[0] LE PSEUDOLOGISTE OU SUR LE MOT. [1] Non, tu ne sais pas ce que veut dire le mot g-apophrada, c'est évident. Car comment m'accuserais-tu, à propos de ce mot, d'être un barbare en fait de grec, lorsque j'ai dit de toi que tu ressemblais à un g-apophradi (je me rappelle, en effet, avoir comparé tes moeurs à un jour néfaste), si tu n'ignorais pas absolument ce qu'il signifie ? Je vais donc t'apprendre, dans un instant, quel est le sens, d’ g-apophrada. Mais, d'abord, je te dirai avec Archiloque que tu as pris la cigale par les ailes. Tu as sans doute entendu parler d'Archiloque, un poète ïambique, natif de Sardes, homme libre, franc, véritable emporte-pièce, toujours prêt à mordre ceux qui tombaient sous le fiel de ses ïambes. Un jour qu'un de ses ennemis l'avait insulté : " Tu as pris la cigale par les ailes," dit Archiloque à cet homme, en se comparant lui-même à une cigale, insecte criard, qui chante sans nécessité, et qui, lorsqu'on le tient par les ailes, se met à crier encore plus fort. "Malheureux, voulait dire Archiloque, que prétends-tu, en excitant contre toi un poète bavard, qui est en quête des occasions et des sujets pour ses iambes ? " [2] Je te fais les mêmes menaces. Non, par Jupiter, que je veuille me comparer à Archiloque. Comment le pourrais-je ? Je suis bien loin de son talent. Mais je sais de toi mille et mille choses, dignes de la poésie ïambique, et auxquelles Archiloque lui-même ne pourrait suffire, appelât-il à son aide Simonide et Hipponax, pour peindre, en collaboration, un seul de tes vices pris à part : tant ton impudence laisse derrière toi, comme des enfants, un Orodoecide, un Lycambe, un Bupalus, points de mire de leurs traits mordants. Il semble qu'un dieu ait pris soin d'amener sur tes lèvres le rire qu'a provoqué mon g-apophrada, pour prouver à tous que tu es d'une ignorance plus crasse que celle des Scythes, et que tu ne sais rien des choses les plus communes et les plus vulgaires. Il a voulu que tu servisses d'occasion et de sujet d'écrire contre toi à un homme libre, qui te connaît à fond et à plein, et qui, loin de craindre de tout dire, est prêt à crier sur les toits, outre tes anciennes fredaines, ce que tu fais chaque jour et chaque nuit. [3] Il serait toutefois inutile et superflu de suivre, pour te parler avec franchise, les procédés des gens instruits. Jamais la censure ne te rendra meilleur. On persuaderait plutôt à l'escarbot de ne plus rouler ce qu'il s'est une fois mis à tenir entre ses pattes. D'ailleurs, il n'est personne, je pense, qui ignore jusqu'où vont ton audace et les excès dont tu souilles tes cheveux blancs. Ta débauche n'est pas aussi à couvert, aussi secrète. Il n'est pas nécessaire de te dépouiller de ta peau de lion, pour s'apercevoir que tu n'es qu'une bourrique. A moins d'arriver tout frais des régions hyperborées et d'être un vrai Cyméen, on doit voir, au premier coup d'oeil, que tu es le plus impudent de tous les ânes, et l'on n'a pas besoin, pour cela, d'attendre que tu te mettes à braire. Longtemps avant moi, la renommée a publié partout et souvent tes belles équipées, et tu possèdes une réputation brillante, qui te place au-dessus d'Ariphrade, du Sybarite Misthon, de Bartas de Chio, maître expert en ces sortes d'exploits. Cependant il faut parler, quoique j'aie l'air de ne rien dire de neuf, afin qu'on ne m'accuse point d'être le seul qui ne soit dans la confidence. [4] Mais appelons plutôt à notre aide un personnage des prologues de Ménandre, Élenchus, ce dieu qui aime la vérité et la franchise. Ce n'est pas un des acteurs les plus obscurs qui montent sur la scène. Il n'a d'ennemis que vous autres qui redoutez sa langue, vu qu'il sait tout et qu'il dit nettement ce qu'il connaît de votre conduite. Ce serait charmant, si ce dieu voulait