[21,0] DISSERTATION XXI : Qu'est-ce que l'amour ? (suite) [21,1] I. « JE n'ai pas dit la vérité », s'écrie dans quelqu'une de ses Odes le poète d'Himérie, au sujet d'une Ode antérieure, dans laquelle il avait dit d'Hélène des choses qui n'étaient pas vraies. Au blâme précédemment déversé il fait donc succéder l'éloge. Je crois qu'à l'instar de ce poète, j'ai, moi-même, besoin de chanter la palinodie, touchant ce que j'ai dit de l'amour. Car l'Amour est aussi un Dieu ; et il n'a pas moins de puissance qu'Hélène pour se venger de ceux qui disent du mal de lui. Et en quoi donc ai-je péché contre l'amour, que j'aie à rétracter ce que j'en ai dit? J'ai grandement, grièvement péché; et il me faudrait le talent d'un poète accompli pour réclamer, comme il convient, l'indulgence, et obtenir la faveur, d'un Dieu incorruptible; et cela, non en lui donnant ni sept trépieds, ni dix talents d'or, ni des femmes Lesbiennes, ni des chevaux troyens, mais en corrigeant la raison par la raison, le mal par le bien, et le mensonge par la vérité. [21,2] II. On raconte d'Anacréon, le poète de Téos, que dans une circonstance, il fut puni, de la même manière, par l’Amour. Dans celle de leurs places publiques que les Ioniens appellent le panionion, une nourrice portait un enfant. Anacréon passe auprès d'elle. Il était ivre. Il chantait. Il était couronné de fleurs. Dans ses chancellements, il choque la nourrice, et le nourrisson, et lâche une imprécation contre ce dernier. La nourrice ne riposta rien d'ailleurs à Anacréon, mais elle fit des vœux pour que l'ivrogne qui venait d'outrager ainsi son nourrisson, l'exaltât un jour, par ses louanges, autant qu'il venait de le maudire, et même davantage. Ces vœux furent accomplis. Cet enfant, devenu grand, fut le beau Cléobule; et, en expiation de l'imprécation qu'il avait jadis proférée, Anacréon le combla d'éloges. [21,3] III. Qui nous empêche d'expier, à l'instar d'Anacréon, et spontanément, le mal que nous avons dit de l'Amour? Car, avoir montré qu'il commet l'adultère, comme dans l'exemple de Paris, qu'il viole les lois de la consanguinité, comme dans l'exemple de Xerxès, qu'il méconnaît celle des sexes, comme dans l'exemple de Critobule, attribuer à un Dieu des actions impies, comment ne serions-nous pas coupables? Considérons donc notre sujet sous ce point de vue. L'Amour s'applique-t-il à toute autre chose qu'à la beauté? Non ; car il n'y aurait rien moins que de l'amour, s'il n'y avait point de beauté. Lors donc que nous disons que Darius aime l'argent, que Xerxès aime les contrées de la Grèce, que Cléarque aime la guerre, qu'Agésilas aime les hommes, que Critias aime la tyrannie, qu'Alcibiade aime la Sicile, que Gylippus aime l'or, et cela par l'effet d'une séduction résultante de l'aspect d'une beauté qui n'existe qu'en apparence, appellerons-nous amour l'impulsion qui les porte chacun vers son objet? Dirons-nous que chacun d'eux aime, l'un une chose, et l'autre une autre? A Dieu ne plaise. Ce serait outrager la vérité, que de parer les plus honteuses des actions humaines d'un nom qui ne leur convient pas. Et comment le Beau pourrait-il exister dans les richesses, la chose du monde la pire de toutes ; dans la guerre, la chose du monde la plus sujette aux vicissitudes; dans la tyrannie, la chose du monde la plus atroce ; dans les trésors, la chose du monde qui inspire le plus d'insolence? Si vous me parlez de la Sicile, ou des contrées de la Grèce ; eh bien! vous me parlez de plaisirs en perspective, mais point du tout du Beau. Vous ne gagneriez même rien à me parler de l'Egypte, si célèbre par la majesté de ses pyramides, et par son grand fleuve; de Babylone, si renommée par ses murailles; de la Médie, si vantée par ses chevaux; de la Phrygie, si connue par ses pâturages; de la ville de Sardes, si fameuse par son opulence. Tant s'en faut que ces choses soient réellement belles, qu'elles ne sont pas même agréables. Néanmoins elles devraient être plutôt rangées parmi les choses de cette dernière classe, parce qu'on peut en retirer du plaisir, que parmi les choses belles, parce, qu'il est impossible d'en recueillir aucun avantage solide. Car rien de ce qui est beau ne peut, ni être nuisible, ni être sujet aux vicissitudes, ni aider à la méchanceté, ni mener à la misère, ni se terminer par le repentir. A la bonne heure. [21,4] IV. L'amour du Beau est donc, à nos yeux, vraiment de l'amour ; et aimer toute autre chose que le Beau, c'est aimer la volupté. Faisons disparaitre, si vous voulez, ce mot d'amour, et appelons cela désirer, et non aimer, de peur que, par l'inconvenance de l'expression, nous ne changions, sans nous en apercevoir, non seulement le mot, mais la chose. Que l’amour soit donc pour le Beau, et