[26,0] XXVI. PLAIDOYER CONTRE EVANDRE. <1> Vous vous imaginez donc, Evandre, que les juges n'examineront pas les choses à la rigueur à cause du temps qui s'est écoulé. Vous n'ignorez pourtant pas tous les maux que vous leur avez faits ; mais vous vous flattez que plusieurs d'entre eux peut-être en ont perdu le souvenir. Ce qui m'indigne, Sénateurs, c'est de voir l'accusé se présenter devant vous avec cette assurance, comme si ceux, qu'il offensa étaient différents de ceux qui vont prononcer, et que ceux qui eurent à souffrir de sa part ne fussent pas les mêmes que ceux qui vont l'entendre. C'est vous, il faut le dire, qui autorisez son effronterie. <2> Vous paraissez avoir oublié que les ennemis du gouvernement, lorsqu'Athènes était dominée par Lacédémone, vous refusèrent jusqu'au triste avantage de la servitude au sein de votre patrie, dont ils vous chassèrent indignement ; tandis qu'après avoir délivré cette même patrie, vous les fîtes jouir non seulement de la liberté, mais encore du droit de juger dans les tribunaux, et de délibérer dans les assemblées. C'est donc avec raison qu'ils insultent à votre faiblesse. <3> Evandre est de ce nombre. Non content de participer aux droits de citoyen, il prétend même posséder de nouveau les magistratures avant que d'avoir été puni de ses crimes. J'apprends qu'il doit trancher en peu de mots sur mes griefs, traiter légèrement la cause, et éluder l'accusation par une défense oblique et détournée. Il dira, à ce qu'on me rapporte, que ses ancêtres dépensèrent beaucoup pour la ville, que sous le règne de la démocratie ils remplirent les charges avec zèle, et obtinrent en conséquence plusieurs prix honorables; que lui-même il est modéré, que, sans se porter, comme tant d'autres, à des démarches, audacieuses, il se renferme dans ses propres affaires. Il n'est pas, je crois, difficile de réfuter ces objections. Et d'abord, pour ce qui est des charges publiques, il semble que son père eût mieux fait de ne pas les remplir, et de s'épargner ces dépenses. Car la confiance du peuple, que lui valurent des libéralités, le mit à portée de détruire la démocratie ; et le souvenir des maux causés à l'état, est plus durable que les offrandes faites aux dieux lorsqu'il remplissait les charges. <5> Quant à la modération du fils, je dis qu'il ne faut pas examiner s'il est modéré aujourd'hui qu'il ne lui serait point possible d'être insolent, mais qu'il faut considérer le temps où, pouvant suivre ses inclinations perverses, il s'abandonna librement à des excès criminels. Car enfin, si sa conduite est maintenant régulière, on ne doit l'attribuer qu'à ceux qui le contiennent : ses crimes passés doivent être imputés à son naturel, et à ceux qui lui donnèrent toute licence. Si donc, il veut qu'on l'examine d'après sa vie actuelle, faites-lui cette réponse, de peur qu'il ne triomphe de votre simplicité. <6> S'il allègue pour sa défense que le temps ne permet pas d'élire un autre magistrat à sa place, et que, si vous le rejetez dans l'examen, il faut nécessairement que les plus anciens sacrifices soient interrompus; daignez observer, Sénateurs, qu'il y a longtemps que l'époque où l'on pouvait procéder à une nomination nouvelle est passée. Nous touchons au dernier jour de l'année; on fait demain un sacrifice à Jupiter-Sauveur, et l'on ne saurait, dans un si court intervalle, composer selon les formes un tribunal pour nommer quelqu'un à la place d'Evandre. <7> Mais si l'accusé a amené les choses à ce point par ses manœuvres, que ne fera-t-il donc pas lorsqu'il sera admis, puisqu'avant de l'être il a persuadé à un magistrat sortant de charge, d'enfreindre les lois en sa faveur ? Pensez-vous que dans son année il se contente de ces prévarications légères ? pour moi, je ne le pense pas. <8> Mais ce n'est pas là seulement ce que vous avez à considérer, voyez lequel est plus conforme à la religion, que le roi actuel des sacrifices sacrifie, avec ses assesseurs, au nom de celui qui doit le remplacer, comme cela s'est pratiqué