[0] DE LA COLÈRE DE DIEU. [1] CHAP. I. J'ai souvent remarqué, mon cher Donat, qu'il y a plusieurs personnes, et même des philosophes, qui croient que Dieu n'entre jamais en colère. La raison de leur sentiment est, ou que Dieu ne fait que du bien, et qu'il ne convient point à une puissance aussi grande et aussi excellente que la sienne de faire du mal; ou qu'il n'a aucun soin des choses d'ici-bas, et, par une suite nécessaire, aucune inclination à nous faire ni du mal ni du bien. Comme cette erreur est très dangereuse et qu'elle ne tend à rien moins qu'à renverser tout l'ordre de la vie humaine, j'ai cru la devoir réfuter, de peur qu'elle ne vous surprenne et que le nom de ceux qui se vantent d'être fort savants ne vous engage à la suivre. Ce n'est pas que j'aie la présomption d'avoir compris la vérité par la force de mon esprit; mais c'est que je fais profession de suivre la doctrine que Dieu, qui seul sait tout et qui révèle ses secrets comme il lui plaît et qu'il a eu la bonté de nous enseigner. Les philosophes, qui n'avaient rien appris de cette doctrine, ont cru qu'ils pouvaient découvrir d'eux-mêmes ce qu'il y avait de plus caché dans la nature; ce qu'il est pourtant certain qu'ils ne pouvaient faire, parce que, tant que l'âme est enfermée dans le corps comme dans une prison, elle n'a qu'une connaissance fort imparfaite; et qu'une des principales différences qu'il y ait entre Dieu et l'homme, c'est que, au lieu que Dieu a une science parfaite, l'homme n'a que l'ignorance en partage. Ainsi, pendant que nous vivons dans un corps mortel, nous avons besoin d'une lumière pour dissiper les ténèbres qui nous environnent, et cette lumière là est Dieu même. Quiconque l'aura reçue dans son coeur pénétrera le secret de la vérité. Mais dans l'éloignement de Dieu et de sa doctrine céleste, il n'y a qu'ignorance et qu'erreur. C'est pourquoi Socrate, qui était le plus savant des philosophes,voulant confondre la présomption des autres qui croyaient savoir quelque chose, disait qu'il ne savait rien, si ce n'est qu'il ne savait rien. Il avait reconnu que toute la philosophie n'avait rien de certain ni de véritable. Et ce n'était pas par le seul dessein d'abaisser les autres qu'il en jugeait de la sorte, mais c'est qu'en effet il avait comme entrevu la vérité. C'est pourquoi, lorsqu'il fut accusé et réduit à la nécessité de se défendre, il déclara, selon le rapport de Platon, qu'il n'y avait point de sagesse parmi les hommes, railla, méprisa et rejeta toute la doctrine d'où les philosophes tiraient vanité, et protesta que, pour lui, il faisait profession de ne rien savoir. Que s'il n'y a point de sagesse ni de science parmi les hommes, comme Socrate l'enseigne et comme Platon le témoigne, il est clair qu'il n'y en a que dans Dieu. Il faut donc tacher de le connaître et de trouver la vérité en le trouvant. Il est le créateur de l'univers, qui ne peut être vu par les yeux du corps et qui ne peut être découvert qu'à peine par ceux de l'esprit. La religion est attaquée de plusieurs manières par ceux qui n'ont pas pu parvenir à la sagesse ni comprendre les saints mystères. [2] CHAP. II. Il y a plusieurs degrés par où l'on monte au palais de la vérité; mais il n'est pas aisé de monter jusqu'au haut, parce que plusieurs, éblouis de l'éclat qui l'environne, chancellent et tombent à la renverse. Le premier degré est de reconnaître la fausseté de la superstition païenne, et de rejeter l'impiété du culte que l'on rend à des dieux faits de la main de l'homme. Le second est de savoir qu'il n'y a qu'un Dieu, qui a créé le monde et qui le gouverne. Le troisième est de connaître l'ambassadeur et le ministre qu'il a envoyé sur la terre pour nous délivrer de nos erreurs et pour nous instruire de la vérité. Il est aisé, comme je viens de le dire, de tomber sur ces degrés, à moins que l'on ne prenne garde de s'y tenir ferme. Ceux qui reconnaissent la fausseté de la religion des païens et qui méprisent les idoles faites de terre et d'autres matières fragiles, et qui, au lieu de se tourner vers Dieu, qu'ils ne connaissent point, se tournent vers les éléments qu'ils admirent; ceux qui adorent le ciel, la terre, la mer, le soleil, la lune et les étoiles, tombent dans le premier degré. J'ai réfuté l'ignorance de ces premiers dans le second livre des Divines institutions. Ceux qui avouent qu'il n'y a qu'un Dieu, et qui, trompés par les faux raisonnements des philosophes, ont des sentiments indignes de sa grandeur, et nient qu'il ait ou aucune figure ou aucune affection, tombent dans le second degré. Enfin, ceux qui connaissent l'envoyé de Dieu et qui savent qu'il a élevé un temple immortel et divin, et qui cependant ou ne le reçoivent point, ou le reçoivent d'une autre manière que la foi ne veut qu'on le reçoive, sont ceux qui tombent dans le troisième degré. J'ai déjà réfuté ces derniers dans le quatrième livre du même ouvrage et les réfuterai encore plus au long lorsque je répondrai aux objections de toutes les sectes qui par la vanité de leurs disputes se sont éloignées de la vérité. Je ne parlerai en cet endroit que de ceux qui tombent dans le second degré par les mauvais sentiments où ils sont touchant la nature divine. Il y en a parmi eux qui croient que Dieu ne fait du bien à personne et qu'il n'entre point en colère, mais qu'il goûte la douceur d'un profond repos et d'une parfaite sûreté dans la possession d'une félicité immuable et éternelle. D'autres lui ôtent les mouvements de la colère et lui laissent l'inclination à faire du bien, parce qu'ils croient qu'il n'y a rien de si conforme à sa nature que d'aider et de secourir, ni de si contraire à la même nature que de nuire. Ainsi tous les philosophes demeurent d'accord que Dieu n'entre point en colère, mais ils ne demeurent pas tous d'accord qu'il n'ait pas l'inclination de faire du bien. Pour mettre quelque ordre dans cette matière, il faut dire que le désir de la vengeance et le désir de faire du bien étant deux désirs contraires, ou il faut laisser à Dieu le désir de la vengeance et lui ôter le désir de faire du bien, ou lui ôter l'un et l'autre; ou bien il faut lui ôter le désir de la vengeance et lui donner le désir de faire du bien, ou bien il ne lui faut ôter ni l'un ni l'autre de ces deux désirs. Il n'y a point de milieu, et il faut nécessairement que la vérité que nous cherchons se rencontre dans quelqu'une de ces propositions. Examinons-les donc en particulier afin que la suite de notre discours nous conduise à la vérité. [3] CHAP. III. Pour ce qui est de la première partie de la division que nous avons faite, personne n'a jamais dit que Dieu soit capable d'entrer en colère et de venger les injures qu'on lui fait, mais qu'il n'est point sensible aux honneurs qu'on lui rend et qu'il n'en donne point de récompense. En effet il n'y a rien de si contraire à la nature de Dieu que d'avoir le pouvoir de nuire et de n'avoir pas celui de secourir. Aussi, quel moyen, ou même quelle espérance resterait-il aux hommes d'être sauvés, si Dieu ne pouvait faire que du mal? Cette majesté si vénérable perdrait l'autorité que les juges ont de pardonner et d'absoudre, et serait réduite à la condition d'un exécuteur dont l'unique fonction est de punir. Puisque nous voyons qu'il n'y a pas seulement du mal dans le monde, mais qu'il y a aussi du bien, il faut que, si Dieu n'en est pas l'auteur, il y ait quelque autre qui le soit. S'il y en a quelqu'un, qui est-il? Comment est-ce qu'il s'appelle? Et pourquoi celui qui nous fait du mal nous est-il plus connu que celui qui nous fait du bien? Mais, s'il ne peut y avoir d'autre principe que Dieu, c'est une extravagance ridicule d'avancer que sa puissance, dont la bonté est égale à la grandeur, nuise toujours et ne serve jamais, Aussi cette extravagance a-t-elle paru si insoutenable qu'elle n'est jamais entrée ni dans la bouche, ni dans la pensée de personne. Ce point étant décidé, passons aux autres, et continuons à chercher la vérité. [4] CHAP. IV. Le point qui suit contient une maxime de l'école d'Épicure, qui est que comme Dieu n'entre point en colère contre les crimes des hommes, aussi n'est-il point touché de leurs devoirs ni de leurs services. Épicure ayant jugé que c'était une chose indigne de la nature de Dieu de faire du mal, parce que le mal provient, pour l'ordinaire, d'un mouvement de colère et d'un désir de vengeance, il lui a ôté aussi l'inclination de faire du bien. Il a bien vu qu'on ne pouvait laisser à Dieu l'émotion de la colère et le désir de punir, sans lui laisser aussi quelque sentiment pour les bonnes actions et la volonté de leur donner la récompense qu'elles méritent. Ainsi, pour lui ôter un défaut, il lui a ôté une perfection. «C'est pour cela, dit ce philosophe, que Dieu est heureux, qu'il est incorruptible et immuable; car ne se souciant de rien et n'ayant aucune peine, il n'en fait aussi à personne.» Mais, si Dieu n'a point de mouvement comme en ont tous les êtres qui ont la vie, s'il n'a pas un pouvoir plus étendu que celui des hommes, s'il n'a ni volonté, ni action, ni fonction, il n'est pas Dieu. Quelle plus digne fonction lui pourrait-on attribuer que celle de gouverner le monde, que celle de prendre soin des créatures qui ont le sentiment de la vie, et principalement des hommes, desquels dépend tout ce qu'il y a sur la terre ? De quelle béatitude pourrait jouir un Dieu qui serait toujours dans un immobile repos et dans un stupide engourdissement, qui est sourd et pour ceux qui le prient et aveugle pour ceux qui l'honorent? Qu'y a-t-il qui soit si digne de Dieu, qu'y a-t-il qui lui soit si propre que d'avoir une providence qui s'étende sur toutes choses ? S'il ne se soucie de rien, et qu'il n'ait soin de rien, il n'a rien de la nature divine. Ce philosophe, qui lui ôte toute sa puissance et toute sa fonction, ne détruit-il pas son être ? C'est pour cela que Cicéron rapporte que Possidonius disait qu'Épicure avait cru qu'il n'y avait point de dieux, et qu'il n'en avait parlé que pour éviter la haine publique, et qu'ainsi il reconnaît de bouche les dieux, mais qu'en effet il n'en reconnaît point, puisqu'il ne leur laisse ni fonction ni mouvement. Si cela est ainsi, qu'y avait-il de si peu sincère, et même de si captieux ? ce qui est fort indigne d'un homme grave et d'un homme sage. S'il a parlé autrement qu'il ne pensait, n'était-ce pas un dissimulé, un fourbe et un fou? Mais Épicure n'était pas si fin et si rusé que de parler de la sorte à dessein de tromper. Il parlait selon sa pensée et écrivait pour laisser à la postérité un monument éternel de ses sentiments; mais il est tombé dans l'erreur, car, ayant été trompé par une fausse proposition qui lui semblait vraie, il admit les conséquences qui en étaient tirées selon les règles du raisonnement. Cette proposition est que la colère ne convient point à Dieu. Comme elle lui paraissait certaine et indubitable, il ne pouvait refuser d'en recevoir aussi les suites, et après avoir ôté à Dieu une affection, il était obligé de lui ôter toutes les autres. Quiconque ne peut-être mis en colère ne peut aussi être apaisé. Que s'il est exempt de ces deux mouvements, il l'est aussi de la crainte, de la joie, de la tristesse et de la compassion, l'agitation d'aucun de ces mouvements ne convenant non plus à Dieu que celle des autres. Que s'il n'y a point d'affection dans Dieu, parce qu'il n'y a point d'affection sans quelque sorte de faiblesse, il n'y a point non plus de providence. Voilà jusqu'où ce savant homme porte son raisonnement, car il a supprimé les autres conséquences qui se tirent nécessairement de ses principes, savoir : que Dieu ne se soucie de rien et qu'il n'est rien. Il s'est comme arrêté sur ce dernier dégré, parce qu'il voyait que, s'il descendait d'avantage, il tomberait dans un précipice. Mais de quoi lui a servi ou son silence ou sa fuite, puisqu'il est tombé, malgré qu'il en eût, jusqu'au fond de l'abîme, puisqu'il a dit ce qu'il ne voulait pas dire, et puisqu'il a été emporté, par la suite nécessaire de son raisonnement, où il ne voulait point aller? Voilà jusques où conduit l'opinion de ceux qui tiennent que Dieu n'est pas capable d'entrer en colère. Mais elle n'est presque plus soutenue de personne; elle ne l'est que par un petit nombre de scélérats, qui s'imaginent en vain que par là ils se procureront l'impunité. Que s'il est faux que Dieu ne puisse ni entrer en colère ni être apaisé, passons à la troisième proposition que nous avons annoncée. [5] CHAP. V. On croit que le sentiment que les stoïciens ont de Dieu est un peu plus supportable quand ils disent que Dieu est propice aux hommes, mais qu'il n'entre point contre eux en colère. Il faut avouer que l'on est favorablement écouté du peuple quand on soutient que Dieu n'est pas capable de cette faiblesse, de croire avoir été offensé, d'en être ému, d'en être troublé et d'en entrer en fureur. En effet, si la colère ne convient pas à un homme grave ni à un homme sage, puisqu'elle est comme une tempête qui agite l'âme et qui trouble sa tranquillité, qu'elle met l'ardeur dans les yeux, le tremblement dans la bouche, le bégayement dans la langue, la confusion, la rougeur et la pâleur sur le visage, elle convient beaucoup moins à Dieu. Que si un prince qui a une puissance de quelque étendue