[0] Qu'il ne faut pas croire d'une manière enfantine. [1] C'est une chose terrible que l'ignorance; c'est pour les hommes une source de maux sans nombre. Elle répand une sorte de brouillard sur nos actions, elle obscurcit la vérité et couvre d'ombre la vie de chaque homme. Et en effet nous ressemblons tous à des gens qui errent au milieu des ténèbres, ou plutôt nous faisons comme les aveugles : nous nous heurtons au hasard contre un objet, nous en franchissons un autre mal à propos; nous ne voyons pas ce qui est près de nous et à nos pieds et nous craignons ce qui est loin, à une distance immense, comme s'il nous faisait obstacle. Bref, en tout ce que nous faisons, nous glissons presque toujours dans l'erreur. C'est dans ces effets de l'ignorance que les auteurs tragiques ont trouvé tant de sujets pour leurs drames, les Labdacides, les Pélopides, et d'autres semblables. Il est en effet assez aisé de s'apercevoir que la plupart des malheurs que l'on porte sur la scène sont amenés par l'ignorance, comme par une sorte de démon tragique. En disant cela, je pense à tous les méfaits de l'ignorance, mais en particulier aux dénonciations calomnieuses contre des familiers et des amis, par lesquelles on a vu des maisons renversées, des villes détruites de fond en comble, des pères enragés contre leurs enfants, des frères contre leurs frères, des enfants contre leurs parents, des samants contre l'objet de leur amour. Beaucoup d'amitiés ont été rompues, beaucoup de serments violés par la croyance aux calomnies. [2] En conséquence, pour nous garder autant que possible de tomber dans les pièges de la calomnie, je veux faire voir dans ce traité, comme sur un tableau, ce qu'elle est, comment elle commence et quels effets elle produit. Auparavant je dois dire qu'Apelle d'Éphèse a dessiné cette image longtemps avant moi. Car il fut lui-même dénoncé à Ptolémée comme ayant pris part avec Théodotas à la conjuration de Tyr. Or Apelle n'avait jamais vu Tyr et il ne connaissait pas Théodotas; il avait seulement entendu dire que c'était un lieutenant de Ptolémée, à qui ce prince avait confié le gouvernement de la Phénicie. Néanmoins un de ses rivaux nommé Antiphilos, jaloux de sa faveur auprès du roi et envieux de son talent, le dénonça à Ptolémée comme ayant pris part à toute l'entreprise. On l'avait vu, disait-il, en Phénicie à la table de Théodotas, auquel il avait parlé à l'oreille pendant tout le repas. A la fin, il déclara que la révolte de Tyr et la prise de Péluse étaient dues aux conseils d'Apelle. [3] Ptolémée, qui en général manquait un peu de jugement et qui avait été élevé parmi les flatteurs du despotisme, fut tellement enflammé de colère et bouleversé par cette accusation inattendue que, sans réfléchir à son invraisemblance, sans faire attention que l'accusateur était un rival et qu'un peintre était un trop petit personnage pour une si grande trahison, un peintre surtout comblé de ses bienfaits et honoré par lui plus que tous ses confrères, sans même s'informer si Apelle avait jamais fait voile vers Tyr, il s'emporta aussitôt et remplit le palais de ses cris, traitant Apelle d'ingrat, de comploteur, de conspirateur, et, si l'un de ceux qu'on avait arrêtés avec lui, indigné de l'impudence d'Antiphilos et touché de compassion pour le malheureux Apelle, n'avait pas déclaré qu'il n'avait eu aucune part à leur complot, il aurait eu la tête tranchée, et il aurait été enveloppé dans les malheurs de Tyr, sans être aucunement coupable. [4] On dit que Ptolémée eut tellement honte de sa conduite qu'il fit présent à Apelle de cent talents et lui livra Antiphilos pour qu'il en fît son esclave. Apelle, se souvenant des dangers qu'il avait courus, se vengea de la Délation en composant le tableau que je vais décrire. [5] Sur la droite est assis un homme qui a des oreilles énormes, à peu près semblables à celles de Midas; il tend la main à la Délation qui s'avance, mais qui est encore loin de lui. A ses côtés sont deux femmes, l'Ignorance et la Suspicion, je crois. De l'autre côté, la Délation s'avance sous la forme d'une femme extrêmement belle; elle est ardente et hors d'elle-même, comme une femme qui fait éclater sa rage et sa colère. Elle tient de la main gauche une torche