[32,0] DISSERTATION XXXII. La Volupté est un bien, mais elle n'est pas un bien solide. [32,1] I. ÉSOPE, le Phrygien, a écrit des Fables où il fait converser les bêtes entre elles. Quelquefois dans le même dialogue on voit figurer des arbres, des poissons, et des hommes. Mais dans ces discours sont enlacés des traits succincts de bon sens, où quelque vérité est enveloppée. Voici une de ces Fables. Un lion poursuit une biche. Celle-ci se sauve en fuyant, et se cachant dans l'épaisseur d'un hallier. Le lion, qui a plus de force que la biche, mais moins de vitesse, arrive auprès du hallier, et demande à un berger s'il n'a point vu une biche se cacher dans les environs. Le berger répond qu'il n'a rien vu ; et tout en faisant cette réponse, il indique de la main le hallier au lion. Celui-ci s'y jette, et la malheureuse biche est sa proie. Un renard, car chez Ésope les renards montrent beaucoup de sagesse, s'adresse au berger et lui dit : « Comme tu es à la fois lâche et méchant : lâche envers les lions, et méchant envers les biches ». [32,2] II. Il me paraît qu'Épicure pourrait faire usage de cet apologue Phrygien contre le détracteur de la volupté, qui dans ses discours parle en homme, mais dans ses affections indique la volupté comme de la main. Où est l'homme assez ennemi de lui-même pour écarter spontanément la seule des choses humaines, qui a pour lui de si puissants attraits ? Car toutes les autres choses auxquelles l'homme s'attache, ou il les recherche lorsqu'il en a fait l'expérience, ou il les estime, lorsqu'il les a mises à l'épreuve, ou il croit à leur mérite, lorsque la raison lui en a fait connaître le prix, ou il en fait l'objet de son affection, lorsqu'elles ont soutenu la pierre de touche du temps. Tandis que la volupté n'entre point dans le creuset de la raison. Elle est plus ancienne que tous les arts. Elle anticipe sur l'expérience. Elle n'attend pas l'épreuve du temps. Le goût qu'elle inspire, est l'ouvrage même de la nature. Ce goût naît et commence avec la vie. Il est comme une sentinelle placée autour de l'être vivant pour le conserver. Ôtez la volupté, vous ôtez l'existence à l'être qui vient de la recevoir. Car ce n'est qu'à la longue que l'homme, à l'aide du jeu insensible et réciproque des sensations et de l'expérience, développe eu lui-même la science, la raison et l'intelligence (cette faculté à laquelle on attache tant d'intérêt) et qu'il augmente leur intensité. Tandis que du moment où il vient au monde, il apprend de la nature et de lui-même tout ce qu'il doit savoir de la volupté. Autant il est l'ami de la volupté, autant il est l'ennemi de la douleur. La volupté tend à le conserver ; et la douleur tend à le détruire. [32,3] III. La volupté est une chose méprisable mais notre amour pour elle ne serait point inné. Elle ne serait point dans tous les temps l'agent fondamental de notre conservation. Quant à ces sujets de déclamation que les Sophistes ont accumulés contre elle, le luxe de Sardanapale, les délices de la Médie, la mollesse de l'Ionie, la somptuosité de table de la Sicile, les mœurs efféminées de Sybaris, les courtisanes de Corinthe, et autres tableaux de même nature ; ce ne sont point là les oeuvres de la volupté. Ce sont les oeuvres des arts et de l'industrie humaine, lorsque dans la succession des temps l'opulence et la profusion des biens eurent porté l'homme à sortir des limites naturelles de la volupté. De même donc que nul ne s'avise de faire la guerre à la raison, en l'accusant de n'être point une chose belle de sa nature, sous prétexte qu'il est des individus qui en appliquent l'usage à des choses qui ne sont point belles de leur nature ; de même il ne faut point faire le procès à la volupté, mais à ceux qui en abusent. L'âme de l'homme étant susceptible de ces deux choses, la volupté et la raison, si la volupté se mêle à la raison sans rien ôter aux besoins de la nature auxquels elle tient, elle donne à ces derniers tout l'attrait dont ils sont capables. Mais si la raison s'allie à la volupté, et que l'opulence fasse sortir cette dernière de ses limites naturelles, elle ôte aux besoins de la nature ce que la nature avait attaché de plaisir à les satisfaire. [32,4] IV. Mais, dira-t-on, la volupté n'est pas uniquement propre à l'homme. Elle lui est commune