bien paraître un instant sur le théâtre, et mettre les spectateurs au courant de la pièce. "De grâce, Élenchus, ô toi le plus aimable des prologues et des génies, essaye donc de donner à mes auditeurs quelques détails préliminaires. Dis-leur que ce n'est pas pour rien, ni par un penchant haineux, ni, comme on dit, sans m'être lavé les pieds, que j'entreprends ce discours, mais pour venger à la fois mon injure et poursuivre un homme contre qui les débordements soulèvent l'indignation publique. Après cette explication simple et claire, tu peux te retirer, tout en nous restant propice, et moi je me charge du reste. Je suivrai ton exemple, je mettrai tout à nu, avec franchise et sincérité, sans que tu puisses m'accuser de rien taire. Je n'userai pas de toi non plus, mon cher Élenchus, pour me donner des louanges en présence des spectateurs, ni pour révéler toutes les turpitudes de cet homme ; car il serait indigne de toi, qui es un dieu, de te salir la bouche de termes aussi abominables. [5] Ce soi-disant sophiste, (c'est le prologue qui parle) vint un jour à Olympie pour y lire un discours dans l'assemblée panégyrique. Voici quel en était le texte : "Un Athénien, je crois, veut empêcher Pythagore d'être initié aux mystères d'Éleusis, sous prétexte qu'il est barbare, attendu que ce philosophe disait lui-même qu'avant d'être Pythagore il était Euphorbe." Ce discours, semblable au geai d'Ésope, était un assemblage de plumes étrangères. Or, comme notre sophiste ne voulait pas avoir l'air de réciter des phrases rebattues, mais d'improviser ce qu'il avait appris dans un livre, il va trouver un de ses amis, citoyen de Patras, homme versé dans l'éloquence judiciaire, et le prie, lorsqu'il lui proposera un sujet de discours, de choisir celui de Pythagore. L'avocat y consent, et engage l'auditoire à écouter cette fameuse harangue en faveur de Pythagore. [6] Cependant son débit trahit sa supercherie ; on devine, à la manière dont il enchaîne ses phrases, qu'elles sont depuis longtemps méditées et étudiées, et, malgré l'impudence de son allié, qui lui prête la main et combat en sa faveur, il s'élève un fou rire dans toute l'assemblée. Les uns, l'oeil fixé sur l'avocat de Patras, lui donnent à entendre que sa complicité d'imposture n'est un secret pour personne ; les autres, reconnaissant chaque phrase que le sophiste prononce, s'amusent, tout le temps que dure sa harangue, à faire assaut de mémoire et à se demander à quelle déclamation de nos sophistes modernes les plus en renom sont faits ces divers emprunts. [7] Parmi les auditeurs se trouvait l'auteur même du morceau : il était du nombre des rieurs. Et comment aurait-il pu s'empêcher de rire d'une hardiesse aussi manifeste, aussi incroyable, aussi impudente ? Comment ne pas éclater ? On ne peut commander au rire. Notre auteur donc, en entendant cette voix que l'orateur croyait harmonieuse et qui ressemblait à une lamentation funèbre en l'honneur de Pythagore, s'imagine voir un âne qui essaye de jouer de la lyre, et s'abandonne aux bruyants transports de son hilarité. L'orateur se retourne, l'aperçoit, et voilà la guerre allumée. [8] Peu de temps après arrive le premier jour de l'an, ou plutôt la célébration du troisième jour de la Grande Néoménie, durant laquelle les Romains, suivant l'antique usage, font certains voeux pour toute l'année, offrent des sacrifices prescrits par le roi Numa, et croient que ce jour-là les dieux sont mieux disposés à exaucer leurs prières. Or, notre rieur d'Olympie, qui s'était si fort diverti du Pythagore supposé, assistait à cette fête et à cette cérémonie. Quand il voit venir ce vantard sans vergogne, ce comédien qui s'affuble des discours d'autrui, cet infâme dont il connaît à fond les habitudes, les sales débauches, la vie