[31,0] XXXI. PLAIDOYER CONTRE PHILON. <1> Je n'aurais jamais cru, Sénateurs, que Philon pût en venir à cet excès de hardiesse, d'oser paraître devant vous pour faire approuver son élection. Mais, puisqu'il ne craint pas de multiplier les traits de son audace, <2> moi, en vertu du serment que j'ai prêté avant de me présenter à ce tribunal, par lequel je me suis engagé à donner à la république les meilleurs conseils, en vertu de ce serment dont un des articles oblige de dénoncer celui qui a obtenu par le sort le titre de sénateur dont il n'est pas digne, je me porte pour accusateur de Philon. Ce n'est point une injure personnelle à venger qui m'amène ici, ni la confiance dans le talent et l'usage de la parole ; je me fonde sur tous les délits et les excès de l'homme que j'attaque devant vous, et je veux être fidèle à mon serment. <3> Si je n'emploie pas autant d'art pour dévoiler ses crimes qu'il a employé d'artifices pour les consommer ; si j'oublie quelque trait de sa vie, cette omission, sans doute, ne doit pas empêcher qu'on ne le rejette, puisque les charges d'ailleurs sont plus que suffisantes pour décider vos suffrages. Je ne dirai pas tout, parce que je ne sais pas tout ; mais j'en dirai suffisamment <4> vu toute la perversité de sa conduite. J'exhorte ceux qui sont plus en état que moi d'exposer ses excès les plus marqués, à reprendre les faits qui auront pu échapper à mes recherches, pour former sur ces nouveaux délits une accusation nouvelle. Car ce n'est pas, Sénateurs, d'après ce que je puis énoncer contre Philon, que vous devez juger quel est cet homme. <5> Je dis d'abord que, pour mériter le titre de sénateur, il ne suffit pas d'être citoyen, mais citoyen attaché de cœur à la patrie. Les succès, ou les malheurs de l'état ne sont pas alors indifférents, parce qu'on se croit dans la nécessité de partager ses périls, <6> comme on participe à ses avantages. Tout homme qui, citoyen par la naissance, ne reconnaît pour patrie que les lieux où il trouve son bien-être, sacrifiera sans peine le bien de l'état à son intérêt particulier, parce que pour lui c'est sa fortune et non telle ville, qui est sa patrie. <7> Je vais donc montrer que Philon, uniquement occupé de sa sûreté propre, a fui le péril commun, et a trouvé plus commode de vivre à l'abri du danger, que de sauver sa patrie en s'exposant comme tous les autres. <8> Dans les plus grands malheurs d'Athènes, malheurs que je ne rappelle qu'à regret, chassé de la ville par les Trente, avec une foule de ses compatriotes, il établit son domicile dans la campagne. Et lorsque le peuple se transporta de Phyle au Pirée, lorsque nos citoyens résidants dans les campagnes, comme ceux qui étaient en pays étrangers, revenaient et se rassemblaient dans le Pirée ou dans la ville, et que chacun, autant qu'il était en soi, secourait la patrie, Philon se comporta différemment de tous. <9> Il ramassa ses effets, et alla s'établir à Orope, où il payait le tribut, sous la protection d'un des habitants, aimant mieux être étranger ailleurs que citoyen avec nous. L'exemple de quelques Athéniens qui, changeant de parti, se joignirent à ceux de Phyle, quand ils virent qu'ils réussissaient dans leurs entreprises, ne le toucha pas ; et peu jaloux de participer même à leurs succès, il ne revint que quand tout fut terminé, plutôt que de rentrer avec eux pour les seconder dans ce qui pouvait être utile à la république : en un mot, il ne se rendit point au Pirée, et ne s'offrit pour aucun emploi. [31,10] <10> Mais que n'eût pas fait, s'il eût vu l'événement contraire à votre attente, un homme assez lâche pour vous abandonner lorsqu'il vous voyait réussir? Si les citoyens que des infirmités ou des infortunes personnelles, et sans doute involontaires, ont empêchés de partager nos périls, méritent quelque pardon ; <11> ceux qui ont agi volontairement ne méritent aucune grâce, parce que c'est de dessein prémédité, et non forcés par le malheur, qu'ils ont commis des fautes. Or c'est un principe d'équité parmi les hommes, de punir les fautes à proportion que le coupable a eu plus de moyens de s'en garantir. Les particuliers faibles de corps, ou mal aisés dans leur fortune, paraissent d'autant plus excusables, qu'on a lieu de croire qu'ils n'ont péché que malgré eux. <12> Pour Philon, il ne mérite aucune indulgence. Il n'était pas faible de corps, et incapable de supporter la fatigue, vous le voyez, Sénateurs ; il n'était pas non plus dépourvu de biens, ni hors d'état de fournir aux contributions, comme je le serai voir. Ainsi quiconque a été d'autant moins utile qu'il avait plus les facultés de l'être, ne doit-il pas encourir la haine générale? <13> Au reste, vous ne ferez