[12,0] LIVRE DOUZIÈME. MARCUS VALERIUS MARTIAI A SON CHER PRISCUS, SALUT. Je dois, je le sais, présenter ma défense pour mes trois ans de paresse opiniâtre. Elle ne trouverait pas son excuse à Rome, dans ces occupations de la ville qui n'aboutissent trop souvent qu'à nous rendre plutôt importuns que complaisants. A plus forte raison est-elle inadmissible dans cette solitude de province, où, si l'on ne se livre sans relâche à l'étude, la retraite est sans consolation, sans excuse. Écoute donc mes raisons. La première et la plus décisive : je cherche en vain ici l'audience habituelle de la capitale et je me fais l'effet de plaider dans un barreau étranger. S'il est, en effet, quelque charme en mes opuscules, je le dois à mes auditeurs. Cette pénétration de jugement, cette fécondité de génie, ces bibliothèques, ces théâtres, ces réunions où, sans y prendre garde, l'on s'instruit en s'amusant, bref, tous ces agréments que la satiété me fit abandonner, je les regrette comme s'ils m'avaient à jamais quitté. Ajoute à cela l'esprit étroit du bourg de province, à la dent mauvaise, l'envie qui tient lieu de critique, un ou deux grincheux, ce qui est beaucoup dans un petit trou, et en face desquels il est difficile d'avoir tous les jours bonne humeur. Ne t'étonne donc pas que l'indignation m'ait fait rejeter ce que je pratiquais d'habitude le coeur léger. Cependant, lorsque, à ton arrivée de Rome, tu me demanderas des comptes, pour ne pas dire non à un homme envers qui ce n'est pas être reconnaissant que de m'en tenir au possible, je me suis fait une obligation de ce qui m'était jadis un plaisir et j'ai passé quelques jours à travailler, afin d'offrir à un ami très cher l'hommage de bienvenue. Veuille donc, sans te faire prier, mettre tes soins à peser, à éplucher ces vers, qui, près de toi seul, ne courent aucun risque, et (ce qui doit t'être bien difficile) laisser de côté toute complaisance pour juger nos bagatelles. Sinon je risque d'envoyer à Rome - au cas où tu déciderais ainsi - un livre, non pas fait en Espagne, mais Espagnol. [12,1] I. - AU MÊME. Pendant que les filets se reposent, que les chiens n'aboient plus, que la forêt ne retentit plus des chasses au sanglier, tu pourras, Priscus, donner tes loisirs à ce petit livre. Nous ne sommes pas en été et l'heure que tu me donneras ne sera pas toute perdue. [12,2] II. - A SES VERS. Vous qui alliez tout à l'heure, mes vers, aux rivages de Pyrgos, allez maintenant rue Sacrée : elle n'a plus de poussière. [12,3] III. - A SON LIVRE. Toi qui naguère, mon livre, étais envoyé de la Ville chez les autres peuples, ah ! ah !, c'est de chez eux maintenant que tu voyages vers Rome. Pars donc des bords du Tage au sable d'or, des rives sombres du Salon, de cette terre puissante qui m'a donné mes mânes. Pourtant tu ne seras pas un étranger, tu ne pourras être considéré comme nouveau venin dans cette haute cité de Rémus, où sont nés tant de tes frères. Gravis (tu en as le droit) le seuil de ce temple vénérable, qui vient d'être rendu aux muses, ou, si tu préfères, engage toi dans la rue de Suburra. C'est là que s'élève le palais de mon illustre ami le consul, de l'éloquent Stella qui y abrite ses pénates couronnés de laurier et qui apaise sa soif à l'onde d'Hyantis. Cette fontaine de Castalie y verse avec orgueil son bouillonnement transparent, et souvent les neuf soeurs viennent, dit-on, s'y désaltérer. C'est Stella qui te fera lire parmi le peuple, les sénateurs et les chevaliers. Lui-même n'achèvera pas cette lecture sans avoir versé quelques larmes. Tu veux un titre? Qu'on lise deux ou trois vers et tous s'écrieront, mon livre, que tu es bien mon oeuvre. [12,4] IV. - A PRISCUS. Ce que fut pour Horace, pour Varius et pour le grand Virgile, Mécène le chevalier, descendant des rois antiques, les nations et les peuples sauront par la renommée bavarde, par ce papier centenaire, que tu le fus pour moi, Priscus Terentius. Tu me donnes le génie. Le peu que l'on m'estime, je te le dois. Et je te dois aussi le noble loisir dont je jouis. [12,5] V. - A CÉSAR. Trop longs étaient mes dixième, onzième livres. J'ai resserré mon travail. Des coupures l'ont raccourci. Que les oisifs lisent l'édition originale, eux dont tu as assuré le repos. Telles qu'elles sont maintenant, César, lis ces pages choisies. Peut-être ensuite liras-tu toutes les autres. [12,6] VI. - ÉLOGE DE NERVA. L'Ausonie, Nerva, a le bonheur d'avoir reçu le plus doux des princes : maintenant l'Hélicon tout entier nous est ouvert. L'équité, la bonne foi, la clémence souriante, la puissance tutélaire sont de retour. Loin de nous a fui la crainte. Tes peuples et tes nations, pieuse Rome, te souhaitent ceci : avoir toujours de tels princes et longtemps celui-ci. Bravo, Nerva, pour ce rare esprit, pour ces moeurs pures, dignes de Numa, et qui auraient souri à Caton lui-même. Tu peux, oui, le ciel le permet aujourd'hui, faire des largesses, exercer ta bienfaisance, augmenter les petits patrimoines et donner au delà de ce que la complaisance des dieux t'accorda : n'as-tu pas, sous un prince sans coeur, dans des temps mauvais, osé être bon? [12,7] VII. - SUR LIGÉIA. Si Ligéia compte autant d'années que sa tête porte de cheveux, elle a trois ans. [12,8] VIII. - ÉLOGE DE TRAJAN. Déesse des nations et du monde, Rome sans égale et sans seconde, comptant les années que durerait le principat de Trajan, et admirant en un si grand chef le courage, la jeunesse et la valeur guerrière, s'écria, toute