brûlante; de l'autre, elle traîne par les cheveux un jeune homme qui lève les bras au ciel et prend les dieux à témoin. Il est conduit par un homme pâle et hideux, au regard perçant, qui a l'air d'avoir été desséché par une longue maladie; on peut croire que c'est l'Envieux personnifié. Deux femmes accompagnent la Délation, l'excitent, la parent et l'attifent. J'appris du guide qui expliquait le tableau que ces femmes étaient, l'une, l'Embûche, et l'autre, la Tromperie. Derrière elles, s'avançait une femme en grand deuil, aux vêtements noirs et déchirés. On me dit, je crois, que c'était la Repentance. Elle se retournait souvent, les larmes aux yeux, et, pleine de confusion, elle jetait à la dérobée des regards sur la Vérité qui s'avançait. C'est ainsi qu'Apelle avait représenté sur le tableau le danger qu'il avait couru. [6] Et maintenant à notre tour, suivant les traces du peintre d'Éphèse, décrivons, si vous le voulez bien, les attributs de la Délation. Mais donnons-en d'abord une définition générale : notre tableau y gagnera en clarté. La délation est une espèce d'accusation faite sans témoin et à l'insu de l'accusé, à laquelle on ajoute foi, parce qu'il n'y a qu'une seule partie qui parle, sans qu'on la contredise. Tel est le sujet de ce traité. Comme la délation comporte trois personnages, ainsi que la comédie, l'accusateur, l'accusé et celui devant qui l'on porte l'accusation, considérons tour à tour chacun d'eux et le rôle qu'il doit jouer suivant les lois de la vraisemblance. [7] Tout d'abord, si vous le voulez bien, introduisons le protagoniste du drame, je veux dire l'auteur de la délation. Que celui-ci ne soit pas un honnête homme, cela, je pense, ne fait de doute pour personne, car jamais un honnête homme ne fera du mal à son prochain. C'est au contraire le propre des gens de bien de combler leurs amis de bienfaits, de ne pas accuser les autres injustement, de ne pas attirer sur eux la haine publique, et de se faire ainsi estimer et d'acquérir une réputation de bonté. [8] Ensuite il est facile de se convaincre qu'un tel homme est injuste, ennemi des lois, impie et nuisible à ceux qui le fréquentent. Qui n'admettrait pas en effet que le caractère de la justice, c'est de garder l'égalité en tout et de ne pas convoiter plus que sa part, et que l'inégalité et l'empiétement sur les droits d'autrui sont le propre de l'injustice? Or celui qui emploie la délation en cachette contre les absents n'empiète-t-il pas sur leurs droits, en accaparant complètement son auditeur, en s'emparant à l'avance de ses oreilles, en les bouchant et en les rendant totalement inaccessibles à la défense par les calomnies dont il a eu soin de les remplir? Une telle conduite est le comble de l'injustice, comme en témoignent les meilleurs législateurs, Solon et Dracon par exemple. Ils font prêter serment aux juges d'écouter également les deux parties et d'accorder aux plaideurs une égale bienveillance, jusqu'à ce que le discours de l'un mis en parallèle avec celui de l'autre paraisse pire ou meilleur. Juger avant de confronter la défense à la plainte serait, pensaient-ils, un sacrilège, une impiété consommée. Nous pouvons affirmer que les dieux eux-mêmes seraient indignés, si nous permettions à l'accusateur de dire impunément ce qu'il veut et si, fermant nos oreilles à l'accusé et le réduisant au silence, nous le condamnions, subjugués par le premier plaidoyer. On peut donc dire que les délations sont contraires à la justice, à la loi et au serment des juges. Mais si l'autorité des législateurs paraît insuffisante, quand ils recommandent ainsi la justice et l'impartialité aux juges, je citerai à l'appui de mon discours le meilleur des poètes. Il a énoncé à ce sujet une belle maxime ou plutôt une belle loi, quand il a dit : « Ne jugez pas avant d'avoir entendu plaider les deux parties. » Il savait en effet, lui aussi, je pense, que, parmi les nombreuses injustices qui se commettent dans le monde, on n'en saurait trouver de pire ni de plus injuste que de condamner des gens sans les juger et sans leur donner la parole. Or c'est justement ce que le délateur essaye de faire de tout point : il livre l'accusé sans défense à la colère de celui qui l'écoute et, en l'accusant