hideuse, et les actions qu'on lui attribue, et les postures où on l’a surpris : "Évitons, dit-il à un de ses amis, cette vue malencontreuse; la présence de cet homme suffit pour changer cet heureux jour en g-apophrada. Le sophiste, qui prend ce mot pour un terme barbare, étranger à la langue grecque, se met aussitôt à rire ; et, comme pour se venger des rires que notre auteur avait fait éclater jadis à son sujet, il dit à ceux qui l'environnent : g-apophras ! Qu'est-ce que cela ? Un fruit, une plante, un vase ? Un g-apophras est-il bon à manger ou à boire ? Je n'ai jamais entendu parler d’g-apophras; je ne sais pas ce que cela veut dire. " [9] Il s'imaginait par là tourner notre auteur en ridicule ; il riait donc beaucoup d’g-apophradi, et on s'apercevait qu'il fournissait contre lui-même la preuve la plus complète de son ignorance. Tel est le motif qui a déterminé l'auteur qui me fait comparaître devant vous à montrer dans ce discours que cet illustre sophiste ignore les termes les plus usités chez les Grecs, les expressions employées jusque dans les boutiques et les tavernes. " [10] Ici finit le rôle d'Élenchus. Pour moi, car je me charge à présent du reste de la pièce, assis, pour ainsi parler, sur le trépied de Delphes, je crois de mon devoir de publier tes faits et gestes dans ta patrie, en Palestine, en Égypte, en Syrie, puis en Grèce et en Italie, et enfin tes allures actuelles à Éphèse, qui mettent le comble à ta démence et qui servent de faîte et de couronnement à ta conduite. C'est le cas de t'appliquer le proverbe : "Habitant d'Ilion, tu as payé un acteur tragique". Il est temps que tu entendes le récit de ton propre mal. [11] Mais non ; parlons auparavant du mot g-apophrada. Dis-moi, je t'en prie, au nom de la Vénus des carrefours, de Génétyllis et de Cybèbe, que trouvais-tu donc à reprendre dans ce mot ? En quoi t'a-t-il paru si risible, cet g-apophras ? Par Jupiter ! n'est-il donc pas grec ? Est-ce un intrus provenant de notre commerce avec les Celtes, les Thraces et les Scythes ? Tu sais si bien tout ce qui concerne Athènes, que tu n'hésites pas à exclure ce mot et à le proclamer banni du territoire grec. Tu fais gorge chaude de m'entendre user de locutions étrangères et barbares, et de me voir passer les confins de l'Attique. Mais est-il un terme plus athénien que celui-là ? te demanderont tous ceux qui en savent plus long que toi sur ces matières. Tu parviendrais plutôt à prouver qu'Érechthée et Cécrops étaient des étrangers et des intrus dans Athènes, que de démontrer qu' g-apophrada n'est pas attique et autochtone. [12] Les Athéniens, en effet, désignent beaucoup d'objets par des mots communs aux autres peuples de la Grèce; mais ils sont les seuls qui appellent g-apophrada un jour néfaste, abominable, malheureux, funeste, un jour qui te ressemble. Tiens, voilà qu'en passant tu as appris ce que veut dire g-apophras : lorsque les magistrats suspendent leurs fonctions, quand les tribunaux sont fermés, qu'on n'offre point de sacrifices, qu'on ne fait rien de ce qui exige un augure favorable, ce jour-là s'appelle g-apophras. [13] Différentes raisons ont introduit cet usage chez les différents peuples. Les uns, après avoir essuyé de graves défaites, ont décidé que les jours anniversaires de ces malheurs devinssent néfastes, c'est-à-dire qu'aucune transaction n'y pût être résolue, qui fût suivie d'effet ; ou bien, par Jupiter !... Mais n'est-il pas ridicule et hors de saison que je me mêle d'instruire un vieillard de ton âge, et de lui apprendre ce qu'il a toujours ignoré ? Oui, il ne te reste plus que cela à connaître ; et, quand tu le sauras, tu connaîtras tout, n'est-ce pas ? Oui, mais comment cela, mon gaillard ? On pourrait peut-être t'excuser d'ignorer certaines expressions qui ne sont plus