glorieuse d'un tel empereur : "Princes des Parthes, chefs des Sères, Thraces, Sarmates, Gètes et Bretons, je peux vous montrer un César. Venez". [12,9] IX. - A CÉSAR. Palma gouverne notre chère Ibérie, ô très clément César, et ces provinces étrangères jouissent de la paix sous son joug plein de douceur. Comblés, donc, nous te rendons grâce pour un si grand bienfait : tu as envoyé dans notre pays un second toi-même. [12,10] X. - SUR AFRICANUS. Africanus a cent millions. Pourtant il court les testaments. La fortune donne trop à beaucoup de gens, jamais assez à personne. [12,11] XI. - ENVOI DU LIVRE A PARTHÉNIUS. Muse, donne le bonjour à Parthénius, ton ami et le mien : qui boit plus largement à la fontaine d'Aonie? Quelle lyre résonne plus éclatante de l'antre de Pimplée? Lequel d'entre les poètes est plus aimé d'Apollon? Si par hasard, ce que j'ose à peine espérer, il est de loisir, demande lui de montrer lui-même mes vers au prince. Qu'il recommande ce court et timide opuscule par ces trois mots seulement : "Rome le lit". [12,12] XII. - CONTRE POSTHUMUS. Tu promets tout, quand tu as bu toute la nuit. Le matin, plus rien de fait. Bois le matin, Posthumus. [12,13] XIII. - A AUCTUS. Les riches, Auctus, font de la colère une matière à profit. Haïr coûte moins cher que donner. [12,14] XIV. - A PRISCUS. Use plus sobrement, crois-moi, du cheval rapide et poursuis avec moins d'ardeur les lièvres. Souvent le gibier est vengé du chasseur, quand celui-ci, désarçonné, tombe, pour n'y plus remonter, du cheval emballé. La plaine aussi a ses pièges. Elle a beau n'avoir ni fossé, ni talus, ni rochers, elle est trompeuse. Il ne manquera pas de gens pour donner de tels spectacles, mais dont la chute montrera une moindre jalousie du sort. Si tu te plais aux nobles dangers, tendons des pièges - le courage y est plus sûr - aux sangliers de Toscane. A quoi bon ces chevauchées à bride abattue? Le cavalier, Priscus, y est brisé plus souvent que le lièvre. [12,15] XV. - COMPLIMENT. Tout ce qui brillait dans la cour impériale a été offert à nos yeux et à nos dieux. Jupiter admire le feu des émeraudes scythes enchâssées d'or, il s'étonne devant ces trésors des rois superbes, ce luxe si onéreux. Voici des coupes qui conviennent au maître du tonnerre, des coupes qui conviennent à l'échanson Phrygien. Aujourd'hui Jupiter, et nous tous avec lui, sommes comblés. Mais naguère (aveu honteux, oui, honteux) Jupiter était pauvre et nous tous avec lui. [12,16] XVI. - CONTRE LABIÉNUS. Tu as, Labiénus, vendu trois champs. Tu as, Labiénus, acheté trois mignons. Tu fais l'amour, Labiénus, avec tes trois champs. [12,17] XVII. - CONTRE LENTINUS. Pourquoi depuis tant de jours, Lentinus, la fièvre ne t'a pas quitté? Tu le demandes? Tu en gémis sans arrêt? Avec toi elle va en litière, avec toi au bain. Elle mange des champignons, des huîtres, de la tétine, du sanglier. Elle se saoûle souvent de Sétia et souvent de Falerne, ne boit le Cécube qu'à la glace, ne s'allonge à table que sur la rose et l'amome, ne dort que sur la plume et la pourpre. Elle se trouve si bien! C'est tellement la bonne vie ! Et tu voudrais que ta fièvre préfère aller chez Dama? [12,18] XVIII. - A JUVÉNAL. Pendant que tu bats peut-être sans repos, mon cher Juvénal, la bruyante rue de Suburre ou que tu foules la colline de Diane vénérée, pendant que, sur le seuil des puissants, ta toge, trempée de sueur, t'évente, pendant que tu erres, épuisé, du grand au petit Célius, moi, après bien des années, Bilbilis, ma patrie, m'a rappelé et m'a fait campagnard, Bilbilis, fière de son or et de son fer. Ici, à petites journées, je cultive en amateur les champs de Botrode et de Platée : tels sont les noms bien grossiers de 1a Celtibérie. Je goûte un sommeil profond, insolent, que souvent la troisième heure n'interrompt pas, et je répare ici toutes mes veilles de trente ans. Ici la toge est inconnue, mais on me donne, sur ma demande, le premier vêtement venu, jeté sur ma chaise cassée. Je me lève, le feu m'accueille, magnifique entassement de chênes voisins, flanqué par la fermière de force marmites. Survient le chasseur, mais tel que tu le voudrais au plus profond d'un fourré. Le fermier, tout jeunet encore, distribue leur tâche aux petits esclaves et me demande la permission de couper ses cheveux. Voilà comme j'aime à vivre, voilà comme je veux mourir. [12,19] XIX. - SUR ÉMILIUS. Au bain, Émilius mange des laitues, des oeufs, des lézards de mer. Puis il déclare qu'il ne dîne jamais en ville. [12,20] XX. - A FABULLUS Tu demandes, Fabullus, pourquoi Thémison n'a pas de femme? Il a une soeur. [12,21] XXI. - A MARCELLA. Qui croirait, Marcella, que tu habites les rives sévères du Salon, ou même que tu es native de nos pays? Tu as le goût si rare, si fin ! Que le Palatin t'entende une fois seulement, il dira que tu es de chez lui. Pas une femme née en pleine Suburre, pas une habituée du Capitole n'osera rivaliser avec toi. Pas une fille qui a souri en naissant à une mère étrangère ne mérite plus que toi d'être une bru romaine. Tu me rends plus supportable le regret de la Cité Souveraine. A toi seule, tu me remplaces Rome. [12,22] XXII. - SUR PHILÉNIS. Qu'elle est laide, Philénis la borgne! Veux-tu qu'en deux mots, Fabullus, je te dise à quel point? Aveugle Philénis serait plus belle. [12,23] XXIII. - CONTRE LÉLIA Tes dents, tes cheveux, sans rougir, tu t'en sers, facture en poche. Comment faire pour ton oeil, Lélia? On n'en vend point. [12,24] XXIV. - A