en cachette, il lui ôte la possibilité de se justifier. [9] Naturellement de tels hommes sont toujours faux et lâches; ils n'agissent jamais au grand jour; comme des soldats en embuscade, ils décochent leurs traits d'un endroit caché, de manière que l'adversaire ne puisse se déployer contre eux et les combattre et que l'embarras et l'ignorance des positions ennemies cause sa perte : c'est là le signe le plus certain que les délateurs ne disent rien de vrai. Car si un homme a conscience de la vérité de son accusation, cet homme, j'imagine, cherche à convaincre publiquement son adversaire, il épluche sa conduite et oppose ses arguments aux siens, par la même raison qu'il n'est point de capitaine qui, pouvant vaincre à découvert, voulût recourir aux embuscades et aux ruses contre ses ennemis. [10] C'est surtout à la cour des rois et parmi les amis des gouverneurs et des princes que l'on voit de tels hommes en faveur. C'est là que l'envie est grande, que les soupçons foisonnent, que les sujets de flatteries et de calomnies sont innombrables. Partout où les espérances sont plus grandes, l'envie est plus amère, les haines plus dangereuses et les rivalités plus artificieuses. Là, tous les courtisans jettent les uns sur les autres des regards aigus et s'observent comme les gladiateurs pour découvrir quelque partie du corps à nu. Chacun désirant être le premier, pousse et écarte du coude son voisin, et, s'il le peut, tire en arrière et supplante par un croc-en-jambes celui qui est avant lui. Là, l'honnête homme est sûrement culbuté au premier coup, tiré de côté et finalement mis dehors ignominieusement, tandis que le flatteur, plus adroit dans la pratique de ces machinations, obtient l'avantage; car, en général, c'est en portant les premiers coups qu'on gagne la victoire, et les courtisans vérifient parfaitement ce vers d'Homère : «Mars est indifférent et tue souvent celui qui est sur le point de tuer". Aussi, comme l'enjeu de la lutte n'est pas mince, ils imaginent toutes sortes de moyens pour se perdre les uns les autres. Le plus prompt et le plus dangereux est la délation. Elle tire son origine d'une jalousie ou d'une haine qui se berce d'espérances, mais elle entraîne des résultats déplorables, tragiques, et fertiles en malheurs. [11] Cependant la délation n'est pas, comme on pourrait le supposer, une chose facile et simple; elle exige au contraire beaucoup d'habileté, une grande finesse et des précautions rigoureuses; car elle ne ferait pas tant de mal, si elle n'était pas présentée de manière à attirer la confiance et elle ne prévaudrait pas contre la vérité, dont la force triomphe de tous les obstacles, si elle ne disposait pas d'une grande force de séduction et de persuasion et de mille artifices pour gagner les auditeurs. [12] En général, la délation s'attaque de préférence à l'homme qui est en faveur et par cela même envié par ceux qu'il a laissés derrière lui. C'est sur lui que tous les courtisans dirigent leurs traits, parce qu'ils le voient devant eux qui leur barre la route et leur fait obstacle. Chacun pense qu'il sera le premier, s'il parvient à prendre d'assaut ce coryphée et à le dépouiller de l'amitié du prince. Les choses se passent là comme entre les coureurs dans les jeux gymniques. Ici aussi le bon coureur, dès que la barrière est tombée, ne songe qu'à s'élancer en avant, tend sa pensée vers le but et place l'espoir de la victoire dans ses jambes, sans chercher à nuire à son voisin, sans s'ingérer en rien de ce que font ses concurrents. Mais le mauvais coureur, incapable de soutenir la lutte, abandonnant tout espoir de vaincre par sa vitesse, a recours à l'artifice et ne songe absolument qu'à une chose, au moyen d'enrayer la course des autres, en les retenant ou leur faisant obstacle, car il sait que s'il manque son coup, il ne pourra jamais être vainqueur. Il en est de même des amis des puissants. Celui qui tient le premier rang est aussitôt en butte aux embûches, et, s'il est pris sans défense au milieu de ses ennemis, ils l'enlèvent sur-le-champ, et ce sont eux qu'on aime et qui passent pour des favoris, dès qu'on voit qu'ils peuvent perdre les autres. [13] Le délateur qui veut être cru n'invente rien au hasard; c'est sur la