fait d'horribles désordres, quand il s'abandonne à la colère, s'il répand le sang, s'il rase les villes, s'il extermine les peuples et désole les provinces, Dieu, qui dispose de l'empire de l'univers, ne le détruirat-il pas absolument, s'il est capable d'entrer en colère ? Il faut donc éloigner de lui un mal si pernicieux et si funeste. Que s'il est exempt d'un mouvement si peu réglé et si peu honnête, et qu'il ne fasse mal à personne, que reste-t-il, sinon qu'il est doux, tranquille, propice et bienfaisant? C'est ainsi qu'il sera le père commun de tous les hommes, et que l'on pourra dire véritablement d'une nature aussi excellente que la sienne, que sa bonté sera égale à sa grandeur. En effet, si parmi les hommes on loue ceux qui servent plutôt que ceux qui nuisent, ceux qui sauvent la vie plutôt que ceux qui l'ôtent, si on les chérit, si on les comble de bénédictions et si on les regarde comme des dieux, n'est-il pas juste de croire que Dieu, qui a toutes les perfections sans aucun défaut, répand continuellement ses grâces et ses faveurs sur les hommes ? Il faut avouer que ce discours est spécieux et propre à s'insinuer dans l'esprit du peuple. Il est vrai aussi que ceux qui y ajoutent créance approchent de plus près que les autres de la vérité ; mais ils ne laissent pas de se tromper en quelque point, pour n'avoir point fait assez d'attention sur ce sujet. Car, si Dieu n'entre point en colère contre les impies, il n'aime point les gens de bien. Ainsi ceux qui lui ôtent l'inclination de faire grâce, de même que le mouvement de la colère, parlent plus conséquemment en soutenant leur erreur, puisqu'il est certain que, dans les rencontres des objets opposés et contraires, il faut ou se porter vers tous les deux, ou ne se porter ni vers l'un ni vers l'autre. Il faut, par exemple, que celui qui aime les gens de bien haïsse les méchants, et que celui qui ne hait point les méchants, n'aime point les gens de bien, parce que l'amour que l'on a pour les gens de bien vient de la haine que l'on a pour les méchants, et la haine que l'on a pour les méchants vient de l'amour que l'on a pour les gens de bien. Personne n'aime la vie qui ne craigne la mort, personne ne cherche la lumière qui ne fuie les ténèbres. Ces choses ont ensemble une liaison si étroite qu'elles ne se peuvent séparer. Si un maître a deux serviteurs dont l'un soit bon et l'autre mauvais, il n'a pas pour tous les deux les mêmes sentiments et ne les traite pas tous deux de la même sorte, et, s'il le faisait, il serait extravagant et injuste. Il parle au bon avec douceur; il lui confie la conduite de sa maison. Il châtie l'autre de parole et d'action, le met dans les fers et lui fait souffrir la nudité, la faim et la soif, et en use ainsi afin que le châtiment de celui-ci détourne les autres de faire du mal et que l'exemple de celui-là les porte à faire du bien. Quiconque donc a de l'amour a aussi de la haine, et quiconque a de la haine a aussi de l'amour, parce qu'il y a des personnes qui méritent d'être aimées et qu'il y en a d'autres qui méritent d'être haïes. Or, comme celui qui a de l'amour fait du bien à ceux qu'il aime, aussi celui qui a de la haine fait du mal à ceux qu'il hait. Cet argument est convaincant et ne souffre aucune réponse. L'opinion de ceux qui laissent à Dieu le mouvement de l'amour et qui lui ôtent celui de la haine est donc une opinion vaine, et aussi fausse que celle qui le prive de l'un et de l'autre de ces mouvements. Mais il y a un point où les premiers ne se trompent pas, comme nous l'avons déjà dit, qui est celui par lequel ils laissent à Dieu l'inclination de faire du bien. Les seconds, ayant admis un faux principe, en tirent une fausse conséquence et tombent dans l'erreur. Ils ne devaient pas raisonner comme ils font, ni dire puisque Dieu n'entre point en colère, il ne se laisse point apaiser ; mais ils devraient raisonner ainsi : puisque Dieu se laisse apaiser, il faut qu'il entre en colère. Car si le premier point, savoir que Dieu n'entre point en colère, était certain, il faudrait examiner le second. Mais, le premier étant douteux, le second est presque certain; or c'est une prétention extravagante de vouloir renverser une maxime certaine par une qui n'est que douteuse, au lieu qu'il faut appuyer celles qui sont douteuses par celles qui sont certaines. [6] CHAP. VI. Voilà tout ce que les philosophes ont pensé au sujet de la divinité, aucun d'eux n'ayant rien dit davantage. Que si tout ce qu'ils ont avancé est convaincu de fausseté, il faut que la vérité se trouve dans une proposition qu' ils n'ont jamais avancée ni défendue, savoir : que comme Dieu entre en colère, aussi se laisse-t-il apaiser. C'est ce que nous avons à prouver et à soutenir, comme un des principaux points de notre religion. Car il ne faudrait rendre aucun honneur à Dieu s'il n'en donnait point de récompense, ni appréhender de l'offenser s'il n'entrait point en colère contre ceux qui l'offensent. [7] CHAP. VII. Bien que les philosophes se soient souvent éloignés de la vérité, et qu'ils soient tombés par ignorance dans une infinité d'erreurs, comme des voyageurs qui, ne sachant pas le chemin, et ayant honte de le demander, ne laissent pas de marcher toujours, et qui, plus ils marchent et plus ils s'égarent, il ne s'en est pourtant trouvé aucun parmi eux qui n'ait point mis de différence entre l'homme et les bêtes, et qui ait égalé une créature pourvue de raison aux animaux qui en sont privés. C'est cependant ce que font certains ignorants, qui étant semblables aux bêtes, et qui, ne cherchant non plus qu'elles que le plaisir de leur ventre, disent qu'ils n'ont point été mis au monde d'une autre sorte que les autres créatures qui respirent l'air, ce qu'il n'est pas sans doute permis à ces hommes d'avancer, car qui est-ce qui est assez ignorant pour ne pas savoir, ou assez stupide pour ne pas sentir qu'il a dans soi-même quelque chose de divin ? Je ne parle pas encore ici des avantages de l'âme ni de l'esprit, par lesquels l'homme a une union étroite avec Dieu, car la seule disposition de notre corps et la seule figure de notre visage suffisent pour faire voir que nous ne sommes point semblables aux bêtes. Elles sont toujours baissées vers la terre d'où elles tirent leur nourriture, et n'ont aucun rapport avec le ciel, qu'elles ne regardent jamais. Il n'y a que l'homme qui, ayant la taille droite et le visage élevé, est né pour contempler le ciel, pour chercher Dieu et pour le connaître. Aussi n'y a-t-il point d'autre animal que l'homme, comme dit Cicéron, qui ait quelque connaissance de Dieu. Il n'y a que lui qui ait reçu la lumière de la sagesse et qui puisse arriver à la connaissance de la religion, et c'est la principale ou l'unique différence qu'il y ait entre eux et les bêtes. Car, bien qu'il y ait d'autres avantages qui semblent lui être propres, il est vrai pourtant que les bêtes n'en sont pas absolument dépourvues. Il a, par exemple, l'avantage de la parole que les bêtes n'ont point; mais elles ont quelque usage de la voix, par où elles se connaissent et par où elles semblent donner des marques, tantôt de colère et tantôt de joie. Il est vrai que leur voix nous paraît inarticulée; peut-être aussi que la nôtre leur paraît telle, peut-être que les voix des bêtes sont articulées pour elles puisqu'elles les entendent. Enfin, elles ont des sons différents quand elles sont émues de différentes passions, et par ces sons elles expriment la disposition où elles se trouvent. Le rire est aussi propre à l'homme, et cependant on remarque dans les autres animaux quelque chose de semblable. On y voit des signes de joie quand ils se jouent, qu'ils flattent et qu'ils s'adoucissent. Il n'y a rien de si propre à l'homme que la raison et la prévoyance de l'avenir. Il y a pourtant des animaux qui préparent plusieurs issues dans les lieux où ils se retirent, afin que, s'ils étaient assiégés par un côté, ils se pussent sauver par un autre, ce qu'ils ne feraient pas s'ils n'avaient de la connaissance. Il y en a qui font des provisions, comme les fourmis, qui amassent des grains de blé pour les nourrir durant l'hiver ; comme les abeilles, qui connaissent le lieu où elles sont nées et où elles demeurent, et qui travaillent pendant l'été pour avoir de quoi se nourrir pendant l'hiver. Je serais trop long si je voulais rapporter toutes les manières par lesquelles les animaux semblent imiter le soin et l'industrie des hommes. Mais, s'ils l'imitent en plusieurs choses, il est certain qu'ils ne l'imitent point en ce qui est de la religion, dont on ne peut seulement s'imaginer qu'il y ait parmi eux la moindre trace. La religion a comme pour sa marque particulière la justice à laquelle nul animal n'a de part. Car il n'y a que l'homme qui commande en maître, et les animaux sont comme des esclaves achetés à prix d'argent. La justice excite à la religion et oblige à rendre à Dieu le culte qui lui est dù. Quiconque ne lui rend point ce culte s'est dépouillé des sentiments de l'humanité et mène une vie de bête sous l'apparence d'un homme. Puisque la principale, ou même l'unique différence qu'il y ait entre nous et les animaux consiste en ce que nous avons seuls la connaissance de Dieu, il n'y a point d'apparence que nous nous trompions en ce point et que les bêtes aient la raison de leur côté, puisque c'est par la raison et par la sagesse que l'homme est élevé au-dessus de tous les êtres qui ont de la vie et du sentiment. Que si la connaissance que l'homme a de Dieu le met au-dessus des autres animaux, il est clair que la religion, par laquelle il l'honore, doit subsister. [8] CHAP. VIII. Or cette religion est détruite s'il est vrai, comme dit Épicure, que «les dieux étant immortels de leur nature et jouissant d'une parfaite tranquillité, loin du bruit et du tumulte qui trouble notre repos, sans douleur et sans crainte, dans l'abondance de leurs propres biens et dans l'indépendance des nôtres, ils ne sont ni rendus propices par nos présents et par nos respects, ni irrités de notre négligence ou de nos mépris. » Assure-t-il par ces paroles qu'il faille rendre quelque culte à Dieu, ou s'il le nie, et qu'en le niant il ruine toute sorte de religion ? Car, si Dieu ne fait du bien à personne et qu'il ne récompense jamais les services qu'on lui rend, qu'y a-t-il de si inutile, de si ridicule et de si extravagant que de bâtir des temples, d'offrir des sacrifices et d'employer son bien en des dépenses dont on ne peut tirer aucun fruit. Mais on doit rendre de l'honneur, dira-t-on, à une nature si excellente. Quel honneur doit-on à un Dieu qui ne s'en soucie point du tout et qui n'en témoigne aucun ressentiment ? Quelle obligation pouvons-nous avoir de respecter un Dieu avec qui nous n'avons aucune habitude ? « Si Dieu, dit Cicéron, est fait de telle façon qu'il n'ait pour nous ni tendresse, ni inclination de nous faire du bien, qu'il soit à notre égard tel qu'il lui plaira. Car pourquoi souhaiterait-on qu'il nous fût favorable, puisqu'il ne le peut être à personne.» Pouvait-on parler de Dieu avec un plus grand mépris? Car, dire de lui qu'il soit à notre égard tel qu'il lui plaira, c'est dire qu'il se retire et qu'il s'éloigne de nous, puisqu'il ne nous peut servir de rien. Que si Dieu ne se met en peine de rien, et s'il ne fait jamais de bien à personne, pourquoi ne nous abandonnerons-nous pas à toutes sortes de crimes, lorsque nous les pourrons dérober à la connaissance des hommes et à la rigueur des lois. S'il n'y a que la justice humaine à craindre, faisons nos affaires quand nous les pourrons faire secrètement, enrichissons-nous du bien d'autrui et n'épargnons pour cet effet ni son sang ni sa vie. Épicure renverse entièrement la religion par cette doctrine, et en la renversant remplit le monde de confusion et de désordre. Que si nous devons retenir parmi nous la religion, parce qu'en l'y retenant nous y retenons et la sagesse, par laquelle nous sommes au-dessus des bêtes, et la justice, par laquelle nous sommes conservés en sûreté, comment pourrons-nous soutenir la religion, si ce n'est par le moyen de la crainte? Car quand on n'a point de crainte on n'a point de respect, et quand on n'a point de respect on ne rend aucun honneur. Ainsi l'honneur et le respect ne se conservent que par la crainte. Or on n'a jamais de crainte à moins qu'il n'y ait quelqu'un qui en puisse donner, en faisant sentir les effets de sa colère. Soit donc que l'on n'ôte à Dieu que l'inclination de faire du bien ou que celle de faire du mal, soit qu'on les lui ôte toutes deux, on ruine la religion, sans laquelle toute la vie n'est qu'une vie pleine d'extravagance, de désordre et de cruauté. Car il est certain qu'il n'y a rien de si capable d'arrêter le déréglement de nos passions et de nous détourner des crimes que d'être persuadés que Dieu est témoin de notre conduite, et que non seulement il regarde nos actions, mais qu'il écoute nos discours et qu'il découvre nos plus secrètes pensées. Quelques-uns croient que cette maxime n'est pas véritable et qu'il est néanmoins expédient de la recevoir comme telle, parce que les lois ne sauraient punir les crimes secrets, et qu'il n'y a que la crainte que la conscience en conçoit qui en puisse arrêter le cours. Si cela était vrai, il n'y aurait