JUVENCUS, SUR UN CHARIOT DE VOYAGE. Agréable solitude, chère voiture, préférable au char et à la litière, doux présent de l'éloquent Elianus, là, du moins, tu pourras me dire, Juvencus, tout ce qui te viendra sur la langue. Devant nous, point de noir conducteur de chevaux libyens, point de postillon sanglé. Cherche bien, pas un muletier. Seulement deux bidets qui ne diront rien. Ah ! Si Avitus était de la partie, Avitus, le seul tiers dont je ne craindrais pas les oreilles, comme le jour passerait bien ainsi! [12,25] XXV. - CONTRE THÉLÉSINUS. Si je te demande de l'argent sans gage, «Je n'en ai pas», me dis-tu. Si mon champ est ma caution, tu en as. La confiance que tu me refuses, à moi, ton vieil ami, tu l'accordes, Thélésinus, à mes mottes, à mes arbres. Or voici que Carus te cite en justice : que mon champ t'assiste! Tu cherches un compagnon d'exil? Que mon champ parte avec toi! [12,26] XXVI. - CONTRE UN AMI AMBITIEUX. De ce que toi, sénateur, tu vas chaque matin, fouler soixante seuils, tu ne vois en moi qu'un paresseux chevalier, sous prétexte que, dès l'aube, je ne me suis pas écartelé par la ville et que je ne rapporte pas chez moi, épuisé, la souillure de mille baisers. C'est que toi, ton ambition est de laisser un nouveau nom dans les fastes consulaires, d'obtenir un gouvernement en Numidie, en Cappadoce. Mais moi qui devrais, dis-tu, couper mon sommeil au milieu pour aller subir la boue du matin, qu'ai-je à attendre? Si ma sandale fendue laisse sortir mes orteils inquiets, si un lourd nuage m'asperge soudain de pluie, j'ai beau crier, pas un esclave familier ne vient me changer mon manteau. Mais un des tiens s'approche de mon oreille glacée : «Létorius, me dit-il, t'invite à dîner». - «Pour vingt sous? Merci. Je préfère la faim». Ce qui me vaut un souper te vaut une province. A même métier, récompense différente. [12,27] XXVII. - CONTRE SÈNIA. Tu prétends, Sénia, que des voleurs ont joui de toi. «Jamais de la vie, protestent-ils !» [12,28] XXVIII. - CONTRE CINNA. Moi, je vide deux cyathes, toi, Cinna, tu en bois onze, et tu te plains, Cinna, qu'on ne nous serve pas le même vin ! [12,29] XXIX. - SUR LE VOLEUR HERMOGÈNE. Hermogène est, à mon avis, mon cher Ponticus, un aussi grand voleur de linge que Massa le fut de pièces d'argent. Tu auras beau surveiller sa main droite et tenir sa main gauche, il trouvera le moyen de t'enlever ta serviette. Ainsi le cerf, d'une aspiration, gobe un serpent glacé. Ainsi l'arc-en-ciel pompe les eaux du sol, qui retomberont en pluie. Dernièrement, tandis qu'on demandait grâce pour Myrinus blessé, Hermogène escamota quatre serviettes. Une autre fois le prêteur allait, avec sa serviette blanchie à la craie, donner le signal des jeux : Hermogène subtilisa sa serviette au prêteur. A un dîner, personne n'avait apporté de serviette, dans la crainte du voleur : Hermogène enleva, de la table, la nappe. A défaut de nappe, Hermogène ne craint pas de dégarnir les lits, les pieds de tables. Au spectacle, malgré la cuisson sous la canicule, on enlève les velums, quand arrive Hermogène. Les matelots effrayés se hâtent de ramener les voiles, toutes les fois que sur le port paraît Hermogène. Sous leur robe de lin les prêtres tondus d'Isis et la troupe qui agite les sistres se sauvent, dès que parmi les adorateurs, ils voient se dresser Hermogène. Hermogène ne vint jamais à un dîner avec une serviette, il est toujours reparti avec une serviette, notre Hermogène. [12,30] XXX. - A APER. Aper est sobre, il ne boit pas. Qu'est-ce que ça me fait? Ce sont qualités louables chez un esclave, non chez un ami. [12,31] XXXI. - SUR LES JARDINS DE MARCELLA. Ces bois, ces fontaines, l'ombre de cette souple tonnelle de vigne, le courant docile de cette eau vive, ces prés, ces roseraies, égales aux roseraies remontantes de Pestum, ces légumes qui verdissent en janvier et ne gèlent jamais, ces viviers où nage l'anguille domestique, cette tour blanche qui abrite des colombes aussi blanches sont un présent de ma protectrice. Ces domaines, ce petit empire, c'est Marcella qui me les a donnés à mon retour après sept lustres d'absence. Si Nausicaa me cédait les jardins de son père, je pourrais dire à Alcinoos : «J'aime mieux les miens.» [12,32] XXXII. - CONTRE VACERRA O honte des Calendes de Juillet ! J'ai vu, Vacerra, défiler ton mobilier. Je l'ai vu. On avait dédaigné de le saisir pour deux ans de loyer. Ta femme le portait, cette rousse aux sept cheveux, aidée de sa soeur géante et de sa mère chenue. J'ai pensé voir les Furies émergeant de la nuit infernale. Derrière elle, séché de froid et de faim, plus pâle qu'un vieux buis, Irus de ton temps, tu marchais. On eût dit une migration de la montée d'Aricie. Défilèrent un grabat à trois pieds, une table bipède, une lampe, une tasse de corne, un pot de chambre dont le ventre fêlé pissait. Venait ensuite un goulot d'amphore servant de foyer, un vieux cruchon de sauterelles ou de maigres anchois, à en croire l'odeur ignoble telle que l'haleine d'un vieux marin. Il n'y manquait pas le quartier de fromage de Toulouse, avec un noir chapelet de pouliot vieux de quatre ans, des bâtons garnis d'aulx et d'oignons, un pot appartenant à ta mère, contenant un fond de cette immonde résine dont s'épilent les Vénus de barrière. Pourquoi chercher un logement, Vacerra, et te moquer des paysans, quand tu peux loger gratis? Le cadre qui convient à la pompe de ton ménage? Le coin d'un pont! [12,33] XXXIII. - SUR