vraisemblance qu'il concentre tous ses efforts, dans la crainte de mêler à ses inventions quelque trait discordant ou étranger. En général c'est en forçant dans le mauvais sens les traits de caractère de sa victime qu'il rend ses accusations croyables. C'est ainsi qu'il diffame un médecin en le traitant d'empoisonneur, un riche de tyran, un ministre de traître. [14] Parfois cependant, c'est celui qui écoute qui fournit lui-même matière à la calomnie, et c'est en l'ajustant à son caractère que ces diffamateurs touchent leur but. Se sont-ils aperçus qu'il est jaloux : « Il a fait signe à ta femme pendant le dîner, disent-ils, et après l'avoir regardée fixement, il a poussé un soupir, et Stratonice l'a vu sans déplaisir. » En général, c'est d'aventures d'amour et d'adultères qu'ils accusent le malheureux. Si le roi a du talent pour la poésie et s'en fait une haute idée : « Par Zeus, disent-ils, Philoxène a ri de tes vers, il les a abîmés et a déclaré qu'ils manquaient à la mesure et qu'ils étaient mal composés". Devant un prince pieux et qui aime les dieux, les délateurs accusent le favori d'être athée, de rejeter la divinité et de nier la providence. En entendant cela, le roi, comme s'il avait été piqué par un taon dans l'oreille, s'enflamme naturellement de colère et se détourne de son ami, sans attendre que l'accusation soit exactement prouvée. [15] Bref, ils imaginent et disent ce qu'ils savent de plus propre à exciter la colère de celui qui les écoute et l'endroit où ils savent qu'un homme est vulnérable est celui qu'ils choisissent pour y lancer leurs flèches et leurs dards; ils comptent que, troublé par la colère du moment, il n'aura pas le loisir de rechercher la vérité et que, même si l'accusé veut se justifier, le roi ne le recevra pas, parce que, prévenu par ce que l'accusation a d'extraordinaire, il la tient pour vraie. [16] L'espèce de délation la plus efficace est celle qui est en opposition aux goûts de celui qui l'écoute. C'est ainsi qu'à la cour de Ptolémée surnommé Dionysos, il y eut un homme qui accusa Dèmètrios, philosophe platonicien, de boire de l'eau et d'être le seul qui n'eût pas revêtu des habits de femme aux fêtes de Dionysos. Si Dèmètrios, appelé dès le lendemain matin, n'avait pas bu de vin sous les yeux de toute la cour, n'avait pas revêtu une robe de Tarente, frappé des cymbales et dansé, il aurait été mis à mort, sous prétexte qu'il n'approuvait pas la conduite du roi et qu'il critiquait et combattait ses goûts voluptueux. [17] Il fut un temps à la cour d'Alexandre où la plus grave de toutes les accusations était de dire de quelqu'un qu'il ne vénérait pas et n'adorait pas Hèphestion. Quand Hèphestion fut mort, Alexandre, poussé par l'amour, voulut couronner la magnificence des obsèques qu'il lui fit en nommant dieu le défunt. Aussitôt les cités élevèrent des temples, on consacra des enclos et des autels, on célébra des sacrifices et des fêtes en l'honneur de ce nouveau dieu; on jura par Hèphestion, et ce fut le serment le plus redoutable. Si quelqu'un souriait de ce culte ou manquait tant soit peu de piété, la pénalité prescrite était la mort. Les flatteurs accueillirent cette passion puérile d'Alexandre et se mirent aussitôt en devoir de l'enflammer encore et de l'aviver, en racontant des songes envoyés par Hèphestion et des apparitions de ce héros, en lui attribuant des guérisons et en publiant des oracles sous son nom; ils finirent par lui sacrifier comme à un dieu secondaire qui écarte les maux. Alexandre qui prenait plaisir à entendre tout cela finit par y croire lui-même et il se gonflait d'orgueil à la pensée que non seulement il était fils d'un dieu, mais encore qu'il avait le pouvoir de faire des dieux. On peut penser combien d'amis d'Alexandre recueillirent en ce temps-là les tristes fruits de l'apothéose d'Hèphestion. Accusés de ne pas honorer ce dieu commun à tout l'empire, ils furent en conséquence bannis et privés de la faveur du roi. [18] Ce fut en ce temps-là qu'Agathoclès de Samos, qui commandait une compagnie dans l'armée d'Alexandre et qui jouissait de l'estime de ce prince, faillit être enfermé avec un lion, parce qu'il était accusé d'avoir versé des larmes en passant devant le tombeau d'Hèphestion. Heureusement