41. Que la dignité du chrétien est grande et ineffable! Roi, il est maître de la mort, de la vie, du péché. Prêtre, il peut tout sur Dieu, car Dieu exauce ses désirs et ses supplications. « Dieu fait la volonté de ceux qui le craignent, il écoute leurs prières et il les sauve". (Ps. CXLV) 42. Voilà comment le chrétien est un homme libre et maître de toutes choses; et c'est par la foi seule qu'il parvient à cette gloire. Qui pense arriver par ses oeuvres à cette liberté et à cette puissance, perd d'un seul coup et sa foi et ses oeuvres. Il en est de lui comme du chien de la fable, qui, portant une proie dans sa gueule, se laisse tromper par l'ombre même de cette proie que l'onde lui reflète, lâche ce qu'il tient, et voit s'évanouir en même temps la réalité qu'il possède et l'image qui l'a séduit. 43. Mais dira-t-on : si tout le monde est prêtre dans l'église, comment distinguera-t-on le simple fidèle de l'ecclésiastique? Je réponds : C'est à tort et par un abus de langage qu'on a transféré à quelques- uns ces noms de prêtre, de religieux, qui appartiennent à tous. La Sainte Écriture ne fait aucune distinction entre les fidèles, ou plutôt ces hommes qui se glorifient aujourd'hui de leurs titres d'évêques et de seigneurs, elle les nomme des serviteurs, des économes chargés d'assister les autres, de prêcher la parole, d'enseigner la foi. et la liberté chrétienne. Car s'il est vrai que nous sommes tous également prêtres, nous ne sommes néanmoins pas tous revêtus de la charge publique de servir et d'enseigner. "Que chacun, dit saint Paul, nous estime comme des ministres de Christ et des dispensateurs des mystères de Dieu". 44. Mais cette charge de dispenser les mystères de Dieu s'est changée en une puissance, en une tyrannie effrayante qu'aucune autorité civile n'égale. On dirait presque que les laïques ont cessé d'être un peuple chrétien. Par elle s'est perdue la connaissance de la grâce, de la foi, de la liberté; Christ lui-même est presque oublié, et à sa place il n'y a plus qu'une intolérable servitude d'oeuvres et de lois humaines. Nous sommes devenus, comme le dit Jérémie dans ses Lamentations, les esclaves des hommes les plus vils, qui mettent notre misère au service de leurs turpitudes et de leur volonté dépravée. 45. Après ce que nous avons dit, il doit maintenant apparaître clairement à tous qu'il ne suffit pas de donner au peuple une connaissance purement historique des oeuvres et des paroles de Christ, de représenter sa vie uniquement comme un modèle destiné à former la nôtre. Voilà pourtant ce qu'enseignent nos plus excellents prédicateurs d'aujourd'hui ; d'autres ne prêchent que des commandements d'hommes et les décisions des pères; d'autres enfin ne parlent de Christ que pour nous attendrir sur son sort, exciter notre indignation contre les Juifs, et jeter dans nos âmes des sentiments aussi vains que puérils. 46. Christ, pourtant, doit être prêché à cette unique fin que nous croyions en lui, qu'il soit en nous et qu'il fasse en nous son oeuvre de délivrance. C'est en enseignant pourquoi il est venu dans le monde, quelle est la grâce qu'il nous apporte et par quels moyens nous arrivons à jouir de cette gràce, que la foi naît dans les coeurs et se perpétue. I1 faut prêcher avant tout que par lui nous sommes libres, rois et sacrificateurs, maîtres de toutes choses, que par lui seul aussi, nous sommes agréables à Dieu dans tout ce que nous pouvons faire. 47. Comment l'âme qui entend de telles choses ne tressaillerait-elle pas en elle-même ? Comment une grâce si parfaite n'enflammerait-elle pas son amour pour Jésus-Christ ? Y a-t-il une loi, y a-t-il une œuvre pour produire un tel amour ? Qui pourrait désormais lui nuire ou l'effrayer? Que l'angoisse du péché l'assaille, que l'horreur de la mort se présente à sa vue ! elle ne craint rien, elle n'est point ébranlée, elle verra s'évanouir tous ses ennemis ; car tout son espoir est en Christ; elle sait que sa justice est la sienne propre, que ses péchés sont devenus les siens, et qu'en lui , ils sont vaincus, absorbés; elle se rit de la mort et du péclié; elle s'écrie avec saint Paul : "O sépulcre, où est ta victoire ? ô mort, où est ton aiguillon ?" Or l'aiguillon de la mort c'est le péché; la puissance du péché c'est la loi. Mais grâce à Dieu, qui nous a donné la victoire par.Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette victoire de Christ est en mème temps la nôtre. C'est nous qui la remportons avec lui par notre foi. 48. Voilà tout ce que nous avions à dire de l'homme intérieur, de sa liberté, de sa justice. La foi qui le justifie n'a nul besoin des oeuvres. Celles-ci même deviennent inutiles à quiconque présume se sauver par elles. 49. Parlons maintenant de l'homme extérieur. A ceux qui s'offenseraient de ce qu'on vient de lire et qui diraient : Si la foi a une telle puissance, si seule elle constitue notre justice, pourquoi alors nous oblige-t-on encore à de bonnes oeuvres ? reposons-nous sur elle et cessons d'agir ! Je répondrai : Non, ce langage est impie. Ah ! si nous étions entièrement spirituels et parvenus à la perfection ! Mais, aussi longtemps que nous sommes dans cette chair, nous ne faisons qu'ébaucher ce que la vie future accomplira. Nous n'avons ici-bas, dit l'Apôtre, que les prémices de l'Esprit, dont la plénitude appartient à la vie à venir; c'est pour cela que le chrétien est un serviteur et qu'il se soumet à tout. Pour autant qu'il est libre, il n'a point d'oeuvre à accomplir ; pour autant qu'il est esclave, il est lié aux oeuvres. 50. Certes, l'homme intérieur est pleinement justifié par la foi et il n'a d'autre souci que de grandir jusqu'à la vie éternelle le trésor qu'il possède. Mais il est ici au sein d'un monde mortel ; dans ce inonde il porte un corps qu'il doit gouverner, et il faut qu'il vive au milieu d'autres hommes. Ce corps, il faut le discipliner par les jeûnes, les veilles, les travaux appropriés, le soumettre à la puissance de l'Esprit, le rendre conforme à l'homme intérieur, le contraindre ; car, de sa nature, il est rebelle. L'homme intérieur se plie à la volonté de Dieu, dont il est l'image, il a sa joie en Christ, il se délecte de ces biens célestes, et son bonheur est de servir Dieu dans un amour entièrement libre.