[16,0] DISSERTATION XVI : La vie contemplative l'emporte sur la vie active. [16,1] Si nous étions accusés devant un Tribunal, nous trouverions mauvais que les Magistrats ne donnassent pas à chaque partie une égale faculté de se défendre, et qu'ils ressemblassent plutôt à des tyrans qu'à des juges. Les règles et les chances des jugements, dans les dicastères de la justice civile, sont hors de la méthode et des principes de la philosophie. Cependant lorsque la raison combat contre la raison, un ami contre son ami, dans l'intérêt de la recherche de la vérité, cette sorte de lutte ressemble à ce qui se passe dans les Tribunaux. Donnons donc la parole aujourd'hui à l'autre partie, au champion de la vie contemplative; qu'il se présente tout bonnement devant ses juges, et qu'il combatte son acte d'accusation. Cet acte peut être rédigé, à peu près, ainsi : « On accuse Anaxagoras, citoyen de Clazomène, lequel participe à la religion, et à tous les avantages politiques, aux lois, aux approvisionnements de tout genre, dans la Cité, ainsi que tout le reste de ses concitoyens, de fuir ces derniers comme s'ils étaient des bêtes sauvages, de ne se montrer jamais dans leurs assemblées, ni aux cérémonies de leurs fêtes, ni dans leurs dicastères, ni ailleurs que ce puisse être ; tandis que, d'un autre côté, il laisse ses terres en friche, sa maison déserte, et qu'il se concentre, tout entier, dans l'étude, et l'investigation de la sagesse ». [16,2] II. Voilà l'acte d'accusation ; voici la défense d'Anaxagoras: « Citoyens de Clazomène, il s'en faut beaucoup que je commette envers vous aucune injustice; j'en suis très certain. Car vous n'avez point souffert de mes prévarications, dans le maniement de vos finances. Je n'ai personnellement rien fait pour diminuer votre réputation, et celle de votre Cité, parmi les peuples de la Grèce. Dans mes relations avec chacun de vous, je me suis montré, je pense, également affable et modeste. Du côté des lois que vous avez établies, et de la forme de Gouvernement sous laquelle notre État fleurit, vous avez encore moins à me reprocher. Reste donc, si je ne vous fais aucun tort par ma manière de vivre, ni par ma conduite journalière, et qu'il y ait néanmoins quelque chose à dire à mes opinions, reste, dis-je, que vous m'acquittiez de l'accusation qu'on m'intente de délinquer contre la République ; et que j'obtienne des précepteurs qui m'instruisent de ce qui m'intéresse personnellement, au lieu d'être en butte à des accusateurs. Au surplus, je vous dirai, quant à moi, tout ce qui en est, sans vous rien celer, dussiez-vous éclater de rire, en apprenant à quoi je passe mon temps. Sans doute, je n'ignore pas que c'est une belle chose que d'avoir de l'autorité dans la République, d'être répandu dans la société, de se mettre en évidence, de jouer un rôle dans les affaires. Ces avantages, je le sais, sont d'un très grand poids lorsque l'amour de la probité et le zèle de la vertu les accompagnent, ils font un bien infini à celui qui les possède. Ils plongent, au contraire, celui qui ne les possède pas dans la bassesse, l'avilissement, et l'abjection ; et ne laissent pas aux médians, lors même qu'ils en sont revêtus, le moyen de n'être pas reconnus pour tels. Les Magistratures illustrent les hommes; mais, plus un Magistrat s'écarte de son devoir, plus il est accusé par sa place. S'il pense bien, et que sa conduite puisse, avec sécurité, soutenir le grand jour, sa dignité relève l'éclat de sa personne. Si, au contraire, il manque de prudence et d'habileté, et qu'il se charge de fonctions publiques auxquelles ces deux qualités sont nécessaires, il faut, de toute nécessité, que son impéritie et son défaut de moyens lui fassent commettre bien des fautes. En réfléchissant là-dessus, je pensai que je devais être plus circonspect qu'un autre; de peur que, si, malgré mon incapacité, je me jetais dans les affaires publiques, je ne manquasse d'apercevoir mes écarts, de prévoir mes chutes. Car, si vous m'aviez ordonné de faire ma partie dans un concert, ce n'eût point été commettre