Perdiccas vint, dit-on, à son secours en jurant par tous les dieux et par Hèphestion lui-même que ce dieu lui était apparu en chair et en os dans une partie de chasse et lui avait recommandé de dire à Alexandre d'épargner Agathoclès, parce que, s'il avait pleuré, ce n'était pas que la foi lui manquât ou qu'il crût Hèphestion mort, mais c'est qu'il était ému au souvenir de leur amitié passée. [19] De fait la flatterie et la calomnie trouvèrent alors un libre accès auprès d'Alexandre en s'accommodant à sa passion. De même que dans un siège les ennemis n'attaquent pas les parties du rempart qui sont élevées, escarpées et sûres, et se portent avec toutes leurs forces sur le point qui leur a paru mal gardé ou délabré ou bas, parce qu'ils pensent pouvoir y pénétrer plus facilement et s'emparer de la ville, de même les délateurs, lorsqu'ils aperçoivent dans l'âme quelque partie faible, corrompue, d'un accès facile, dirigent leur attaque de ce côté, en approchent leurs machines et finissent par prendre la place d'assaut, parce qu'ils ne trouvent personne en face d'eux et qu'on ne s'aperçoit même pas de l'attaque. Puis, quand ils sont une fois à l'intérieur des murs, ils mettent le feu partout, ils réduisent tout en cendres, ils égorgent et bannissent, comme on doit s'y attendre, quand l'âme est prise et réduite en esclavage. [20] Leurs machines à eux contre celui qui les écoute sont la tromperie, le mensonge, le parjure, l'insistance, l'impudence et mille autres scélératesses; mais la plus importante de toutes est la flatterie, parente ou plutôt soeur de la délation. Il n'y a pas d'homme si généreux et qui ait l'âme si bien défendue par un mur de diamant qu'il ne puisse céder aux assauts de la flatterie, surtout quand ce mur est miné et sapé dans ses fondations par la délation. [21] Voilà comment les choses se passent au dehors. A l'intérieur une foule de traîtres, complices de l'ennemi, lui tendent la main, lui ouvrent les portes et joignent tous leurs efforts aux siens pour hâter la capture de l'assiégé. A leur tête est l'amour de la nouveauté que la nature inspire à tous les hommes et qui leur fait prendre en dégoût ce qu'ils ont à peine effleuré; puis l'attraction qu'exercent les récits extraordinaires et le charme inconcevable que nous trouvons aux secrets qu'on nous dit à l'oreille, enveloppés de malignes allusions. Je connais en effet des gens qui prennent autant de plaisir à ce chatouillement des oreilles que si on les leur caressait avec des plumes. [22] Aussi quand les délateurs attaquent, soutenus par tous ces auxiliaires, on peut supposer qu'ils emportent la place de vive force, et ils n'ont pas grand peine à vaincre, puisqu'ils n'ont pas d'ennemi en face d'eux et que personne ne repousse leurs assauts, qu'au contraire celui qui écoute se livre lui-même de plein gré et que l'accusé ignore le piège qui lui est tendu. Ceux en effet qui sont en butte à la calomnie sont tués pendant leur sommeil, comme dans une ville prise pendant la nuit. [23] Mais ce qu'il y a de plus pitoyable, c'est que l'accusé, ignorant ce qui est arrivé, aborde son ami allègrement, comme un homme qui n'a rien à se reprocher, et qu'il parle et agit comme à son ordinaire, alors qu'il est environné d'embûches de toute espèce, le malheureux. Pour l'autre, s'il est tant soit peu généreux, galant homme, ami de la franchise, il fait à l'instant éclater sa colère et décharge sa bile, jusqu'à ce qu'enfin permettant à son ami de se justifier, il reconnaisse qu'il s'est irrité contre lui sans sujet. [24] Si au contraire il porte une âme lâche et basse, il reçoit son ami en lui souriant du bord des lèvres, mais il le hait, il grince des dents en secret et, comme dit le poète, « il couve sa colère dans le fond de son coeur.» Pour moi, je ne vois rien de plus injuste ni de plus vil que de nourrir sournoisement sa colère en se mordant les lèvres, que d'accroître sa haine en la renfermant en soi-même, de penser une chose au fond de son âme et d'en dire une autre et de jouer sous un masque gai et comique une tragédie pleine de tristesse et de douleurs. C'est ce qui arrive surtout quand le délateur a longtemps paru être l'ami de celui qu'il accuse et ne l'en calomnie pas moins; car