[13,0] DISSERTATION XIII : En admettant la divination, la prudence humaine est-elle, de son côté, capable de quelque chose ? [13,1] LES Athéniens, instruits que les Mèdes préparaient une expédition contre la Grèce, coururent à l'Oracle d'Apollon. Ils lui demandèrent ce qu'ils devaient opposer à une armée de Barbares, composée de cavalerie Médique, de chars Persiques, d'infanterie Égyptienne, de frondeurs Cariens, d'archers de Paphlagonie, de troupes légères de Thrace, de phalanges de Macédoine, et de dragons de Thessalie. Les Athéniens consultèrent donc le Dieu sur ce qu'il y avait à faire, pour conjurer l'orage dont Athènes était menacée; et l'Oracle leur répondit qu'il fallait fortifier leur ville avec un rempart de bois. Thémistocle pensa que par un rempart de bois, l'Oracle avait voulu désigner une flotte. Tous les Athéniens pensèrent comme lui. Ils abandonnèrent leur ville, et s'entourèrent du rempart de bois qu'Apollon semblait indiquer. Si donc les Athéniens, dans cette conjoncture, n'avaient pas voulu recourir à Delphes; s'ils s'étaient bornés à s'en rapporter à l'avis d'un habile homme, capable d'apprécier leurs forces disponibles, leurs ressources militaires, la nature du danger, et les moyens probables de défense, est-il apparent que l'avis d'un pareil homme eût été moins sage que le conseil de l'Oracle ? Pour moi, je pense que les Athéniens n'auraient eu besoin ni de langage équivoque, ni de rempart énigmatique, mais que cet homme aurait pu leur dire : « O Athéniens, abandonnez aux Barbares vos murailles de pierre et vos maisons. Réfugiez-vous sur les flots, avec vos biens, vos enfants, votre liberté et vos lois ». [13,2] II. Pourquoi donc les hommes s'adressent-ils aux Oracles, et négligent-ils les lumières de semblables conseillers pris parmi leurs pareils ? Est-ce parce que les conseils de l'homme sont incertains, infidèles, contrariés par la jalousie, peu sincères, variables, et sujets à manquer leur but; au lieu que les réponses des Dieux sont d'une exactitude rigoureuse, d'une vérité qui commande la confiance, d'une justesse à toute épreuve, et d'une autorité qui imprime le respect? Cependant les Oracles des Dieux, et l'intelligence des hommes (je le dirai, quoiqu'il y ait de la hardiesse à le dire) viennent de la même source ; et, s'il existe des choses qui se ressemblent, rien ne s'approche plus de la prudence des Dieux que la prudence des hommes. Ne mettez donc en question, ni comment l'homme, étant capable de se diriger lui-même, a néanmoins recours aux Oracles; ni comment, les Oracles disant toujours la vérité, la prudence humaine est capable de quelque chose. Il ne s'agit que d'un seul et même point. C'est proposer, débattre, retourner la même question, tandis qu'on peut la diviser comme il convient. [13,3] III. Ni les Oracles des Dieux ne frappent toujours au but, ni l'intelligence humaine ne le manque toujours. Je parlerai, ci-dessous, de ce qui regarde l'homme, sous ce rapport. Quant aux Dieux, pensez-vous qu'ils connaissent toutes choses en détail, ce qui est beau, ce qui est honteux, ce qui est honnête, ce qui est déshonnête? Je ménage les termes, par respect pour eux. Sans doute, c'est quelque chose d'important que de savoir, et le nombre des grains de sable, et les distances maritimes, ainsi que de connaître le bizarre secret du vase qui bout en Lydie. Sans doute, dans leurs Oracles, les Dieux enseignent la vérité à ceux qui en ont besoin, et il importe de la connaître, quand même le méchant, qui l'apprend, devrait la tourner à son avantage. Mais c'est faire de Dieu un jongleur qui se donne de l'importance, qui montre de la fatuité; c'est le rendre semblable à ces bateleurs qui font faire cercle autour d'eux, et qui disent pour deux oboles la bonne aventure au premier venu. Quant à moi, je ne pense pas qu'il convienne non seulement à Dieu, mais même à un homme de bien, de s'ingérer, avec un certain empressement, de dire la vérité. Car, à quoi bon la manifester, si ce n'est pour l'avantage de celui qui a intérêt à l'apprendre? C'est ainsi que le médecin trompe son malade, le Général ses soldats, le pilote son équipage. Et il n'y a pas de mal à cela. Car il est des circonstances, où le mensonge est utile et la vérité nuisible. Si donc vous pensez que la science des Oracles est autre chose que l'intelligence divine, supérieure à celle de l'homme en justesse et en solidité, c'est tout comme si vous pensiez que la raison est en conflit avec la raison. Si, au contraire, il n'y a pas plus de différence entre l'une et l'autre, qu'entre la lumière du soleil et celle du feu, qui sont chacune de la lumière ; admirez la plus brillante, à la bonne heure; mais n'avilissez point, sous prétexte de la différence, celle qui a moins d'éclat. Pensez, au contraire, que cet Univers est comme l'ensemble d'un instrument de musique : que Dieu est le facteur de cet