aucune injustice, envers vous, que de refuser de prendre ma place dans le chœur, avant que d'avoir appris à chanter. De là vient que, prenant peu de soin de la culture et du produit de mes terres, je me suis adonné à ce genre de vie, qui, nourrissant l'âme d'instruction et de savoir, comme les yeux se nourrissent de lumière, lui assure le moyen de parcourir le reste de sa course avec toute sécurité. Or, ce genre de lumière, (l'instruction et le savoir) ne peut point être acquis par les hommes que nous nommons Panathénaïques. Il ne se compose ni de bagatelles, ni de futilités, ni de soins agricoles, ni d'occupations judiciaires, ni d'intérêts publics et politiques. Ses éléments sont l'amour de la vérité, la contemplation de la Nature, et le désir ardent d'arriver à la science de l'une et de l'autre. Dans l'idée que c'était à ce but qu'il fallait viser, j’ai pris la raison pour guide; et je me suis efforcé de reconnaître les vestiges de la route qui y conduit. [16,3] III. Voilà pour ce qui me concerne. Je vais montrer maintenant, que cette conduite de ma part est ce que je pouvais faire de mieux, par rapport à vous. Le salut des Cités ne consiste pas à avoir de bonnes murailles, d'excellents ports, des vaisseaux bons voiliers, des édifices publics, des lieux sacrés, des gymnases, des temples, et un riche attirail pour les cérémonies. Car, quand bien même toutes ces choses ne seraient détruites, ni par la guerre, ni par le feu, ni par aucune autre calamité de ce genre, elles deviendraient un jour la proie du temps. Ce qui maintient les Cités, c'est l'harmonie, c'est la symétrique organisation du Gouvernement. Or, c'est à une saine législation à produire ce résultât. C'est à la vertu des Citoyens à garantir une saine législation. C'est à l'instruction à produire la vertu. C'est à l'étude à engendrer l'instruction. C'est à la vérité à présider à l'étude. C'est à la contemplation de la vérité à la propager, et à la rendre féconde. Car, il n'existe point, non, il n'existe point d'autre moyen pour faire de la vertu un bien effectif et de possession, que l'étude et la science de la vérité. Elles aiguisent l'âme, elles la ravissent; lorsqu'elle est dans l'ignorance, elles l'instruisent ; lorsqu'elle est instruite, elle conserve ses lumières. En les conservant, elle en fait usage ; et lorsqu'elle en fait usage, elle ne tombe pas dans l'erreur. Telles sont les vues finales de la contemplation, la recherche de la vérité, l'art de régler ses mœurs, l'art du raisonnement, la manière d'ordonner l'âme au bien, et l'exercice de la probité. Dire que cette marche ne conduit pas au beau moral ; ou bien en convenir, et prétendre qu'elle n'est point susceptible d'être soumise à des règles, et d'être enseignée, mais qu'elle tient au hasard et aux conjonctures; c'est se moquer des gens, ou plutôt, c'est professer une erreur digne de provoquer la vindicte publique. Mais, si personne n'est assez insensé pour mettre en avant un semblable paradoxe, il est donc impossible de connaître la vérité, d'acquérir une logique saine, de devenir vertueux par la science des lois et de la justice, autrement qu'en étudiant, en cultivant, et en pratiquant toutes ces choses : de même qu'il est impossible de devenir armurier, si l'on ne s'adonne à la fabrication des armes; taillandier, si l'on ne travaille chaque jour à faire rougir le fer et à le forger; pilote, si l'on n'apprend la navigation, et si l'on ne hante les mers. En se livrant donc à ces occupations, on ne cause aucun dommage quelconque. Au lieu que, si l'on s'en abstenait, et qu'on laissât son âme inculte et en friche, ce serait alors que l'on serait coupable, et que l'on mériterait d'être traduit devant les Tribunaux. Citoyens de Clazomène, je viens de me justifier, devant vous, touchant ce que je regarde, à la fois, comme la justice et la vérité. Je pense donc que vous ne précipiterez point votre jugement, et que vous y surseoirez, quant à présent, jusqu'à ce que vous ayez été vous-mêmes les spectateurs et les témoins des résultats de ma manière de vivre. Si ces