avec tous les autres animaux. Vous n'aimez donc pas que la nature l'ait regardée comme la dépositaire la plus fidèle de la conservation de tout ce qui vient à la vie. Ou bien, êtes-vous choqué de la promiscuité de ses fonctions ? O l'étrange espèce de cupidité Vous n'aimez donc pas la lumière du soleil, parce qu'elle est commune à tous les êtres qui ont des yeux. Il fallait donc que l'homme eût exclusivement le don de la vue ; à défaut, vous n'accorderez point que la lumière soit un bien pour lui ; non plus que l'air, que tous les corps respirent, et qui, par cette respiration, entretient leur existence ; non plus que le cristal des fontaines ; non plus que les fruits de la terre. Poussons plus avant dans le cercle des choses nécessaires. Elles sont toutes communes à tous les êtres. Nulle n'est exclusivement propre à nul d'entre eux. Plaçons donc la volupté dans ce cercle, comme un bien commun chargé de la conservation de tous les êtres sensibles. [32,5] V. Mais puisque la vertu est intéressée dans cette dissertation sur la volupté, à Dieu ne plaise que nous nous permettions contre la vertu aucune agression. On peut d'ailleurs discourir sur la volupté sans amertume et sans fiel. Nous dirons seulement, que séparer la volupté de la vertu, c'est rendre cette dernière impossible. Ôtez la volupté attachée aux belles actions, elles ne seront plus recherchées. Celui qui travaille pour la vertu travaille spontanément. Il travaille par amour pour une volupté présente ou attendue. De même que dans les comptoirs, nul « de ceux à qui les Dieux n'ont point ôté le bon sens», n'échange sciemment un talent contre une drachme, ni de l'or contre de l'airain, et qu'il faut, au contraire, quoique une sorte d'égalité doive régner dans cet échange, que chacune des deux parties, entre lesquelles l'échange a lieu, y trouvent respectivement leur avantage ; de même, sans doute, en ce qui concerne les divers genres de travaux, nul ne s'y livre par affection intrinsèque pour le travail. Car ce serait l'affection du monde la plus malentendue. Mais chacun a pour but d'échanger le travail du moment contre du beau, pour parler le langage vulgaire ; et contre de la volupté, pour parler le langage de la vérité. Or, dire du beau, c'est dire de la volupté. Car le beau ne serait point beau, si la volupté n'était pas un des éléments les plus intimement inhérents à son essence. [32,6] VI. Quant à moi, je tiens aussi pour cette opinion contraire à l'autre; et ce qui prouve, à mon sens, que la volupté est de toutes les choses celle qu'on désire le plus, c'est qu'on ne craint pas de s'exposer pour elle à des fatigues, à des blessures, à la mort, et à toute sorte de maux. Car, quoiqu'on fasse varier les noms qu'on donne aux causes de ces effets divers, et qu'on appelle le sentiment qui fait courir Achille à la mort, pour venger la mort de Patrocle, amitié ; la passion qui porte Agamemnon à supporter de longues veilles, à être toujours le premier rendu au Conseil, à jouer le premier rôle dans toutes les opérations militaires, autour de l'Empire ; l'ardeur qui pousse Hector à être continuellement à la tête des Troyens, à figurer dans la première ligne des combattants, à faire des actions de courage, amour de la Patrie ; tout cela n'est que donner des noms différents à la volupté. Car, de même que dans les maladies du corps, les malades souffrent le fer et le feu, la faim et la soif, supportent sans répugnance les choses les moins supportables de leur nature, et cela dans l'espérance de recouvrer leur santé ; et qu'ôter la perspective du bien qu'on espère, c'est anéantir le courage qui fait braver le mal présent : de même dans les actions humaines, il se fait un échange de peines et de travaux pour de la volupté. Cet échange, on l'appelle Vertu. A la bonne heure ; je passe cette expression, mais je demande : « L'âme se porterait-elle vers la vertu, abstraction faite de l'affection qu'elle a pour elle » ? Car admettre l'affection, c'est admettre la volupté. Qu'on change les dénominations ; que la volupté soit appelée la joie, peu m'importe la multiplicité des noms. Je vois la chose, je reconnais la volupté. [32,7] VII. Pensez-vous qu'Hercule, qui entreprit de si nombreux et admirables travaux, qui s'endurcit aux fatigues, qui se familiarisa avec