[17,0] DISSERTATION XVII : Platon a-t-il eu raison de ne point admettre Homère dans sa République? [17,1] I. UN sophiste de Syracuse vint à Sparte. Il n'avait, ni l'élocution brillante de Prodicus, ni le vain babil d'Hippias, ni le ton rhéteur de Gorgias, ni l'immoralité de Thrasymaque, ni nulle autre des qualités qui appartiennent aux orateurs de profession. Son talent consistait dans un heureux mélange de l'utile avec l'agréable. A l'aide des assaisonnements et du feu, il savait donner à toutes les espèces d'aliments une supériorité, une perfection toujours nouvelle. Mithoecus (c'était son nom), était chez les Grecs aussi célèbre cuisinier que Phidias célèbre sculpteur. Cet homme donc vint à Sparte, dans un temps où elle conservait encore sa prépondérance politique, et où sa domination avait encore beaucoup d'étendue. Il espérait que son art lui donnerait, auprès des Lacédémoniens, de la considération. Mais il n'en fut pas ainsi. Les Magistrats de Lacédémone, l'ayant mandé, lui ordonnèrent de sortir de la ville sur-le-champ ; et d'aller ailleurs, dans les Cités où il était probable que son art lui attirerait de la recommandation, de la part de ceux qui, sensibles aux plaisirs et aux agréments qu'il procure, sont en possession de s'y complaire. « Quant à nous », lui dirent-ils, « nous aimons mieux exciter l'appétit par le travail que par l'artifice ; nous voulons nous nourrir tout bonnement d'aliments simples, et qui n'aient pas plus besoin d'apprêt que les aliments des lions. » Mithoecus sortit donc de Sparte avec son talent. Les autres Grecs l'accueillirent, chacun selon son affection pour son art, au lieu de partager le mépris qui l'avait fait éconduire de Lacédémone. [17,2] II. S'il fallait passer en revue les autres exemples analogues à notre sujet, mais d'un genre plus relevé que celui de Mithoecus, nous dirions que les Thébains ont un goût particulier pour la flûte, et que la Muse qui préside à cet instrument est originaire de Béotie. Les Athéniens ont de la prédilection pour l'art oratoire. La culture de l'éloquence est un art attique. En Crète, on chasse ; on gravit les montagnes; on s'exerce à l'arc, à la course. Les Thessaliens s'adonnent à l'équitation ; les Cyréniens se plaisent à conduire des chars; les Oetoliens, à vivre de rapine ; les Acarnaniens, à lancer des flèches; les Thraces, à manier avec adresse le petit bouclier ; les habitants des îles, à naviguer. Si l'on transplantait ces différents arts, ces divers exercices, de chez une nation chez une autre, on les abâtardirait tous. Quel besoin ont les peuples qui habitent l'intérieur des terres, de vaisseaux ; ceux qui n'aiment point la musique, de flûtes; les montagnards, de chevaux ; ceux qui vivent dans les plaines, de chars ; les grosses troupes, d'arcs ; les troupes légères, de cuirasse? Puis donc que les différents arts ont été partagés entre les divers lieux, ou par le sort, ou par l'habitude de ceux qui les cultivent, ou par l'affection naturelle aux objets de la première éducation; et qu'aucun d'entre eux n'est, ni estimé de tout le monde, parce qu'il est estimé de quelques personnes, ni universellement méprisé, parce que quelques personnes le méprisent, mais que chacun l'apprécie, à proportion de l'avantage qu'il en recueille ; qui empêche que les citoyens de cette belle Cité, auxquels Platon, dans les spéculations de sa théorie, a donné des lois qui leur sont appropriées, et qui n'ont rien de commun avec les mœurs de la multitude, ne regardent, avec raison, comme indigènes à leur égard, les lois et les coutumes dont ils ont acquis l'habitude dès l'enfance, et qu'ils ont appris à estimer par l'usage qu'ils en font, tandis que d'autres ne les estiment pas, parce qu'elles ne sont point à leur convenance ? Car, si nous comparions une Cité à une Cité, une Politie à une Politie, des lois à des lois, un Législateur à un Législateur, un système d'éducation à un système d'éducation, ce parallèle aurait pour nous quelque chose de raisonnable, dans le cas où nous aurions pour