le désir pour la volupté. Mais celui qui aime le Beau, ne le désirera-t-il pas? Beaucoup : car, que serait l’amour y si ce n'était un désir, un appétit? Si je donne à la même chose, tantôt le nom de désir, tantôt le nom d’appétit, j'en demande pardon aux puristes. Car, entre autres choses, j'imite l'exemple de Platon, en ce qui concerne l'indépendance et la liberté des termes. L’amour sera donc, si l'on veut, un appétit, et non point un désir, et nous déterminerons ainsi la nuance entre ces deux expressions. Lorsque l'âme se portera vers un objet qui lui paraît beau, ce sera amour, et non point désir; et lorsqu'elle se portera vers un objet qui ne lui paraîtra, pas beau, ce sera désir, et non point amour. Quoi donc! si un homme sans mœurs, imitant les sophistes, et ajoutant à un de ces objets qui ne sont qu'agréables une spécieuse apparence, disait que cet objet lui paraît beau, accorderions-nous que cet homme eût de l'amour? Et, d'un autre côté, en considérant ceux, qui ont vraiment de l’amour, ceux qui se portent vers le Beau, si nous apercevons un objet agréable au travers de cet appétit pour le Beau, et que la volupté vienne s'y mêler, appellerons-nous cela désir, et non point amour? Comment déterminerons-nous, ici, ces différences? Car, si les choses propres à la volupté prennent l'apparence du Beau, et que les choses qui appartiennent au Beau souffrent le mélange de la volupté, il est à craindre, sur ce pied-là, que nous ne puissions pas distinguer le désir de l’amour. Voulez-vous donc que nous séparions du Beau ce qui n'en a que l'apparence ; afin que les choses qui appartiennent à la volupté ne puissent plus nous en imposer sous ses dehors, et que nous laissions intacte cette dernière. Car ce qui appartient au Beau, étant digne d'être estimé et recherché par sa nature, doit être Beau pour être aimable. Quant aux choses qui appartiennent à la volupté, il leur suffit d'en avoir l'apparence sans réalité. Car toute leur consistance ayant son fondement dans la satisfaction de celui qui en jouit, et non dans leur propre essence, c'est assez pour elles de paraître ce qu'elles ne sont pas en effet. [21,5] V. Voici quelle est ma pensée, (car je sens que j'ai de la peine à m'entendre moi-même, et que j'ai besoin d'un exemple). Il est impossible que notre corps soit entretenu, s'il ne reçoit la nutrition nécessaire ; s'il ne prend des aliments ; si les mâchoires, l'estomac et toutes les parties de l'économie intérieure ne font leurs fonctions. Du temps de Saturne, les hommes se nourrissaient, dit-on, de faînes et de poires sauvages. De là, l'opinion qui s'est répandue, que la terre produisait ses fruits d'elle-même. On ne devait pas, en effet, avoir besoin d'agriculture, lorsqu'on vivait de ce qui naissait spontanément. A ces aliments de la Nature substituez des cuisiniers, des épiceries, des mets, des ragoûts divers, tels qu'en ont enfantés la friandise des Siciliens, le raffinement des Sybarites, le luxe des Perses ; vous donnerez à tout cela le nom de voluptés. Vous appellerez aliment ce qui est commun à tous, et volupté ce qui est particulier à chacun ; aliment, sous le rapport de la Nature, et volupté, sous le rapport de l'art. Transposez maintenant les tables ; présentez à des Siciliens un repas fait pour des Perses, et à des Perses un repas préparé pour des Siciliens. Les uns et les autres auront également de quoi s'alimenter. Mais adieu la volupté. Le défaut d'habitude l'a changée en dégoût. L’aliment consiste dans la propriété qu'il a reçue d'alimenter. La volupté est dans l'usage qui nous a accoutumés à ce qui en est l'objet. [21,6] VI. Or, les habitudes sont différentes, selon les individus. En effet, les Grecs, les Perses, les Lydiens, les Phéniciens, et peut-être d'autres peuples, ont planté et travaillé des vignes, cueilli des raisins, foulé la vendange, et fait une boisson, inutile, sous le rapport du besoin, mais très agréable, sous le rapport de la volupté. Dans la Scythie, le lait est, pour la plupart des nations qui l'habitent, ce qu'est le vin pour ceux que nous venons de nommer. Chez d'autres, où les abeilles bâtissent leurs alvéoles parmi les pierres et les chênes, on adoucit sa boisson avec du miel. Ailleurs, on ne va point troubler les Nymphes dans leurs fontaines, on boit la première eau qu'on a sous la main. Il est, parmi les Scythes, une peuplade, où l'on ne boit que de l'eau. Toutefois, lorsqu'on va s'y livrer au plaisir de l'ivresse, on construit un bûcher ; on y jette des plantes odoriférantes ; on forme un cercle, autour du bûcher, comme autour d'une coupe ; et l'on s'invite réciproquement à se régaler de la vapeur qui s'en exhale, comme on fait ailleurs d'un verre de vin ; on se laisse enivrer de