du domaine commun, et que le gros des hommes ne connaît plus. Mais g-apophras ! tu l'as dit toi-même sans le comprendre ; car c'est un mot spécial et unique. [14] Fort bien, dira-t-on peut-être : parmi les mots anciens, il en est que l'on peut dire, et d'autres qu'il ne faut pas employer, parce qu'ils ne sont pas d'un usage assez répandu, qu'ils étonneraient ceux qui nous écoutent et blesseraient leurs oreilles. Ainsi moi, mon très cher, en te parlant de toi, j'ai fait une faute ; j'aurais dit sans doute me servir de mots paphlagoniens, cappadociens et bactriens ; tu m'aurais mieux compris; tu aurais été flatté de les entendre. Mais, quand on parle aux autres Grecs, il faut, je crois, se servir de la langue grecque. Les Attiques, il est vrai, ont, par la suite des temps, introduit des changements considérables dans leur idiome ; mais g-apophras est un mot qui s'y est toujours conservé, un de ceux que tout le monde emploie. [15] Je pourrais te citer une foule d'écrivains qui, avant moi, ont employé cette expression, si je ne craignais de te jeter dans un grand embarras, en te nommant des poètes, des orateurs, des historiens, qui te sont étrangers et inconnus. Je ne t'en parlerai donc pas : car tout le monde les connaît. Si tu peux m'indiquer un seul écrivain de l'antiquité qui ne se soit pas servi de cette locution, je te dresse, comme on dit, une statue d'or à Olympie. Mais quand un vieux, un homme hors d'âge comme toi, ignore de pareilles choses, il me semble qu'il ne sait pas qu'Athènes est une ville de l'Attique, que Corinthe est sur Isthme et Sparte dans le Péloponnèse. [16] Il te reste à nous dire que tu connaissais ce mot, mais que tu en as blâmé l'emploi déplacé. Eh bien, je vais me justifier là-dessus comme je le dois. Ecoute-moi donc, à moins que tu ne te soucies guère de passer pour un ignorant. Les anciens ont souvent lancé de pareils sarcasmes à des gens de ton espèce ; car il y a eu de tout temps, on peut le croire, des hommes de moeurs abominables, des débauchés, des vauriens. On donna à l'un le nom de Cothurne, par allusion à sa conduite comparable à l'emploi de cette chaussure. On en nomma un autre la Rage, parce que c'était un orateur brouillon, qui jetait le trouble dans les assemblées. Un troisième fut appelé la Semaine, parce qu'à l'exemple des enfants qui ont congé tous les sept jours, il plaisantait dans les réunions populaires, s'amusait à rire et à se jouer des affaires sérieuses de l'État. D'après cela, je te le demande par Adonis, ne me permettras-tu pas de comparer un affreux coquin, un homme nourri dans toutes sortes de vices, à un jour sinistre et malheureux ? [17] Nous avons soin d'éviter la rencontre des gens qui boitent du pied droit : c'est un mauvais présage, surtout le matin ; quand on voit un eunuque, un castrat, un singe en sortant de chez soi, on revient sur ses pas et l'on rentre, persuadé que tout ira mal ce jour-là, d'après ce mauvais et fâcheux augure. Eh bien, lorsqu'au commencement, à la porte, à l'entrée, au matin de l'année on aperçoit un mignon, livré à des pratiques qui ne se disent pas, et fort distingué dans sa profession, un homme rompu et consommé dans le vice, et qui mérite d'être appelé, pour ses oeuvres, imposteur, charlatan, parjure, peste, carcan, barathrum, on ne le fuirait pas, on ne le comparerait pas à un jour néfaste, on ne l'appellerait pas g-apophras ? [18] Mais n'est-ce pas-là ton portrait ? Tu ne saurais nier que ta valeur virile ne me soit bien connue. Tu me parais même assez fier de ce que la gloire de tes hauts faits n'a rien perdu de son éclat, de ce que tous les yeux sont sur toi, de ce que ton nom est dans toutes les bouches. Si tu contestes ou nies cette ressemblance, de qui te feras-tu croire? de tes concitoyens? car c'est par eux