LABIÉNUS. Pour acheter des mignons, Labiénus a vendu ses jardins. Il n'a plus maintenant qu'un verger de figuiers. [12,34] XXXIV. - A JULES MARTIAL Voilà trente-quatre ans, si je me souviens bien, que nous vivons ensemble, mon cher Jules. Temps mêlé de douceur et d'amertume. Mais pourtant les jours heureux furent plus nombreux et, si nous faisons le compte, ici et là, en triant les cailloux des deux couleurs, le tas blanc l'emportera sur le noir. Si tu veux éviter des ennuis, te garder des soucis qui rongent l'âme, ne te lie pas trop. Tu auras moins de plaisirs, mais aussi moins de peines. [12,35] XXXV. - A CALLISTRATE. Comme pour te montrer à coeur ouvert devant moi, Callistrate, tu me dis couramment que tu as servi de mignon. Tu n'as pas le coeur aussi ouvert que tu veux le paraître, Callistrate, car avouer de telles choses c'est en cacher bien d'autres. [12,36] XXXVI. - CONTRE LABULLUS. Donner à un ami trois ou quatre livres d'argent, une toge grelottante, un surtout tape-cul, faire sonner par-ci par-là dans sa main quelques écus d'or, de quoi le mener jusqu'aux deuxièmes Calendes, c'est quelque chose, Labullus. Mais de ce que tu es seul à le faire, il ne s'ensuit pas, crois-moi, que tu sois bon. - Qu'est-ce à dire? - Tu es, oui, le moins mauvais des méchants. Rends-moi les Pisons, les Sénèques, les Memmius, les Crispus, les vrais, et, du coup, tu deviendras le dernier des bons. Veux-tu pouvoir être fier de ta vitesse à la course? Bats Tigris et le léger Passerinus. Il n'y a pas de gloire à dépasser les bourriquets. [12,37] XXXVII. - CONTRE UN MOQUEUR (long nez). Tu désires trop passer pour avoir un long nez. Je veux bien qu'on ait un long nez, mais pas un polype! [12,38] XXXVIII. - A CANDIDUS. Ce dameret, trop connu de toute la ville, qui entre nuit et jour dans la litière des femmes, le cheveu brillant, noir de teinture, éblouissant de pourpre, au visage délicat, au torse large, à la jambe lisse, qui souvent, cavalier indiscret, lutine ta femme, tu n'as pas à le craindre, Candidus. Ce n'est pas avec les femmes qu'il fait l'amour. [12,39] XXXIX. - CONTRE SABELLUS. Je te hais, Sabellus, parce que tu es un bel homme. C'est chose puante qu'un bel homme et que Sabellus. Encore aimé-je mieux un bel homme que Sabellus. Puisses-tu, Sabellus, pourrir bellement ! [12,40] XL. - CONTRE PONTILIANUS. Mens-tu? Je te crois. Lis-tu de mauvais vers? Je te loue. Chantes-tu? Je chante. Bois-tu, Pontilianus? Je bois. Pètes-tu? Je ne l'entends pas. Veux-tu jouer aux échecs? Je perds. Il n'est qu'une chose que tu fasses sans moi et je m'en tais. Cependant tu ne me rends jamais un seul service. "A ma mort, dis-tu, je te traiterai bien". Je ne veux rien, mais meurs. [12,41] XLI. - CONTRE TUCCA Il ne te suffit pas, Tucca, d'être gourmand. Tu veux le paraître et l'entendre dire. [12,42] XLII. - SUR CALLISTRATE ET AFER. Callistrate le barbu a épousé le roide Afer, selon la loi qui unit communément la femme à l'homme. On a porté devant eux les flambeaux; le voile nuptial a couvert leurs visages; tes hymnes, Thalassus, furent de la fête. La dot même est convenue. Ne te semble-t-il pas, Rome, que ce soit assez? Attends-tu encore l'accouchement? [12,43] XLIII. - CONTRE SABELLUS. Bien trop éloquents, Sabellus, sont les vers grivois que tu m'as lus, tels que n'en savent pas les filles de Didyme ni les livres libertins d'Eléphantis. Il s'agit ici de nouvelles postures érotiques, telles que les osent seuls les roués consommés, de saletés que font en cachette les débauchés, de l'accouplement par cinq et plus, jusqu'à former la chaîne, enfin de toute la licence qu'autorise l'extinction des feux. Est-il besoin pour cela de tant d'éloquence? [12,44] XLIV. - A MARCUS UNICUS. Unicus, toi qui m'es uni par le sang et qui montres des goûts si voisins des miens, tu fais des vers qui ne le cèdent qu'à ceux de ton frère. Tu l'égales par le coeur, mais tu le surpasses par la tendresse. Lesbie eût partagé son amour entre son tendre Catulle et toi. Après Ovide, c'est toi que la douce Corinne eût suivi. Les Zéphyrs ne manquent pas, s'il te plaisait de tendre les voiles. Mais tu aimes le rivage : par là encore tu tiens de ton frère. [12,45] XLV. - A PHÉBUS. Quand tu couvres d'une calotte de peau de bouc tes tempes et ton occiput nu, on dit plaisamment, Phébus, que tu te chausses la tête. [12,46] XLVI. - A CLASSICUS. Les vers de Gallus et de Lupercus se vendent. Après cela, Classicus, viens nous dire que ces poètes n'ont pas le sens commun! [12,47] XLVII. - CONTRE UN HOMME D'HUMEUR INÉGALE. Revêche et liant, aimable et hargneux, tu es tout cela. Aussi ne puis-je vivre avec toi, ni sans toi. [12,48] XLVIII. - CONTRE UN AMPHITRYON FASTUEUX. Si tu me sers des champignons et du sanglier comme mets communs, sans croire qu'ils comblent mes voeux, soit, j'accepte! Mais si tu me crois comblé et que pour une demi-douzaine d'huîtres du Lucrin je te fasse mon légataire, serviteur! Cependant ta table est splendide, je l'avoue, très splendide. Mais demain, aujourd'hui, en cet instant, qu'en reste-t-il? Rien. Témoin la malheureuse éponge de ce bâton sacrifié, témoin le premier chien venu, le pissoir du coin de la rue. Rougets, lièvres, tétines, tout a la même issue, sans parler de la jaunisse et de la goutte. A ce prix, fi des orgies du Mont-Albain, de la bonne chère du Capitole et des Pontifes. Jupiter lui-même me servirait du nectar, ce ne serait pour moi que du vinaigre et la traîtresse piquette des cuves du Vatican. Hôte, cherche