[0] SUR LES SACRIFICES. [1] Quand on voit éclater l'ineptie des hommes dans les sacrifices, les fêtes, les supplications des dieux, quand on considère ce qu'ils leur demandent, les voeux qu'ils leur adressent, l'opinion qu'ils s'en forment, il faudrait être, à mon avis, bien chagrin, bien morose, pour ne pas rire de tant d'extravagances. Cependant, avant d'en rire, je crois qu'il est bon de se demander si l'on peut appeler ces gens-là religieux ou misérables ennemis de la divinité, dont ils se font une idée basse et indigne au point de croire qu'elle a besoin des hommes, qu'elle se plaît à leurs adorations et qu'elle se fâche de leur indifférence. Les calamités d'Étolie, les malheurs des Calydoniens, je ne sais combien de meurtres, la maladie qui frappe Méléagre, tout cela fut, dit-on, l'oeuvre de Diane, courroucée de ce qu'Oenée ne l'avait pas invitée à un sacrifice, tant cet oubli, qui l'avait privée de sa part de victime, était profondément gravé dans son coeur ! Il me semble la voir toute seule abandonnée dans le ciel, tandis que les autres dieux sont allés chez Oenée ; elle jette les hauts cris, elle se lamente de ne pas se trouver à si belle fête. [2] D'un autre côté, si les Éthiopiens sont trois fois heureux, c'est un effet de la gratitude de Jupiter, reconnaissant les procédés honnêtes dont ils usent avec lui au commencement du poème d’Homère, où ils le régalent pendant douze jours de suite, ainsi que les autres dieux qu'il a amenés à sa suite. Il suit de là que les dieux, probablement, ne font rien sans retour. Ils vendent les biens aux hommes ; et on peut leur acheter la santé moyennant un jeune boeuf. Pour quatre boeufs on a les richesses, et la royauté pour une hécatombe. Il en coûte neuf taureaux pour revenir sain et sauf d'Ilion à Pylos ; et une vierge de sang royal, pour naviguer d'Aulis à Troie. Hécube n'a-t-elle pas fait marché avec Minerve, au prix de douze boeufs et d'un voile, que la ville ne serait pas prise ce jour-là. On peut croire qu'il y a une foule de choses qui se vendent un coq, une couronne, un grain d'encens. [3] Chrysès le savait fort bien sans doute, en sa qualité de prêtre, vieilli dans la connaissance des secrets divins ; quand il s'éloigne d'Agamemnon, sans avoir réussi, il redemande à Apollon, comme s'il lui avait prêté à gros intérêts, le prix doublé de ses services, et il s'emporte presque contre lui, en disant : "Honnête Apollon, c'est moi qui souvent ai placé des couronnes dans ton temple, jusque là fort mal couronné ; j'ai brûlé en ton honneur sur les autels tant de cuisses de taureaux et de chèvres, et tu me laisses impunément subir un tel affront ; tu ne reconnais rien de ce que j'ai fait pour toi." Ce discours fait si grande honte au dieu, qu'il saisit ses flèches, se place au-dessus de la station des vaisseaux, et perce des traits de la peste les Grecs, les chiens et les mulets. [4] Mais, puisque Apollon me revient en mémoire, je veux aussi dire les autres aventures que nos sages racontent de lui. Je ne parlerai pas de ses malheureuses amours, du meurtre d'Hyacinthe, des mépris de Daphné ; je m'en tiens à la condamnation que lui valut le massacre des Cyclopes ; à l'ostracisme en vertu duquel il fut envoyé du ciel sur la terre, pour y subir la condition humaine, et réduit à se faire mercenaire en Thessalie chez Admète, en Phrygie chez Laomédon. Toutefois, il ne fut pas le seul chez ce dernier ; Neptune y fut son compagnon, et tous deux, pressés par le besoin, se gagèrent pour porter des briques et pour bâtir une muraille. Ils ne reçurent pas d'ailleurs en entier le salaire promis par le roi phrygien : il resta leur devoir, dit-on, plus de trente drachmes troyennes. [5] Voilà les superbes récits que les poètes nous débitent sur les dieux ; et ils nous en apprenaient de bien plus belles encore sur Vulcain, Prométhée, Saturne, Rhéa, et presque toute la famille de Jupiter ; puis, pour nous les raconter, ils invoquent au début de leurs poèmes les Muses ; qui leur soufflent l'esprit divin. Alors, quand ils en sont remplis, ils chantent que Saturne, après avoir châtré Coelus, son père, règne à sa place et dévore ses enfants comme l'Argien Thyeste ; que Jupiter, soustrait par Rhéa, qui lui substitue une pierre, est exposé dans l'île de Crète et