ni religion ni divinité. Ce ne seraient que de vains noms inventés par les politiques pour conserver dans la société civile quelques images d'honnêteté et d'innocence. Cette question est très importante, et bien qu'elle soit un peu éloignée de mon sujet, je n'ai pu m'empêcher de la toucher en passant, puisqu'elle s'est comme présentée d'elle-même. [9] CHAP. IX. Tous les anciens philosophes s'étant accordés à reconnaître une providence, et aucun n'ayant jamais douté que Dieu ne gouvernât le monde par la même sagesse par laquelle il l'avait créé, Protagoras fut le premier qui, au temps de Socrate, dit qu'il ne savait pas certainement s'il y avait un Dieu ou s'il n'y en avait point. Cette doctrine parut si impie aux Athéniens, si contraire à la vérité et à la religion, qu'ils chassèrent ce philosophe de leurs États et qu'ils brûlèrent publiquement les livres où elle était contenue. Il n'est pas besoin d'examiner ce sentiment de Protagoras, puisqu'il n'avançait rien comme certain. Socrate, Platon son disciple, les stoïciens et les péripatéticiens, qui sont sortis de l'école de Platon, ont été dans le même sentiment où avaient été les anciens. Épicure, qui est venu depuis, a dit qu'il y avait un Dieu parce qu'il est nécessaire qu'il y ait dans le monde un être excellent, souverain et heureux ; mais il n'a pas reconnu pour cela la Providence. Ainsi, au lieu de croire que le monde fût un ouvrage de l'art ou de la raison, il s'est imaginé qu'il n'avait été formé que par la rencontre fortuite d'atomes. Il me semble que l'on ne saurait avancer de plus manifeste contradiction. Car, s'il y a un Dieu, il y a aussi une providence, puisqu'il est impossible que ce Dieu ne se souvienne pas du passé, qu'il ne connaisse pas le présent et qu'il ne prévoie pas l'avenir. Epicure n'a donc pu nier qu'il y eût une providence, sans nier aussi qu'il y eût un Dieu, ni reconnaître un Dieu sans reconnaître une providence. On ne saurait concevoir l'un sans l'autre. Dans les derniers temps, où la philosophie avait perdu une grande partie de sa force et de sa réputation, il se trouva dans Athènes un homme nommé Diagoras, qui nia qu il y eût des dieux, et qui pour cela fut surnommé athée. Théodore de Cyrène se joignit à lui ; et, ne pouvant rien ajouter tous deux à ce qui avait été inventé par ceux qui les avaient précédés, ils s'avisèrent de nier une vérité qui avait toujours été généralement reconnue. Voilà les premiers qui se déclarèrent contre la Providence, qui avait été reçue par tous les siècles précédents et soutenue par tous les philosophes. Que ferons-nous en cette occasion ? Emploierons-nous ou la raison ou l'autorité pour réfuter ces faibles et méprisables adversaires, ou plutôt les emploierons-nous toutes deux ? Si nous le faisons, nous le ferons en peu de paroles. [10] CHAP. X. Ceux qui ne veulent pas avouer que le monde soit l'ouvrage de la divine providence, disent ou qu'il a été formé par le concours fortuit de certains corps, ou qu'il a été produit tout d'un coup par la seule force de la nature. Ils disent, comme Straton, que cette nature a d'elle-même la force de produire et de détruire toutes choses, bien qu'ils soutiennent d'ailleurs qu'elle n'a ni figure ni sentiment, ce qui est la même chose que s'ils disaient que le monde s'est fait tout seul et qu'il n'a point eu d'auteur. Ces deux propositions sont également vaines et éloignées de la vérité. Mais il arrive toujours que ceux qui l'ignorent disent toute autre chose que ce que la raison les obligerait à dire. Je demande premièrement où sont ces petits corps par la rencontre fortuite desquels le monde a été formé, et d'où ils viennent? qui les a jamais vus ? qui les a sentis? qui en a entendu parler? N'y a-t-il eu que Leucippe qui ait eu des yeux et de l'esprit? Ou plutôt n'a-t-il pas été seul sans esprit et sans yeux, puisqu'il a avancé des choses plus ridicules et plus incroyables que les rêveries ni les songes ? Tous les anciens philosophes avaient cru que le monde était composé de quatre éléments. Leucippe n'a pas trouvé à propos de le croire, de peur qu'il ne semblât marcher sur les vestiges de ceux qui l'avaient précédé. Il a donc soutenu que les éléments ordinaires avaient des principes qui ne pouvaient être ni vus, ni touchés, ni être découverts par quelque sens que ce soit. Il les a figurés si menus que la pointe de l'aiguille la plus déliée ne les saurait diviser, et c'est pour cela qu'il leur a donné le nom d'atomes. Mais comme il prévoyait fort bien que, s'ils étaient tous faits de la même sorte, ils ne pourraient former une aussi merveilleuse diversité d'ouvrages que celle qui se remarque dans l'univers, il s'est avisé de dire qu'il y en avait quelques-uns qui étaient polis, d'autres qui étaient raboteux, qu'il y en avait de ronds et d'autres pointus, et qui ressemblaient à des crochets. Ne valait-il pas mieux se taire que de faire un si mauvais usage de la parole ? J'appréhende même que l'on ne juge qu'il n'y a pas moins d'extravagance à réfuter ces imaginations qu'il y en a à les avancer. Je ne laisserai pourtant pas de les réfuter de la même sorte que si elles avaient quelque chose de raisonnable. Si ces petits corps sont polis et ronds, ils ne se peuvent unir ensemble pour former un composé. Des grains de millet, étant polis comme ils le sont, ne peuvent se lier pour faire une masse. Mais il y en a, dit-on, qui sont raboteux et faits en forme de triangles et de crochets. S'ils sont en forme d'angles et de crochets, il y a des points et des parties qui avancent et qui se peuvent diviser, qui peuvent être vus et touchés. Ils volent, dit-on, et se remuent incessamment dans l'air comme la poussière qui paraît lorsqu'un rayon du soleil passe par l'ouverture d'une fenêtre. C'est de ces petits corps que naissent les arbres, les herbes et les plantes; c'est de là que naissent les animaux ; c'est de quoi le feu, l'eau et les autres êtres sont composés et en quoi ils se résolvent. Cela serait supportable si on ne faisait entrer ces faibles principes que dans la composition des petits corps ; mais prétendre que le monde entier en soit composé est l'effet de la dernière extravagance. Épicure a néanmoins trouvé moyen d'enchérir encore là-dessus en soutenant qu'il n'y a point de vide, mais qu'il y a des espaces infinis et une infinité de mondes. Quelle est donc la force de ces atomes pour pouvoir former toutes ces vastes et prodigieuses machines? Premièrement je demande quelle est la source de ces principes ; car, si c'est d'eux que toutes choses procèdent, d'où procèdent-ils eux-mêmes? et comment la nature a-t-elle pu en fournir une quantité suffisante pour faire des mondes innombrables ? Mais pardonnons lui cette extravagance par laquelle il s'est vainement imaginé ces mondes sans nombre, et ne parlons que de celui que nous habitons. Il dit donc : que ce qui est dans le monde est composé de corps indivisibles. Si cela était, aucune espèce n'aurait besoin d'une semence particulière pour sa conservation; les oeufs ne seraient point nécessaires pour faire éclore les oiseaux, ni les oiseaux pour pondre les oeufs; les animaux paraîtraient sans avoir été produits par la voie ordinaire de la génération; et les plantes et les arbres croîtraient sans les semences que nous semons chaque jour. Pourquoi donc est-ce que les grains produisent des blés et que les blés portent d'autres grains ? Enfin, si c'était le concours et l'assemblage des atomes qui composât tous les corps, il y aurait de ces corps-là qui se formeraient dans l'air, puisqu'il est tout rempli d'atomes. Pourquoi ces atomes-là ne produisent-ils pas sans terre, sans humidité, sans racines, des arbres, des herbes et des plantes ? Il est clair que rien n'est composé d'atomes, puisque chaque chose a sa nature particulière, une semence qui lui est propre, et une manière singulière de prendre son commencement et sa naissance. C'est pourquoi Lucrèce voulant réfuter ceux qui disaient que toutes choses avaient été tirées du néant, oublia les atomes qu'il soutenait et dit que, s'il était possible de tirer quelque chose du néant, les semences seraient inutiles, et que chaque espèce pourrait naître de chaque chose. Il ajoute que, puisque les semences sont nécessaires pour la production des êtres, ils ne peuvent être tirés du néant. Il n'y a personne qui ne voie qu'il parlait contre le bon sens et qu'il se contredisait quand il parlait de la sorte. Car, puisque chaque chose naît d'une semence particulière, il est clair que rien n'est formé par la rencontre ni par l'assemblage des atômes. Croirions-nous donc que ces atomes contribuent à former l'eau et le feu ? Ne voyons-nous pas sortir le feu lorsque des corps fort durs, comme le fer et les cailloux, se touchent avec violence? Ya-t-il des atomes dans ces corps-là? Comment y ont-ils été enfermés? S'ils y sont, pourquoi n'en sortent-ils pas d'eux-mêmes? Comment les principes du feu se conservent-ils dans des corps aussi froids que les cailloux? Mais, pour ne plus parler ni des cailloux, ni du fer, en exposant au soleil un vase de verre plein d'eau, on fait du feu, même durant la plus grande rigueur de l'hiver ; croira-t-on qu'il y ait du feu dans l'eau, puisqu'il n'y en a pas même dans le soleil, et que les rayons de cet astre n'en font pas en été ? Quand l'haleine s'approche de la cire, qu'une vapeur touche un marbre poli ou une lame, il s'y amasse peu à peu une légère rosée. Les nuées se forment des exhalaisons de la mer et de la terre, et se dissipent aussitôt et mouillent les corps où elles se répandent, ou bien elles s'épaississent et fournissent ensuite la matière des pluies. Où dirons-nous que ces vapeurs se soient formées Dirons-nous qu'elles se soient formées dans une vapeur, dans l'haleine, dans le vent ? Il est certain que rien ne peut demeurer dans ce que l'on ne peut ni voir ni toucher. Est-il besoin de parler des animaux, dont la structure est si merveilleuse, qu'il n'y a aucune partie qui n'ait sa place, son usage et sa beauté ? Pour peu d'attention que l'on apporte à les considérer, on reconnaîtra qu'ils ne peuvent être l'ouvrage du hasard. Mais quand nous demeurerions d'accord que les membres, les os, les nerfs, le sang et les humeurs sont faits d'atomes, de quoi dirions-nous que sont faits les sens, la mémoire, la pensée, le jugement et l'esprit. Pour les faire, il faut sans doute d'autres principes plus grands, et si ces principes sont grands, ils ne sont pas indivisibles. De plus, si toutes les choses que nous voyons sont composées de choses que nous ne saurions voir, d'où vient que nous ne les saurions voir? Mais qui est-ce qui ne voit pas que tout ce qui est dans l'homme, soit qu'il puisse être aperçu par les yeux ou qu'il tombe sous les autres sens, est toujours fait des mêmes principes? D'ailleurs comment des atomes qui s'amassent et s'unissent par un effet du hasard peuvent-ils former un ouvrage rempli de raison. Nous voyons qu'il n'y a rien dans le monde qui n'ait été fait avec une raison admirable et, parce que cette raison est au-dessus de l'esprit de l'homme, à quoi la pouvons-nous attribuer plus sagement qu'à la divine providence? Dirons-nous que l'image de l'homme est un ouvrage de l'art, et que l'homme même n'est qu'un effet du hasard et qu'un assemblage formé par le concours fortuit de ses parties ? Quel rapport y a-t-il entre un ouvrage de sculpture, qui représente un homme, et un homme véritable ? L'art ne peut imiter que les dehors et les traits extérieurs. La suffisance de l'ouvrier ne va pas jusqu'à donner le mouvement et le sentiment à son ouvrage. Il ne parle point de la vue, de l'ouïe, de l'odorat ni de l'usage merveilleux, soit des parties qui paraissent ou de celles qui sont cachées et internes ; mais je demande qui est l'artisan qui a pu former le coeur de l'homme, qui a pu lui donner l'usage de la parole et lui inspirer la sagesse ? Y a-t-il donc quelqu'un qui, pour peu qu'il ait de sens, croie que l'assemblage des atomes puisse faire ce que l'homme ne saurait faire avec toute sa sagesse ? Voilà les rêveries où ces philosophes sont tombés en refusant de laisser à Dieu la gloire d'avoir fait le monde et le soin de le gouverner. Mais, quand nous leur accorderions que tous les corps terrestres sont composés d'atomes, s'ensuivrait-il pour cela que les êtres célestes le fussent aussi? Ils en exceptent les dieux, et avouent qu'ils sont incorruptibles, éternels et bienheureux. Ils ont raison de les excepter, car, s'ils les avaient soumis à cette loi comme le reste de la nature, ils les auraient assujettis à la mort, qui leur serait arrivée par la dissipation de ces parties indivisibles. Mais s'il y a quelque chose qui n'ait point été fait d'atomes, pourquoi ne dirons-nous pas que le reste n'en a point été fait non plus? De plus, je demande pourquoi, avant que le monde eût été fait de ces faibles principes, les dieux ne bâtissaient point un palais pour l'habiter. Si ces parties imperceptibles ne s'étaient assemblées pour former le ciel, les dieux n'auraient point encore de demeure et seraient comme suspendus dans un vaste vide. Par le moyen de quel conseil et de quelle sagesse est-ce donc que les atomes se sont amassés pour affermir la terre, pour étendre le ciel audessus et pour y attacher les astres, dont la