[18,0] XVIII. PÉRORAISON DU PLAIDOYER SUR LA CONFISCATION DES BIENS DU NEVEU DE NICIAS. (1) Considérez donc, Athéniens, ce que nous sommes par nous-mêmes, à qui nous appartenons par la naissance ; et jugez si, dans la persécution qu'on nous suscite aujourd'hui, nous n'avons pas droit à votre clémence et à votre justice. Il ne s'agit pas seulement pour nous de nos fortunes, mais de notre état civil; il est question de savoir si nous jouirons de notre patrie qui a recouvré sa liberté. Retracez-vous le souvenir de Nicias notre oncle. (2) Toutes les fois que pour servir le peuple il fut maître de suivre ses propres vues, il se rendit toujours aussi utile à la république que redoutable aux ennemis, sans avoir à partager ses succès avec personne ; mais, quand il se vit contraint d'agir d'après des idées étrangères, il eut la plus grande part à vos malheurs, et ce n'est qu'à ceux qui vous firent prendre des résolutions peu sages, qu'on doit imputer vos infortunes. (3) Dans vos prospérités et dans les mauvais succès de l'ennemi, il vous donna des preuves de son courage et de son dévouement. A la tête de vos troupes, il prit nombre de villes, remporta des victoires éclatantes, et se signala par des exploits dont le détail serait ici trop long. (4) Mon père Eucrate, son frère, prouva d'une manière non équivoque, après la dernière bataille navale, combien il était attaché au gouvernement démocratique. Elu par vous général lorsque vous veniez d'essuyer une entière défaite, sollicité par les ennemis du peuple pour partager l'oligarchie, (5) dans une circonstance où la plupart changent aisément de parti et cèdent à la fortune, parce qu'ils voient le peuple malheureux, il résista constamment; et, quoiqu'il ne fût pas exclus de l'administration, quoiqu'il ne fût animé d'aucune haine personnelle contre les citoyens qui voulaient envahir l'autorité, quoiqu'enfin il pût être un des Trente, et n'avoir pas moins de puissance qu'aucun d'entre eux, il aima mieux mourir victime de son zèle pour vos intérêts, que de voir nos murs renversés, nos vaisseaux livrés aux ennemis, et le peuple réduit en servitude. (6) Peu de temps après, Nicérate mon cousin, fils de Nicias, dévoué au peuple, fut pris par les Trente et mis à mort. Non que sa fortune, son âge, ou sa naissance, le rendirent indigne de partager l'administration ; mais il pensait que par lui-même et par ses ancêtres, il avait tant de motifs de s'attacher au gouvernement démocratique, qu'il ne devoir pas en désirer un autre. (7) Il savait que ses aïeux et lui-même avaient été honorés pendant le règne de la démocratie, qu'ils s'étaient souvent exposés pour vous, qu'ils avaient fourni de fortes contributions, rempli les charges avec honneur, et que, sans se refuser à rien de ce que la ville avait exigé d'eux, ils l'avaient servie en tout avec zèle. (8) Mais quelle infortune serait égale à la nôtre, si, après avoir succombé dans l'oligarchie, victimes de notre attachement au peuple, nous nous trouvions aujourd'hui privés de nos biens dans la démocratie, comme mal intentionnés pour le peuple ? (9) Vous le savez encore, Athéniens, Diognète persécuté par la calomnie, fut exilé ; on ne le vit pas toutefois à la tête d'un petit nombre de gens bannis comme lui, porter les armes contre Athènes, se réfugier dans le fort Décelée, ou causer au peuple quelque préjudice pendant son exil ou après son retour ; mais telle fut sa générosité qu'il était plus animé contre vos ennemis domestiques que contre les auteurs de son bannissement. [18,10] Il ne posséda aucune charge durant l'oligarchie ; et lorsque Pausanias se rendit à Athènes accompagné d'une troupe de Lacédémoniens, prenant le fils de Nicérate qui était dans la première enfance, et moi encore fort jeune, il me présenta à ce prince, mit l'enfant sur ses genoux, et lui exposa, ainsi qu'à ceux de sa suite, tous les malheurs que nous avions éprouvés. (11) Il conjurait Pausanias par leur ancienne amitié, de prendre en main notre défense, et de venger les injures qui nous avaient été faites. De ce moment, le roi de Lacédémone se montra mieux intentionné pour le peuple ; il donnait aux autres Lacédémoniens, pour preuve de la perversité des Trente, les disgrâces de notre famille. Tous les habitants du Péloponnèse qui l'avaient suivi, voyaient clairement que ce n'était pas les plus mauvais citoyens que ces tyrans sacrifiaient, mais ceux qu'ils auraient dû considérer davantage pour leurs richesses, pour leur naissance, et à d'autres égards. (12) On était si touché de notre sort, nous excitions tellement la compassion, que Pausanias refusa les présents des Trente, et accepta les nôtres. Mais, après avoir obtenu dans notre enfance la compassion des ennemis mêmes qui venaient soutenir l'oligarchie, ne serait-ce pas une chose déplorable de nous voir dépouiller ici de notre fortune par nos compatriotes, nous qui nous sommes montrés zélés pour l'état, et dont les pères sont morts pour la démocratie. (13) Je sais que Poliarque serait fort jaloux de l'emporter dans cette cause, parce que sans doute, rien ne lui serait plus avantageux que de montrer aux citoyens et aux étrangers, qu'il a assez de crédit dans Athènes pour vous faire rendre des sentences entièrement contradictoires, sur des objets pour lesquels vous avez prêté serment. (14) Car personne n'ignorera que vous avez condamné ci-devant à mille drachmes d'amende un particulier qui voulait faire confisquer nos terres, et que Poliarque a obtenu aujourd'hui