qu'il est juste de commencer ; mais ils connaissent ta première éducation, comment tu t'es livré à je ne sais quel soudard éhonté, qui t'a corrompu et fait servir à tout ce qu'il voulait, jusqu'à ce qu'ayant fait de toi, comme on dit, une guenille toute déchirée, il finit par te mettre à la porte. [19] Ils n'ont pas oublié non plus, comme tu peux croire, tes prouesses dramatiques, quand tu voulus figurer avec les danseurs et être chef de comparses. Personne n'avait encore paru sur le théâtre, on n'avait pas encore annoncé le titre de la pièce, lorsque, bien costumé, chaussé de cothurnes d'or, vêtu d'une robe de tyran, tu fus envoyé pour réclamer l'indulgence du public ; tu te retiras chargé de couronnes, couvert d'applaudissements, comblé d'honneurs : et maintenant te voilà rhéteur et sophiste. Ceux qui apprennent cette métamorphose s'imaginent, comme dans la tragédie, Voir deux soleils aux cieux et deux villes de Thèbes, et ils se disent le mot si connu : "L'homme d'aujourd'hui est-il celui d'hier ?" Ainsi, tu fais sagement de ne plus retourner parmi tes compatriotes, de ne plus paraître dans le pays et de t'exiler volontairement de ta patrie. Non pas que l'hiver y soit dur et l'été insupportable : c'est, au contraire, une des villes les plus belles et les plus grandes de la Phénicie ; mais être en butte aux récriminations, vivre avec des gens qui te connaissent et se souviennent de ton passé, c'est t'attacher à une potence. Mais que je suis fou ! Eh ! devant qui rougirais-tu ? Que vois-tu de honteux dans tes derniers actes ? J'entends dire que tu possèdes dans ta patrie des biens considérables, sans doute cette misérable tourelle, en comparaison de laquelle le tonneau du philosophe de Sinope serait le palais de Jupiter. Néanmoins tu ne pourras faire changer d'opinion à tes concitoyens, et les empêcher de te regarder comme le plus débauché des hommes et l'opprobre de leur cité. [20] Mais peut-être les autres habitants de la Syrie t'accorderont-ils leurs suffrages, si tu viens leur dire qu'il n'y a rien de pervers, rien de blâmable dans ta conduite. Par Hercule ! Antioche n'a-t-elle donc pas vu ton bel exploit, lorsque tu emmenas ce jeune homme qui arrivait de Tarse ? Mais il est trop honteux pour moi de dévoiler de pareilles turpitudes. Au surplus, elles ne sont un secret pour personne, et des témoins oculaires se souviennent de t'avoir vu à genoux, tandis que ton complice était occupé à faire ce que tu sais bien, si tu n'as pas entièrement perdu la mémoire. [21] Et les Égyptiens ? Ils ne te connaissent pas, eux chez lesquels, après tes beaux spectacles de Syrie, tu t'es enfui, à cause de ce que j'ai dit, poursuivi par des marchands d'habits, de qui tu avais acheté de précieuses étoffes pour subvenir à tes frais de route. Alexandrie t'a vu faire d'aussi bons tours, et il ne fallait pas, par Jupiter ! qu'elle te trouvât inférieur à ce que tu t'étais montré à Antioche. Ton libertinage y parut même plus à nu, ton ardeur de débauches s'y ralluma avec plus de fureur, ta renommée s'en accrut davantage, et tu marchas la tète découverte. Un seul homme se laissa convaincre par tes serments que tu n'étais pas coupable de pareils crimes. Ce fut aussi le dernier qui vint à ton aide et paya tes services : homme distingué parmi les Romains et dont je tairai le nom, si tu veux bien le permettre ; d'ailleurs il est connu, et chacun sait qui je veux dire. Tout ce qu'il eut à souffrir de tes effronteries, pendant le temps que tu passas avec lui, à quoi sert d'en parler ? Mais lorsqu'il t'eut surpris aux genoux du jeune Oenopion, son échanson, put-il douter que tu ne fusses ce que tu es, en te voyant à l'oeuvre ? Non, à moins d'être complètement aveugle ; et il fit bientôt connaître ce qu'il pensait de toi, en te chassant