d'autres convives qui se laissent prendre au luxe royal de la table. Qu'un ami m'invite à la fortune du pot, voilà le repas qui me plaît, que je puis rendre. [12,49] XLIX. - AU PÉDAGOGUE LINUS. Linus, pédagogue d'une troupe d'enfants aux cheveux longs, toi que la riche Postumilla nomme le maître de ses biens, le dépositaire de ses bijoux, de son or, de sa cave, de ses enfantelets, puisses-tu, éprouvé par cette fidélité perpétuelle, rester son préféré. Viens en aide, je t'en prie, à ma passion malheureuse et relâche un peu ta surveillance sur les objets que mon coeur brûle de posséder et que, nuit et jour, je voudrais presser sur mon sein. Ils sont si beaux, blancs comme neige, pareils, jumeaux de belle taille; j'entends, non les enfantelets, mais les diamants. [12,50] L. - CONTRE LE PROPRIÉTAIRE D'UN RICFIE DOMAINE. Bosquets de lauriers, allées de platanes, cyprès aériens, salle de bains pour cent personnes, tu as cela pour toi seul. Pour toi cent colonnes se dressent sous tes hauts portiques. Ton pied foule l'onyx étincelant. Les sabots de tes chevaux de course claquent dans la poussière de l'hippodrome. De tous côtés résonnent jets d'eau et cascades. Des galeries s'ouvrent à l'infini. Mais, de chambre à coucher, de salle à manger, nulle part. Le beau logement pour n'y pas loger ! [12,51] LI. - SUR FABULLUS. Tu t'étonnes, Aulus, que notre cher Fabullus, soit si souvent berné? L'honnête homme est toujours un bleu. [12,52] LII. - A SEMPRONIA. Poète habitué à couronner tes tempes du laurier des Muses, voix éloquente recherchée des accusés prostrés, ci-git Rufus, ton cher époux, Sempronia, dont la cendre brûle encore d'amour pour toi. Les Champs-Elysées aiment à se raconter votre histoire et ton enlèvement stupéfie la fille même de Tyndare. Tu vaux mieux qu'elle, toi qui as fui ton ravisseur pour revenir à ton mari : elle, rappelée par le sien, ne voulut pas le suivre. Ménélas rit au récit de ces nouvelles amours d'Ilion : ton rapt absout le Phrygien Pâris. Un jour, quand t'accueillera cette heureuse demeure des justes, nulle ombre, au pays du Styx, ne sera plus connue que toi. Loin de voir d'un mauvais oeil les victimes des enlèvements, Proserpine les aime et cette aventure te conciliera la reine des Enfers. [12,53] LIII. - CONTRE UN AVARE. Bien que tu aies de l'argent et des moyens, comme peu de citoyens ou de pères de famille, jamais une largesse de ta part! Tu couches sur ton trésor comme cet énorme dragon chanté par les poètes, qui gardait le bois sacré de la Colchide. La cause de cette sinistre avarice, tu la rappelles toi-même et tu t'en vantes : c'est ton fils. Cherche ailleurs des sots et des niais, pour leur tourner l'esprit avec ces balançoires ! Ton fils, tu n'en eus jamais qu'un : ton avarice. [12,54] LIV. - CONTRE ZOILE. Rouge de crin, noir de visage, bref de pied, louche de regard, c'est bien le diable, Zoïle, si tu es honnête! [12,55] LV. - A DES BELLES. Vouloir que vous vous donniez gratis, ô belles, c'est le comble de la sottise et de l'impertinence. Ne vous donnez pas gratis. Des baisers, à la rigueur. Eh bien, Eglé ne les donne pas, l'avare, elle les vend. Soit. Combien peut donc valoir un baiser? Les siens ne lui rapportent pas peu : elle réclame une livre de parfums de Cosmus ou huit pièces de la monnaie nouvelle. A ce prix ses baisers sont sonores, francs, ses lèvres ne se ferment pas pour en refuser l'accès. Sur un point cependant, mais sur un seul, elle est généreuse : elle refuse de baiser gratis, non de lécher. [12,56] LVI. - CONTRE POLYCHARMUS. Tu tombes malade dix fois et plus par an. Ce n'est pas toi, Polycharmus, c'est nous qui souffrons. Car, à chaque convalescence, tu réclames à tes amis les présents d'usage. Par pudeur, Polycharmus, sois donc malade une bonne fois. [12,57] LVII. - A SPARSUS. Pourquoi je gagne souvent le petit fonds de ma sèche Nomente et le lare modeste de ma maison des champs? Tu le demandes? Pour le pauvre, Sparsus, pas moyen, à la Ville, de méditer ni de dormir. Comment tenir, dis moi, avec les maîtres d'école le matin, les boulangers la nuit, et le marteau des chaudronniers tout le jour? Ici, c'est le changeur qui passe son temps à faire sonner sur son sale comptoir de la monnaie au coin de Néron. Là, c'est le batteur de lin d'Espagne qui, de son fléau brillant, l'écrase sur la pierre usée. C'est, sans arrêt, la troupe fanatique des prêtres de Bellone, le naufragé bavard portant, suspendue au cou, sa tirelire, et le juif instruit par sa mère à mendier, et le chassieux débitant d'allumettes soufrées. Qui peut compter le temps perdu à Rome pour le sommeil dira le nombre des mains qui frappent sur des bassins de cuivre, quand l'éclipse de lune est conjurée par le fuseau de Colchide. Toi, Sparsus, tu ne connais pas ces misères, tu ne peux pas les connaître, bien douillet dans le domaine de Pétilius, un vrai royaume, d'où une terrasse domine les sommets à l'entour. Tu as la campagne en pleine ville, ton vigneron est Romain et l'automne n'est pas plus fécond sur les côteaux de Falerne. A l'intérieur de tes portes, tu peux faire des courses en char. Au fond de ton palais, le sommeil et le repos, que ne trouble aucune voix humaine. Et le jour n'y entre qu'avec ta permission. Moi, les rires des nombreux passants me réveillent et Rome est à mon chevet. Dégoûté, fatigué, quand je veux dormir, je vais à ma campagne. [12,58] LVIII. - A ALAUDA. Ta femme t'appelle coureur de servantes, elle-même court les porteurs