[33,0] DISSERTATION XXXIII : Quelle est la fin de la philosophie ? [33,1] DANS les choses qui appartiennent à la raison, il est difficile de trouver le point réel de la vérité : au milieu de l'abondance qui s'offre à l'entendement, l'âme de l'homme risque de pécher par le jugement. Dans les arts mécaniques, plus on avance, plus on les perfectionne par des inventions successives, chacun à l'égard du genre d'ouvrage qui lui est propre. La philosophie au contraire, lorsqu'elle a fait le plus de progrès, c'est alors surtout qu'on voit abonder dans son sein les opinions indécises et les systèmes contradictoires. Il en est d'elle, comme de ces agriculteurs dont les propriétés deviennent moins productives à mesure qu'ils augmentent leur attirail aratoire. Dans les discussions qui intéressent l'ordre public, le nombre des juges, leur opinion, les discours des orateurs, les suffrages du peuple influent sur les résultats. Mais ici de quels juges emprunterons-nous le secours ? Par quels suffrages discernerons-nous la vérité ? Par celui du raisonnement ? mais il n'est point d'argument auquel on ne puisse opposer un argument contraire. Par celui des passions? mais les passions sont des juges qui ne méritent nulle confiance. Par celui de la multitude ? mais les ignorants font le plus grand nombre. Par celui des préjugés ? mais ils consacrent les opinions les plus erronées. [33,2] II. Or, dans ce qui est l'objet actuel de notre examen ; dans ce conflit, dans cette comparaison réciproque de la vertu et de la volupté, cette dernière, après avoir éliminé la vertu, ne l'emportera-t-elle point aux yeux du vulgaire, n'aura-t-elle pas pour elle la pluralité des suffrages, n'obtiendra t-elle pas l'empire, à l'aide des passions ? L'unique auxiliaire qui restait à la vertu, la droite raison éprouve des dissentiments, des schismes. Elle fait plus ; elle-même prône quelquefois la volupté. On parle avec succès, lorsqu'on parle en faveur de la volupté, lorsqu'on déprime la vertu, et qu'on fait tomber ainsi le sceptre en quenouille. On se départ de ce qui constitue le vrai caractère du philosophe. On se contente de l'ascendant qu'en donne le nom. Homme, abjure le nom de philosophe, quand tu en abjures les principes. Tu pervertis l'intention de ceux qui ont imposé sa dénomination à la philosophie. Elle n'a rien de commun avec la volupté. Autre est l'ami de la volupté, autre est l'ami de la philosophie. Distincts l'un de l'autre sous le rapport des noms, ils le sont aussi sous le rapport des choses. Ils diffèrent autant entre eux que les Spartiates différaient des Athéniens, et les Grecs des Barbares. Si tu t'annonces comme un Spartiate, comme un Grec, comme un Dorien, comme un Héraclide, et que tu admires le turban des Mèdes, la table des Barbares, le char des Perses, tu copies les Perses, tu imites les Barbares. Tu n'es plus Pausanias. Tu es un Mède. Tu es Mardonius. Quitte le nom du peuple auquel tu cesses d'appartenir. [33,3] III. Je conçois donc que le vulgaire préconise la volupté. Son âme est enfoncée dans la matière. Elle est étrangère à l'usage de la droite raison. Cette situation excite la commisération. Cette ignorance doit être excusée. Mais je ne pardonne point à Épicure. Je ne peux supporter qu'on outrage la philosophie. Je n'aime point un Général qui abandonne son poste au milieu de l'action, et qui se met à la tête des fuyards. Je n'aime point un agriculteur qui met le feu à ses moissons, ni un pilote qui ne jette ses regards sur les flots qu'en tremblant. Tu dois naviguer, tu dois commander une armée, tu dois cultiver des champs. Tout cela exige des travaux et des fatigues. Les grandes, les belles actions ne sont point filles de l'inertie. Que la volupté accompagne les belles actions ; j'y consens. Qu'elle les accompagne, mais que les belles actions aient partout la prééminence sur elle. « Que le sceptre ne soit que dans une seule main, que le diadème ne ceigne qu'une seule tète, et que ce soit la tête et la main de celui à qui Jupiter a donné l'empire». Mais si cet ordre est renversé ; si la volupté commande, et que la droite raison soit subordonnée, on donne à l'âme un tyran impérieux et inexorable. On la réduit à la nécessité d'en être l'esclave, de devenir, malgré elle, l'instrument d'actions de tout genre, quelque honteuses, quelque iniques qu'elles puissent être. Car quelle mesure imposer à la volupté, après qu'elle aura soumis les désirs à sa puissance ? Ce tyran est insatiable. Il dédaigne les biens qui sont à sa disposition. Il se passionne pour ceux qui lui manquent. L'abondance l'excite, l'espérance