les périls, qui livra des combats aux bêtes féroces, qui extermina partout les tyrans sur son passage, qui se fit un plaisir de détruire les brigands, qui répandit la sécurité sur ses traces, qui signala son courage sur le mont Oeta, qui s'étendit lui-même sur le bûcher destiné à le réduire en cendres ; pensez-vous qu'il eût un autre motif que celui de ces sublimes, de ces admirables, de ces pures voluptés, dont il savourait les unes au milieu même de ses labeurs, dont les autres devaient l'en récompenser un jour. Pensez-vous qu'il se soit spontanément dévoué à de si grandes choses ? Mais votre attention ne se fixe que sur le côté pénible et périlleux des travaux d'Hercule, sans considérer les voluptés qui les accompagnaient, d'après les affections dont il était susceptible Hercule trouvait de la volupté à faire ces grandes choses ; et il ne les faisait que par cette raison. Il ne les aurait point faites, s'il n'avait point dû y trouver de la volupté. Bacchus aussi trouvait de la volupté au milieu de ses fêtes, au milieu de ses bacchanales nocturnes, au milieu des danses, des airs de flûte, des chansons dont elles se composaient. Tel était le genre des voluptés de Bacchus, au milieu de ses mystiques orgies. [32,8] VIII. Mais pourquoi parler de Bacchus et d'Hercule? Ils appartiennent à la mythologie, aux temps héroïques. Adressons-nous à Socrate. « O Socrate, vous êtes éperdument amoureux d'Alcibiade, après Alcibiade, de Phèdre, après Phèdre, de Charmide. Vous êtes éperdument amoureux, ô Socrate ; et il n'est point dans toute l'Attique de beau garçon que vous ne connaissiez. Allons, confessez-nous la cause de cet amour, et ne craignez pas qu'il y ait à cet aveu aucune infamie. Il est possible, en amour, d'allier la pudeur avec la volupté, comme il est possible d'unir la douleur à une passion impudique. Mais, si vous séparez la volupté de l'amour, si vous n'aimez que sous le rapport de l'âme, sans aimer sous le rapport du corps, aurez-vous de l'amour pour Théetète ? Non, car il est camus. Aurez-vous de l'amour pour Choerephon ? Non, car il a une figure cadavéreuse. Aurez-vous de l'amour pour Aristodème ? Non, car il est tout disgracié de la nature. Qui donc aimerez-vous ? Celui qui se distingue par sa chevelure ; qui, à la fleur de l'âge, étale toutes les grâces de l'élégance, tous les charmes de la beauté. Votre vertu me répond, d'ailleurs, que cet amour est exempt de toute souillure. Mais votre âme me répond aussi que vous alliez la volupté à l'amour ». Car je ne doute pas non plus des impressions de volupté que l'action de la chaleur produit sur le corps, que la lumière du soleil produit sur la vue, que le son des flûtes produit sur l'ouïe, que les leçons des Muses produisent sur Hésiode, que les inspirations de Calliope produisent sur Homère, que la lecture d'Homère produit sur Platon, en donnant de l'élévation, de la grandeur à son âme. Toutes ces choses, les yeux, les oreilles, les corps, les esprits, sont entraînés par l'attrait de la volupté. [32,9] IX. Ce fut aussi la volupté qui conduisit Diogène dans un tonneau. Que la vertu ait également contribué à l'y conduire, à la bonne heure. Mais pourquoi regarderait-on la volupté comme inconciliable avec la sagesse ? Diogène se trouvait aussi bien dans son tonneau, que Xerxès à Babylone. Il était aussi content de son pain sec, que Smindyride de la chère la plus raffinée. Il avait autant de plaisir à boire l'eau de la première fontaine qui lui tombait sons la main, que Cambyse en pouvait avoir en buvant exclusivement de l'eau du Choaspe. Il se délectait de l'aspect du soleil, autant que Sardanapale du spectacle de sa magnificence. Il aimait autant son bâton, qu'Alexandre pouvait aimer sa lance. II se complaisait dans sa besace, autant que Crésus dans ses trésors. Et si l'on compare voluptés à voluptés, celles de Diogène l'emportent sur celles des autres. Car la vie des personnages que je viens de nommer paraît bien n'être qu'un tissu de voluptés. Mais les filaments de la douleur y sont partout enlacés. Xerxès vaincu s'abandonne au désespoir : Cambyse blessé pousse des gémissements : Sardanapale pleure au milieu de son palais en flamme : Smindyride est inconsolable d'avoir été éconduit : Crésus prisonnier ne fait plus que verser des larmes : Alexandre