de sa maison, et en la purifiant, dit-on, après ta sortie. [22] L'Achaïe et l'Italie tout entière sont pleines de tes hauts faits et de la gloire qu'ils t'ont procurée : jouis donc de ta célébrité. Quant à ceux qui admirent ce que tu fais aujourd'hui à Éphèse, je leur dirai une chose extrêmement vraie, c'est que leur surprise serait moindre s'ils connaissaient ton passé. Cependant tu as appris ici des choses nouvelles dans le commerce des femmes. [23] Eh bien ! le nom d’ g-apophras ne va-t-il pas comme un soulier à un pareil homme ? Mais comment, par Jupiter ! oses-tu venir encore nous donner un baiser sur la bouche, après toutes tes turpitudes ? C'est l'injure la plus outrageante que tu puisses faire à ceux qui le méritent le moins, à tes interlocuteurs pour lesquels c'est déjà beaucoup que de subir les autres maux causés par ta bouche, tes expressions barbares, ta voix rude, la confusion, le désordre de tes phrases désavouées par les muses, et le reste. Et après cela tu viens nous donner un baiser ! Que les dieux nous en préservent ! J'aimerais mieux celui d'un aspic ou d'une vipère. On risquerait, il est vrai, d'être mordu et de souffrir, mais on ferait venir le médecin qui calmerait la douleur, tandis que, pour guérir ton baiser et son poison, à quoi servirait de s'approcher des sanctuaires et des autels ? Quel dieu écouterait les prières de la victime ? Combien d'eaux lustrales, combien de fleuves faudrait-il ? [24] Et cependant un homme comme toi ose rire des autres ? Tu te moques des mots et des termes qu'ils emploient, quand tu commets de pareilles actions ! En vérité, si je ne connaissais pas le mot g-apophras, j'en serais confus, tant je suis loin de regretter de l'avoir employé. Jamais personne de nous t'a-t-il reproché g-brohmologous, g-tropomasthlehtas, g-rehsimetrein, g-athehnioh, g-anthokratein, g-sphendikizein, g-cheiroblimasthai. Puisse Mercure, le dieu de l'éloquence, t'écraser misérablement, misérable, sous tes propres locutions ! Dans quels livres les as-tu trouvées ? Tu les as déterrées sans doute dans quelque coin des Lamentations d'un poète, au milieu de la moisissure et des toiles d'araignées, ou bien dans les tablettes de Philénis, que tu as toujours à la main. Du reste, ces locutions sont dignes de la bouche qui les prononce. [25] A propos de bouche, que dirais-tu si ta langue (faisons cette supposition) te citait au tribunal pour tes crimes, ou tout au moins pour tes outrages, et si elle te disait : "C'est moi, ingrat, qui, de la pauvreté, du dénuement, de la misère affamée, t'ai fait d'abord paraître avec succès sur les théâtres, jouant les Ninus, les Antiochus, les Achilles. Ensuite t'ayant appris à faire lire les enfants, je t'ai nourri longtemps par ce moyen. Aujourd'hui je te montre à réciter les discours des autres, à passer pour un sophiste, et je t'ai même procuré une gloire que tu ne méritais guère. Quel grief as-tu donc à me reprocher pour me traiter de la sorte, pour m'imposer, les plus honteux emplois et me faire servir aux actions les plus abominables ? N'est-ce donc point assez d'être occupée tout le jour à mentir, à me parjurer, à débiter mille sornettes et mille inepties, ou plutôt à vomir la fange de tes discours ? Faut-il donc, malheureuse, que la nuit même tu ne me laisses aucun repos ? Seule, je te sers à tous les usages ; foulée, souillée de toutes les manières, il faut encore que de langue je devienne main ; tu m'outrages comme si je n étais pas à toi, et tu m'inondes de tes impuretés. Je suis faite uniquement pour parler : c'est aux autres membres que la nature a prescrit de faire et de subir de telles abominations. Plût au ciel que quelqu'un m'eût coupée, comme celle de Philomèle ! Plus heureuses cent fois sont les langues de ceux qui ont dévoré leurs