variété fait le plus agréable ornement de la nature. Y a-t-il quelqu'un qui, considérant ces merveilleux chefs-d'oeuvre, puisse croire qu'ils ont été faits sans raison, sans sagesse et sans providence, et qu'ils ne sont rien autre chose qu'un amas de parties imperceptibles et indivisibles? N'est-ce pas une espèce de miracle, qu'il se soit trouvé un homme qui ait osé le dire, et d'autres qui aient bien voulu le croire, comme Démocrite, et depuis Épicure, qui a reçu toutes les vaines opinions de Leucippe? D'autres disent que le monde a été fait par la force de la nature, qui n'a ni figure ni sentiment. Cette opinion est encore plus insoutenable que celle de Leucippe, car si la nature a fait le monde, il faut que, pour le faire, elle ait usé de conseil et de raison; car, pour faire quelqu chose, il faut avoir de la science et la volonté de la faire. Si la nature n'a ni figure ni sentiment, comment a-t-elle pu former des êtres qui ont une figure si admirable et un sentiment vif? Y a-t-il quelqu'un qui veuille dire que la nature a pu faire, sans connaissance, sans art, sans adresse, et par un pur effet du hasard, les corps des animaux, dont la structure est si subtile et si merveilleuse, ou le ciel, dont la disposition est si sagement tempérée pour les besoins des hommes ? S'il y a quelque chose, dit Chrysippe, qui puisse faire ce que l'homme ne saurait faire avec toute sa raison, il faut que cette chose-là soit plus grande, plus forte et plus sage que l'homme. L'homme n'a pu faire le ciel ni les astres. Il faut donc que celui qui les a faits surpasse l'homme en adresse, en invention, en prudence et en pouvoir. Or celui-là ne peut être autre que Dieu. Si la nature, que quelques philosophes prennent pour la mère de toutes choses, n'a ni connaissance ni sentiment, elle ne saurait jamais rien faire, car où il n'y a ni connaissance ni pensée, il n'y a non plus ni mouvement ni action. Mais si la nature apporte de la prudence pour commencer ses ouvrages, si elle se sert de la raison pour les ranger et les mettre en ordre, si elle fait voir son pouvoir en les achevant et en les conservant, pourquoi, au lieu de l'appeler nature, ne l'appelle-t-on point Dieu ? Si l'assemblage des atomes, ou la nature, qui est un principe qui agit sans connaissance, ont pu faire toutes les choses visibles, je demande pourquoi ils ont pu faire le ciel, et qu'ils n'ont pu faire une ville ou une maison? pourquoi ils ont pu faire des montagnes, des marbres, et n'ont pu faire ou les colonnes ou des statues? Les atomes ont sans doute pu faire ces ouvrages, puisqu'il n'y a point de manière en laquelle ils ne se placent; car pour la nature, il ne se faut pas étonner qu'elle n'en ait jamais fait, puisque ce n'est qu'une aveugle qui n'a ni lumière ni intelligence. Que dirons-nous donc ? Lorsque Dieu commença à travailler à la structure de l'univers, dont la beauté est égale à la grandeur, et qu'il mit chaque partie dans sa place et la destina à l'usage auquel elle était propre, il fit toutes les choses que l'homme n'avait pu faire, et parmi ces choses- là il fit l'homme même. En le créant, il lui communiqua une portion de sa sagesse, et lui inspira la raison autant qu'une nature aussi faible que la sienne en était capable, et il la lui inspira afin qu'il s'en servît pour se procurer les commodités qui lui seraient nécessaires. Si dans la république de ce monde (il est permis de parler ainsi) il n'y a point de Dieu dont la providence le gouverne, et si la nature est privée de connaissance et de sentiment, d'où croirons-nous que procède l'homme, cette nature si intelligente et si éclairée ? Si le corps vient de la terre, d'où il tire son nom aussi bien que son origine, par qui l'âme, qui le conduit et qui l'anime, qui ne peut être vue ni touchée, y aura-t-elle été envoyée, si ce n'est par une nature très intelligente et très sage ? Il faut sans doute que Dieu gouverne le monde, de la même sorte que l'âme gouverne le corps. Car quelle apparence qu'une nature aussi petite et aussi basse que le corps de l'homme soit gouvernée par une intelligence, et qu'une machine aussi vaste et aussi excellente que l'univers ne le soit par aucune ? C'est pourquoi Cicéron dit dans les Questions tusculanes et dans le livre de la Consolation, que l'on ne saurait trouver sur la terre le principe d'où l'âme procède. « Il n'y a point, dit-il, dans elle de mélange ni de composition; il n'y a rien qui puisse être formé de la terre ni de l'humidité de l'eau, ni qui tienne de la nature de l'air ou du feu. Car on ne trouve rien dans tous ces corps qui contienne la mémoire, la pensée, et l'esprit qui rappelle le passé, qui connaît le présent et qui prévoit l'avenir, ce qu'il ne pourrait faire s'il n'avait quelque chose de divin. D'où lui viendrait cette intelligence, si elle ne lui venait de Dieu même?» Puisque, à la réserve de deux ou de trois philosophes, qui se sont en vain éloignés de la vérité, tous les autres conviennent que le monde est gouverné par la providence du seul Dieu par la puissance de qui il a été tiré du néant, puisqu'il n'y a plus personne qui préfère ou les imaginations de Diagoras et de Théodore, ou les songes de Leucippe, ou la témérité de Démocrite et d'Épicure, à l'autorité des sept anciens qui ont mérité le nom de sages, ni à celle ou de Pythagore, ou de Socrate, ou de Platon, ou des autres grands personnages qui ont reconnu une providence, il n'y a rien de si faux que la pensée de ceux qui croient que la religion n'a été inventée que par les politiques, à dessein d'imprimer de la terreur au peuple, et d'empêcher par ce moyen que les ignorants ne s'abandonnassent à toutes sortes de crimes. Si cela était, les anciens sages nous auraient trompés. Que s'ils avaient eu intention de nous tromper et qu'ils n'eussent inventé la religion que pour engager le genre humain dans l'erreur, ils n'auraient pas été sages, parce que la sagesse ne saurait s'accorder avec l'imposture. Mais supposons qu'ils aient été sages, comment ont-ils pu débiter leurs mensonges avec assez d'adresse et avec assez de succès, pour surprendre non seulement les ignorants, mais Platon, Pythagore, Zénon, Aristote, et pour imposer à des hommes aussi éclairés qu'ont été ces chefs célébres des sectes principales? Il faut donc demeurer d'accord avec ces grands hommes : qu'il y a une providence qui a tiré du néant tout ce que nous voyons, et qui le gouverne. Des corps si vastes dans leur grandeur, rangés dans un si bel ordre, si justes dans leurs mouvements et si stables dans leur durée, n'auraient pu être faits sans l'industrie d'un ouvrier très habile, ne pourraient être conservés sans le soin d'un gardien très vigilant, ni gouvernés sans la sagesse d'un souverain très éclairé. Cette vérité est évidente ; car tout ce qui a de la raison ne peut procéder que d'un principe qui en ait aussi. Or la raison ne peut convenir qu'à une nature qui a du sentiment et de la sagesse, et cette nature-là ne peut être autre que Dieu. Que si le monde a été créé avec raison, et si c'est encore par la raison qu'il est gouverné, c'est une preuve certaine qu'il n'y a que Dieu qui en puisse avoir été l'auteur. Que si Dieu est l'auteur et le gouerneur du monde, il n'y a rien de si justement établi que la religion, puisqu'il n'y a rien qui soit tant dû que l'honneur et le respect que l'on rend au Créateur et au père commun de tous les êtres. [11] CHAP. XI. Après avoir établi la vérité de la Providence, ce que nous avons maintenant à examiner, est si elle appartient à un seul ou à plusieurs. Je crois avoir fait voir très clairement dans mes Institutions, qu'il ne peut y avoir plusieurs dieux, parce que le pouvoir, qui serait partagé et comme divisé entre eux, serait affaibli et ruiné par ce partage. Que s'il ne peut être ruiné et affaibli, il ne peut être partagé. Il n'y a donc qu'un seul Dieu, qui a une puissance parfaite et incapable de recevoir ni diminution, ni accroissement. S'il y avait plusieurs dieux, ils partageraient entre eux la souveraine puissance; et, chacun gardant sa part, aucun ne la posséderait tout entière. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs gouverneurs dans l'univers, plusieurs maîtres dans une famille, plusieurs pilotes dans un navire, plusieurs conducteurs dans un troupeau, plusieurs rois dans un essaim d'abeilles, plusieurs soleils dans le ciel, plusieurs âmes dans un corps, tant il est vrai que toute la nature doit conserver l'unité en chaque ordre. Que s'il n'y a, comme dit le poète, qu'un esprit répandu dans le vaste corps de l'univers, et si cet esprit imprime seul le mouvement à toutes ses parties, il n'y a, selon ce témoignage, qu'un Dieu qui gouverne le monde, comme il n'y a qu'une âme qui anime le corps. La puissance divine est donc renfermée tout entière dans un seul, qui gouverne tout l'univers par le moindre signe de sa volonté, et dont la grandeur ne peut être ni conçue par notre esprit, ni exprimée par nos discours. D'où est donc née la fausse opinion dont les hommes ont été prévenus: qu'il y a plusieurs dieux? Ceux qui sont maintenant adorés comme des dieux ont été des hommes. Ils étaient autrefois de puissants rois, et leur mémoire a été honorée après leur mort, et leur nom a reçu un culte religieux, en reconnaissance, ou des avantages qu'ils avaient procurés à leurs peuples, au des arts qu'ils avaient inventés pour le bien le la société civile. Il y a eu non seulement des hommes, mais aussi des femmes, qui ont reçu cet honneur, comme les plus anciens écrivains de la Grèce, que l'on appelle théologiens, et comme les Romains, qui sont venus depuis eux et qui les ont imités, en demeurent d'accord. Les principaux sont Évhémère et Ennius, qui ont décrit leur naissance, leur mariage, leur postérité, leur règne, leur vie, leur mort, et qui ont parlé des statues que l'on a érigées en leur honneur. Cicéron, qui est venu depuis eux, a renversé, dans le troisième livre de la Nature des dieux, toutes les religions qui étaient reçues de son temps; mais il n'a pu établir la véritable, dont il n'avait point de connaissance, et nul autre ne l'a pu faire non plus que lui. Aussi a-t-il témoigné qu'il découvrait bien la fausseté du paganisme, mais qu'il ne pouvait découvrir la vérité. "Je voudrais bien, dit-il, qu'il me fût aussi aisé d'embrasser la vérité qu'il m'est aisé de rejeter le mensonge.» Ce n'est point par artifice qu'il a parlé de la sorte, ni comme un académicien qui voulait dissimuler ce qu'il avait dans l'esprit. Il a parlé sincèrement et selon sa pensée; et parce que la vérité ne peut être, en effet, découverte par la force de l'esprit humain, il a fait ce qui se peut faire, qui est de réfuter la fausseté. Il est aisé de renverser tout ce qui est inventé à plaisir et avancé sans fondement. Il faut donc avouer que Dieu est l'unique principe et l'unique auteur de toutes choses, comme Platon l'a reconnu dans son Timée; et sa majesté est si grande qu'elle ne peut être ni comprise par l'esprit, ni exprimée par le discours. Hermès, qui, selon que Cicéron le rapporte, a été mis par les Égyptiens, au nombre des dieux, qui a mérité, par sa doctrine et par sa vertu, d'être surnommé Trismégiste, c'est-à-dire trois fois grand, et qui est plus ancien non seulement que Platon, mais aussi que Pythagore et que les sept sages, demeure d'accord de la même chose. Socrate dit, dans Xénophon, qu'il ne faut point chercher quelle est la figure de Dieu. Platon dit, dans les livres des Lois, qu'il ne faut en aucune sorte se mettre en peine de savoir ce que c'est que Dieu, parce que l'on ne peut le découvrir ni l'exprimer. Pythagore reconnaît qu'il n'y a qu'un dieu, qui, étant un pur esprit, se répand dans toutes les parties de la nature, et communique aux animaux le sentiment. Antisthène, dans le livre qu'il a fait de la Nature, dit qu'il n'y a qu'un dieu, bien que les villes et les nations aient des dieux particuliers. Aristote, avec les péripatéticiens qui l'ont suivi, et Zénon, avec les stoïciens ses disciples, disent à peu près la même chose. Je serais trop long si je voulais faire le dénombrement des opinions des autres philosophes qui, bien qu'ils n'aient pas tous tenu le même langage, se sont pourtant tous accordés, en ce qu'ils ont reconnu une souveraine puissance qui prend le soin du gouvernement de l'univers. Cependant, quoique les philosophes, les poètes, et ceux mêmes qui adorent les idoles, reconnaissent souvent qu'il n'y a qu'un Dieu, aucun d'eux n'a jamais pensé au culte qu'ils devaient lui rendre ; ce qui a sans doute procédé de la créance où ils étaient qu'il est bienfaisant, qu'il n'entre en colère contre personne, et qu'il n'a besoin de rien. Tant il est vrai qu'il ne peut y avoir de religion où il n'y a point de crainte! [12] CHAP. XII. Après avoir répondu à la prudence impie, ou plutôt à l'aveuglement détestable de quelques-uns, retournons à notre sujet, Nous avons fait voir qu'en ôtant la religion, on ôte aussi la sagesse et la justice, parce que la connaissance de Dieu ne se trouve que dans l'homme, qu'elle est au-dessus des bêtes, et que si Dieu, qui ne peut être trompé, n'arrête l'impétuosité de nos passions, elles nous emportent dans le crime. Il n'est donc pas seulement utile pour le bien de la société civile, de croire que Dieu considère