qu'elles seraient confisquées ; on saura que, dans deux causes de même nature, au sujet du même homme accusé d'infraction de lois, (15) les Athéniens se sont contredits dans leurs sentences. Or il serait peu décent qu'après avoir confirmé les engagements pris avec Lacédémone, vous infirmassiez aussi légèrement les décisions faites entre vous-mêmes ; il serait peu décent que vous qui ne pouvez souffrir qu'on mette Sparte au-dessus d'Athènes, vous vous montrassiez plus fidèles à une ville étrangère que vous ne le seriez avec vos concitoyens. (16) Ce qu'il y a de plus révoltant, c'est de voir aujourd'hui la république gouvernée de telle manière que les orateurs dans leurs discours négligent ce qu'il y a de plus utile pour elle, tandis que vous-mêmes dans vos décisions vous ne paraissez occupés que de ce qu'il y a pour eux de plus profitable. (17) S'il était de l'intérêt du peuple que les uns pussent s'enrichir aux dépens d'autrui, et que les biens des autres fussent confisqués injustement, vous auriez raison, sans doute, de ne tenir aucun compte de ce que je puis vous dire : mais il n'est personne qui ne convienne que la concorde est aussi avantageuse pour une ville que la discorde lui est funeste ; et que ce qui cause le plus de divisions parmi les citoyens, c'est de souffrir que les uns envient les possessions d'autrui, pendant que les autres sont dépouillés des leurs propres. (18) C'est ainsi que vous en avez jugé vous-mêmes avec tant de sagesse dans les premiers moments de votre retour. Encore tout pleins du souvenir des malheurs que vous veniez d'éprouver, loin de vous occuper à venger le passé, loin de songer à jeter la ville dans de nouveaux troubles, et de mettre les orateurs à portée de faire une fortune rapide, on vous vit demander aux dieux de ramener l'union parmi vous. (19) Cependant, lorsque nouvellement arrivés vous étiez encore dans la première vivacité du ressentiment, combien n'eussiez-vous pas été plus excusables de vous montrer sensibles aux injures de vos ennemis, que de songer si longtemps après à la vengeance ? vous pardonnerait-on de vous y laisser entraîner par des hommes qui, après avoir résidé ici avec les Trente, s'imaginent vous donner des preuves de leur attachement en nuisant aux autres sans vous procurer à vous-mêmes aucun bien, et en jouissant aujourd'hui de la prospérité publique sans avoir jamais partagé vos périls ? [18,20] Que si on les voyait enrichir l'état des possessions qu'ils confisquent, nous pourrions peut-être les excuser ; mais vous savez qu'ils en dissipent une partie, et que la portion la plus précieuse ils la vendent à vil prix. Si vous m'accordez ma demande, vous tirerez autant de secours de nos biens que nous-mêmes. (21) Encore à présent, Diomneste, mon frère et moi, quoique tous trois nous n'ayons qu'une seule maison, nous armons des vaisseaux, et nous contribuons de concert sur un fonds modique dans les divers besoins de l'état. Ménagez-nous donc par égard et pour nos ancêtres qui ont signalé leur zèle patriotique, et pour nous-mêmes qui montrons pour vous de si généreux sentiments. (22) Ne serions-nous pas les plus malheureux des hommes, si, restés orphelins sous les Trente, on nous dépouillait de nos biens dans la démocratie, nous que la fortune conduisit à la tente de Pausanias, et rendit si utiles au peuple dès notre plus tendre enfance. (23) Dans notre situation présente, à quels autres juges pourrions-nous recourir qu'à ceux qui vivent dans un gouvernement pour lequel notre père et nos parents sont morts ? C'est aujourd'hui que nous réclamons le prix de tous les services qu'ils vous ont rendus ; c'est aujourd'hui que nous vous conjurons de ne pas nous laisser réduire à la plus affreuse indigence, de ne pas nous ravir les biens que nous avons reçus de nos ancêtres, mais plutôt d'apprendre par notre exemple aux vrais patriotes ce qu'ils doivent attendre dans les tribunaux où ils se verront cités. (24) Il ne m'est pas possible de vous présenter mes parents pour intercéder en ma saveur. Les uns, pleins de bravoure et zélés pour la gloire de cette ville, sont morts à la guerre ; (25) les autres, condamnés par les Trente à boire la ciguë, ont été immolés pour la démocratie et pour votre liberté : c'est donc le courage de nos parents et les malheurs d'Athènes qui sont cause du triste abandon où nous sommes. Eh ! quoi ? n'avons-nous pas les droits les plus légitimes à votre protection ? oui, vous nous la devez s'il est vrai que ceux qui ont partagé avec vous les rigueurs de l'oligarchie, doivent obtenir de vous des saveurs dans la démocratie. (26) Je supplie les avocats du trésor de nous être favorables, et de nous accorder leur bienveillance. Rappelez-vous, les uns et les autres, ces temps malheureux où, dépouillés de vos biens et chassés de votre patrie, vous regardiez comme d'excellents patriotes ceux qui vous sacrifiaient leur vie ; vous conjuriez le ciel de pouvoir un jour témoigner votre reconnaissance à leurs descendants. (27) Nous sommes les enfants et les proches de ces hommes que vous avez vus s'exposer pour votre liberté ; nous vous demandons aujourd'hui de nous faire éprouver les effets de cette reconnaissance ; nous vous conjurons de ne pas nous laisser succomber sous l'injustice, mais de protéger ceux qui ont partagé vos malheurs. Daignez, je vous conjure, daignez faire droit à nos demandes. Ce ne sont pas de légers intérêts qui nous occupent dans cette cause ; il s'agit de toute notre fortune.