le réconforte, la profusion le jette hors de toute mesure. C'est ce tyran qui porte les affections honteuses à la révolte contre les affections honnêtes. C'est lui qui allume la guerre de l'injustice contre la justice. C'est lui qui donne la victoire contre la modération, au vice qui lui est opposé. Et cependant les besoins du corps, à combien peu de frais il est aisé de les satisfaire. A-t-on soif ? on a partout des fontaines ? A-t-on faim? les hêtres croissent en tous lieux. La chaleur du soleil réchauffe bien mieux que celle des vêtements. Le spectacle le plus varié est celui des prairies. Les fleurs dont elles sont émaillées répandent les parfums de la nature. Et jusque-là, il est possible d'assigner à la volupté des limites, savoir, celles du besoin. Si on les franchit, si l'on va plus avant, on donne à la volupté un essor qui n'a point de terme, on donne l'exclusion à la vertu. [33,4] IV. De là, l'avarice: de là, la tyrannie. Il ne suffit point au Roi de Perse d'avoir le territoire de Pasargade pour apanage. Il ne se contente pas de cresson, comme Cyrus. II faut que toute l'Asie soit mise à contribution pour fournir aux voluptés d'un seul homme. La Médie lui envoie les chevaux de Nisa ; l'Ionie des courtisanes Grecques ; Babylone des eunuques pris parmi les Barbares; l'Égypte les productions des arts de tout genre ; l'Inde son ivoire ; l'Arabie ses parfums. Les fleuves eux-mêmes paient leur tribut aux voluptés de ce Roi, le Pactole avec son or, le Nil avec son froment, le Choaspe avec son cristal limpide. Tout cela ne lui suffit point encore. Des voluptés d'un autre genre excitent sa cupidité ; et c'est pour la satisfaire qu'il passe en Europe, qu'il tente une expédition contre les Scythes, qu'il extermine les Paeons, qu'il s'empare d'Érétrie, qu'il vient débarquer à Marathon, et qu'il erre ainsi de tous les côtés. O pauvreté la plus déplorable du monde ! Car le comble de la pauvreté n'est-il pas dans des désirs qui n'ont point de terme. Du moment que l'âme goûte de la volupté hors de la ligne des besoins, la satiété des premières voluptés arrive, et elle en désire de nouvelles. Voilà, au vrai, le mot de l'énigme de Tantale. C'est une soif continuelle chez l'homme avide de voluptés. Ce sont des flots de volupté qui se présentent et qui disparaissent. C'est un flux et reflux de désirs, entremêlé de douleurs, d'agitations et de craintes. Quand la volupté est là, on craint qu'elle ne s'échappe. Quand on l'attend, on est tourmenté dans la pensée qu'elle ne viendra pas. Il suit de là nécessairement que celui qui attache ses affections à la volupté, ne doit jamais être sans perplexité ni sans angoisse, qu'il ne saurait la savourer au moment même où il en jouit, et que sa vie n'est qu'un tourbillon d'anxiétés et de sollicitudes. [33,5] V. Voyez-vous quel tyran vous donnez à l'âme. Ce sont les Athéniens sous Critias après le bannissement de Solon. C'est Lacédémone qui remplace Lycurgue par Pausanias. Quant à moi qui attache mes affections à la liberté, j'ai besoin de loi, il me faut de la raison. Ce sont ces gardiens qui maintiendront mon bonheur dans sa rectitude, dans sa stabilité, dans sa sécurité, qui feront que je me suffirai à moi-même, que je ne m'avilirai point, que je ne me prostituerai point à de honteuses fonctions d'esclave, desquelles je ne recueillerais pour tout avantage important que la volupté, si je mendiais auprès d'elles, non pas un morceau de pain, à l'exemple de cet infortuné dont parle Homère, non pas même des épées ou des bassins, mais des choses bien plus absurdes encore, des mets exquis auprès de Mittaecus, des vins excellents auprès de Sarambus, une jeune maîtresse auprès de Connus, une chanson agréable auprès de Milésias. Et où se comblera la mesure de toutes ces choses ? Quelle sera la limite du bonheur produit par la volupté. Où nous arrêterons-nous ? A qui donnerons-nous la palme ? Quel sera l'homme heureux ? Sera-ce celui qui veille et travaille sans relâche pour ne demeurer étranger à aucune volupté ; celui de l'âme duquel la volupté ne s'éloigne, ni la nuit, ni le jour ; celui dont l'âme met, si l'on peut s'exprimer ainsi, tous les sens à l'affût, comme le polype de mer y met ses réseaux, afin d'envelopper de toutes parts toutes les voluptés à la fois ? [33,6] VI. Figurons-nous, si nous le pouvons, un homme heureux du bonheur qui résulte de la volupté, promenant ses regards sur les couleurs les plus agréables à la vue, prêtant son oreille au concert le plus harmonieux, embaumé par les parfums les plus suaves, savourant les mets les plus succulents et les plus