objet de rechercher en quoi chacune de ces choses pèche. Mais, si, séparant une partie de son tout, nous la considérons en elle-même, sur la foi de ceux qui en font, ou qui n'en font pas usage, et, ainsi de toutes les autres choses appropriées à l'espèce humaine; nous trouverons estime, d'un côté, et mépris, de l'autre; et nous finirons par demeurer en suspens entre ces opinions opposées. Car, ni les aliments, ni les remèdes, ni les régimes dont les hommes usent, ne sont les mêmes pour tous : mais ce qui fait du bien, et qui plaît à l'un, nuit et déplaît à l'autre. Selon l'habitude, l'occasion et le genre de vie, chacune de ces choses est diversement appréciée. [17,3] III. Ces préliminaires ainsi posés, examinons, avec la plus sévère impartialité, notre question touchant Homère. Que la prédilection pour le philosophe ne nous rende pas injustes envers le poète ; et que l'admiration pour le poète ne nous fasse pas accuser le philosophe. Car les voix n'ont point été prises; la prééminence n'est point décidée entre eux deux ; et l'on peut, à la fois, honorer et admirer Platon et Homère. Voici le moyen de concilier ces deux choses. Platon organise théoriquement une République, non pas à l'instar de celle de la Crète, de celle de la Doride, de celle du Péloponnèse, de celle de la Sicile, pas même de celle des Athéniens. S'il suivait le plan de quelqu'une de ces Républiques, non seulement il aurait besoin d'Homère, mais encore d'Hésiode, d'Orphée, et des autres poètes de l'Antiquité, propres à attacher, à intéresser la jeunesse par le charme des illusions, et accoutumés à faire un agréable mélange du langage de la vérité et des douceurs de la volupté. Mais sa République, sa Politie, est toute en spéculation. Elle est plutôt destinée à être parfaite (dans son type) qu'à être accommodée à l'usage des hommes. C'est ainsi que, parmi les Statuaires, il en est qui, rassemblant toutes les beautés éparses en divers corps, et les réunissant avec art dans un objet unique d'imitation, en forment un Beau, vrai, parfait, et en complète harmonie avec lui-même ; de manière qu'on ne trouverait point, dans la Nature, un corps d'homme d'une semblable beauté. Car les arts tendent au Beau suprême; au lieu que les choses ordinaires et communes sont éloignées de la perfection qu'elles reçoivent de la main des arts. Si les hommes avaient le secret de composer des corps humains, je pense que ceux qui le posséderaient, en réunissant tous les éléments organiques, dont la symétrique combinaison les constitue, auraient probablement soin de les composer de manière que l'individu qui serait leur ouvrage n'eût aucun besoin des remèdes, des traitements, du régime des médecins. Si donc quelqu'un de ces architectes entendait annoncer à ces individus par lui théoriquement organisés, qu'ils n'auraient plus besoin d'Hippocrate pour les guérir ; mais qu'après l'avoir couronné de laine et parfumé, ils pouvaient reconduire, et l'envoyer chez ceux dont les maladies donneraient de la réputation à son art ; et que néanmoins il se fâchât contre l'auteur d'un pareil avis, sous prétexte qu'il manquait de respect à Esculape, et à l'art que professent ses disciples; ne se couvrirait-il point de ridicule, en regardant comme un crime qu'on dédaignât la médecine, mon par mépris pour elle, mais comme incapable de procurer ni utilité ni plaisir ? [17,4] IV. Or, l'utilité et le plaisir formant les deux rapports sous lesquels Homère, Hésiode, et les autres poètes de réputation, peuvent être considérés; sous aucun de ces deux points-de-vue la poésie épique ne peut convenir à la République de Platon : l'utile s'y réduit au strict nécessaire, quant à la nourriture et à l'instruction. On n'y connaît, ni fantaisie, ni jouissance de goût, ni ces contes insensés et absurdes que les mères content aux oreilles de leurs enfants. On n'admet, dans cette République, ni leçon, ni enseignement, ni délassement même, qui ne soit préparé et mûrement réfléchi. On n'y a donc pas besoin d'Homère, qui ne fait qu'amplifier avec