plus d'une fois ; ou de charger de cette fonction, un homme qui n'a pas les mains pures, si on en croit le témoignage de gens qui le connaissent : voyez si vous vous êtes engagés par serment à faire entrer en charge quelqu'un qui n'est pas approuvé, ou à le confirmer dans sa magistrature quand vous l'en aurez jugé digne : <9> c'est là ce qu'il vous faut considérer. Faites attention que l'auteur de la loi des examens l'a portée principalement pour ceux qui furent magistrats dans l'oligarchie : il a trouvé peu convenable que les destructeurs de la démocratie exerçassent encore des magistratures dans l'état démocratique, qu'ils devinrent les arbitres des lois, et d'une république qu'ils avaient ci-devant opprimée, vexée, déchirée d'une manière atroce. Non, l'examen des magistrats n'est pas une chose indifférente et qu'on doive traiter légèrement ; il faut y apporter une attention d'autant plus sérieuse que de l'intégrité de chaque magistrat dépend le salut du gouvernement et du peuple. [26,10] <10> Si Evandre était maintenant examiné pour être sénateur, et que son nom fût inscrit sur les registres comme ayant servi cavalier sous les Trente, vous n'hésiteriez pas à le rejeter sans qu'il fût besoin d'accusation en forme ; et aujourd'hui qu'il est convaincu non d'avoir servi dans la cavalerie, mais d'avoir persécuté le peuple, serait-il raisonnable que vous montrassiez plus d'indulgence à son égard ? <11> Toutefois, s'il était admis pour être sénateur, il ne le serait qu'une année, et formerait avec d'autres un conseil de cinq cents personnes ; en sorte que si dans cet espace de temps il voulait prévariquer, il serait contenu sans peine par ses collègues. Mais il prétend exercer une magistrature seul et par lui-même, passer ensuite pour toujours dans l'Aréopage, et là décider des objets les plus essentiels. <12> Vous devez donc, pour la magistrature que prétend posséder Evandre, montrer plus de sévérité dans l'examen que pour les autres magistratures. Sinon, comment pensez-vous que seront disposés les autres citoyens, lorsqu'ils verront que vous avez déclaré digne d'une telle place, un homme qu'il faudrait punir de ses crimes, et que celui-là juge les procès pour meurtre qui devrait lui-même être jugé par l'Aréopage ? lorsqu'ils verront dans l'exercice de la magistrature, devenu arbitre des pupilles et des orphelins, celui qui par ses excès a été cause que plusieurs sont orphelins ? <13> Croyez-vous qu'ils ne ressentent pas d'indignation, et qu'ils ne rejettent pas sur vous-mêmes les maux qu'ils ont éprouvés, lorsqu'ils rappelleront à leur mémoire ces temps malheureux où ils étaient traînés en prison, mis à mort sans avoir été jugés, ou contraints de fuir leur patrie ? Que penseront-ils quand ils viendront à faire réflexion que le même Thrasybule qui a fait rejeter Laodamas, a fait approuver Evandre, s'étant porté accusateur de l'un, et déclaré protecteur de l'autre ; le protecteur de celui dont vous connaissez les dispositions pour la république, et les maux sans nombre où il l'a plongée ? Si vous écoutez Thrasybule, combien, je vous prie, ne vous rendrez-vous pas répréhensibles ? <14> On croyait déjà que vous avez rejeté Laodamas par passion ; mais si vous approuvez Evandre, on sera bien plus persuadé encore que vous avez fait injustice à Laodamas. Evandre et ses pareils ont donc à se justicier devant vous, et vous devant toute la ville, qui observe comment vous allez prononcer sur ce qui la regarde. <15> Et qu'on ne s'imagine pas que j'accuse Evandre pour favoriser Laodamas parce qu'il est mon ami : je l'accuse pour le bien de l'état, et pour votre propre avantage. Une réflexion tirée de la chose même va vous en convaincre. Il est de l'intérêt de Laodamas qu'Evandre soit approuvé, d'autant plus que par-là surtout vous encourrez le reproche de préférer, pour les mettre dans les charges, les partisans de l'oligarchie aux défenseurs de la démocratie. Il est au contraire de votre intérêt de le rejeter, parce qu'on jugera que vous