nourri par une chèvre, comme Télèphe par une biche, et le Perse Cyrus par une chienne. Bientôt il chasse son père, le jette en prison, et se fait roi à son tour. Il épouse plusieurs femmes, et, en dernier lieu, Junon sa soeur, à la mode des Perses et des Assyriens. D'un tempérament amoureux et porté aux plaisirs de Vénus, il peuple bientôt le ciel de ses enfants, nés les uns de ses égales, les autres bâtards et de race terrestre et mortelle. Le galant, en ces rencontres, se fait tour à tour pluie d'or, taureau, cygne, aigle, plus changeant enfin que Protée. Minerve est la seule qu'il engendre, après l'avoir conçue dans son cerveau. Quant à Bacchus, il le tire à moitié formé du ventre de sa mère consumée, l'enferme dans sa cuisse, et s'y fait pratiquer une ouverture au moment d'accoucher. [6] On en raconte à peu près autant de Junon, qui, sans avoir eu commerce avec son mari, semble pondre Vulcain, être malheureux, un artisan, un forgeron, tout brûlé, vivant sans cesse dans la fumée, couvert de cendres, toujours près d'un fourneau, et de plus, boiteux ; infirmité qui lui vint de la chute que lui fit faire Jupiter, en le jetant du haut en bas du ciel. Heureusement pour lui, les généreux habitants de Lemnos le recueillirent ; autrement, notre pauvre Vulcain serait mort, comme Astyanax précipité d'une tour. Malgré cela, cette histoire de Vulcain est encore supportable ; mais qui ne connaît Prométhée et les maux qu'il a soufferts, pour s'être montré trop bon envers les hommes ? Jupiter, le traînant en Scythie, le fait clouer sur le Caucase, et un aigle lui dévore le foie chaque jour. [7] Tel est son supplice. Et Rhéa, car il faut tout dire, jusqu'où va son impudeur ! quelle éhontée ! Vieille, hors d'âge, mère d'un si grand nombre de dieux, elle aime encore les garçons, elle en est jalouse ; elle promène, sur un char traîné par des lions, son Attis, qui ne peut plus lui servir à rien. Peut-on, après cela, reprocher à Vénus ses adultères, à la Lune de s'arrêter souvent à moitié route pour descendre auprès de son Endymion. [8] Mais, laissons ce discours ; montons au ciel même ; suivons la route poétique par laquelle ont volé Homère et Hésiode et voyons comment sont distribuées les choses de là-haut. L'extérieur du ciel est d'airain ; c'est Homère qui nous l'apprend. Si nous gravissons plus avant, et si nous levons nos regards vers la voûte, nous la voyons briller d'une lumière éclatante ; le soleil y est plus pur, les astres plus étincelants, le jour y brille sans cesse et le parvis est d'or. En entrant, on trouve d'abord les Heures, elles gardent la porte ; ensuite on voit Iris et Mercure, ministres et courriers de Jupiter. Plus loin sont les fourneaux de Vulcain, et tous les instruments de son métier ; enfin, l'on arrive à la demeure des dieux, au palais même de Jupiter, que Vulcain a décorés d'une manière splendide. [9] Les dieux, qui sont assis auprès de Jupiter, car il convient, quand on est si haut, de prendre un haut style, ont les regards abaissés vers la terre, et ils semblent faire le guet pour voir quelque feu allumé, "Quelque fumée en l'air s'enroulant en spirale" ; et dès qu'un homme leur offre un sacrifice, les voilà tous la bouche ouverte au-dessus de cette fumée, humant le sang versé sur les autels, absolument comme des mouches, tandis que, lorsqu'ils prennent leurs repas chez eux, ils se nourrissent de nectar et d'ambroisie. Autrefois, ils admettaient les mortels à leurs festins ; Ixion et Tantale burent avec eux ; mais les hommes s'étant montrés insolents et bavards, ils en furent punis et le sont même encore, puisque, depuis ce temps, le ciel est fermé et interdit à la race humaine. [10] Telle est la vie des dieux ; et le culte religieux que les hommes leur rendent y est parfaitement conforme. D'abord ils leur ont réservé des bois, dédié des montagnes, consacré des oiseaux, assigné des plantes. Ensuite ils se les distribuent par nation, en leur accordant le droit de cité. Delphes et Délos ont adopté Apollon ; Athènes, Athéné, l'identité du nom en est la preuve ; Argos, Junon ; les Mygdoniens, Rhéa ; Paphos, Vénus. Les Crétois ne prétendent pas seulement que Jupiter naquit et fut nourri chez eux, mais ils montrent aussi son tombeau si bien que, depuis longtemps, nous