peine à aucune espèce de citoyens en rejetant Philon ; car il les a tous abandonnés lâchement ; en sorte qu'il ne peut être ami ni de ceux qui restèrent dans la ville, auxquels il ne se joignit pas lorsqu'ils étaient en danger, ni de ceux qui se saisirent du Pirée, qu'il n'accompagna pas dans leur retour. Il ne peut disconvenir de ces faits lui-même, que le sort a nommé sénateur. Que s'il reste des citoyens qui aient adopté et suivi son système, qu'il cherche à composer un sénat avec eux, si jamais, aux dieux ne plaise ! ils se voient les maîtres dans la république. Mais afin de vous prouver qu'il demeurait à Orope sous la protection d'un des habitants, qu'il avait une fortune suffisante, qu'il n'a pris les armes ni au Pirée ni dans la ville, afin, dis-je, d'établir la vérité de ces faits, je vais saire entendre les témoins. Les témoins déposent. <15> Il lui reste donc à dire que quelques infirmités qui lui survinrent l'empêchèrent de se rendre au Pirée pour secourir la patrie, mais que s'offrant à la servir de sa fortune, il contribua de ses biens pour le peuple, ou arma des particuliers de son bourg, comme ont fait beaucoup d'autres qui ne pouvaient payer de leurs personnes. <16> De peur qu'il ne puisse vous en imposer par des mensonges, je vais encore le confondre sur ces articles ; car je ne pourrai obtenir une seconde audience pour le convaincre. Greffier, faites paraître Diotime, et ceux qui lui ont été associés pour armer plusieurs citoyens de son bourg avec l'argent des contributions. On fait paraître Diotime et les autres. <17> Loin de songer à se rendre utile à sa patrie dans de telles circonstances, Philon s'est mis en devoir de s'enrichir de vos malheurs. Parti d'Orope, tantôt seul, tantôt escorté d'autres gens qui faisaient leur profit de vos disgrâces, <18> il parcourait les campagnes, attaquait les plus âgés des citoyens restés dans leurs bourgs, qui, sans manquer du nécessaire, ne possédaient qu'une fortune médiocre, et qui, bien intentionnés pour le peuple, n'avaient pu le secourir à cause de leur âge ; il leur enleva le peu qu'ils pouvaient avoir, préférant un butin modique à la satisfaction qu'il aurait pu goûter de ne leur faire aucun tort. Ces infortunés ne peuvent aujourd'hui se réunir et le poursuivre, par la même raison qui alors les empêcha de secourir la république. <19> Doit-il néanmoins, à cause de leur faiblesse, obtenir le double avantage de leur avoir pris alors le peu qu'ils avaient, et de se voir aujourd'hui confirmé par vous dans la dignité de Sénateur ? ne devez- vous pas plutôt vous applaudir de ce qu'il se trouve ici quelques uns des particuliers lésés, et détester le perfide qui n'a pas craint de dépouiller des citoyens malheureux, que les autres, émus de compassion, avaient résolu de soulager dans leur détresse. Greffier, faites paraître les témoins. Les témoins paraissent. [31,20] <20> Je ne pense pas que vous deviez juger de Philon autrement que ses proches. Telle a été sa conduite à leur égard, que, quand on n'aurait rien autre chose à reprendre en lui, il mériterait d'être rejeté. Ne parlons point des reproches que sa mère lui faisait pendant sa vie ; il est facile de connaître ce qu'il était envers elle, par ce qu'elle a fait à sa mort. <21> Dans la crainte qu'il ne la privât de la sépulture, elle donna sa confiance à Antiphane qui lui était absolument étranger, et lui remit trois mines pour ses funérailles sans daigner parler de son fils. Elle croit donc certaine que Philon négligerait de remplir à son égard les devoirs de la piété filiale ; la chose est évidente. <22> Mais si une mère naturellement indulgente pour les fautes de ses enfants, et toujours sensible à leurs plus légères attentions, qu'elle n'apprécie que par les sentiments du cœur, si une mère craignit que son fils n'exerçât sa cupidité jusques sur ses funérailles, que doit-on penser d'un tel fils? <23> un homme capable de tels procédés envers ses proches, que pourra-t-il être envers les étrangers ? Pour preuve de ce que j'avance, écoutez celui même qui reçut l'argent de la mère de Philon, et qui lui donna la sépulture. On fait paraître le témoin. <24> Par quels motifs confirmeriez-vous donc le choix du sort en saveur de Philon ? Serait-ce parce qu'il n'est pas coupable ? mais il a offensé la patrie dans des points essentiels ? Serait-ce parce qu'il deviendra meilleur ? qu'il commence donc par devenir meilleur, et qu'il demande ensuite une place dans le sénat ; qu'il se fasse connaître par de bonnes actions, comme il est déjà connu par de mauvaises : car la raison veut que l'action précède la récompense, et il me paraît absurde de ne pas punir Philon pour le mal qu'il a déjà fait, et de