propres enfants !" [26] Au nom des dieux ! si ta langue te parlait ainsi dans son langage et qu'elle invoquât le témoignage de ta barbe, que lui répondrais-tu ? Sans doute ce que tu répondis dernièrement à Glaucus, qui te reprochait un de tes actes ordinaires, que ce sont ces actes mêmes qui t'ont rendu célèbre en peu de temps et fait connaître de tout le monde. Comment, en effet, ton éloquence t'aurait-elle conduit à une si brillante renommée ? Mais il est bon d'être illustre et de se faire un nom n'importe à quel prix. Tu énumérerais ensuite à ta langue tous les surnoms que tu as reçus chez différents peuples ; ils sont en si grand nombre que je m'étonne de ton indignation au sujet d’ g-apophras, quand les autres ne t'ont pas causé la moindre colère. [27] En Syrie on t'a appelé Rhododaphné. Pourquoi ? Par Minerve ! je rougirais de le dire, et je veux, autant que possible, l'ensevelir dans l'oubli. En Palestine on t'a nommé le Buisson, sans doute parce que ta barbe commençait à piquer ; tu te rasais encore. En Égypte on t'a surnommé l'Angine. On sait pourquoi. Peu s'en fallut, dit-on, que tu ne fusses étranglé par un de ces matelots qui conduisent des vaisseaux à trois voiles. Il tomba sur toi et te ferma la bouche. Les bons Athéniens, sans vouloir faire d'équivoque, ont su t'honorer par l'addition d'une seule lettre et t'ont nommé Atimarque. Il fallait bien que tu eusses quelque chose de plus que ton homonyme. En Italie, grands dieux ! (voici maintenant une épithète héroïque), on t'a nommé le Cyclope, parce qu'un jour tu voulus jouer ce rôle dans le costume traditionnel consacré par Homère, et imiter jusqu'à sa lubricité. Couché par terre, ivre, tenant une coupe en main, tu te permettais des gaillardises à la Polyphème, lorsque ton jeune comparse saisit un pieu bien aiguisé et vint, second Ulysse, pour te crever l'oeil. Mais il manqua son coup ; sa main mal assurée Ne sut pas diriger la pointe du bâton, Et son arme glissa vers le bas du menton. On ne sera pas étonné que je me permette une froide plaisanterie, quand je parle de toi. Nouveau Cyclope, tu ouvrais la bouche dans toute sa largeur, et tu te laissais crever la mâchoire, ou plutôt tu essayais, comme Charybde, à engloutir Cutis avec son vaisseau, les matelots, les mâts et le gouvernail. Tous les assistants furent témoins de cette scène. Le lendemain, pour te justifier, tu alléguas ton ivresse et tu mis tout sur la faute du vin. [28] Déjà riche de tant de beaux noms, pourquoi rougis-tu de celui d’ g-g-apophras ? Au nom des dieux ! que penses-tu donc, lorsque le bruit public prétend que tu es atteint de la passion lesbienne et phénicienne ? Ne comprends-tu pas mieux ces mots qu’ g-apophras, et crois-tu que ce sont des éloges ? Ou bien les connais-tu parfaitement pour avoir été nourri avec eux, tandis que tu rejettes g-apophras tout seul, comme nouveau pour toi, et que tu l'exclus de la liste de tes titres ? Alors tu es justement puni de ton ignorance, et ta réputation s'étend jusque dans les gynécées. Il n'y a pas longtemps, lorsque tu eus l'audace de vouloir te marier à Cyzique, celle que tu voulais épouser, on ne peut mieux édifiée sur tes moeurs, s'écria, la bonne pièce : "Je ne veux pas d'un mari qui lui-même en a besoin." [29] Et c'est un homme comme toi qui s'inquiète des mots, qui rit des autres, qui les méprise ? Mais tu as raison. Nous ne pouvons tous parler le même langage que toi. Eh! qui serait assez audacieux dans ses discours pour demander, au lieu d'une épée, un trident contre trois adultères ; pour dire, en jugeant la prise de Tricaranum par Théopompe, que son éloquence à triple tranchant a détruit des villes éminentes ; et ensuite qu'il a tridenté la Grèce, que c'est un Cerbère dans ses discours. Dernièrement aussi tu as allumé une