variés, et jouissant à la fois des plaisirs de l'amour et du libertinage. Car si l'on admet des intervalles, si l'on sépare les voluptés, si l'on établit l'alternative entre les sens, on altère le bonheur. Or, tout ce qui par sa présence produit une affection de volupté, produit par son absence une affection opposée. Et quelle est l'âme qui supporterait de se voir submergée, entraînée, par un semblable torrent de voluptés, sans avoir un seul instant de repos ou de relâche ? N'est-il pas probable qu'une pareille situation serait le comble du malheur pour elle, qu'elle désirerait ardemment quelque moment de répit, qu'elle soupirerait après quelque intermittence ? Car la volupté trop prolongée enfante le déplaisir. Est-il donc rien de plus perfide qu'un bonheur qui excite la commisération ! O Jupiter, et vous, autres Dieux, qui avez fait la terre et la mer, et qui êtes les pères de tous les êtres qui les habitent, quel est donc cet être que vous avez placé ici bas, en le destinant à y vivre ? Comme il est audacieux, insolent, bavard, incapable d'arriver au bien, enclin à l'inertie, et gouverné, sous tous les rapports de son existence, par la volupté ! « Que n'a-t-elle ou resté dans le néant, ou péri sans postérité toute cette engeance », si elle ne devait recevoir de vous rien de mieux que la volupté. [33,7] VII. Et comment n'aurait-elle pas quelque chose de mieux que la volupté ? Car nous empruntons le langage d'Homère, qui prend la défense de Jupiter. Si l'homme a un corps, il a aussi en partage l'intelligence et la raison. Son existence est un mélange de principes immortels, et de principes périssables. Intermédiairement placé dans l'échelle des êtres, il appartient par le corps à ce que les choses terrestres ont de plus sujet à la corruption, et son intelligence est une émanation de l'intelligence immortelle. Or, le propre du corps est la volupté, et le propre de l'intelligence est la raison. Le corps, il l'a de commun avec les brutes, tandis que l'intelligence lui est spécialement particulière. Qu'on cherche donc le bien de l'homme dans son oeuvre naturelle, son oeuvre naturelle dans son organe, son organe dans ce qui est l'instrument de sa conservation, et qu'on parte de ce dernier point. Quel est celui des deux qui est le conservateur de l'autre ? Le corps conserve-t il l'âme, ou bien l'âme conserve-t-elle le corps ? On a trouvé celui qui conserve. Quel est l'organe de l'âme ? L'intelligence. Qu'on cherche son oeuvre naturelle. Quelle est l'œuvre naturelle de l'intelligence ? La prudence. On a trouvé le bien de l'homme. Mais si l'on dédaigne cette partie de l'essence de l'homme, qui lui donne la prudence, et par laquelle il aime de plaire aux Dieux, et qu'on veuille ne s'occuper que des plaisirs de cette autre, partie, la seule vraiment méprisable, je veux dire le corps, celle qui s'abandonne à toute sorte de dérèglements et d'excès, et qui est l'esclave de la volupté, où trouverons-nous l'emblème d'une semblable monstruosité ailleurs que dans la mythologie ? [33,8] VIII. Les poètes parlent d'une espèce d'hommes de race Thessalienne, originaires du mont Pélion, de la forme la plus étrange, ayant de la ceinture en bas la figure d'un cheval. Il fallut de toute nécessité que l'animal, résultant de ce bizarre assemblage de formes, se nourrit à l'instar des brutes. Il parlait comme un homme, mais il pâturait comme une brute. Il éprouvait comme l'homme les désirs de l'amour, mais il ne pouvait les satisfaire que comme une brute. A merveille, ô poètes, et vous qui leur avez succédé, créateurs des ingénieuses fictions de l'antiquité, avec quelle vérité vous nous avez présenté sous le voile mythologique les liens qui nous attachent à la volupté. Lorsque les appétits brutaux ont pris l'empire, et commandent à l'âme, le corps conserve bien ses mêmes formes extérieures, mais les actions déterminées par ces appétits démontrent que chez celui qui s'en laisse gouverner, l'homme a cédé la place à la brute. Telle est l'allégorie des Centaures, des Gorgones, des Chimères, de Géryon, de Cécrops. Ôtez à l'homme les sensualités de la table, il n'y a plus chez lui de partie brutale. Ôtez-lui ses affections impudiques, la partie brutale n'est plus rien chez lui. Mais tant que ces sensualités et ces affections seront réunies à la partie brutale et partageront le même aliment ; tant que la partie brutale sera aux ordres de ces affections et de ces sensualités, il faut nécessairement que l'empire appartienne aux appétits dont elles se composent, et que l'âme, si l'on peut s'exprimer ainsi, fasse chorus avec eux.