cette vapeur ; on saute; on chante ; on danse. [21,7] VII. Mais, où tend ce circuit de discours? A démontrer la différence qui existe entre les choses qui appartiennent au Beau, et celles qui appartiennent à la volupté. Car, il en est, à mon avis, des aliments nécessaires, et qui s'offrent d'eux-mêmes, comme de ce Beau qui doit être tel par essence, et n'en avoir pas l'apparence seulement. Et, quant à ces aliments variés et appropriés à l'usage des différents peuples, qui leur plaisent diversement, il suffit qu'ils aient une spécieuse apparence. A ce compte, l'amour devient raison, vertu, art : raison, sous le rapport de la vérité ; vertu, sous le rapport des dispositions personnelles; art, sous le rapport des moyens propres à atteindre le Beau. Au lieu que, les désirs ne s'attachant qu'aux choses qui appartiennent à la volupté, il y a défaut de raison des deux côtés. Puis donc que le Beau doit être le Beau réel pour exciter l’amour, quelles dirons-nous que doivent être l'essence et l'action de ce dernier? Voulez-vous que je vous le dise, selon la pensée de Socrate? Ce Beau est ineffable ; il est au-dessus de la portée de nos yeux. L'âme l'a contemplé autrefois ; elle n'en a plus qu'un souvenir semblable à celui d'un songe. Dans l'union où elle est, ici-bas, avec le corps, elle ne le contemple pas avec la même énergie ; elle n'est plus avec lui dans les mêmes rapports de lieu et de situation. Exilée sur la terre, elle est devenue étrangère à ces sortes de contemplations. Elle est enveloppée d'un limon épais, composé d'éléments divers, qui l'agitent. Elle est condamnée à une vie obscure et sans ordre, pleine de trouble, d'écarts, et d'égarements. Tandis que la nature du Beau, qui tire son origine d'en-haut, à mesure qu'elle descend et qu'elle s'avance insensiblement vers nous, s'obscurcit par degrés, jusqu'à ce qu'elle ait perdu ce qui constituait antérieurement son éclat. [21,8] VIII. Tels, ces grands fleuves qui se déchargent dans la mer, défendent encore leurs courants de tout mélange saumâtre, à l'endroit où ils s'y jettent, et peuvent encore fournir une eau pure aux navigateurs qui arrivent. Mais, lorsque ces fleuves sont un peu plus avancés, lorsqu'ils se répandent dans les profondeurs de la mer, et que leurs ondes deviennent le jouet des vents, des flots, du flux et reflux, de la tourmente, ils perdent leur pureté primitive. Il en est ainsi du Beau ineffable, du Beau immortel. Il existe d'abord dans le ciel, et dans les substances qui sont dans le ciel. Là, il se maintient pur, sans mélange, avec toutes ses parties intégrantes. Mais, en descendant des cieux ici-bas, il s'obscurcit par degrés, et finit par s'évanouir, de manière que le connaisseur vulgaire dans l'art de discerner le Beau, en peut à peine apercevoir les vestiges, au travers des accessoires vagues et incertains, qui en enveloppent, qui en offusquent l'essence. Mais celui qui est familiarisé, de longue-main, avec le fleuve du Beau, qui conserve l'idée de son essence dans sa mémoire, lorsqu'il la rencontre, lorsqu'il en aperçoit la moindre trace, et qu'il la reconnaît, alors semblable à Ulysse, à l'aspect de la fumée qu'il voit s'élever du toit de ses Lares, il saute; il s'enflamme; il tressaille de joie; il est transporté d'amour. Un fleuve majestueux, une plante richement fleurie, un cheval fringant, offrent bien quelques parcelles de ce Beau, mais des parcelles très brutes et très rouillées. Mais, si ce Beau est descendu, quelque part, en nature, sur la terre, on ne le verra point ailleurs que dans l'homme, le plus beau et le plus intelligent de tous les Etres qui sont ici-bas, et qui a reçu en partage une âme d'une origine commune avec le Beau. De là vient qu'un homme sensé qui avait une statue, loue l'art du statuaire; mais ne devient pas amoureux de la statue : s'il avait une plante, il s'émerveille à la beauté de son fruit; mais il ne devient pas amoureux de la plante. Voit-il un fleuve, il en admire la tranquillité ; sans devenir amoureux du fleuve. Mais lorsqu'il voit, dans l'homme, le Beau respirer, penser, offrir les préludes de la vertu, sa mémoire se réveille, et il s'enflamme d'amour, en apparence pour ce qu'il voit, mais, au vrai, pour un Beau infiniment plus réel. Telle est la raison pourquoi Socrate examinait avec tant d'attention les beaux corps ; qu'il les contemplait avec empressement; qu'il les contemplait tous. Le Beau ne lui échappait point; soit au milieu des nudités des jeux Gymniques, dans le palestre; soit au milieu des promenades de l'Académie; soit au milieu de la jovialité des festins. Mais, tel qu'un chasseur intelligent et habile, il demeurait, par l'entremise des beaux corps d'homme, constamment fixé par sa mémoire vers le vrai Beau.