toutes nos actions, mais cela est très véritable. En effet, si la religion et la justice étaient ôtées d'entre nous, nous tomberions dans un état plus rempli d'aveuglement et de cruauté que n'est celui des bêtes; car au lieu qu'elles épargnent leur propre espèce, si l'homme était délivré de l'appréhension d'une souveraine puissance, il n'épargnerait plus rien et serait plus farouche et plus cruel que les bêtes, dans les occasions où il pourrait se dérober à la justice des lois et à la rigueur des chàtiments. Il n'y a donc que la crainte de Dieu qui maitienne la société civile et la vie humaine. Cette crainte serait ôtée, si l'homme était une fois persuadé que Dieu n'entre jamais en colère. Ainsi non seulement il est utile de croire qu'il y entre toutes les fois qu'il voit commettre des injustices, mais cela est parfaitement conforme à la vérité et à la raison. Retournons maintenant à notre sujet; et après avoir vu que Dieu a fait le monde, voyons pourquoi il l'a fait. [13] CHAP. XIII. Quiconque considérera avec attention la disposition de l'univers, reconnaîtra sans peine que les stoïciens ont eu raison de croire qu'il a été fait en faveur de l'homme. En effet, toutes les parties qui le composent et toutes les productions qui en naissent, sont propres à notre usage, et contribuent à notre service. Le feu nous fournit la lumière qui nous éclaire et qui nous conduit durant la nuit, et la chaleur qui nous échauffe, qui cuit nos aliments, et qui forge le fer et les métaux. L'eau des fontaines nous fournit de quoi boire et de quoi nous laver. Les fleuves servent à arroser les campagnes et à séparer les États. La terre nous produit une merveilleuse diversité de fruits. Les collines portent les vignobles. Les montagnes sont couvertes de forêts, et les plaines de moissons et de pâturages. La mer ne nous sert pas seulement à entretenir le commerce et à transporter les marchandises étrangères, elle nous donne des poissons de toutes espèces. Que si l'homme tire tant de commodités des éléments dont il est si proche, il ne faut pas douter qu'il n'en tire aussi beaucoup du ciel, puisque le ciel contribue notablement à la fertilité de la terre, qui lui donne tout ce qui lui est nécessaire pour entretenir sa vie. Le soleil tourne chaque année dans des espaces inégaux par un mouvement continuel ; en se levant, il fait naître le jour, qui est destiné au travail, et en se couchant, il amène la nuit, qui est destinée au repos; en s'approchant tantôt du midi, tantôt du septentrion, il produit la diversité des saisons, à la faveur de laquelle la terre est engraissée par les pluies et par les neiges durant l'hiver, et les fruits sont mûris par la chaleur et adoucis durant l'été. La lune, qui préside à la nuit, et qui en dissipe l'obscurité par sa présence, qui prend chaque mois diverses faces, favorise les voyages et les travaux que l'on ne pourrait faire sans de grandes incommodités, pendant l'ardeur du jour; car il est certain que le temps de la nuit est plus propre, comme a dit le poète : "Pour couper les moissons, pour faucher les prés et pour faire plusieurs ouvrages dans les maisons". Les autres astres sont aussi d'un grand usage : ils servent à conduire les vaisseaux sur la vaste étendue des mers, et montrent au pilote le chemin par où il peut arriver au port. Les vents attirent les nuées, d'où sortent les pluies qui arrosent les campagnes et qui produisent l'abondance. Toutes ces choses arrivent en différentes saisons et par un ordre réglé et continuel, afin que les hommes ne manquent jamais de ce qui leur est nécessaire pour la conservation de leur vie. Il est vrai que la terre nourrit les animaux aussi bien que les hommes, ce qui donne lieu de demander si, quand Dieu a travaillé à la création du monde, il a eu l'intention qu'il servît à leur usage. Il n'a point eu intention qu'il leur servît, puisqu'ils n'ont point de raison, et qu'il les a faits eux-mêmes pour le service de l'homme, pour le nourrir, pour le vêtir et pour le soulager dans son travail. Ainsi, il est clair que la divine providence a pris un soin tout particulier de fournir à l'homme, en abondance, tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité, et que c'est pour cet effet qu'elle a rempli l'air d'oiseaux, la mer de poissons, et la terre d'animaux de toutes sortes d'espèces. Lorsque les académiciens disputent contre les stoïciens, ils ont accoutumé de demander pourquoi, s'il est vrai que Dieu ait tout fait en faveur de l'homme, il a permis qu'il y eût tant de choses sur la mer et sur la terre qui lui sont nuisibles et pernicieuses. A quoi les stoïciens ont fort mal répondu, pour n'avoir pas eu assez de soin d'examiner la vérité. Ils ont répondu: qu'il y a dans les animaux plusieurs utilités secrètes, qui ne se découvrent que par le temps, et qui ne se reconnaissent que par l'expérience. Mais quelle utilité y a-t-il dans les rats, dans les vers, dans les serpents, qui ne sont propres qu'à nuire à l'homme? Y a-t-il dans ces animaux-là quelques remèdes cachés? et qu'était-il besoin de chercher ces remèdes-là contre le mal qu'ils font, puisque c'est de ce mal qu'on a sujet de se plaindre? On dit qu'une vipère brûlée et réduite en cendres guérit les morsures qu'elle a faites. Mais n'aurait-il pas été plus expédient qu'il n'y eût jamais eu de vipère, qui pût ni blesser par ses morsures, ni en guérir. Ils pouvaient donc faire une autre réponse, et plus courte et plus véritable, en disant: que Dieu ayant créé l'homme à sa ressemblance, comme le principal de ses ouvrages, il lui inspira à lui seul la sagesse, afin qu'il commandât au reste des créatures, et qu'il se servît de tout ce qu'il trouverait dans l'univers. Il lui proposa en même temps le bien et le mal, afin qu'il le discernât par la lumière de la sagesse qu'il avait reçue. C'est en quoi consiste l'usage de cette sagesse; car on ne saurait connaître le bien et l'embrasser, qu'on ne sache aussi connaître le mal et le rejeter. Ce sont des contraires qui sont comme inséparables. Quand on les propose à l'homme, s'il choisit le bien et s'il rejette le mal, il fait un bon usage de sa raison. Comme le bien lui a été donné afin qu'il en jouît, le mal lui a aussi été proposé afin qu'il l'évitât. Si l'homme n'avait point de mal à craindre ni de péril à éviter, il n'aurait point d'occasion de faire paraître sa sagesse, ni même de besoin d'en avoir. Si on ne lui proposait jamais que du bien, à quoi lui servirait l'esprit, l'entendement, la raison et la science? Il ne pourrait rien choisir qui ne lui fût propre et convenable. Si quelqu'un apprêtait un grand festin des enfants, chacun d'eux prendrait les viandes vers lesquelles son inclination ou le hasard le porteraient, et aucun ne prendrait rien qui ne fût agréable à son goût et utile à sa santé. La faiblesse de leur discernement dans leur bas âge ne leur apporterait aucun préjudice. Mais si, parmi la diversité des mets dont la table serait ouverte, on en mêlait d'amers, de dangereux, d'empoisonnés, alors ils seraient trompés par le défaut du discernement nécessaire pour choisir les bons et pour laisser les mauvais. Il est donc clair que le discernement et la sagesse sont nécessaires pour éviter le mal, et que s'il n'y avait point eu de mal dans le monde, nous n'aurions point eu besoin de la sagesse. Voilà une raison très solide, que les stoïciens n'ont point connue. Quant à l'argument des épicuriens, il est aisé de le détruire. Ils le proposent de cette sorte : ou Dieu veut ôter le mal et ne le peut, ou le peut et ne le veut, ou il ne le veut ni ne le peut, ou le veut et le peut. S'il le veut et ne le peut, c'est une faiblesse qui ne convient point à un Dieu. S'il le peut et ne le veut pas, c'est une jalousie qui ne convient non plus à Dieu que la faiblesse. S'il ne le veut et ne le peut, c'est et faiblesse et jalousie tout ensemble. S'il le veut et le peut, pourquoi ne l'ôte-t-il pas, et d'où vient qu'il y a tant de maux dans le monde? Je sais qu'il y a plusieurs philosophes qui se laissent embarrasser de cet argument, et qui, en étant poussés, avouent, comme malgré qu'ils en aient, que Dieu ne prend aucun soin, c'est ce que prétend Épicure. Mais il ne nous est que trop aisé, à nous qui connaissons la vérité, de répondre à ce raisonnement captieux. Nous disons donc que Dieu veut tout ce qu'il lui plaît, et qu'il est également incapable et de faiblesse et de jalousie. Il peut ôter le mal et ne le veut pas, et n'a point pourtant de jalousie. Il laisse le mal dans le monde; mais en le laissant, il donne à l'homme la sagesse, qui lui est plus avantageuse que le mal ne lui saurait être dommageable. La sagesse nous donne la connaissance de Dieu, et cette connaissance nous conduit à l'immortalité, qui est le souverain bien. Nous n'aurions pas cette connaissance-là du bien, si nous n'avions celle du mal. Épicure, ni aucun autre philosophe, n'a pu découvrir ce secret, ni reconnaître qu'en ôtant le mal, on ôterait la sagesse, et on ne laisserait pas à l'homme le moindre reste de vertu, puisque la vertu consiste uniquement à surmonter et à vaincre le mal. Ainsi ces philosophes, qui nous veulent délivrer du mal, nous privent de l'avantage incomparable de la sagesse. Il faut donc demeurer d'accord que Dieu a également proposé et le bien et le mal à l'homme. [14] CHAP. XIV. Après avoir vu les raisons pour lesquelles Dieu a fait le monde, voyons celles pour lesquelles il a fait l'homme. Comme il a fait le monde pour l'homme, il a fait l'homme pour soi, et l'a créé pour être le gardien et le prêtre de son temple, le témoin de ses ouvrages, l'admirateur de ses merveilles. Il n'y a que lui qui soit éclairé de la raison, et qui puisse, à la faveùr de cette lumière, connaître Dieu, et admirer la diversité de ses ouvrages et la grandeur de sa puissance. C'est pour cela qu'il a seul été pourvu d'entendement, de connaissance, de raison et de sagesse. C'est pour cela qu'il a seul le visage tourné vers le ciel, par où il semble être averti de regarder son créateur. C'est pour cela qu'il a seul une langue capable d'exprimer ses pensées, et l'usage de la parole pour publier les louanges de son souverain. Enfin c'est pour cela qu'il a reçu le pouvoir de commander à toutes les créatures, afin qu'il obéît lui-même à son créateur. Puisque Dieu a donné à l'homme l'empire du monde, il est bien juste qu'il reconnaisse la majesté de celui de qui il l'a reçu, et qu'il chérisse les autres hommes, qui partagent avec lui le même honneur. Quiconque fait profession de connaître Dieu et de l'honorer, ne peut, sans crime, en offenser un autre qui fait la même profession. Cela fait voir clairement, si je ne me trompe, que l'homme a été créé pour s'acquitter des devoirs de la religion et de la justice. Cicéron même l'a reconnu dans les livres des Lois, où il parle de cette sorte: « Parmi tout ce que les savants peuvent dire à l'avantage de notre nature, il n'y a rien de si excellent que de reconnaître que nous avons été mis au monde pour y observer la justice.» Que si cette vérité ne peut être révoquée en doute, Dieu veut que tous les hommes gardent la justice, c'est-à-dire qu'ils rendent à Dieu et aux hommes ce qu'ils leur doivent, qu'ils honorent Dieu comme leur père, et qu'ils aiment les hommes comme leurs frères. C'est en ces deux devoirs que consiste toute la justice. Quiconque donc ne connaît point Dieu, ou quiconque offense un autre homme, est injuste, agit contre sa propre nature, et viole la loi divine. [15] CHAP. XV. Peut-être que quelqu'un demandera par quel endroit le péché s'est insinué dans le coeur de l'homme, comment l'ouvrage des mains de Dieu a été corrompu, et comment il se peut faire qu'une créature, qui n'a été mise au monde que pour observer la justice, la viole si souvent par tant de crimes. J'ai déjà dit que Dieu avait proposé à l'homme le bien afin qu'il le choisît, et le mal afin qu'il le rejetât. Il a permis le mal pour rendre le bien plus recommandable; car, comme je l'ai déjà expliqué en plusieurs endroits, ce sont deux contraires qui ne peuvent être l'un sans l'autre. Le monde est composé du feu et de l'eau, qui sont deux éléments qui se font une guerre continuelle. La lumière ne pourrait être s'il n'y avait point de ténèbres. Il n'y aurait point d'orient s'il n'y avait point d'occident, ni de chaud s'il n'y avait point de froid. Nous sommes composés, de la même sorte, de corps et d'âme, qui sont deux parties opposées. L'âme est comparée au ciel, parce qu'elle est subtile et invisible, et le corps est comparé à la terre, parce qu'il est grossier et palpable. L'âme est stable et immortelle, le corps est fragile et mortel. On attribue à l'âme le bien, la lumière, la vie, la justice ; et au corps le mal, les ténèbres, la mort et le péché. Voilà d'où est venue la corruption de la nature et la nécessité d'établir des lois qui défendissent le mal et qui commandassent la vertu. Puisqu'il y a du bien et du mal dans les actions des hommes, il faut qu'il y ait différents mouvements dans le coeur de Dieu, et qu'il se porte et à récompenser l'un et à punir l'autre. Épicure, qui n'est pas de ce sentiment, propose en cet endroit une difficulté. Si Dieu avait de la joie quand il voit faire le bien et qu'il le veut récompenser, ou s'il entrait en colère