que Leucothoë sauve du naufrage ? S'il était redevable de ce qu'il était à l'expérience qu'il avait acquise en parcourant les Cités et en étudiant les mœurs de divers peuples, ou en éprouvant sur mer plusieurs sortes de revers et de malheurs, comment ne pas attribuer aux Dieux les événements accumulés autour de lui pour produire et faire éclater sa vertu ? Ne sont-ce pas eux qui lui suscitèrent cette multitude d'ennemis à combattre; parmi les Barbares, les Troyens; parmi les Grecs, deux de leurs principaux chefs, Ajax et Palamède ; dans sa maison, des libertins remplis d'insolence et d'audace ; chez les Cyclopes, le plus féroce d'entre eux ; chez les Thraces, le peuple le plus étranger aux lois de l'hospitalité; entre les enchanteresses, la plus profonde dans son art ? Ne sont-ce pas eux qui lui suscitèrent celui d'entre les monstres qui avait le plus de têtes, et, sur les mers de plusieurs régions, les tempêtes les plus violentes, et des naufrages continuels ? Ne sont-ce pas eux qui le réduisirent à mener une vie errante, à mendier, à n'être couvert que de haillons, à demander des morceaux de pain, à se battre à la lutte avec un ivrogne, à souffrir des coups de pied et à recevoir toute sorte d'avanies de sa part ? Ce fut par attachement pour lui que les Dieux l'exposèrent à toutes ces épreuves. Ce ne fut point Neptune, irrité « de ce qu'il avait arraché la vie à un fils qu'il aimait ». Ce ne fut point le Soleil, pour se venger de l'enlèvement de ses bœufs. Non, Neptune n'a pu aimer à ce point un homme féroce, un fils qui violait les droits de l'hospitalité. Non, le Soleil avait assez de bœufs pour être insensible à la perte de ceux qui lui furent enlevés. Tous ces événements, c'était Jupiter qui en était l'arbitre suprême. N'est-ce pas lui aussi, qui, ne permettant pas à Hercule son propre fils de vivre dans l'inertie et dans la mollesse, l'éloigna de toutes les jouissances de la volupté; et qui, tandis qu'il laissait Eurysthée s'y abandonner à son aise, suscitait à Hercule des sangliers, des lions, des potentats, des tyrans, des scélérats, de longs chemins, des terres désertes, et des fleuves difficiles à passer? Quoi ! Jupiter aurait pu tripler la longueur de la nuit ; et celui dont il devint le père cette nuit même, il n'aurait pas pu l'affranchir des peines et des fatigues de la vie ? Mais il ne voulut point le faire, car il n'est pas permis à Jupiter de vouloir autre chose que ce qui est le Beau suprême. De là l'héroïsme d'Hercule, de Bacchus, d'Ulysse. Mais pour nous rapprocher d'un ordre de choses plus à notre portée, pensons-nous que chez Socrate lui-même, l'art ait fait tous les frais de sa vertu ; et que les Dieux n'y aient été pour rien? Fils d'un lapidaire de profession, s'il eût voulu succéder à son père, l'art lui en aurait enseigné le métier. Mais, destiné par les Dieux à devenir un sage, il laissa-là le métier de son père, et il embrassa la vertu.