instrument : qu'il est le premier terme de cette harmonie, dont l'échelle embrasse les airs, la terre, la mer, les animaux, les plantes; laquelle s'étend ensuite à une infinité d'êtres de diverse nature, afin de faire cesser la discordance qui existe entr'eux; semblable à l'harmonie musicale (proprement dite), qui, dans un choeur nombreux, prend la place de la polyphonie, et fait succéder l'ordre à la confusion. [13,4] IV. Mais quel est donc le mode de cet art divin ? car je n'ai point de terme pour l'exprimer. Au moins la comparaison qui suit vous donnera-t-elle une idée de sa puissance. Considérez, lorsqu'on tire un vaisseau à terre, lorsqu'on élève des pierres d'une grandeur démesurée, les divers instruments et le mécanisme compliqué qui servent à cette opération; comment chaque partie distribue la force à celle qui l'avoisine; comment, de cette progressive communication d'efforts, résulte l'entraînement du mobile. La machine entière est bien la cause du mouvement : mais chaque rouage, chaque mouille, y participe également. Regardez donc DIEU comme un architecte ; la Raison et la Prudence de l'homme comme son attirail mécanique, et comme son art, cette espèce de divination, qui nous entraîne où nous conduit le destin. Voulez-vous une comparaison plus frappante? Considérez DIEU, comme un Général; la vie, comme une armée; l'homme, comme un soldat; le destin, comme un étendard; toutes les choses qui composent le bonheur, comme des armes; toutes celles qui composent l'infortune, comme des ennemis ; le raisonnement, comme un allié; la vertu, comme la victoire; la méchanceté, comme la défaite; la divination, comme un art qui apprend à prédire les événements, sur la foi des pronostics. Le pilote, à son bord, s'il connaît sa manoeuvre, l'état de la mer, et la nature du vent, prévoit ce qui doit arriver. Le Général, à la tête de son armée, s'il connaît ses troupes; ses dispositions, et celles de son ennemi, prévoit ce qui doit arriver. Un médecin, qui voit un malade, qui étudie la maladie, et qui sait son métier, prévoit ce qui doit arriver. Vous voyez comme les devins sont nombreux ; comme ils sont clairvoyants; comme ils sont habiles ; comme ils vont au but. Eh bien, si chacune des choses qui sont en notre pouvoir ne dépendait que d'elle-même, et qu'il n'y eût point de destin, on n'aurait nul besoin de divination. Mais, s'il existe une liaison entr'elles et toutes les autres choses, et que cette liaison même soit une partie du destin, la divination aura lieu en ce qui concerne les choses nécessaires; et quant à celles que la sagacité humaine pourra, ou ne pourra pas atteindre, elles resteront soumises à la prévoyance de l'homme. [13,5] V. Mais, si la prudence humaine n'est pas moins propre que la divination à faire connaître les choses nécessaires, quelle sera la marche, quel sera le procédé de l'une et de l'autre ? Les chaleurs ardentes, les grandes pluies, les tremblements de terre, les explosions des volcans, les ouragans, les tempêtes, sont susceptibles d'être prévus, non seulement de la part des Dieux, mais encore de la part des hommes qui ont des lumières. C'est ainsi que Phérécyde annonça aux Samiens un tremblement de terre ; qu'Hippocrate annonça aux Thessaliens une famine; que Timésias de Clazomène annonça une éclipse de soleil à ses concitoyens, et ainsi des autres. Mais comment DIEU appliquera-t-il la divination aux choses qui sont en notre pouvoir ? Ne sème point le champ aux enfants malgré les Dieux, dit un oracle; car, si tu plantes un enfant, celui qui naîtra de ton oeuvre, te donnera la mort. Voilà bien sa prophétie; mais, en la faisant, l'Oracle savait qu'il s'adressait à un homme intempérant, sujet à l'ivresse, et de là vint qu'il lui annonça ce malheur. Car Laïus avait manifesté son inclination à ce vice; et les Dieux savaient quelles en étaient les conséquences. Lorsque Crésus aura passé le fleuve Halys, un grand empire sera renversé. L'Oracle ne dit point que Crésus doive passer le fleuve. Mais il prédit ce qui doit lui arriver, après qu'il l'aura passé. Si l'on détruit la liaison, et que l'on sépare la divination qui appartient aux Dieux, de la prudence qui appartient à l'homme, on rompt la plus concordante des harmonies. [13,6] VI. Les Dieux et les hommes ont pour domicile commun le ciel et la terre. Voilà leurs foyers, leurs demeures éternelles. L'une est habitée par les Dieux, et par les enfants des Dieux : l'autre, par les hommes, leurs interprètes, « non pas ceux», comme dit Homère, « qui couchent à terre, et qui ne lavent » point leurs pieds », mais ceux qui portent leurs regards vers les cieux, qui y dirigent leur âme; ceux dont l'intelligence est comme un chaînon attaché à l'intelligence de Jupiter. Les Dieux du second ordre sont chargés de veiller sur leur existence. Ils donnent à la terre sa fécondité, et conservent les fruits qu'elle produit. Ils sont