lampe pour chercher, je crois, quelque frère perdu ; et mille autres folies qui ne valent pas la peine qu'on en parle. Il y a cependant celle-ci dont se souviennent ceux qui l'ont entendue : "Un riche, disais-tu, et deux pauvres étaient ennemis ;" puis tu ajoutes, en parlant du riche : "Il tua l'autre des pauvres. " Les auditeurs, naturellement, se mettent à rire ; tu te reprends, et pour corriger ta faute : Non, dis-tu, mais il tua l'autre des deux." Je ne parle pas de tes expressions surannées g-triohn g-mehnoin, g-anehmia, g-petamai, g-ekchunein et autres beautés qui fleurissent tes discours. [30] Ce que tu fais sous l'aiguillon de la pauvreté (qu'Adrastée me soit propice!), je ne le reprocherais à personne. On peut pardonner à un homme pressé de la faim de nier avec un parjure le dépôt qu'un citoyen lui a confié, de demander avec impudence, de demander encore après qu'il a reçu, de voler des habits, de prêter à gros intérêts. Je ne dis pas un mot de tout cela. On voit sans jalousie employer tous les moyens pour repousser la misère. Mais ce qu'on ne peut supporter, c'est qu'un gueux comme toi dépense pour ses plaisirs tout le produit de son impudence. Tu me permettras cependant de te louer du tour fort ingénieux que tu as fait lorsque, mettant en pratique l'art de Tisias (tu connais le moyen), tu as renouvelé le procédé de Corax et escroqué trente pièces d'or à un vieil imbécile qui, sous les auspices de Tisias, fut pris dans tes pièges et te paya pour un livre sept cent cinquante drachmes. [31] J'aurais encore beaucoup de choses à te dire : je veux bien t'en faire grâce. J'ajouterai seulement ce conseil : persiste dans la conduite qui t'agrée, et ne cesse pas de tourner contre toi tes folles ivresses ; mais pour l'autre affaire, renonces-y. Foin de toi ! ce serait une impiété d'inviter à sa table ceux qui ont de pareilles moeurs, de leur présenter la coupe de l'amitié et de toucher aux mêmes mets. Renonce encore à ces baisers qui sont d'usage après les discours, ou garde-les pour ceux qui ont rendu depuis peu ta bouche néfaste. Et puisque j'ai commencé à te donner des conseils d'ami, écoute encore celui-ci: cesse de parfumer tes cheveux blancs et ne t'épile qu'à une seule place. Si tu as quelque maladie, il faut te soigner partout ; mais si tu n'as rien de particulièrement malade, à quoi bon nettoyer, adoucir et polir ce qu'on ne doit pas voir ? Tu es sage en un point, c'est de garder tes cheveux blancs et de ne pas les noircir. C'est un voile à ta lubricité. Conserve-les donc, au nom de Jupiter ! du moins pour le moment ; épargne aussi ta barbe, ne la souille pas davantage, ne la couvre plus d'ignominie ; ou, si tu ne peux t'en empêcher, que ce soit durant la nuit, dans les ténèbres, car pour le jour, fi donc ! ce serait de la sauvagerie, de la bestialité ! [32] Tu vois combien il eût mieux valu pour toi de ne pas troubler les eaux de Camarine et de ne pas te moquer d’ g-apophras, qui va désormais apophraser ta vie entière. Te manque-t-il un coup de pinceau ? Autant qu'il est en moi, il ne te manquera pas longtemps. Tu ne sais pas encore quel tombereau tu as attiré sur toi, fine poussière, vieux renard, toi qui devrais trembler quand un homme à poil, ou, comme disaient nos aïeux, un gaillard aux fesses noires, te regarde seulement d'un air sévère. Tu ris peut-être de ces mots fine poussière et vieux renard ; tu crois entendre des énigmes et des logogriphes, car les noms mêmes de tes vices te sont inconnus. Voici donc une belle occasion pour toi de calomnier ces expressions, si g-apophras ne t'avait payé au triple et au quadruple. Au surplus, ne t'en prends qu'à toi ; car, comme l'a dit le bel Euripide, "Une bouche sans frein, sans règle et sans pudeur, Nous entraîne à la fin au plus cruel malheur".