tombe dans la langueur lorsqu'il ne voit plus de nations à combattre : tandis que les voluptés de Diogène sont inaccessibles à la désolation, aux gémissements, aux larmes, à la douleur. Mais ces voluptés de Diogène on les appelle des privations. On juge donc de Diogène par soi-même. Jugement insensé ! A vivre comme il vivait, on se croirait très à plaindre. Diogène, au contraire, y trouvait sa volupté. J'oserai même dire davantage, que nul n'a mieux entendu que Diogène l'amour de la volupté. Il ne fut point chargé d'un ménage. L'économie domestique a ses peines. Il ne s'immisça point dans les fonctions publiques. C'est une chose fertile en désagréments. II ne s'engagea point dans les liens du mariage. Il savait des nouvelles de Xantippe. Il ne s'exposa point à avoir des enfants à élever. Il connaissait l'histoire de Clinias. Mais exempt d'inconvénients de tout genre, d'asservissement, de sollicitude, de crainte, de douleur, il était dans tous les lieux de la terre, comme dans une maison identique. Seul entre les hommes, il sut s'assurer des voluptés autour desquelles il n'eut pas besoin d'élever des remparts pour les défendre contre les atteintes des vicissitudes humaines. [32,10] X. Quittons Diogène ; passons aux Législateurs, et considérons les corps politiques. Ne pensez pas d'ailleurs que je me dirige vers Sybaris, que je rappelle ni les Syracusains, que leur mollesse a rendus célèbres, ni les Corinthiens adonnés à toutes les voluptés, ni les habitants de Chio, renommés pour leur opulence, ni ceux de Lesbos, qu'on vante comme les premiers buveurs, ni ceux de Milet, fameux pour la richesse de leurs vêtements. Je ne m'occupe que des peuples qui ont tenu le premier rang sous le rapport politique, des Athéniens et des Spartiates. Chez ces derniers, je vois des flagellations, des blessures, les pénibles exercices de la chasse, de la course, la frugalité dans les repas, la mise la plus grossière. Mais je vois la volupté attachée à toutes ces choses. A merveille Lycurgue, tu compenses de médiocres peines par de grandes voluptés. Tu donnes peu, et tu recueilles beaucoup. Tu imposes des travaux éphémères, et tu en fais résulter des voluptés continues. Mais, dira-t-on, en quoi consistaient donc les voluptés des Spartiates ? Elles consistaient à n'avoir point de murailles autour de leur ville, voir la sécurité régner autour d'elle, à ne pas craindre qu'une flamme ennemie vint dévorer ses maisons, à la défendre de l'aspect d'hostiles phalanges, et de boucliers étrangers, à la maintenir inaccessible aux cris de douleur et aux violences que produit la guerre. Or, qu'y a-t-il de plus cruel que la crainte, de plus accablant que la servitude, de plus révoltant que la nécessité ? En éloignant toutes ces choses de ta Cité, tu as mis à la place des voluptés en grand nombre. Les nourrissons de ces voluptés furent Léonidas, Othryade, Callicratidas. Mais ces Spartiates sont morts; - ouï, mais ils sont morts avec gloire ; - et pour quels motifs ? - pour ces voluptés. On mutile le corps dans ses membres pour la conservation du tout. Or, Léonidas était à Sparte, ce qu'un membre est au corps ; et il mourut pour elle. Il en fut de même d'Othryade et de Callicratidas. Ainsi, du sacrifice de quelques membres d'une médiocre importance résultait le salut des voluptés de tous les citoyens. Que dirons-nous des Athéniens ? Dans l'Attique on ne voyait que fêtes, qu'expansion de joie, d'allégresse. Chaque saison de l'année avait chez eux son apanage de voluptés. An printemps, c'étaient les fêtes de Bacchus; en automne, celles des Déesses Eleusines. Les autres Dieux avaient distribué dans les autres saisons, les Panathénées, les Skirophories, les Aloes, les Apatouries. Tandis qu'une partie des citoyens d'Athènes livre des batailles navales, le reste célèbre des fêtes dans les Cités de l'Attique. Tandis que les uns sont en campagne sur le continent, les autres prennent leurs ébats au milieu des bacchanales. Mais la guerre elle-même, la chose du monde la moins agréable, n'est pas sans avoir ses voluptés. On y entend la trompette tyrrhénienne qui donne le signal de se ranger en bataille, la flûte qui bat la cadence pour les rameurs, les hymnes guerrières qui sonnent la charge. Vous voyez combien sont nombreux les divers genres de volupté.