de litières. Vous vous valez, Alauda. [12,59] LIX. - SUR DES BAISEURS IMPORTUNS. Rome te donne après quinze ans d'absence plus de baisers que Lesbie n'en donna à Catulle. Tout le voisinage te baise. Ton fermier velu t'applique un baiser qui sent le bouc. Puis vient le tisserand, puis le foulon, puis le cordonnier, la bouche encore parfumée de cuir, puis le possesseur d'un menton pouilleux, puis un louche, puis un chassieux, et une bouche qui suce, et une autre qui vient de lécher. Ce n'était pas la peine de revenir. [12,60] LX. - A SON JOUR NATAL. Jour fils de mars, où, pour la première fois, je vis l'aurore aux doigts de rose et la face majestueuse du dieu des astres, si tu es fâché que je t'honore à la campagne sur un autel de gazon, toi que j'honorais jusqu'ici dans la capitale du Latium, pardonne moi : je veux ne plus être assujetti pendant tes Calendes et jouir de la vie le jour où je suis né. Craindre, en ce jour d'anniversaire, que l'eau chaude ne manque à Sabellus, qu'Alauda ne boive une abondance trop délayée, filtrer à la hâte le Cécube trouble, aller et venir sans cesse autour des tables, recevoir celui-ci, recevoir celui-là, passer tout le repas à se déranger, fouler d'un pied déchaussé les marbres froids comme glace, non merci ! Quelle raison y a-t-il de souffrir, de subir de gaieté de coeur une sujétion que l'on refuserait si un roi et un maître voulait l'imposer? [12,61] LXI. - SUR LIGURRA. Des vers, un court et incisif poème contre toi, voilà ce que tu redoutes de ma part, Ligurra, et tu veux faire croire que ta crainte est fondée. Vaine crainte, vains désirs. Les lions de Libye rugissent contre les taureaux et n'en ont pas aux papillons. Un bon conseil : cherche, si tu veux qu'on lise ton nom, un poète ivre dans quelque mauvais lieu, un de ceux qui écrivent au charbon ou à la craie des vers pour les clients des lieux d'aisance. Un front comme le tien ne mérite pas que je le flétrisse. [12,62] LXII. - A SATURNE, POUR PRISCUS TÉRENTIUS. Grand roi de l'univers antique, en ces temps primitifs, ceux du repos paresseux, de l'oisiveté sans fatigue, où il n'y avait pas de foudre royale, puisque personne ne la méritait, où la terre, sans qu'on la déchirât jusqu'aux enfers, offrait elle-même ses richesses, viens, joyeux et affable, assister à la fête que nous donnons à Priscus, viens, il le faut, car cette fête est la tienne. C'est toi, ô le meilleur des pères, qui le rends à sa patrie, le sixième hiver de son séjour dans la ville où régna le pacifique Numa. Tu vois quelle pompe pour toi s'apprête, semblable à celle du marché d'Ausonie, quel luxe dans ces honneurs. Une main avare a-t-elle compté les richesses, les offrandes dont ces tables sont par nous couvertes? Et pour qu'elles te soient encore plus précieuses et plus agréables, Saturne, c'est un père, c'est un homme frugal qui te célèbre cette pieuse cérémonie. Puisses-tu, dieu vénérable, être toujours aimé ainsi en décembre ! Puisses-tu faire revenir souvent pour Priscus de pareils jours ! [12,63] LXIII. - A CORDOUE. Cordoue, plus abondante que la grasse Vénafre, non moins garnie d'oliviers que l'Istrie et plus riche en brebis que le blanc Galèse, toi qui ne trompes pas par l'emploi du murex ou du sang, mais ne dois qu'à la nature l'éclat de tes toisons, rappelle, je te prie, la pudeur à un de tes poètes, et qu'il ne débite pas mes recueils comme siens. Passe encore s'il était bon poète et que je pusse lui rendre la pareille. Mais c'est un célibataire qui séduit ma femme sans talion possible. C'est un aveugle qui ne peut perdre la vue qu'il arrache à autrui. Rien de pire qu'un voleur nu, rien de plus inexpugnable qu'un mauvais poète. [12,64] LXIV. - SUR CINNA. D'un esclave au beau visage, aux belles boucles, la fleur de la maison, Cinna a fait un cuisinier : Cinna aime les bons morceaux. [12,65] LXV. - SUR PHYLLIS. La belle Phyllis s'était offerte à moi, toute une nuit, de mille manières, complaisamment. Je songeais, le matin venu, quel cadeau lui faire, une livre de parfums de Cosmus ou de Nicéros, ou un bon poids de laine de Bétique, ou dix pièces d'or au coin de César. Phyllis me saute au cou, me caresse d'un baiser aussi long que ceux des colombes amoureuses et se met à me demander une amphore de vin. [12,66] LXVI. - A AMÉNUS. La maison qui t'a coûté cent mille sesterces, tu désires la vendre, même à perte. Tu trompes quand même l'acheteur par une ruse adroite, Aménus, tu caches la baraque sous la richesse ambitieuse du décor. Quel éclat dans tes lits incrustés d'écaille de première qualité, dans tes meubles rares et pesants en citronnier de Mauritanie ! Tes tables en marbre de Delphes sont chargées d'or et d'argent. Tu as debout autour de toi des esclaves que je souhaiterais avoir pour maîtres. Après cela, tu viens crier : "Deux cent mille sesterces, pas un sou de moins". Ta maison, ainsi meublée, Aménus, c'est la donner pour rien ! [12,67] LXVII. - POUR LE JOUR NATAL DE VIRGILE. Ides de Mai, vous avez vu naître Mercure. Les ides d'août ramènent l'anniversaire de Diane. Virgile a consacré les ides d'octobre. Puisses-tu fêter longtemps les ides de Mercure et de Diane, toi qui célèbres les Ides du grand Virgile. [12,68] LXVIII. - AUX CLIENTS. Client matinal, qui as causé mon départ de Rome, hante, si c'est ton goût, ses intérieurs fastueux. Je ne suis pas avocat, je suis inapte à la chicane, mais paresseux, sur le retour, ami des Muses. La flânerie me plaît et le sommeil, que Rome la Grande