résultats sont utiles, vous m'acquitterez de l'accusation qu'on m'a intentée. Dans le cas contraire, vous me condamnerez à la peine que vous jugerez convenable ; et alors je serai mieux en état de prendre un parti éclairé là-dessus. [16,4] IV. Un tel discours, une pareille apologie exciterait, sans doute, les éclats de rire du peuple de Clazomène. Car Anaxagoras ne paraîtrait pas plus digne de foi que ses accusateurs. Mais, fût-il condamné à ce Tribunal, il n'en serait pas moins sûr qu'il aurait dit la vérité. Supposons, au contraire, des Juges dignes de ce titre, non de ceux qui sont élus par le sort des fèves, mais de ceux qui doivent leurs dignités à leurs lumières (ce qui seul, en effet, donne des droits à l'élection), sans doute, ce ne serait point devant des Juges pareils que seraient traduits comme accusés, et qu'auraient à se défendre, Anaxagoras à Clazomène, Héraclite à Ephèse, Pythagore à Samos, Démocrite à Abdère, Xénophane à Colophon, Parménide à Élée, Diogène à Apollonie, ou quelque autre de ces hommes divins : ou, s'ils comparaissaient devant eux, comme devant leurs pairs, ils auraient beau jeu avec des hommes intelligents, religieux, susceptibles de persuasion, à parler des choses qui regardent les Dieux, la Raison, et l'entendement humain : à développer, par exemple, cette vérité, que Jupiter a donné à l'âme de l'homme trois facultés, trois sièges, trois natures, à l'instar de l'organisation politique d'une Cité qu'il a placé, comme dans la citadelle, la faculté dominante, celle qui a la prépondérance dans les décisions ; qu'il l'y a fixée, en ne lui assignant d'autre fonction que celle du raisonnement; qu'il a attaché et subordonné à cette première faculté, pour exécuter ses ordres, la seconde, qui a reçu en partage la vigueur, la force, et l'activité nécessaire, pour effectuer ce qui a été déterminé par la volonté de la première; et qu'il a mis à la troisième place cette multitude d'affections dé paresse, d'intempérance, de sordidité, cette foule de désirs, de passions, de goûts déréglés, d'appétits de toute espèce, qui ressemblent à une sorte de populace oisive, tumultueuse, susceptible de divers genres d'impressions, et dans un état de démence. Telle étant la distribution de l'âme humaine, par rapport à son économie intérieure, la sédition doit y naître des mêmes causes que dans les Corps politiques. Le plus heureux, parmi ces derniers, est celui qui est gouverné par un Monarque, celui où toutes les parties de l'Etat sont soumises, selon la loi de Dieu, à celui qui est né avec les talents et la capacité nécessaires pour commander. Celui qui vient ensuite dans l'échelle du bonheur, est celui qui a un Gouvernement aristocratique ; c'est-à-dire, un Gouvernement qui est dans la main des Grands: ce Gouvernement tient le milieu entre la monarchie, et la démocratie; il a de la force, du mouvement. Telle est la constitution de la Laconie, de la Crète, de Mantinée, de Pellène, de Thessalie. Mais la carrière y est grandement ouverte à l'ambition, aux dissensions, à l'esprit de parti, à l'intrigue, à l'effronterie, à l'audace. La troisième espèce de Gouvernement, qui porte le nom spécieux de démocratie, n'est en effet qu'une ochlocratie. Tel est celui d'Athènes, de Syracuse, et de Milet; gouvernement éternellement livré au tumulte, à la licence, aux révolutions. [16,5] V. Il est aisé d'apercevoir, dans l'âme de l'homme, des analogies entre ses diverses manières de vivre, et ces trois sortes de Gouvernement. Celui où une seule tête délibère, veut, et commande, sans se livrer à nulle espèce d'action, est l'emblème de la vie contemplative. Celui qui tient le second rang, et qui n'a que le second degré de mérite, est le type de la vie active. Quant à la démocratie, il n'est pas difficile de la reconnaître dans l'âme de l'homme. Il n'est aucune de ses parties qui ne porte l'emblème de cette forme de Gouvernement. Mais laissons ces analogies, et disons notre avis sur le genre de vie qui est le meilleur à embrasser. Puisqu'il résulte du parallèle de la vie contemplative avec la