sommes dans l'erreur, quand nous nous imaginons que c'est Jupiter qui tonne, qui pleut, qui gouverne le monde. Ce dieu, à notre insu, est mort jadis et a été inhumé chez les Crétois. [11] Bientôt on élève des temples aux dieux, afin sans doute qu'ils ne soient pas sans feu ni lieu ; on leur fait faire des statues, en invoquant l'art d'un Praxitèle, d'un Polyclète, d'un Phidias. Je ne sais pas trop où ces artistes ont pris leurs modèles, pour nous représenter Jupiter barbu, Apollon toujours adolescent, Mercure orné de poil follet, Neptune avec des cheveux bleus, Minerve avec des yeux gris. Cependant ceux qui entrent dans les temples ne se figurent plus qu'ils ont devant eux de l'ivoire indien, de l'or extrait des mines de Thessalie, mais le fils même de Saturne et de Rhéa, que Phidias a fait descendre du ciel, qu'il a chargé de veiller sur les déserts de Pise, et qui s'estime heureux lorsque tous les cinq ans, on lui offre quelque sacrifice à Olympie. [12] Les autels une fois dressés, les prières et les vases d'eau lustrale établis, on amène des victimes : le laboureur conduit le boeuf qui a traîné sa charrue ; le berger, son agneau ; le chevrier, sa chèvre ; celui-ci, de l'encens ; celui-là, un gâteau ; le pauvre se rend le dieu favorable en lui baisant la main droite ; les sacrificateurs, car je reviens à eux, couronnent l'animal, après avoir examiné avec soin s'il n'est pas impur, de peur de faire un mauvais sacrifice, le conduisent à l'autel et l'égorgent sous les regards du dieu ; et, tandis qu'il mugit avec douleur, présage naturellement favorable, ils mêlent à ce son lugubre les accords de la flûte sacrée. Comment douter que les dieux ne soient ravis de ce spectacle ! [13] Une loi affichée défend de s'avancer vers les vases d'eau lustrale à quiconque n'a pas les mains pures ; et cependant le prêtre ne s'y tient-il pas debout, tout sanglant, comme le Cyclope, disséquant la victime, arrachant les entrailles, déchirant le coeur, répandant le sang autour de l'autel, et se livrant à toutes sortes de pratiques peu religieuses ? Enfin il allume un brasier, il y place la chèvre avec sa peau, la brebis avec sa laine ; l'odeur divine monte aussitôt dans les airs, et gagne insensiblement le ciel. Le Scythe, dédaignant toute autre victime comme trop vile, immole des hommes à Diane, et par là croit se rendre agréable à la déesse. [14] Tout cela cependant n'a rien de trop extravagant ; il en est de même de ce qui se fait en Assyrie, en Phrygie, en Lydie. Mais allez en Égypte, et vous verrez de graves cérémonies, une religion vraiment digne du ciel : la Jupiter a la tête d'un bélier, Mercure une belle figure de chien ; Pan est un bouc de la tête aux pieds ; celui-ci est un ibis, celui-là un crocodile, cet autre un singe. Mais voulez-vous connaître et savoir tout à fond ! Écoutez cette foule de sophistes, de scribes, de prophètes à la tête rase ; ils vous apprendront, après s'être écriés, suivant la formule : ... Profanes, loin du seuil ! ils vous apprendront comment les dieux, effrayés par une sédition de leurs ennemis et des Géants, se sont sauvés en Égypte pour se dérober à leur poursuite ; que l'un se jeta, de peur, dans le corps d'un bouc, que l'autre devint bête sauvage, un troisième oiseau, et que, pour cette raison, les dieux conservent encore aujourd'hui ces différentes formes. Les preuves en sont consignées dans les archives des sanctuaires, écrites depuis plus de dix mille ans. [15] Chez eux, d'ailleurs, les sacrifices sont presque les mêmes que chez nous, si ce n'est qu'ils pleurent la victime, rangés en cercle autour d'elle et se frappant la poitrine : d'autres se contentent de lui donner la sépulture, lorsqu'une fois elle est égorgée. Leur plus, grand dieu est Apis : quand il meurt, il n'est personne qui estime assez sa chevelure pour ne pas la raser en signe de deuil, eût-il le cheveu rouge, de Nisus. Or cet Apis est un dieu tiré d'un troupeau, et proclamé après la mort de son prédécesseur, parce qu'il est plus beau et plus majestueux que les boeufs ordinaires. Tant de superstition accréditée dans l'esprit du vulgaire a moins besoin, selon moi, d'un censeur, que d'un Démocrite et d'un Héraclite : l'un, pour rire de la folie des hommes ; l'autre, pour pleurer sur leur ignorance.