m'a refusés. J'y retourne pourtant, s'il me faut veiller ici aussi. [12,69] LXIX. - A PAULLUS. Comme s'il s'agissait de tableaux, de coupes, Paullus, tu n'as, en fait d'amis, que des modèles, tu n'as d'amis que pour la parade. [12,70] LXX. - SUR APER. Naguère encore, Aper se faisait porter son linge par un esclave panard et donnait sa petite toge à garder à une vieille qui s'en faisait un coussin : le masseur hernieux lui faisait l'aumône d'une goutte d'huile. Alors Aper était pour les buveurs un censeur sombre et sévère. Il fallait briser les verres, renverser le Falerne, criait-il au chevalier qui buvait en sortant du bain. Mais depuis qu'un vieil oncle lui a légué trois cent mille sesterces, il ne sait plus revenir que saoûl des thermes chez lui. O pouvoir de la vaisselle ciselée et de cinq esclaves aux belles boucles ! Quand il était pauvre, Aper n'avait pas soif. [12,71] LXXI. - A LYGDUS. Il n'est rien aujourd'hui, Lygdus, que tu ne me refuses. Mais autrefois, Lygdus, tu ne me refusais rien. [12,72] LXXII. - A PANNICUS. Acquéreur de quelques timides arpents près du cimetière des Gaulois et d'une bicoque mal coiffée, boiteuse, tu quittes Rome, le barreau, ton vrai patrimoine, et les minces mais sûrs profits de ta robe usée. Homme de loi, tu vendais couramment froment, millet, orge, fèves. Aujourd'hui, cultivateur, tu les achètes. [12,73] LXXIII. - A CATULLE. Tu m'as fait ton héritier, dis-tu? Je ne le croirai, Catulle, que quand je l'aurai lu. [12,74] LXXIV. - A FLACCUS. Bien que le bateau d'Égypte t'apporte des vases de cristal, reçois ces coupes du cirque de Flaminius. Qui est le plus hardi, ou de ces vases, ou de ceux qui te les offrent? Mais leur grossièreté double leur mérite : nul voleur ne s'en soucie et l'eau bouillante ne les gâte pas. De plus les esclaves sont tranquilles quand boivent les convives; pas à craindre qu'une main d'ivrogne les lâche à terre en morceaux. Encore un avantage, et qui n'est pas médiocre : tu boiras dans ces vases, Flaccus, lorsqu'on devra briser sa coupe après un toast. [12,75] LXXV. - SUR SES MIGNONS Polytimus ne se trouve dans son élément qu'avec les filles. Hymnus ne convient de son sexe qu'avec regret. Secundus a les fesses nourries de glands. Dindyme est lascif et fait la coquette. Amphion pouvait naître fille. Voilà ceux, mon cher ami, dont les douces faveurs, les dédains, les caprices sont préférables à une dot d'un million de sesterces. [12,76] LXXVI. - SUR UN LABOUREUR. L'amphore de vin coûte vingt as et le boisseau de blé quatre. Ivre et gavé, ce laboureur n'a rien. [12,77] LXXVII. - SUR ETHON. Un jour, en saluant Jupiter avec force prières, Ethon debout, le buste courbé jusqu'aux orteils, dans le temple du Capitole, péta. Les assistants de rire à l'envi. Mais le père des dieux, offensé, condamna cet indiscret à ne pas souper ailleurs que chez lui trois jours durant. Depuis cette disgrâce, le malheureux Ethon, quand il veut aller au Capitole, se rend d'abord aux latrines de Patrocle et lâche dix, vingt pets. Mais, en dépit de ces précautions pétillantes, il ne salue Jupiter qu'en serrant les fesses. [12,78] LXXVIII. - SUR LE MÊME. Un histrion repu péta devant Jupiter. Jupiter le condamna à vivre à ses propres frais. [12,79] LXXIX. - A BITHYNICUS. Je n'ai rien écrit contre toi, Bithynicus. Tu refuses de me croire et exiges un serment : je préfère te satisfaire. [12,80] LXXX. - A ATTICILLA. Je t'ai donné tout ce que tu m'as demandé. Je t'ai donné plus que tu ne m'as demandé. Et pourtant tu ne cesses de me demander. Celui qui ne refuse rien, Atticilla, est un suceur. [12,81] LXXXI. - SUR CALLISTRATE. De peur de louer les méritants, Callistrate loue tout le monde. Mais quel homme peut être bon aux yeux de qui personne n'est mauvais? [12,82] LXXXII. - SUR UMBER. Alors pauvre, Umber m'envoyait en hiver, pour les Saturnales, une petite toge ("alicula"). Il m'envoie aujourd'hui une mesure de fleur de froment ("alita") : c'est qu'il est devenu riche. [12,83] LXXXIII. - SUR MÉNOGÈNE. Dans les thermes, autour des bains, si malin que tu te montres, pas moyen d'échapper à Ménogène. Il prendra des deux mains la balle tiède, dans l'espoir que tu lui tiendras compte de ces balles souvent recueillies. Il ramassera, pour te le rapporter, et bien que lui-même soit lavé et rechaussé, le ballon glissé dans la poussière. Prends-tu un linge? Il le dira plus blanc que neige, fût-il plus sale que des langes de bébé. Coiffes-tu tes cheveux rares avec un peigne d'ivoire? «C'est », dira-t-il, « la chevelure ondulée d'Achille». Il t'apportera lui-même la cruche où fume de la lie et il essuiera sans arrêt la sueur de ton front. Il louera tout, admirera tout, jusqu'à ce que, dégoûté, excédé, tu lui dises : «Viens souper». [12,84] LXXXIV. - SUR FABIANUS. Fabianus le moqueur, fléau des hernies, des descentes et des hydrocèles, plus déchaîné contre ces misères que deux Catulles réunis, Fabianus, le pauvre!, s'est vu tout nu aux thermes de Néron. Du coup il s'est tu. [12,85] LXXXV. - A POLYTIMUS. Je n'avais pas voulu, Polytimus, te couper tes beaux cheveux. Mais je suis bien aise d'avoir cédé à ta prière. Telle est, maintenant qu'ils sont tombés, ta blancheur éclatante, qu'une épouse te prendrait pour un nouveau Pélops, tout ivoire. [12,86] LXXXXI. - CONTRE FABULLUS. Les pédérastes, dis-tu, puent de la bouche. Si la chose est comme tu le prétends, Fabullus, quelle est, dis moi, l'odeur des lécheurs? [12,87] LXXXVIL - CONTRE UN IMPUISSANT. Tu