quand il voit faire le mal et qu'il le punit, il serait aussi sujet à la crainte, au désir et aux autres mouvements qui sont des effets et des marques de la faiblesse de l'homme. Il n'est pas nécessaire que celui qui peut entrer en colère puisse être saisi de crainte, ni que celui qui peut être touché de joie puisse être aussi serré de tristesse. Au contraire, ceux qui ont les plus grands mouvements de colère sont pour l'ordinaire les moins capables de peur, et ceux qui sont fort gais de leur naturel ne sont pas fort sensibles à la tristesse. Mais il n'est pas besoin de discourir des passions auxquelles notre faiblesse nous rend sujets. Nous n'avons qu'à considérer, je ne dirai pas la nature divine, parce que ce terme de nature ne peut être propre pour exprimer un être qui n'a point de naissance ni de commencement, mais je dirai Dieu, et, à le voir tel qu'il est; l'homme n'a que trop de sujets de craindre, Dieu n'en peut avoir. L'homme, étant exposé à une infinité d'accidents et de périls, appréhende les violences qu'on lui peut faire en le frappant, en le dépouillant et lui ôtant le bien et la vie; Dieu, qui est audessus des atteintes de la pauvreté, de la douleur et de la mort, ne peut rien appréhender. On doit juger de la même sorte de l'amour du plaisir; car, comme l'homme est sujet à la mort, il a été nécessaire qu'il y eût deux sexes, par l'union desquels l'espèce fût conservée; Dieu au contraire n'a pas besoin de successeurs, parce qu'il est immortel, ni de femme, parce qu'il ne met point d'enfants au monde. Le désir et la jalousie, dont il n'y a que trop de matière dans la vie de l'homme, ne se rencontrent, point dans Dieu par les mêmes raisons. On ne doit pas dire la même chose de l'inclination de faire du bien, de la compassion ni de la colère, parce que Dieu est capable de ces mouvements, et qu'il les emploie avec un souverain pouvoir pour le bien et pour la conservation de l'univers. [16] CHAP. XVI. Quelqu'un demandera peut-être quelles sont les occasions où Dieu donne des marques soit de sa colère ou de sa douceur. Premièrement les hommes ont accoutumé d'avoir recours à lui quand ils sont dans l'affliction, et, dans la créance qu'il a le pouvoir de les délivrer des maux qui les pressent, ils lui adressent leurs prières. Alors Dieu a compassion des hommes, sa tendresse ne lui permettant pas de mépriser leurs demandes ni de leur refuser sa protection. D'ailleurs plusieurs, qui sont persuadés que Dieu aime la vertu et qu'il est le père et le souverain de tous les hommes, publient la grandeur de son nom, lui offrent des sacrifices, s'efforcent d'attirer ses grâces par de bonnes oeuvres et lui donnent lieu d'exercer sa clémence. Car, s'il n'y a rien qui convienne si fort à Dieu que de faire du bien, ni rien qui soit si contraire à sa nature que de ne point reconnaître le service qu'on lui rend, il faut qu'il récompense la bonne volonté et les efforts des gens de bien pour n'être point soupçonné de méconnaissance, qui est un crime que les hommes tiennent même parmi eux tout à fait inexcusable. Il y a au contraire des scélérats, qui en tous les lieux où ils passent, laissent de honteuses traces de leurs débauches, qui violent leur foi par des parjures, qui joignent la violence à la fraude pour enlever le bien d'autrui, qui répandent le sang sans épargner leurs plus proches que la nature les obligeait de respecter, et qui n'ont que du mépris pour la sainteté des lois et pour la majesté de Dieu même. Ce sont là de dignes objets de la colère du souverain maître de l'univers, car il ne lui est pas possible de voir ces désordres sans les vouloir réprimer, ni sans se résoudre à châtier les coupables et à conserver les innocents. Voilà comment Dieu a lieu de témoigner et sa colère et sa douceur. Il y a donc de la faiblesse et de la vanité dans les arguments de ceux qui, faisant difficulté de demeurer d'accord que Dieu entre jamais en colère, ne laissent pas d'avouer qu'il donne souvent des marques de sa douceur et de sa clémence ; car il ne pourrait donner des marques de clémence s'il ne pouvait entrer en colère. Les arguments de ceux qui lui ôtent absolument toutes sortes de mouvements ne sont pas moins faibles. Sous prétexte qu'il y a des mouvements dont Dieu n'est point capable, comme sont ceux du plaisir, de la crainte, de l'avarice, de la tristesse, de la jalousie, ils ne lui en laissent aucun autre. Il est vrai que Dieu n'a point ces mouvements-là, parce qu'ils ne sont point sans défaut. Mais il y en a d'autres qui ne procèdent que de la vertu, comme sont ceux de la colère contre les méchants, de la tendresse pour les gens de bien, de la compassion pour les misérables; et ceux-là se trouvent véritablement en Dieu, parce qu'ils n'ont rien qui ne soit digne de sa puissance et de sa justice. Si Dieu n'avait ces mouvements-là, l'univers ne serait qu'un théâtre de confusion où les lois seraient impunément violées, où le vice régnerait avec la dernière insolence, et où la vertu, n'ayant point d'appui, n'aurait point non plus de sûreté, et où toute la terre serait réduite à une funeste désolation. Mais en l'état où sont les choses, les méchants appréhendent le châtiment, les gens de bien attendent des récompenses et les affligés espèrent de la protection ; la vertu est autorisée et le vice réprimé. Je sais bien que l'on nous objecte que les méchons sont souvent les plus heureux sur la terre, que les gens de bien sont les plus misérables, et que souvent ils sont persécutés et tourmentés impunément. Nous verrons dans la suite de ce petit ouvrage les raisons pour lesquelles Dieu permet que cela arrive. Examinons cependant si Dieu prend soin de ce monde et s'il entre quelquefois en colère. [17] CHAP. XVII. Dieu, dit Épicure, n'a soin de rien, Il n'a donc aucun pouvoir, car quiconque a quelqùe pouvoir prend aussi quelque soin. Que s'il a du pouvoir et qu'il ne s'en serve point, quelle raison a-t-il de négliger de la sorte non seulement le genre humain, mais tout l'univers? C'est, dit ce philosophe, qu'il jouit d'un profond repos qui fait sa béatitude et son immortalité. A qui est-ce donc qu'appartient le gouvernement de ce monde où nous voyons un si bel ordre? Ou comment Dieu peut-il jouir d'un si profond repos, lui qui a la vie et le sentiment? Le repos n'appartient qu'au sommeil et à la mort. Le sommeil même n'est pas un parfait repos, puisqu'il n'y a que le corps qui se repose durant le sommeil, et que l'âme, se représentant diverses images, est dans une agitation continuelle pendant que le corps répare ses forces. Il n'y a donc que la mort où se trouve le repos éternel. Or, comme la mort n'approche point de Dieu, le repos ne lui peut non plus convenir en aucune sorte. Que s'il agit, que peut-il faire qui soit si digne de sa grandeur que de gouverner le monde ? S'il gouverne le monde, il a soin des hommes, considère les actions de chacun d'eux en particulier, et souhaite qu'ils aient tous de la sagesse et de la vertu. C'est ce qu'il veut et ce qu'il commande. Quiconque suit sa volonté et ses commandements est l'objet de son amour; ceux, au contraire, qui les méprisent et qui les violent sont l'objet de sa haine. Si Dieu nuisait à quelqu'un, disent les Épicuriens, il n'aurait point de bonté. Ceux qui accusent de rigueur et de cruauté la justice de Dieu ou celle des hommes, et qui croient que ce soit nuire et faire du mal, que de réprimer les crimes et de punir les coupables, sont dans une erreur grossière et pernicieuse. Les lois qui ordonnent des peines seront des lois dangereuses, et les juges auront tort de condamner au dernier supplice ceux qui auront commis les crimes les plus atroces. Que si la loi est juste quand elle ordonne des peines contre ceux qui les méritent, et si le juge fait le devoir d'un homme de bien quand il punit les coupables à dessein de protéger et de conserver les innocents, Dieu ne nuit à personne quand il arrête l'insolence des pécheurs. Car nuire est faire du mal à un innocent et épargner les méchants, et en les épargnant leur donner la licence de persécuter les gens de bien. Je voudrais bien demander à ces philosophes, qui font un Dieu oisif et immobile, si un maître qui aurait du bien, une grande puissance et une nombreuse famille, et qui aurait aussi des serviteurs qui, abusant de sa douceur et de sa bonté, s'empareraient de sa maison, mangeraient son bien, le mépriseraient et se moqueraient de lui; je voudrais bien, dis-je, demander si ce maître ferait sagement de souffrir l'insolence de ses domestiques et de ne point maintenir son autorité. Se pourrait-il trouver quelqu'un qui eût une patience si inébranlable, ou plutôt une stupidité si insensible? Mais, supposant qu'il est aisé de supporter le mépris, voyons ce que ce maître serait obligé de faire, si ses serviteurs se portaient à des crimes encore plus atroces, tels que sont ceux qui ont été décrits par Cicéron. S'ils avaient tué les femmes et les enfants de leur maître et brûlé sa maison, et que le maître négligeât de les punir, serait-ce à lui un effet de douceur et de clémence, ou de cruauté et de barbarie? Que si c'est barbarie plutôt que douceur d'épargner des crimes qui sont aussi atroces que sont ceux-là, ce ne serait pas en Dieu l'effet d'une vertu de ne point concevoir d'indignation contre les injustices et les violences. Le monde est sa maison, les hommes sont ses serviteurs: quelle serait donc la patience qu'il aurait de souffrir que ses serviteurs le méprisassent, qu'ils se moquassent de sa bonté, qu'ils déshonorassent son nom, et de ne concevoir aucune indignation, bien que ce soit le sentiment que conçoivent tous ceux à qui les désordres et les débordements déplaisent? La colère est donc un effet de la raison, et c'est par le crime que l'on réprime la licence et que l'on arrête le crime. Les stoïciens n'ont point connu la différence qu'il y a entre le bien et le mal, ou entre la bonne et la mauvaise colère, et parce qu'ils se trouvaient incapables de la régler, ils ont jugé qu'il fallait la retrancher absolument. Les péripatéticiens se sont contentés de la modérer, mais nous avons combattu assez amplement leur opinion dans le sixième livre de nos Institutions. Les définitions que Sénèque a rapportées de la colère, dans le livre qu'il a composé sur ce sujet, ne font que trop voir que les philosophes n'ont point connu la nature de cette passion. «La colère, dit-il, est un désir de se venger des injures que l'on a reçues.» Quelques autres, au rapport de Possidonius, ont dit que c'était un désir de punir ceux de qui l'on croit avoir été offensé contre la justice. D'autres la définissent de cette sorte : «La colère est un mouvement par lequel l'âme se porte à nuire à celui qui nous a offensés, ou qui a eu dessein de nous offenser.» La définition qu'Aristote en apporte, n'est pas beaucoup différente de la nôtre, car il dit que «la colère est un désir de faire sentir de la douleur à celui de la part duquel nous en avons reçu.» C'est la douleur dont nous avons parlé ci-devant, qui se rencontre dans les bêtes, et qui doit être réprimé dans l'homme, de peur qu'elle ne le porte à de grands péchés. Mais elle ne peut être dans Dieu, parce que Dieu ne peut être blessé ni souffrir de douleur. Elle se trouve dans l'homme, parce qu'il est exposé à toutes sortes d'injures ; que le mal qu'on lui fait lui cause de la douleur, et que le sentiment de la douleur excite en lui le désir de la vengeance. Où est donc la juste colère dont nous sommes émus à la vue des crimes? C'est une colère qui n'est point un désir de se venger, parce qu'elle n'a été précédée d'aucune injure. Je ne parle point maintenant de ceux qui violent les lois, contre lesquels on ne doute point qu'un juge ne puisse entrer en colère sans commettre aucune faute. Supposons néanmoins en cet endroit qu'il a toujours l'esprit dans une situation tranquille, et que, quand il punit les coupables, il le fait sans trouble, parce qu'il est le ministre de la loi et non de sa passion; car c'est ainsi que le supposent ceux qui veulent arracher du coeur de l'homme tout sentiment de colère. Je parle principalement en cet endroit des personnes qui sont en notre pouvoir et sous notre conduite, comme nos esclaves, nos enfants, nos femmes et nos disciples. Quand ces personnes là font quelque faute, nous nous sentons émus de colère et portés à les corriger, étant impossible que le mal ne déplaise pas à un homme de bien, ni qu'il ne soit pas ému de colère quand il le voit faire. Mais il se porte à punir les fautes, non par un désir de vengeance, mais par un zèle de justice, par une ardeur louable de réprimer la licence et de rétablir la pureté des moeurs. Cette colère est juste dans l'homme, nécessaire pour la pénitence des méchants, et se trouve dans Dieu, qui en a donné l'exemple à l'homme. Dieu n'a pas moins de zèle pour arrêter les crimes, dont le débordement inonderait toute la terre, que les hommes en ont pour corriger les fautes de ceux qui leur sont soumis. Or Dieu ne les saurait réprimer sans paraître touché de quelque sorte d'indignation, comme tous ceux qui ont de la vertu en sont touchés quand ils voient faire le mal. Voici donc la définition qu'il fallait donner de la colère. « La colère est un mouvement de l'âme qui se porte à punir les péchés.» La