[28,0] DISSERTATION XXVIII. Sur le moyen d'être exempt de toute douleur. [28,1] Comment rendre l'âme inaccessible à la douleur ? A-t-on besoin pour cela d'un médecin, comme dans les douleurs du corps; et, outre le médecin, a-t-on besoin de médicaments, et d'un régime bien conditionné, pour produire la santé? Quel sera donc notre médecin pour l'âme? Quels seront nos médicaments? Quelles seront les règles de notre régime ? Quant à moi, en conséquence de l'affection que je porte à toute l'Antiquité, je ne séparerai point les deux branches de l'art, l'une de l'autre. Je m'en l'apporterai aux poètes, qui nous disent, qu'il y avait, sur le mont Pélion, un médecin qu'ils appellent Chiron, dont l'art embrassait les deux parties. Car il exerçait le corps de ceux qui venaient à lui, et leur procurait la plus brillante santé, en les faisant chasser dans les plaines et sur les montagnes, s'exercer à la course, coucher sur la dure, en leur faisant manger les bêtes prises à la chasse, et boire l'eau des fontaines. Mais, d'un autre côté, il avait grand soin que l'âme ne le cédât point au corps, et qu'elle se distinguât, sous le rapport de la justesse du raisonnement, et de l'empire des passions. Il se montrait, tout à la fois, aussi profond dans la morale que dans la médecine ; et les poètes n'ont célébré son talent, à ce double égard, que sous une dénomination unique. Si, de nos jours, cet art, jadis individuel, a été démembré, n'en soyez point étonné; à moins que vous ne me montriez auparavant, que l'art de la médecine est resté dans son intégralité ; qu'il n'a point éprouvé lui-même de démembrement, eu égard aux parties du corps ; que l'on n'a point fait un art particulier pour les yeux, un autre pour les reins, un troisième pour telle autre partie du corps, et qu'au milieu de cette multitude de minutieuses divisions, l'art lui-même n'a point couru le risque de s'évanouir complètement, semblable à l'empire de Macédoine, qui, après la mort d'Alexandre, fut partagé entre plusieurs chefs, dont aucun ne fut capable de prendre les rênes de l'Empire entier. [28,2] Mais à quel propos avons-nous fait, ici mention de Chiron ? Voyons, examinons ensemble si c'est sans raison. Si vous admettez, avec moi, qu'il est quelque chose qui doit être appelé douleur du corps ; (et vous êtes forcé de l'admettre) si vous supposez ensuite que cette douleur s'introduit tout d'un coup dans le corps, qu'elle se répand également dans toutes ses parties, et qu'elle en altère la manière d'être naturelle, ainsi que le feu altère le fer, vous admettez ce que nous appelons du feu. Mais les médecins ont changé cette dénomination; et, afin que le mal nous parût moins considérable, ils se sont servis d'un diminutif du mot feu, et l'ont appelé fièvre, et non pas feu. Il est un autre genre de douleur, lors, par exemple, que la cause, l'origine du mal, est dans une seule des parties du corps, et que, de là, elle gagne et attaque toutes les autres parties. Or, rien n'est plus rapide que ce passage de la douleur de la partie malade à celle qui ne l'est point, comme il est aisé d'en faire l'épreuve, en effleurant seulement la pointe du pied. Car on dit, en proverbe, que la douleur vole en un instant de l'ongle de l'orteil à la tête. Croiriez-vous donc possible un semblable effet, si l'âme n’était pas répandue dans toutes les parties du corps, si elle n’était pas combinée avec lui comme la lumière l'est avec l'air ? Ou bien, faisons cette analogie : de même que, dans les sacrifices, le parfum de ce qui brûle sur les autels, en se combinant avec l'air intermédiaire, va frapper l'odorat des assistants éloignés ; de même que les couleurs viennent se peindre de loin dans les yeux, en imprégnant de leur teinte l'air au travers duquel elles passent, de même il faut penser que l'âme est étendue dans toutes les parties du corps, de manière qu'il n'y ait aucune de ses parties qu'elle n'occupe à l'exception des cheveux et des ongles, qui, semblables aux feuilles des arbres, sont les parties les moins susceptibles de sensibilité. D'après cette combinaison de l'âme avec le corps, elle partage ses douleurs et ses plaisirs ; et, si le siège de la douleur est dans le corps, le siège de l'impression qu'elle produit, est dans l'âme.Telle est la première voie par où l'homme est accessible à la douleur. Voici la seconde, qui se dirige en sens contraire de la première; car elle commence par l'âme, et finit parle corps. Lorsque l'âme est malade de quelque chagrin, le corps participe à sa maladie : il maigrit. Telle est la cause qui fait couler les larmes des yeux, qui rend le corps maigre et pâle, effets ordinairement produits par les chagrins de l'amour, par les privations dans la pauvreté, et par l'abandon dans le deuil. Le corps a encore une autre source de douleur, dans le ressentiment, la colère, l'envie, et tous les mouvements déréglés de l'âme. [28,3] Mais à quoi bon tous ces détails ? Ils servent à montrer que, soit que la douleur arrive au corps par l'entremise de l'âme, soit qu'elle arrive à l'âme par l’entremise du corps, on ne doit avoir besoin contre elle que d'un seul et unique médecin ; comme pour traverser l'Euripe avec succès, on n'a besoin que d'un seul pilote. Tenons cela pour démontré. Mais ce médecin, capable d'écarter la douleur, de quelque côté qu'elle vienne, qui nous l'indiquera? Car je doute, quant à moi, si je trouverai le pareil de ce Chiron, dont je viens de parler, pour me procurer le double genre de bien que je cherche. D'ailleurs, je n'ai pas une pleine foi à sa recette. Car c'est une grande affaire ; il y a plus qu'à gravir le mont Ossa et le mont Olympe. Mais je n'ai pas non plus une entière défiance. Car à quoi l'âme qui ose tout, ne réussit-elle point, lorsqu'elle le veut. ? [28,4] Au milieu de cette alternative de foi et de défiance, d'ignorance et de savoir, voici comment je crois pouvoir me tirer d'affaire. Je pense bien qu'il n'y a qu'un art unique pour l'âme et le corps, et qu'il n'y en a point deux. Mais je pense qu'en opérant la guérison de celle de ces deux choses qui est la plus excellente, cet art opère celle de l'autre. A ce propos, je me rappelle ce que dit Socrate à Charmide : Ce n'est point ce qu'on trouve dans les Vers magiques et dans l'enchantement du Thrace, c'est tout le contraire. Socrate dit donc que la guérison du tout emporte la guérison de la partie; et qu'il est impossible que la partie soit guérie avant le tout. Il a raison; je suis de son avis, pour ce qui concerne le corps. Mais dans la correspondance de l'âme et du corps, je pense tout le contraire. Car, lorsqu'une de ces deux parties est en bon état, il en doit nécessairement être de même de l'autre. Non que cela soit vrai de ces deux parties sans distinction ; mais seulement de l'une des deux. Car, dans l'agrégation de la partie la moins importante, avec celle qui l'est le plus, du maintien en bon état de celle-ci résulte celui de l'autre. Pensez-vous que l'homme qui est en pleine santé du côté de l'âme, tienne aucun compte d'une douleur qui lui survient, d'une blessure qu'il reçoit, ou de tout autre mal corporel? Non, par Jupiter ! voilà la médecine à laquelle il faut s'attacher, et qu'il faut mettre à l'épreuve. Voilà le genre de santé qu'il faut se donner, et dont on doit être avide. Il ne tardera pas à rendre le corps inaccessible à toute douleur ; ou du moins il lui fera mépriser celle dont il subira l'atteinte.