invisibles. Ils ne lancent point de flèches; ils ne peuvent être blessés, « car ils ne mangent point de pain, et ne boivent point de vin ». Les hommes, de leur côté, tournent les yeux vers le ciel, et contemplent, à leur aise, la resplendissante demeure de Jupiter, laquelle ne reçoit point son éclat, comme dit Homère, « d'ornements dorés, et de flambeaux portés par des mains d'enfants», mais du soleil, de la lune, et du feu brillant des astres, qui peuplent le firmament avec eux. Vous voyez une année fournie d'excellents chefs, et des goujats nécessaires. Gardez-vous de détruire cette agrégation; et vous connaîtrez ce que c'est que la divination, ce que c'est que la prudence humaine, et en quoi consistent l'efficacité et l'union de l'une et de l'autre. [13,7] VII. Vous voyez qu'il en est de la vie de l'homme comme d'une République, qui n'a aucune solidité, et qui est livrée à de continuelles vicissitudes. Vous diriez d'un vaisseau de transport, qui navigue sans cesse, et qui est perpétuellement le jouet des vagues. Il a besoin, pour se conserver, non seulement du talent du pilote, mais encore de la faveur des vents, de l'habileté de la manoeuvre de la part de l'équipage, de la souplesse des agrès, et de la facilité de la mer. Considérez donc les facultés intellectuelles de l'âme, comme les agrès et la manoeuvre ; les choses cachées aux regards de l'homme, comme les vents et les flots; et les justes prédictions de la divination, comme les pronostics du pilote. Si le mélange de cet ordre de choses embarrasse votre raisonnement, écoutez Platon, qui dit que « Dieu gouverne l'univers; qu'après lui, l'occasion et la fortune gouvernent les choses humaines, en y joignant l'adresse, troisième puissance, plus bénigne que les deux autres ». Car, au fort d'un orage, je regarde comme un plus grand bien d'avoir le secours d'un pilote, que d'en être privé. [13,8] VIII. Cette matière de la divination jette mon âme dans l'embarras. Je ne peux me décider, ni à la mépriser entièrement, ni à prendre dans la raison humaine une pleine confiance. Mais, semblable à ces animaux amphibies, qui partagent avec les oiseaux la faculté de s'élever et de planer dans les airs, le train de la vie de l'homme me paraît être soumis à une double influence, et se partager entre le libre arbitre et la nécessité. Tel serait le libre arbitre d'un homme chargé de chaînes, et qui suivrait néanmoins, de lui-même, ses conducteurs. Cela me donne bien la notion de la nécessité; mais je n'ai point de terme pour l'exprimer proprement. Car, si je l'appelle fatalité, j'emploie un mot sur lequel les opinions des hommes ne sont point d'accord. Qu'est-ce, en effet, que la fatalité? Quelle est sa nature, quelle est son essence? « Est-elle un des Dieux qui habitent l'immensité des » cieux » ? Le mal n'est point son ouvrage. Les calamités humaines ne tiennent point au destin. (Car il n'est pas permis d'imputer le mal aux Dieux). « Si elle est un des hommes mortels qui habitent la terre», c'est un mensonge de la part d'Elpénor, de dire, « Un funeste destin est la cause de ma blessure» : C'est un mensonge, de la part d'Agamemnon, de dire, « Ce n'est pas moi qui suis le coupable, c'est Jupiter, c'est le Destin, ce sont les Furies». [13,9] IX. Ces mots ne me paraissent être que de spécieux détours de la méchanceté humaine, pour attribuer à un mauvais génie, aux parques, ou aux furies, ses propres forfaits. Que de pareilles excuses soient employées dans les tragédies, nous ne chicanerons pas les poètes sur leurs expressions. Mais le drame de la vie n'admet point ces futilités. Les Furies, les Parques, les Dieux du second ordre, et les autres puissances qui désignent la fatalité, sous une dénomination quelconque, renfermées dans le sein d'Agamemnon, le déchirent, « parce qu'il n'a point montré les égards convenables au premier des héros des Grecs ». Ce sont ces puissances qui plongent Elpénor dans l'ivresse, qui conduisent Thyeste aux noces de son frère, qui arment OEdipe d'un fer parricide. Ce sont elles qui poussent les calomniateurs devant les Tribunaux, les pirates sur les ondes, l'assassin contre sa victime, et l'intempérant aux voluptés. Elles sont la source des malheurs des hommes. La foule des maux émane d'elles, comme la lave s'élance des gouffres de l'Etna, et la peste des sables brûlants de l'Éthiopie. À la vérité, la lave de l'Etna ne va point au-delà des régions qui l'environnent, et la peste s'arrête, lorsqu'elle est arrivée à Athènes. Au lieu que les canaux de la méchanceté sont sans nombre, et vont continuellement leur train. De là, le besoin perpétuel de prédictions et d'oracles. Qui donc se tromperait à prédire le sort de la méchanceté, de la déloyauté, de l'intempérance ? Apollon n'est pas le seul qui ait pronostiqué juste. Socrate en a fait autant. De là vient qu'Apollon loue Socrate de faire le même métier que lui.