définition que Cicéron en apporte, quand il dit que «la colère est un désir de se venger,» n'est pas beaucoup différente des autres. Il y a une colère que l'on appelle fureur et rage, qui est toute vicieuse, et qui ne se doit pas même rencontrer dans les hommes. Mais celle qui ne tend qu'à réprimer les désordres et à arrêter le cours des vices ne doit point être ôté aux hommes, ni ne le peut être à Dieu, parce qu'elle est non-seulement utile, mais encore nécessaire. [18] CHAP. XVIII. La colère, disent quelques-uns, n'est point du tout nécessaire, puisqu'on peut sans elle châtier les crimes. Au contraire, je soutiens qu'il n'est pas possible de voir commettre des crimes sans en sentir quelque émotion. Il est vrai qu'un juge peut demeurer dans une situation tranquille, parce que le crime n'est pas commis en sa présence, mais qu'il lui est rapporté comme un fait douteux et qui a besoin d'être prouvé. Jamais le crime n'est si manifeste qu'il ne reste à l'accusé quelque moyen de se défendre. Ainsi, un juge peut alors avec raison ne concevoir aucun sentiment d'indignation contre un accusé, qui par l'événement sera peut-être trouvé innocent. Quand la vérité est établie et que l'accusé est convaincu, c'est la loi plutôt que le juge qui prononce, et par cette raison il peut satisfaire à son devoir sans être ému de colère. Il n'ordonne rien proprement de soi-même, il ne fait qu'exécuter ce que la rigueur de l'ordonnance lui a prescrit. Mais pour nous, nous ne saurions voir commettre des fautes dans nos maisons sans en sentir de l'indignation, la vue seule des fautes étant quelque chose d'indigne et de fâcheux. Celui qui verrait sans émotion commettre des crimes, paraîtrait ainsi les approuver, ce qui serait honteux et injuste, ou serait bien aise de se délivrer de la peine de les réprimer, pour conserver la tranquillité où demeure l'âme lorsqu'elle n'est point excitée par la colère. A l'égard de celui qui entre en colère et qui s'apaise à l'heure même, qui, a une douceur indiscrète et hors de saison, pardonne ou toujours ou trop souvent, il corrompt ceux dont il entretient l'insolence, et se prépare à soi-même un supplice qui n'aura point de fin. C'est donc un défaut de réprimer en soi les mouvements de la colère, lorsqu'on devrait les suivre pour punir les crimes des autres. On loue Archytas de Tarente d'avoir dit à son fermier qui avait laissé dépérir sa terre : «Malheureux que tu es! je te chargerais de coups si je n'étais en colère. » Plusieurs admirent dans cette parole et dans cette action un rare exemple de retenue. Mais la haute estime qu'ils avaient conçue de ce philosophe les empêche de reconnaître son extravagance. «Un homme sage, comme dit Platon, ne punit pas les coupables seulement à cause des crimes qu'ils ont commis, mais afin que ni eux ni les autres n'en commettent plus.» Quand des valets savent que leur maître punit lorsqu'il n'est pas en colère, et que lorsqu'il est en colère il pardonne, ils ne se contenteront pas de faire de légères fautes, de peur d'être battus, mais ils en feront de grandes, pour mettre leur maître dans une furieuse colère et pour éviter par là le châtiment. J'aurais loué la modération de ce philosophe s'il avait donné un peu de temps à sa colère pour s'apaiser et pour tempérer la rigueur du châtiment. La grandeur de la colère ne devait pas faire pardonner la faute, elle devait seulement en faire retarder la punition, de peur que, étant faite sur-le-champ, elle ne fût ou trop sévère par rapport au coupable, ou trop violente de la part du maître. De plus, la sagesse et l'équité permettent-elles de punir des fautes légères et de laisser en même temps des crimes atroces impunis? Enfin, pour peu que ce philosophe eût connu la nature des vertus ou des passions, il n'aurait jamais fait profession d'une si indiscrète modération, quand ce n'aurait été que pour ne point donner lieu à de mauvais serviteurs de se réjouir d'avoir mis leur maître en colère. Comme Dieu a donné au corps divers sens pour la nécessité de ses fonctions, il a donné à l'âme plusieurs affections pour la conduite des moeurs. Il lui a donné l'amour du plaisir pour mettre des enfants au monde, et l'émotion de la colère pour arrèter le cours des crimes. Ceux qui ne savent rien de la fin des choses, et qui n'ont point appris l'usage qu'ils doivent faire des dons de Dieu, abusent du plaisir en s'abandonnant à la débauche, et de la colère en procurant du mal à ceux de leurs supérieurs et de leurs égaux contre lesquels ils ont conçu de la haine. C'est de là que viennent les crimes les plus atroces et les tragédies les plus sanglantes. Archytas aurait mérité des louanges si, après s'être mis en colère contre quelqu'un de ses citoyens et de ses égaux de qui il aurait reçu quelque injure, ilavait retenu son ressentiment et étouffé dans son coeur le désir de la vengeance. Il y a de la gloire à se vaincre de la sorte, et à détourner les maux que le débordement de la colère pourrait causer ; c'est une faute de dissimuler les fautes des enfants et des serviteurs; et en négligeant de les châtier on leur donne lieu de devenir plus coupables. Alors, bien loin de modérer sa colère, il la faut exciter si elle est trop languissante. Nous ne disons rien ici de l'homme que nous ne le disions aussi de Dieu, qui a fait l'homme à son image. Je ne parle point de la figure de Dieu, parce que les stoïciens nient qu'il en ait aucune, et que si j'entreprenais de les réfuter je m'engagerais dans une dispute qui me fournirait une trop ample matière. Je ne parle que de sa substance spirituelle, qui est une substance qui pense, qui entend, qui connaît, qui sait, qui prévoit. Et puisque toutes ces choses conviennent à l'homme, il est clair qu'en cela il est l'image de Dieu. Il est vrai que cette image se salit et se corrompt, parce que, ayant quelque chose de l'impureté de la terre, elle ne peut conserver l'innocence qu'elle a reçue de son créateur, si ce n'est qu'il n'ait la bonté de l'instruire. [19] CHAP. XIX. L'homme est, comme je viens de le dire, composé de corps et d'âme. Dans l'un sont les vices et dans l'autre les vertus, et ces vertus et ces vices se font une guerre perpétuelle. Les vertus, qui sont les biens de l'âme et qui s'occupent à régler les passions, sont contraires au corps. Les biens du corps, qui sont les plaisirs qui flattent les sens, sont contraires à l'âme. Mais lorsque l'âme résiste aux passions et qu'elle les réprime, elle est véritablement semblable à Dieu. D'où il paraît que l'âme, qui a quelque chose des vertus qui se trouvent en Dieu, n'est point sujette à la mort. Il faut cependant remarquer qu'il y a cette différence entre les biens du corps et de l'âme que, la vertu étant pleine d'amertume, au lieu que le plaisir est comme environné de douceur, plusieurs se laissent prendre par ses charmes ; et ceux qui se sont rendus esclaves de leur corps et de leurs sens sont comme attachés à la terre et ne peuvent plus recevoir les présents du ciel : mais ceux qui, pour obéir à Dieu, auront réprimé les désirs de la chair, préféré la vertu â la volupté et observé la justice, seront reconnus de Dieu comme semblables à lui. Étant donc constant qu'il a donné aux hommes une loi toute sainte, et que son intention est qu'ils vivent dans l'innocence et qu'ils ne fassent aucun mal, peut-il voir sans indignation qu'ils violent sa loi, qu'ils renoncent à la vertu et qu'ils recherchent la volupté. Puisqu'il prend soin du gouvernement du monde, comme il doit sans doute le prendre, il ne peut négliger ce qu'il y a de plus important dans le monde. Puisqu'il pourvoit aux besoins des créatures, comme la créature le doit faire, il nous procure ce qui est nécessaire pour nous rendre la vie plus sûre, plus commode et plus heureuse. Puisqu'il est le père commun aussi bien que le Dieu de tous les hommes, il est bien aise quand ils s'adonnent à la vertu, et fâché quand ils s'abandonnent au vice. ll a de l'amour pour les gens de bien et de la haine pour les impies.« Il n'est pas besoin, disent quelques philosophes, qu'il ait de la haine; c'est assez qu'il ait une fois ordonné des châtiments contre les impies et des récompenses pour les gens de bien.» Que s'il se trouvait quelqu'un qui conservât dans ses actions quelque image d'innocence et de justice, en ne faisant tort à personne et en évitant les vices les plus grossiers, et qu'il ne rendît pourtant aucun honneur à Dieu et ne songeât pas même à lui, comme Aristote, Timon et les autres philosophes, celui-là, pour avoir gardé en apparence la loi de Dieu, ne serait-il point châtié du mépris qu'il aurait fait de sa puissance? Dieu peut donc se mettre en colère, quand ce ne serait que contre la fausse confiance que celui dont nous parlons aurait mise dans sa probité prétendue. S'il se met en colère contre lui en haine de son orgueil, pourquoi ne se mettrait-il pas en colère contre un autre qui aura méprisé sa loi et appréhendé la peine qu'on doit se donner pour la garder? Le juge n'a pas le pouvoir de faire grâce, parce qu'il n'est que le ministre de la volonté d'autrui; mais Dieu a ce pouvoir, parce qu'il est juge et dispensateur de sa propre loi. En la faisant, il ne s'est pas ôté le pouvoir d'en relâcher quelque chose. Il peut donc faire grâce quand il lui plaît; et comme il peut faire grâce et donner des preuves de sa clémence, il peut aussi faire justice et laisser des marques de sa colère. [20] CHAP. XX. D'où vient donc, dira quelqu'un, que ceux qui commettent les plus grands crimes sont les plus heureux, et que ceux qui vivent selon les règles de la piété sont souvent fort misérables? C'est que des esclaves fugitifs et des enfants émancipés ont une licence effrénée, au lieu que ceux qui vivent sous la puissance de leur père ou de leur maître, sont tenus dans une exacte discipline. La vertu s'éprouve et s'affermit par des exercices pénibles et désagréables aux sens, au lieu que le vice est toujours comme plongé dans la volupté. Il ne faut pas, pour cela, que celui qui s'y abandonne se promette une impunité perpétuelle. Il n'y a point de prospérité qui dure toujours. Il faut attendre le dernier jour, ainsi que l'a dit un ponte qui ne manque pas d'élégance : et nul ne doit être appelé heureux avant la fin de sa vie. C'est par la fin que l'on juge du bonheur, et aucun ne peut éviter le jugement de Dieu, ni pendant sa vie, ni à sa mort. Il précipite les vivants dans l'abîme, et punit les morts d'un supplice éternel. Si Dieu entre en colère, dira-t-on, il doit y entrer d'abord, et châtier les crimes à l'heure même qu'ils sont commis. S'il les châtiait de la sorte, il exterminerait le genre humain. Il n'y a point d'homme qui soit tout à fait innocent, et plusieurs choses nous portent au péché, comme l'âge, la violence, la pauvreté, l'occasion, la récompense. La chair dont nous sommes revêtus est si fragile, que si Dieu n'usait envers nous de sa miséricorde, il ne resterait que peu de personnes sur la terre. Mais il est très patient, et réprime les mouvements de sa colère; car comme il a une parfaite vertu, il a aussi une parfaite patience. Combien y a-t-il de personnes qui changent de conduite, et qui renoncent à la débauche pour faire profession de modération et de retenue? Combien y en a-t-il qui, après avoir mené dans leur jeunesse une vie déréglée et licencieuse qui les couvrait de honte et d'infamie, se réforment tout d'un coup, et méritent des éloges des bouches mêmes dont ils n'avaient autrefois reçu que des reproches? Cet heureux changement n'arriverait pas, si tous les péchés étaient punis sur-le-champ. Il est vrai que les lois condamnent sur-le-champ les crimes publics. Mais combien y en a-t-il qui ne sont commis qu'en secret? Combien y a-t-il de coupables qui arrêtent, soit par amis ou par argent, les poursuites de leur dénonciateur, qui obtiennent par crédit et par faveur leur absolution, et éludent la justice? Si Dieu punissait tous ceux qui se dérobent à la justice des hommes, il ne resterait presque personne sur la terre. Il n'y eut jamais de si juste sujet d'exterminer le genre humain que le mépris qu'il a fait de la divine puissance, en rendant un souverain culte à de faibles ouvrages de l'art; au lieu que Dieu, en tournant aux hommes le visage vers le ciel, les avait excités à considérer les choses célestes, et à rechercher la connaissance de sa divine nature. Ils ont mieux aimé se courber comme des bêtes, et se tourner vers la terre ; car c'est se courber vers la terre et adorer la terre, que l'on doit fouler aux pieds, que d'adorer des images faites de métaux et d'autres matières tirées de la terre. L'avantage qui se tire de la patience de Dieu, est que, au milieu d'une si horrible impiété et d'une si générale corruption, les hommes condamnent leurs propres erreurs et reconnaissent la vérité. Plusieurs abandonnent les faux dieux, adorent le vrai Dieu, et embrassent la vertu. Mais quelque grande que la patience de Dieu soit en elle-même, et quelque avantageuse qu'elle soit aux pécheurs, elle en punit quelques-uns, quoiqu'elle les punisse tard; et quand elle voit qu'ils ne sont plus capables de se corriger, elle les arrête, de peur qu'ils ne continuent dans leurs désordres. [21] CHAP. XXI. Il ne nous reste plus qu'une question, qui est une des plus