harmonie les opinions reçues sur le compte des Dieux ; et qui n'est bon qu'à faire passer les âmes vulgaires de leur humble ignorance à l'ébahissement. Tel est l'effet que doivent produire les discours des poètes sur des oreilles qui n'ont pas reçu de bonnes impressions : ils les étourdissent, et ne leur donnent pas le temps de se défier du vain babil qui les frappe ; mais il ne faut pas ignorer que lès poètes parlent par énigmes ; et qu'à l'instar des oracles, ils entourent leurs énigmes d'une pompeuse obscurité. Or, dans un corps politique, d'où sont bannies toutes les classes vulgaires, et où tout est calculé et prévu, qu'y a-t-on, affaire d'un semblable attirail ? Un Grec demandait au célèbre Anacharsis, si l'art de la flûte était cultivé chez les Scythes. « Ils ne cultivent pas même la vigne », répondit le philosophe. Car une jouissance en amène une autre. Elles s'engendrent réciproquement. C'est un torrent qui coule sans fin, sans cesse, du moment qu'il est en train de couler. On n'a plus, alors, d'autre moyen de salut que d'étancher toutes les sources de la volupté, et de détruire les jouissances dans leur germe. Mais, dans la République de Platon, on est inaccessible aux jouissances des yeux et des oreilles ; de sorte que, si la poésie est un instrument de volupté de ce genre, elle ne doit pas être admise. Elle ne devrait l'être, que dans le cas où elle serait utile. [17,5] V. Je ne dirai point qu'il est, dans le monde, bien des Gouvernements, non seulement de ceux qui n'existent que dans la spéculation, mais encore de ceux qui ont une réalité effective, sous lesquels les peuples jouissent d'une administration saine et bien réglée, et où néanmoins ou ignore jusqu'au nom d'Homère. Ce n'est que depuis assez peu de temps que ses poèmes ont été connus à Lacédémone, en Crète, et chez les Doriens de la Lybie ; au lieu que c'est depuis de très longues années que ces peuples sont illustres par leurs vertus. Que dirons-nous des Barbares? Il ne serait pas aisé de leur inspirer du goût pour ce poète ; et cependant on rencontre de la vertu chez ces nations, quoique les ouvrages d'Homère y soient ignorés. S'il en était autrement, il faudrait dire que ceux qui font profession de chanter les poésies d'Homère, les Rapsodes, les gens du monde les plus insensés, trouvent leur bonheur dans l'exercice de leur art ; ce qu'à Dieu ne plaise. Les poésies d'Homère sont belles ; les plus belles, les plus brillantes des poésies de ce genre, les plus harmonieuses, et dignes d'être chantées par les Muses mêmes. Mais elles ne sont pas belles aux yeux de tout le monde ; elles ne le sont pas en tout temps. Il y a plus d'une sorte de vers, plus d'un genre de mesure, dans la musique. L'accent d'un chant guerrier convient au milieu des phalanges ; celui d'une chanson bacchique dans un banquet. L'Embatérion plaît à Lacédémone, comme le Kuclion à Athènes : l’Enkeleusticon a son mérite, lorsqu'on poursuit l'ennemi vaincu, comme l’Anakléticon lorsqu'on est en déroute. Toutes les Muses sont agréables; mais elles ne sont pas d'un même usage pour tout le monde. Si donc vous décidez qu'Homère doit plaire aux hommes sous le rapport de la volupté, vous introduisez avec lui une tourbe bruyante et effrénée de poètes, dont les ouvrages l'emporteront sur ceux d'Homère, sous le rapport de la volupté, et vous ôtez à ce poète sa supériorité sur ce point. Sans doute ses poèmes sont marqués du sceau de la volupté. Mais le Beau est quelque chose de plus vif que la volupté. Il ne donne pas le temps de recevoir l'impression de la volupté. Il ne donne que le temps de louer. A la vérité, l'admiration s'allie à la volupté, mais elle n'est point la volupté même. Si donc vous admettez Homère pour la volupté qu'il peut procurer, de même que vous admettriez des joueurs de flûte, ou de guitare, vous le bannissez non seulement du système politique de Platon, mais encore de celui de Lycurgue, de celui des Crétois, et de toute République, de tout Gouvernement, où le travail et la vertu sont en honneur.