[1,3] CHAPITRE 3 : Que les hommes de lettres sont sujets à la pituite et à la mélancolie. Or ne doivent les hommes studieux des bonnes lettres, seulement avoir grand soin des membres susdits, mais aussi sont tenus d'éviter accortement et en soigneuse diligence toujours la pituite et l'humeur noire de la mélancolie, non autrement que les Nochers se gardent de tomber entre Scylla et Charybde. Car autant qu'ils sont oiseux du reste du corps, autant sont ils embesognés du cerveau et de l'entendement. De là vient qu'ils sont contraints d'engendrer la pituite que les Grecs appellent flegme, et l'humeur noire, qu'ils appellent mélancolie. Celle-là souventes fois rebouche et suffoque la pointe de l'entendement, et celle-ci si elle abonde par trop ou trop est ardente d'un souci continuel, et de fréquents affollements, elle tourmente l'âme et partrouble le jugement, de sorte qu'à bon droit on peut dire que les hommes lettrés seraient principalement sains, si la pituite ne leur était contraire et fâcheuse et qu'ils seraient les plus joyeux, et les plus sages de tous, si par le vice de l'humeur noire ils n'étaient souvent contraints ou d'être tristes, ou bien quelquefois d'assotter et devenir fous. [1,4] CHAPITRE 4 : Combien il y a de causes pour lesquelles les hommes lettrés sont ou deviennent mélancoliques. Il y a principalement trois sortes de causes qui font que les hommes lettrés soient mélancoliques. La première est céleste, la seconde naturelle et la tierce humaine. Céleste, par ce que Mercure, qui nous convie à rechercher les doctrines, et Saturne, qui fait que nous persévérons à la recherche d`icelles et qu'inventées nous les gardions, sont dits des Astronomes être en quelque sorte froids et secs, ou si d'aventure Mercure n'est froid, toutefois il devient souvent en raison de la voisinance du Soleil, très sec, (telle) quelle entre les médecins est la nature mélancolique; or Mercure et Saturne donnent en partage dès le commencement cette même nature aux studieux des lettres et la leur conservent et accroissent de jour en jour. Quant à la cause naturelle, il semble que c'est d'autant que pour atteindre aux sciences principalement difficiles, il est besoin que l'âme se retire de dehors au dedans, comme d'une circonférence au point du milieu et que, pendant qu'elle est tendue à la spéculation, elle demeure fermement, par manière de dire, au propre centre de l'homme. Or se recueillir de la circonférence au centre et demeurer fiché au point du milieu, est principalement le propre de la terre, à laquelle certainement l'humeur noire est fort semblable ; donc la mélancolie provoque assiduellement l'âme à ce qu'elle se recueille, s'arrête et contemple en un point. Et icelle semblable au centre du monde, la contraint à rechercher le centre des choses singulières, et l'élève pour comprendre toutes les choses plus sublimes, d'autant qu'elle a fort grande convenance avec Saturne, qui est le plus haut des planètes. Tout de même, la contemplation à son tour par un certain repli et compression en soi-même, attire et acquiert un naturel fort ressemblant à la mélancolie. Quant à la cause humaine, elle dépend de nous : parce que le continuel élancement de la pensée dessèche grandement le cerveau, étant donc l'humeur pour la plus part consumée (qui est l'entretien et le nourrissement de la chaleur naturelle) la chaleur aussi pour le plus souvent a de coutume de s'étendre, pourtant la nature du cerveau devient sèche et froide, qui vraiment est une qualité qu'on nomme terrestre et mélancolique. Davantage pour le continuel mouvement de la recherche, les esprits aussi continuellement mus sont dissous et se perdent. Or est il nécessaire que les esprits dissous et épars soient restaurés par le plus subtil sang. Étant donc souvent consumées les parties du sang plus subtiles et claires, c'est bien forcé que le reste du sang demeure épais, sec et noir comme la lie, à quoi il faut ajouter que la nature en la contemplation étant du tout rendue au cerveau et au coeur, délaisse et abandonne l'estomac et le foie. Et pourtant les aliments mêmement les plus abondants et durs restants mal cuits et digérés, de là s'engendre un sang froid grossier et noir. Puis, à cause de la trop grande oisiveté des membres, ni les humeurs superflues ne sont émondées et vidées, ni les vapeurs glutineuses, tenaces et noirâtres ne sont exhalées. Toutes ces choses ont accoutumé de rendre l'esprit mélancolique et l'âme triste et craintive. Car certainement les ténèbres de dedans, beaucoup plus que celles de dehors, remplissent l'âme de tristesse et de frayeur. Or d'entre tous les hommes lettrés ceux sont oppressés de la mélancolie, qui diligemment travaïllant après l'étude de la philosophie abstraient l'entendement du corps et des choses corporelles et le conjoignent aux incorporelles et simples: tant parce que l'oeuvre beaucoup plus difficile a besoin aussi que l'entendement y soit plus tendu, que même parce que d'autant qu'ils conjoignent la pensée à la vérité incorporelle d'autant sont ils contraints de l'arbitraire et séparés du corps. De là vient que leur corps est rendu quelque fois presque demi-mort et tout mélancolique. Ce que notre Platon signifie au Timée, disant que l'âme, qui fort souvent et avec une intention véhémente contemple les choses divines, croît tellement par telle nourriture, et devient si puissante, qu'elle surmonte son corps de beaucoup plus que le naturel du corps ne porte et par ses plus fortes agitations s'enfuit parfois aucunement d'avec lui ou bien parfois semble presque le dissoudre.