importantes. C'est que quelqu'un dira que Dieu est si éloigné de se mettre en colère, qu'il défend même à l'homme de s'y mettre. Je pourrais dire qu'il y a eu sujet de modérer la colère de l'homme, parce qu'elle est souvent injuste, et que ses mouvements sont aussi déréglés que fréquents. Pour détourner les funestes malheurs que causent les petits, les médiocres et les grands, quand, ne se possédant plus, ils suivent les emportements de cette furieuse passion, il a fallu nécessairement leur mettre des bornes. Mais pour ce qui est de Dieu, il ne se fâche point pour un temps, parce qu'il est éternel, et ne se fâche point sans sujet, parce qu'il a une perfection infinie. Cependant il n'est pas vrai que Dieu défende aux hommes de se mettre en colère; et s'il le leur défendait absolument, il semblerait condamner lui-même son propre ouvrage, puisque en formant le foie, il a, en quelque sorte, autorisé cette émotion, dont on croit que le principe est contenu dans le fiel. Il n'a donc pas absolument défendu le mouvement de la colère, qui est un mouvement nécessaire, mais il en a défendu la continuation et la suite. Aussi est-il bien juste que, puisque la vie des hommes est courte, leur colère ne soit pas longue. Si elle l'était, les haines s'accroîtraient et s'aigriraient de telle sorte, qu'elles ne pourraient plus être terminées que par la ruine mutuelle des ennemis. De plus, quand Dieu commande d'entrer en colère, et qu'au même temps, il défend de commettre aucun péché, il n'arrache pas entièrement cette passion de notre coeur. Il en rehausse seulement ce qu'elle a de vicieux, afin qu'en châtiant les coupables, elle garde de la modération. Ainsi celui qui nous commande de nous mettre en colère s'y met lui-même. Celui qui nous ordonne de nous apaiser s'apaise, parce qu'il ne nous commande ni ne nous ordonne rien qui ne soit juste et qui ne tende à notre avantage. Bien que j'aie dit que Dieu ne se met pas en colère pour un temps, comme font les hommes qui ont souvent des émotions passagères, il ne faut pas croire pour cela que, comme il est éternel, sa colère le soit aussi. Ses perfections étant infinies, il a sa colère eu sa puissance, et bien loin d'en être emporté, il la retient et s'en sert comme il lui plaît. Et cela n'est point du tout contraire à ce que j'ai dit ci-dessus. Si la colère de Dieu avait été éternelle, l'homme n'aurait pu rentrer en grâce avec lui après l'avoir offensé, ni satisfaire à sa justice par la pénitence. Ainsi il ne se serait jamais réconcilié avec les hommes, lui qui leur a commandé de se réconcilier entre eux avant le coucher du soleil. 11 est pourtant vrai que la colère de Dieu demeure toujours sur ceux qui pèchent toujours. Il ne s'apaise point par de l'entens,par des victimes, par des présens,qui ne sont que des biens corruptibles; mais il s'apaise par le changement de vie et par la réformation des moeurs : quiconque cesse de pécher fait cesser la colère de Dieu. Et c'est pour cela qu'il ne punit pas tous les pécheurs sur-le-champ, afin qu'ils aient le temps de se reconnaître. [22] CHAP. XXII. Voilà, mon cher Donat, ce que j'avais à vous dire touchant la colère de Dieu, afin que vous sussiez ce que vous aurez à répondre à ceux qui semblent lui ôter toute sorte de mouvements. Après cela, il ne me reste plus rien à faire, si ce n'est de finir cet ouvrage de la même sorte que Cicéron a fini ses livres des Questions tusculanes, et de tirer des divines Écritures des témoignages irréprochables pour convaincre ceux qui, s'imaginant faussement que Dieu est exempt de colère, détruisent toute la religion, sans laquelle, comme je crois l'avoir fait voir, nous serions semblables aux bêtes et nous égalerions en cruauté celles qui sont les plus farouches, et en ignorance celles qui sont les plus stupides. La sagesse ne consiste que dans la religion, c'est-à-dire dans la connaissance de Dieu. Les prophètes, qui étaient des hommes tout remplis de son esprit, n'ont parlé que de la bonté qu'il a pour les gens de bien et de la colère qu'il conçoit contre les impies. Ces témoignages ne sont que trop suffisants à notre égard. Mais parce qu'ils sont rejetés par ceux qui n'ont point d'autre marque de la profession qu'ils font d'être sages que celle qu'ils tirent de la longueur de leurs cheveux et de la façon de leur habit, je suis obligé d'y ajouter des preuves fondées sur le raisonnement. Je sais bien que cette méthode est contraire à celle que je devrais tenir, et que, au lieu d'appuyer la foi par des raisons, il faudrait confirmer la raison par la foi. Mais je m'éloigne à dessein de cet ordre, de peur que, si je le suivais, la dispute ne fût trop longue et ne produisît aucun fruit. Apportons donc des témoignages que les philosophes puissent recevoir, ou qu'au moins ils ne puissent rejeter. Beaucoup de célèbres écrivains ont dit qu'il y a eu plusieurs sibylles, comme Ariston de Chios et Apollodore d'Érythrée parmi les Grecs, Varron et Fenestella parmi les Latins. Ils demeurent tous d'accord que la plus illustre fut celle d'Érythrée, et Apollodore témoigne tenir à grand honneur d'avoir été de son pays. Fenestella conte que le sénat envoya des ambassadeurs à Érythrée pour en rapporter les vers de cette sibylle, et pour les mettre (sous le consulat de Curion et d'Octave) dans le Capitole, qui avait été réparé par les soins de Catule. Voici comment elle parle du souverain créateur du mondé : "Il est éternel, incorruptible, récompense les bons au delà de leurs mérites et réserve pour les méchants de redoutables effet de sa colère". En parlant dans un autre endroit des actions qui déplaisent à Dieu : "Fuyez, dit-elle, les sacrifices impies, et n'en offrez qu'à Dieu vivant. Évitez l'adultère et les conjonctions abominables et contraires à la nature. Ayez soin de nourrir vos catins, et gardez-vous bien de les tuer ; car l'Immortel entre dans une colère implacable contre ceux qui commettent ces crimes". Voilà une preuve très expresse de la colère que Dieu conçoit contre les méchants. [23] CHAP. XXIII. Puisque, au rapport de quelques grands hommes, il y a plusieurs sibylles, je ne dois pas me contenter d'avoir produit le témoignage d'une seule. Les livres de la sibylle de Cumes sont tenus fort secrets, à cause qu'ils contiennent la destinée du peuple romain. Mais les autres sont assez communs, et il n'y a point de loi qui défende aux particuliers de les avoir et de les lire. Il y en a un qui déclare en ces termes à toutes les nations que la colère de Dieu tombera sur elles pour châtier leurs crimes : "A la fin des siècles la colère terrible de Dieu tombera sur le monde coupable". Une autre attribue à la même colère le déluge, qui, pour abolir le crime, détruisit le genre humain: "Lors, dit-elle, que le Dieu du ciel se mit en colère contre les hommes, il couvrit la surface de la terre des eaux de la mer". Elle décrit aussi l'embrasement qui abolira une seconde fois les crimes. Voici ses paroles: "Lorsque la colère de Dieu sera de telle sorte allumée qu'elle ne pourra plus s'éteindre, elle exterminera le genre humain par le feu". Ovide a dit sur le même sujet : "Qu'il devait arriver un temps où le ciel, la terre, la mer et tout l'univers, seraient embrasés". Ce temps-là arrivera lorsque le culte de Dieu sera tout à fait aboli. La même sibylle avoue pourtant qu'il se laisse fléchir, puisqu'elle exhorte les pécheurs à avoir recours à sa miséricorde, et qu'elle leur promet qu'il leur pardonnera s'ils embrassent la piété. Ces témoignages ne font que trop voir la faiblesse des arguments dont se servent les philosophes pour ôter à Dieu le mouvement de la colère, et la fausseté de l'opinion qui les porte à lui attribuer, comme un avantage, une insensibilité qui serait tout à fait contraire à sa grandeur. La majesté des royaumes et des empires de la terre ne peut être conservée que par la crainte des sujets. Un prince qui ne se mettrait point en colère ne trouverait point d'obéissance et ne maintiendrait point son autorité. Un simple particulier qui n'aurait que de la douceur serait dépouillé de son bien, outragé et moqué de tout le monde. Que si ceci est véritable, comment Dieu maintiendrait-il la grandeur et la gloire de son empire, si, étant exempt de colère, il n'imprimait aucune terreur dans le coeur des hommes? Apollon de Milet, ayant été consulté sur le sujet de la religion des Juifs, fit la réponse qui suit : "Elle honore le souverain roi et le tout puissant créateur, en présence duquel la mer et la terre, le ciel, les enfers et les démons mêmes, tremblent de crainte". Si Dieu était aussi immobile que ces philosophes le représentent, il ne ferait pas trembler ainsi toute la nature. Personne n'obéit que par contrainte. Pour bien commander, on est obligé d'imprimer de la terreur, et pour en imprimer il faut témoigner de la colère. Quiconque n'en témoignera point, commandera ce qu'il voudra, mais ses commandements seront méprisés. Que chacun sonde son propre coeur et se consulte soi-même, et il apprendra qu'on ne peut exercer aucun empire sans témoigner de la colère, ni sans ordonner des châtiments. Puisque Dieu exerce un empire absolu sur l'univers, il faut qu'il entre quelquefois en colère. Que personne ne se laisse donc tromper par les vains discours des philosophes, et qu'il n'apprenne point dans leur école à mépriser Dieu, ce qui serait le plus grand de tous les crimes. Nous sommes tous obligés de l'aimer, puisqu'il est notre père; de le respecter, puisqu'il est notre maître; de l'honorer, puisqu'il nous comble de ses faveurs; de le craindre, puisqu'il nous menace de ses châtiments. Il mérite nos respects par tous ces titres. Qui pourrait, sans tomber dans l'impiété, ne point aimer celui qui est le père de son âme? Qui pourrait mépriser impunément celui qui a une souveraine puissance sur toutes les créatures? Si nous le considérons comme notre père, c'est lui qui nous a mis au monde et qui nous a donné la jouissance de la lumière et de la vie. Si nous le regardons comme Dieu, c'est lui qui nous fournit une diversité presque infinie de fruits et d'autres aliments qui nous nourrissent. Nous sommes dans sa maison et faisons une partie de sa famille. Bien que cette famille n'ait pas un respect aussi profond, ni une dévotion aussi pure qu'elle le devrait avoir pour dignement reconnaître les grâces infinies qu'elle a reçues de la main libérale d'un si bon père et d'un si puissant maître, elle pourra espérer le pardon de sa négligence si elle conserve la vérité du culte qu'elle lui doit et qu'elle renonce aux biens périssables pour aspirer aux biens éternels. Que si nous voulions réussir dans une entreprise également sainte et nécessaire, nous devons suivre Dieu et le recevoir comme le souverain principe de tout bien et comme le parfait modèle de toute vertu. Y a-t-il une puissance plus absolue que la sienne? une raison plus sublime ? une gloire plus éclatante? Puisqu'il nous éclaire par la lumière de sa sagesse et qu'il nous conduit par la sainteté de ses commandements, il ne nous est pas permis de l'abandonner ni de renoncer à son culte pour rechercher des biens passagers et périssables. On ne parvient à la félicité ni en se plongeant dans des voluptés criminelles et empoisonnées, ni en amassant des richesses, qui ne portent qu'à la débauche, ni en recherchant des honneurs, qui n'ont rien de solide et dont l'âme ne peut être embarrassée qu'elle ne soit en même temps assujettie au corps et condamnée à la mort. Mais on y parvient en conservant l'innocence et en gardant la justice, dont la vraie récompense et le digne prix est l'immortalité que Dieu a préparée dès le commencement aux âmes saintes et pures qui ont heureusement évité la corruption du siècle. Ceux qui souillent leur conscience par des fraudes, par des fourberies, par des brigandages, et qui la noircissent de crimes qui sont comme des taches qui ne se peuvent effacer, seront privés de cette récompense. Il faut donc que tous ceux qui veulent passer non seulement pour sages, mais pour raisonnables, méprisent et foulent aux pieds tout ce qu'il y a de fragile et de corruptible, et qu'ils s'unissent étroitement à Dieu. Il faut qu'ils bannissent d'entre eux l'impiété, et ces funestes discordes qui troublent la société humaine et qui rompent l'union que nous pouvons avoir avec Dieu. Il faut qu'ils soient équitables et bienfaisants, et qu'ils emploient ce qu'ils auront de bien non à entretenir les plaisirs d'un seul, mais à procurer le salut de plusieurs. La volupté n'est pas moins sujette à la mort que le corps, à la délicatesse duquel elle est comme assujettie. La justice et la libéralité au contraire en sont exemptes comme l'âme, qui se rend semblable à Dieu en faisant de bonnes oeuvres. Consacrons-le, non dans des temples visibles, mais dans notre coeur; car tout ce qui est élevé par la main des hommes peut aussi être détruit. Purifions ce temple, qui est sali non par la fumée ni par la poussière, mais par les mauvaises pensées, et qui reluit non de la lumière des cierges, mais de l'éclat de la sagesse. Quand nous serons une fois bien persuadés que Dieu y est présent et qu'il voit les secrets de notre coeur, nous nous conduirons de telle sorte que nous éviterons les effets de sa colère et attirerons sur nous l'abondance de ses grâces.