l'honorer déjà pour le bien qu'il se propose de faire. <25> Serait-ce enfin pour que les citoyens deviennent plus zélés et plus vertueux en voyant tout le monde également honoré ? mais il est à craindre que même les bons, s'ils se voient indistinctement honorés avec les méchants, ne renoncent à faire le bien, persuadés que la vertu ne tarde pas à être oubliée quand le vice est en honneur. <26> Observons encore que si quelqu'un eût livré une forteresse, un vaisseau ou un camp, dans lesquels se trouvât seulement une partie de la ville, il ne manquerait pas de subir les derniers supplices : et Philon qui livra la ville entière, loin de s'attendre à être puni, prétend même être récompensé ! Cependant, quiconque, à son exemple, a trahi manifestement la liberté publique, loin de prétendre à être sénateur, doit craindre de se voir condamné à la plus extrême indigence, et réduit à l'état d'esclave. <27> Il dit, à ce que j'apprends, que il c'était un délit réel de s'être éloigné d'Athènes dans les conjonctures dont je parle, il existerait une loi formelle pour ce délit comme pour les autres. <28> Mais il ne songe pas que c'est à cause de sa gravité qu'on n'a porté aucune loi sur ce délit. Et la raison en est sensible. Quel orateur, en effet, eût jamais pensé, quel législateur se fût jamais imaginé, qu'un citoyen pût commettre un tel crime ? On a porté une loi sévère, comme dans un délit grave, contre quiconque abandonne son poste, lorsque c'est la ville elle-même qui entreprend une attaque ; et l'on n'en aurait porté aucune contre quiconque abandonne la ville, lorsque c'est elle-même qui est attaquée ! On en eût porté, sans doute, si on eût présumé qu'un citoyen pût être capable d'une pareille lâcheté. <29> Qui ne vous blâmerait avec justice, Sénateurs, si, ayant gratifié des étrangers d'une récompense digne d'Athènes, pour avoir secouru le peuple sans aucune obligation de leur part, vous ne punissiez pas Philon pour avoir livré une patrie qu'il était obligé de défendre, vous ne lui infligiez pas, sinon la peine la plus rigoureuse, du moins la flétrissure que nous sollicitons contre lui ? [31,30] <30> Rappelez-vous les motifs pour lesquels vous honorez les braves citoyens et diffamez les lâches: car moins touché du passé que de l'avenir, voulant exciter les citoyens à être courageux par principes, et à ne montrer de lâcheté en aucune manière, vous avez donné des exemples de l'un et de l'autre. <31> D'ailleurs, est-il, selon vous, des serments que puisse respecter un homme dont les lâches procédés livrèrent les dieux de son pays ? Quels seront, je vous le demande, les conseils que donnera, sur l'administration publique, un citoyen qui a laisse sa patrie sous le joug de la tyrannie ? Quelle commission secrète confiera-t-on à celui qui n'obéit pas même aux ordres manifestes intimés par les lois ? Celui qui s'est présenté le dernier aux périls doit-il partager les honneurs avec ceux qui ont été les premiers à sauver l'état ? Il serait indigne, oui il serait indigne du tribunal de ne pas rejeter Philon, qui seul a bravé tous les citoyens réunis. <32> J'en vois qui n'ayant pu me fléchir, se disposent maintenant à vous solliciter en sa saveur. Mais lorsque vous vous trouviez en butte aux plus grands dangers, que vous aviez à soutenir ces terribles combats, où il s'agissait du sort entier de la république ; enfin, lorsqu'il était question d'être libre et non d'être sénateur ; que ne le sollicitaient-ils alors pour vous et pour la république, que ne le conjuraient-ils de ne pas trahir la patrie, de ne pas livrer ce sénat où il veut s'introduire actuellement contre toute justice, puisqu'il a été rétabli par d'autres bras que les siens ? <33> Lui seul ne doit pas y être admis, lui seul n'est pas en droit de s'en plaindre. Non, Sénateurs, ce n'est pas vous qui lui serez maintenant l'affront de l'exclure du sénat, il s'en est exclus lui-même, en ne montrant pas alors pour le défendre les armes à la main, cet empressement qu'il témoigne aujourd'hui pour y entrer. <34> Je crois en avoir dit assez pour décider vos suffrages ; je me flatte, d'ailleurs, que vous suppléerez à tout ce que j'aurai pu omettre, et que vous vous porterez de vous-mêmes à prononcer pour le plus grand bien de la république. Oui, je le puis dire, le meilleur moyen de connaître ceux qui sont vraiment dignes d'être membres du sénat, c'est de vous proposer à vous-mêmes votre exemple, c'est de vous rappeler, quand vous avez été élus sénateurs, ce que vous avez fait pour la patrie, et ce qui vous a valu la confirmation du sort. Quant au caractère et à la conduite de Philon, ils offrent un exemple inconnu jusqu'à nos jours, et trop étrange dans une démocratie.