[21,0] XXI. PÉRORAISON D'UN PLAIDOYER POUR UN CITOYEN ACCUSÉ DE S'ÊTRE LAISSÉ CORROMPRE PAR DES PRÉSENTS. (1) Les griefs de l'accusation sont suffisamment réfutés, ô Athéniens; je vous prie de m'écouter encore un moment, afin que vous sachiez sur quel homme vous allez prononcer. Inscrit dans le catalogue des citoyens sous l'archonte Théopompe, et nommé chorège pour les tragédies, je tirai 30 mines de ma bourse. Trois mois après, pendant les Thargelies, j'obtins le prix avec un chœur d'hommes faits, et il m'en coûta 2000 drachmes ; plus, huit cents sous l'archonte Glaucippe, pendant les grandes Panathénées, pour une troupe de danseurs. (2) Sous le même archonte, dans les fêtes de Bacchus, je remportai le prix avec un chœur d'hommes faits, dont les frais; avec la consécration du trépied, montèrent à 5000 drachmes. Ajoutez 300 sous l'archonte Dioclès, pendant les petites Panathénées, pour une troupe de musiciens-danseurs. Pendant sept années, depuis l'archonte Théopompe, j'ai équipé et commandé des vaisseaux (3) pour lesquels j'ai déboursé six talents. Non content de ces dépenses, et des dangers auxquels je m'exposais tous les jours pour vous loin d'Athènes, je suis entré dans les contributions pour 30 mines d'abord, et ensuite pour 4000 drachmes. (4) Revenu ici, sous l'archonte Alexius, je me vis aussitôt gymnasiarque dans les fêtes de Prométhée, où je remportai le prix ; ce qui fut pour moi un objet de 12 mines. Depuis, il m'en coûta coûta plus de quinze pour un chœur de jeunes gens. Sous l'archonte Euclide, j'exerçai la Fonction de chorège dans des comédies ; Céphisodote était chef du chœur, je vainquis mes rivaux, et je dépensai 16 mines avec la consécration des habits. Plus, sept mines dans les petites Panathénées pour une troupe de jeunes danseurs. (5) Je remportai le prix des galères auprès de Sunium, et je dépensai encore 15 mines pour cet objet. Enfin, j'avais eu l'intendance des spectacles et des sacrifices de Minerve, j'avais rempli ces fonctions et autres semblables, qui m'obligèrent de donner du mien plus de trente mines. Mais, sans doute, si j'eusse voulu m'en tenir à ce qui est prescrit par la loi, j'aurais beaucoup moins dépensé pour tous les articles que je viens de détailler. Pendant le temps où je commandais un vaisseau, (6) ma galère était la mieux équipée de toute la flotte. En voici la meilleure preuve. Alcibiade, sans être ni mon parent, ni mon ami, ni même de ma tribu, demanda à monter sur mon vaisseau, ce donc je me serais très bien passé. (7) Toutefois vous n'ignorez pas que le général qui avait une autorité absolue, et qui devait exposer sa personne, ne serait jamais monté sur une autre galère que la sienne, si elle n'eût été la mieux équipée. Lorsque vous eûtes révoqué Alcibiade, (8) et que vous eûtes choisi dix généraux à la tête desquels était Thrasylle, tous voulaient commander mon navire ; après une longue dispute qui alla jusqu'aux injures, Archestrate l'emporta. Celui-ci étant mort à Mitylene, Erasinide s'embarqua avec moi. Cependant, je le demande, quelle dépense ne comportait pas une galère équipée de la sorte ? (9) quel dommage ne causait-elle pas aux ennemis ? quel service ne rendait-elle pas à la république ? Dans le dernier combat naval, lorsque la flotte fut entièrement défaite, je n'avais avec moi aucun des chefs (cette remarque n'est pas hors de propos ), et vous étiez mécontents des commandants de navires à cause de la bataille qu'on avait perdue ; je sauvai mon vaisseau et celui de Nausimaque, [21,10] non par un effet du bonheur, mais parce que ma galère était bien montée et bien équipée. Je m'étais procuré pour pilote, moyennant une forte paie, Phantias qui passait pour le plus habile marin de toute la Grèce, et qui resta toujours à mes ordres. Tout le reste, équipage et rameurs, répondaient au pilote. Ceux d'entre vous qui servaient alors, savent que je dis la vérité ; je vais cependant saire paraître Nausimaque, qui l'attestera. On lit la déposition. (11) Il y eut donc douze vaisseaux de sauvés ; j'en ai ramené deux, le mien et celui de Nausimaque. Après avoir couru pour vous de si grands périls, et avoir rendu de si importants services à la république, je ne réclamerai pas ici les faveurs accoutumées ; tout ce que je demande, c'est de pouvoir conserver mes possessions, persuadé qu'il vous serait peu convenable de prendre sur moi de gré et de force. (12) Ce qui me serait le plus sensible, ce n'est certainement pas la perte: de mes biens ; mais je ne puis soutenir l'idée d'un affront, je ne pourrais souffrir que ces hommes qui évitent de remplir les charges publiques, insultassent aux dépenses que j'ai faites pour votre ville, et qu'ils pussent s'applaudir de n'avoir sacrifié pour vous aucune portion de leur fortune. Si vous daignez vous rendre à mes sollicitations, en même temps que vous me serez justice, vous prendrez le parti le plus sage pour vous-mêmes. (13) Considérez, en effet, l'état d'épuisement où sont les finances de la république, et comme elles sont pillées par vos chefs. Ce doit être pour vous un motifs de regarder comme votre revenu le plus sûr, les biens de ceux qui se portent avec ardeur à remplir les charges. Ainsi, en ne consultant que vos propres intérêts, vous ne devez pas être moins jaloux de conserver mes biens que les vôtres, puisque vous en pourrez disposer à l'avenir comme vous avez