avez aussi rejeté Laodamas avec justice. Mais si vous admettez Evandre même, on pourra dire que c'est injustement que Laodamas n'a pas été admis. <16> L'accusé dira, à ce que j'apprends, que dans cette cause il n'est pas seulement question de lui, mais de tous les citoyens qui alors ne s'éloignèrent pas de la ville. Il vous rappellera, dit-on, les serments et le traité, comme si par-là il devrait se rendre favorables ceux qui restèrent alors dans Athènes. Je vais lui répondre en peu de mots pour le peuple. Le peuple ne pense pas de même sur le compte de tous les citoyens qui restèrent ici. Il pense de ceux qui tinrent la même conduite qu'Evandre, comme je dis qu'il doit en penser ; mais il a des autres une idée bien différente. <17> En voici là preuve. Parmi les citoyens, la république a élevé aux honneurs un aussi grand nombre de ceux qui ne s'éloignèrent pas de la ville, que de ceux qui se retirèrent à Phyle ou qui se saisirent du Pirée. Et c'est avec justice. On sait quels furent ces derniers seulement dans la démocratie, sans qu'on ait éprouvé ce qu'ils auraient été dans l'oligarchie ; au lieu qu'on a des preuves suffisantes de la disposition des autres dans les deux gouvernements : ce n'est donc pas sans sujet que l'on compte sur leur fidélité. <18> On est persuadé que c'est Evandre et ses pareils qui firent condamner à mort les particuliers qu'on avait arrêtés, et que ce sont les autres qui favorisèrent leur évasion. Si tout le monde eût été disposé comme ceux-ci, il n'y aurait eu ni exil ni retour, et la république n'eût pas éprouvé les disgraces dont nous fûmes les témoins. <19> Il en est qui ont peine à comprendre comment un si grand nombre d'hommes purent être vaincus par un petit nombre venus du Pirée ; je n'en vois pas d'autre cause que la bonne volonté de la plupart des citoyens restés dans Athènes, qui aimaient mieux être libres avec leurs compatriotes revenus d'exil, que d'être esclaves avec les Trente sous les lois de Lacédémone. [26,20] <20> Aussi le peuple, pour les récompenser, les éleva-t-il aux premiers honneurs, il leur donna le commandement des troupes, les envoya pour lui en ambassade; et il n'eut jamais lieu de s'en repentir. Ce sont les excès des citoyens coupables qui ont fait établir l'examen des magistrats ; ceux qui n'ont rien à se reprocher, ont sait conclure le traité d'union. Voilà ce que je réponds pour le peuple. <21> C'est à vous, Sénateurs, de considérer lequel, dans l'examen actuel, vous devez plutôt écouter, de Thrasybule qui doit prendre la défense d'Evandre, ou de moi-même. Il ne pourra rien alléguer ni contre moi, ni contre mon père, ni contre mes ancêtres, qui nous ait fait encourir la haine du peuple. Il ne pourra dire que j'aie eu part à l'oligarchie, puisque je n'ai pris la robe virile qu'après cette époque ; il ne le pourra dire de mon père, qui est mort commandant en Sicile bien avant les troubles ; <22> ni de mes ancêtres, qui, loin d'être dévoués aux tyrans, ne cessèrent jamais d'être en divorce avec eux. Il ne dira pas non plus que nous nous soyons enrichis dans les guerres civiles, et que nous n'ayons sait aucune dépense pour l'état : on sait le contraire. Notre maison qui dans la paix possédait 80 talents, prodigua tout dans la guerre pour le salut de la république. <23> Quant à Thrasybule, je ne rapporterai que quelques traits de sa vie, mais qui forment des délits si graves, qu'un seul mériterait le dernier supplice. Il s'est fait payer pour changer le gouvernement des Béotiens, et nous a privés de leur alliance : il a livré nos vaisseaux et réduit notre ville à prendre des mesures pour sa conservation : <24> enfin, lui-même qui avait causé l'infortune des prisonniers, en a extorqué 30 mines, en les menaçant qu'ils ne seraient pas rachetés s'ils ne lui déboursaient toute cette somme. D'après l'exposé de sa conduite et de la mienne, jugez, Sénateurs, lequel de lui ou de moi vous devez en croire au sujet d'Evandre ; c'est le moyen de prononcer avec équité dans cette affaire.