vie active, que l'une et l'autre ont leur prix, la première sous le rapport des connaissances, la seconde sous le rapport de la vertu, laquelle des deux doit donc l'emporter? La Raison répond, qu'à considérer l'usage et l'utilité, il faut donner la préférence à la vie active ; et qu'à considérer la cause efficiente et génératrice du bien et du bon, il faut la donner à la vie contemplative. Stipulons donc une trêve entre ces deux rivales, et distribuons aux hommes l'exercice des diverses facultés humaines, et les divers genres de vie, soit selon les caractères, soit selon les âges, soit selon les circonstances. Car les hommes diffèrent naturellement tous les uns des autres; l'un faible, débile, incapable d'agir, a, du côté de l'âme, toutes les facilités nécessaires pour se livrer à la contemplation. L'autre, sans talents pour la contemplation, a les forces requises pour la vie active. L'âge établit encore une différence entre les hommes. L'action est propre à la jeunesse. Homère dit, et je suis de son avis, « Que tout sied, à cet âge-là». Que le philosophe, dans sa jeunesse, se livre donc à la vie active ; qu'il parle dans les assemblées publiques ; qu'il administre ; qu'il porte les armes ; qu'il remplisse les Magistratures. Platon était à la fleur de son âge, lorsque, plein de dévouement pour Dion, il entreprit plusieurs voyages et plusieurs négociations, en Sicile. Mais, sur ses vieux ans, voulant passer le reste de sa carrière dans l'étude des sciences, et dans la recherche de la vérité, il se ménagea, dans le sein de l'Académie, de profonds loisirs, d'agréables entretiens, et d'innocentes contemplations. J'aime à voir Xénophon consacrer sa jeunesse à l'activité, à des expéditions militaires, et sa vieillesse, à la culture des Lettres. Il est d'autres différences qui sont l'ouvrage des conjonctures. Tantôt elles condamnent les hommes à l'exercice du pouvoir, et à une activité nécessaire ; tantôt elles leur assurent les loisirs les plus doux, et le repos le plus agréable. Je loue l'un de la bonne grâce avec laquelle il fait de nécessité vertu; mais je loue l'autre, et je préconise son bonheur. Je le trouve heureux, en ce qu'il peut donner son temps à l'étude. Je le loue de ce qu'il l'employe à acquérir des connaissances. [16,6] VI. Nous regardons comme heureux le voyageur qui navigue d'Europe en Asie, pour voir l'Egypte, pour en contempler les merveilles, les cataractes du Nil, la magnificence des Pyramides, les oiseaux, les bœufs, et les boucs. Nous admirons celui qui voyage le long du Danube, et celui qui parcourt les rives du Gange, et celui qui voit de ses propres yeux les ruines de Babylone, le fleuve de Sardes, les sépulcres de Troie, les bords de l'Hellespont. Ne voyons-vous pas des nuées d'Asiatiques passer en Grèce pour apprendre les beaux-arts à Athènes, ou pour s'instruire de l'histoire fabuleuse de Thèbes, ou pour contempler les diverses contrées de l'Argolide. Ulysse était un sage, aux yeux d'Homère, parce qu'il avait longtemps erré sur les mers, parce « qu'il avait vu plusieurs nations et étudié leurs mœurs». Or, Ulysse avait parcouru la Thrace, le pays des féroces Kicons, celui des Cimmériens qui ne voient jamais le soleil, et celui des Cyclopes qui mangeaient leurs hôtes ; il avait passé quelque temps auprès de Circé l'enchanteresse ; il était descendu aux Enfers, il avait entendu les hurlements de Scylla et de Charybde ; il avait vu les jardins d'Alcinoüs et l'étable d'Eumée : spectacle fugitif, contemplation éphémère, vaine et frivole illusion ! Mais à quoi comparerons-nous les contemplations du philosophe? A un songe resplendissant, qui remplit l'Univers de sa lumière. Son corps ne bouge point, et son âme embrasse tout, depuis les cieux jusqu'à la terre, parcourant tous les parages maritimes, toutes les régions continentales, et aériennes, satellite du soleil, satellite de la lune, attaché au magnifique cortège des astres, et presque gouvernant, ordonnant, réglant tout avec Jupiter. O l'heureux assemblage de spectacles sublimes, et de songes pleins de vérité!