fait jusqu'ici. (14) Non, il n'est personne qui ignore que j'apporterai plus de soin dans l'administration de mes revenus, qu'on n'en montra jamais dans le maniement de ceux de l'état. En m'appauvrissant, c'est donc vous-mêmes que vous appauvririez, et d'autres se partageraient ma fortune comme ils font de tout le reste. (15) Songez encore qu'il vous conviendrait bien plus de me donner de ce qui est à vous que de me disputer ce qui est à moi ; d'avoir compassion de moi si je deviens pauvre, que de me porter envie parce que je suis riche : enfin., priez tous les dieux que les autres citoyens, à mon exemple, se montrent aussi peu ardents à envier la fortune d'autrui, que portés à prodiguer la leur pour votre service. (16) Ouï, j'ose le dire, (souffrez la liberté que je vais prenne), il serait infiniment plus juste de vous inscrire sur les registres des inspecteurs comme saisis de mes biens, que de me citer en justice comme faits des deniers du trésor. Voici quel je fus toujours à l'égard de ma patrie : aussi économe dans mon particulier que libéral dans les charges publiques, je m'applaudis non des richesses que je possède, mais des dépenses que je fais pour vous, (17) persuadé que mes biens me sont venus par d'autres, que mes libéralités seules sont mon ouvrage, et que si ma fortune a pu m'attirer les poursuites injustes de mes ennemis, ma générosité ne peut manquer de me valoir en ce jour une sentence favorable. Ce serait donc à vous seuls à être mes solliciteurs auprès de vous-mêmes. Oui, si je voyais quelqu'un de mes amis engagé dans un pareil procès, je me ferais fort d'obtenir sa grâce de vous; et, si j'étais cité au tribunal d'un autre peuple, ce serait à vous-mêmes que je m'adresserais pour solliciter en ma faveur. (18) Quoiqu'on m'ait vu gérer diverses magistratures, pourrait-on me reprocher de m'être enrichi de vos revenus, d'avoir subi des procès diffamants, de m'être déshonoré par la moindre bassesse ou d'avoir triomphé des malheurs de l'état ? Je crois que dans toutes les circonstances publiques ou particulières à votre connaissance et sous vos yeux, je me suis montré tel que toute justification serait indigne de moi. (19) Je vous conjure, ô Athéniens, de me conserver dans cette occasion les sentiments dont vous m'honorâtes toujours : ne vous bornez pas à vous rappeler les charges publiques que j'ai remplies, songez encore à ma conduite privée ; et croyez que s'il est dans la vie une charge pénible, c'est de se maintenir dans un état constant de retenue et de sagesse, de résister également aux amorces de l'intérêt et aux attraits du plaisir, enfin de se comporter de manière que nul citoyen n'ait à se plaindre, ni à employer contre nous les voies de justice [21,20] Etait-ce donc d'après de vils accusateurs et leurs vains discours, que vous me condamneriez ? d'après ces hommes audacieux qui ne sont devenus puissants que par les impiétés pour lesquelles vous les avez vus cités devant les tribunaux ; qui ne pourraient se justifier de leurs propres délits, et qui ont le front d'accuser les autres ; qui s'échauffent pour les intérêts de la république, et qui se trouvèrent à moins d'expéditions que l'efféminé Cinésias ; qui ne contribuèrent jamais à ce qui pourrait rendre Athénes plus florissante, et qui mettent tout en œuvre pour vous irriter contre des citoyens qui la servirent toujours avec zèle? (21) Puissent leurs infamies secrètes se manifester au grand jour ! rien ne serait plus propre à me venger. Quant à ce qui me regarde, je vous supplie de croire que je serais incapable de succomber à un vil intérêt, et que tout l'or du monde ne pourrait me tenter au préjudice de ma patrie. Moi qui sacrifiai mon patrimoine pour mériter votre estime et votre bienveillance, serait-il croyable que je me fusse laissé corrompre contre les intérêts de la république ? (22) Au reste, si j'avais le choix de mes juges, je n'en choisirais pas d'autres que vous-mêmes, s'il est vrai qu'on doive désirer que ceux qui ont reçu des services prononcent sur la personne de ceux qui les ont rendus. Ecoutez encore une observation par où je finis. Dans les divers emplois dont je me suis vu chargé, uniquement occupé à exécuter avec ardeur ce qui m'était prescrit, j'ai compté pour rien les intérêts de ma famille. (24) Et lorsque dans les combats sur mer il a fallu m'exposer au danger, on ne m'a vu ni pleurer et gémir sur mon sort, ni songer à mon épouse, ni regarder comme un malheur affreux de laisser mes enfants orphelins, en mourant pour la patrie ; je craignais bien plutôt de les déshonorer eux et moi en sauvant honteusement mes jours. (25) C'est la récompense de ces dispositions généreuses que je réclame aujourd'hui. Après m'avoir vu animé de ces nobles sentiments dans les hasards de la guerre, maintenant que vous jouissez d'une entière sécurité, daignez-vous intéresser et au père et à ses enfants : croyez qu'il ne serait pas moins déshonorant pour vous que cruel pour moi, de me voir diffamé sur de simples imputations, dépouillé de ma fortune, réduit à paraître aux yeux de mes compatriotes pauvre, manquant du nécessaire, dans un état aussi peu digne de vous-mêmes que des services que je vous ai rendus. Ne me traitez pas, je vous conjure, avec cette cruauté; soyez-moi favorables, et veuillez par vos suffrages vous ménager des citoyens tels que vous nous avez éprouvés jusqu'ici.