as trente mignons et autant de mignonnes. Mais tu n'as qu'un outil et dont le ressort est cassé. Que faire? [12,88] LXXXVIII. - SUR COTTA. Cotta se plaignait d'avoir perdu deux fois sa chaussure par la négligence du valet qui se tient à ses pieds, son seul domestique, sa seule escorte de miséreux. Notre astucieux roublard a trouvé le moyen de ne plus s'exposer à pareil dommage : c'est d'aller souper en ville, désormais, pieds nus. [12,89] LXXXIX. - SUR TONGILIANUS. Tongilianus a du nez, je le sais, je n'en disconviens pas. Mais c'est tout ce qu'il a. [12,90] XC. - A CHARINUS. Si tu t'entortilles de laine la tête, Charinus, c'est que tu as mal, non aux oreilles, mais aux cheveux. [12,91] XCI. - SUR MARON Pour un ami âgé que brûlait une grave fièvre-tierce, solennellement Maron a fait voeu, si le malade n'était pas envoyé aux bords du Styx, d'abattre, en l'honneur de Jupiter très Grand, une victime d'action de grâces. Les médecins ont commencé à répondre de la guérison: depuis, Maron fait des voeux pour n'avoir pas à acquitter le premier. [12,92] XCII - CONTRE MAGULLA. Puisque vous avez, ton mari et toi, le même lit, le même mignon, pourquoi, dis-moi, Magulla, n'avez vous pas aussi le même échanson? Tu soupires. J'ai compris : tu crains la fiole. [12,93] XCIII. - A PRISCUS. Tu me demandes souvent, Priscus, ce que je ferais si je devenais tout à coup riche, puissant. Penses-tu que l'on puisse décrire ses moeurs à venir? Que ferais-tu, dis-moi, si tu devenais lion? [12,94] XCIV. - SUR FABULLA. Fabulla a trouvé le moyen de baiser son amant sous le nez de son mari. Elle baise et rebaise son petit fou. Incontinent l'amant s'empare du fou, humide de maint baiser, et le rend aussitôt, imbibé des siens, à sa maîtresse qui rit. O mari plus fou qu'un fou! [12,95] XCV. - CONTRE TUCCA. J'écrivais une épopée : tu as commencé à en écrire une. Je m'arrêtai, pour que mes vers ne se dressent pas, rivaux des tiens. Ma muse légère chaussa le cothurne tragique : tu as affublé la tienne du long manteau traînant. Je fis vibrer les cordes de la lyre employée par les muses calabraises : jaloux à nouveau, tu nous arraches le plectre. Je me hasarde dans la satire : tu te donnes du mal pour être un Lucilius. Je m'amuse aux minces élégies : tu y joues de même. Que faire de moindre? Je me mis à fignoler des épigrammes : tu cherches encore à m'en enlever la renommée. Choisis : de quoi ne veux-tu pas? N'est-ce pas une honte de tout vouloir? S'il est quelque chose dont tu ne veuilles pas, Tucca, laisse-le moi. [12,96] XCVI. - A RUFUS Lis, Instantius Rufus, les livres libertins de Musée, rivaux des livres sybaritiques, lis ces pages empreintes d'un sel obscène. Mais que ta maîtresse soit avec toi, de peur que tes mains ne fassent office de jeune mariée et que tu ne deviennes un mari sans femme. [12,97] XCVII. - CONTRE UNE JALOUSE. Quand la vie et la fidélité de ton mari te sont connues, quand aucune femme n'occupe et n'aspire à occuper ton lit de mariage, pourquoi te torturer sottement, comme s'il s'agissait de concubines, au sujet de ses mignons qui ne lui donnent qu'un plaisir court et fugitif? Ces enfants, je vais te le prouver, te sont plus utiles qu'à leur maître: ils font que tu es la seule femme de ton mari. Ils donnent ce que toi, épouse, tu ne peux pas donner. - «Mais je le donne aussi», diras-tu, «pour fixer dans notre chambre l'amour de mon époux». - Ce n'est pas la même chose: je veux des figues de Chio, non des marisques. Pour que tu n'aies point de doute sur ce que j'entends par une figue de Chio, sache que la marisque, c'est toi. Une femme, une mère de famille doit connaître les limites de ses droits: laisse aux mignons leur part; use de la tienne. [12,98] XCVIII. - CONTRE BASSUS. Époux d'une jeune femme, riche, noble, instruite, vertueuse, telle qu'oserait à peine la souhaiter le plus exigeant des maris, tu t'épuises les flancs, Bassus, sur des mignons aux longues boucles, que tu paies avec sa dot. Et ainsi ton objet, qui lui a coûté des milliers de sesterces, revient à ta femme, languissant. Les tendres paroles ne l'excitent plus, les doux appels du pouce ne le dressent pas. Un peu de pudeur, enfin, ou allons en justice. Ton objet n'est plus à toi, Bassus, tu l'as vendu. [12,99] XCIX. - AU FLEUVE BÉTIS. Bétis, toi dont le front est couronné d'olivier, toi dont les eaux limpides rendent d'or les toisons, toi qu'aiment Bromius et Pallas, toi pour qui le maître des eaux a ouvert un chemin sur les mers blanches à travers les blancs détroits, laisse pénétrer favorablement entre tes rives Instantius, et que cette année soit pour les peuples semblable à la précédente. Il n'ignore pas quel fardeau est la succession de Macer : celui qui mesure un poids est de force à le porter. [12,100] C. - CONTRE UN EFFRONTÉ. Tu as, dis-tu, la bouche de ton grand-père, le nez de ton oncle paternel, les deux yeux de ton père et les gestes de ta mère. Puisque tu représentes ainsi ta famille, sans qu'aucune partie de ton corps soit trompeuse, dis-moi, de qui as-tu le front? [12,101] CI. - A MATTUS. Celui qui te fait dire qu'il n'est pas chez lui quand tu frappes à sa porte, ne sais-tu pas ce qu'il veut dire? "Je dors pour toi, Mattus". [12,102] CII. - A MILON. Tu ne fais que vendre de l'encens, du poivre, des habits, de l'argenterie, des manteaux, des pierres précieuses, et tout cela suit l'acheteur. Mais ta meilleure marchandise est ta femme : vendue souvent, jamais elle ne quitte, ne lèse son vendeur.