alors on ne veut même plus entendre la voix des accusés ni de ceux qui prennent leur défense. On préjuge que l'accusation mérite confiance parce que les deux hommes passaient pour être amis depuis longtemps, et l'on ne réfléchit pas que parmi les meilleurs amis il s'élève souvent de nombreux motifs de haine dont le monde ne se doute pas. Quelquefois même un homme se hâte d'accuser son voisin de crimes dont il est lui-même coupable, pour essayer d'échapper ainsi lui-même à l'accusation. En général personne ne s'aventure à dénoncer un ennemi. En ce cas, en effet, on se méfie de la délation, parce que le motif en est trop visible. C'est contre ceux qui passent pour être leurs meilleurs amis que les délateurs dirigent leurs manoeuvres. Ils tiennent à faire paraître leur dévouement à celui qui les écoute en sacrifiant à son intérêt jusqu'à leurs plus chères affections. [25] Il y a des gens qui, même lorsqu'ils ont appris par la suite que leur ami a été accusé injustement auprès d'eux, n'osent plus, tant ils sont honteux de leur crédulité, les recevoir ni les regarder en face. On dirait qu'ils se croient offensés, en reconnaissant qu'on ne leur a fait aucune offense. [26] Aussi la vie humaine est affligée d'une foule de maux causés par la facilité à croire la délation sans examen. Antéia dit à son mari : «Meurs, Proïtos, ou tue Bellérophon, qui a voulu partager ma couche malgré moi. » Or c'était elle qui avait fait les avances et avait été dédaignée. Peu s'en fallut que le jeune homme ne pérît dans sa rencontre avec la Chimère et qu'il ne fût puni de sa continence et de son respect pour son hôte par les machinations d'une femme impudique. Phèdre aussi porta contre son beau-fils une accusation semblable et fit maudire par son père Hippolyte, qui n'avait rien fait, ô dieux, rien fait de criminel. [27] Oui, dira-t-on, mais il est des cas où le délateur mérite la confiance; c'est lorsqu'il a la réputation d'un homme juste en toute sa conduite et intelligent; il faut l'écouter, parce qu'il n'a jamais commis de fourberie de ce genre. Mais quoi ! y a-t-il un homme plus juste qu'Aristide? Et cependant ce juste se ligua contre Thémistocle et contribua à exciter le peuple; car il était, dit-on, secrètement piqué de l'ambition politique autant que son rival. Sans doute Aristide était juste, comparé aux autres; mais il était homme comme eux et susceptible de colère, d'amour et de haine. [28] Si l'histoire de Palamède est vraie, le plus intelligent des Grecs et le meilleur à tous égards est convaincu d'avoir par jalousie dressé des embûches pour prendre au piège un homme qui était son parent et son ami et qui avait passé la mer avec lui pour partager tous ses dangers, tellement les fautes de ce genre sont naturelles aux hommes. [29] Que dire de Socrate injustement accusé devant les Athéniens comme impie et ennemi de l'État? Que dire de Thémistocle ou de Miltiade, qui, après de si grandes victoires, furent soupçonnés de trahir la Grèce? Les exemples en effet sont innombrables et la plupart sont, je pense, déjà connus. [30] Que doit donc faire un homme sensé, lorsqu'il a des doutes sur la vertu ou la véracité d'un autre? Il doit faire, à mon avis, ce qu'Homère a indiqué dans la fable des Sirènes, où il ordonne de passer sans se laisser prendre au pernicieux plaisir d'écouter, de se boucher les oreilles et de ne pas les ouvrir toutes grandes à ceux qui sont prévenus de quelque passion, mais d'opposer la raison, comme un portier sévère, à tous les rapports qu'on nous fait, d'admettre et de laisser passer ceux qui le méritent, d'exclure et d'écarter les mauvais; car il serait ridicule de mettre des portiers dans sa maison et de laisser ouvertes ses oreilles et son esprit. [31] Lors donc qu'on vient nous faire de tels rapports, il faut examiner l'affaire en elle-même sans avoir égard ni à l'âge de celui qui parle, ni à sa conduite générale ni à l'esprit qui paraît dans ses discours; car plus il est persuasif, plus il faut apporter de soin à notre investigation. Gardons-nous donc de nous en rapporter au jugement d'autrui ou plutôt à la haine de l'accusateur et réservons-nous à nous-mêmes l'examen de la vérité; laissons au délateur sa jalousie; que notre enquête fasse paraître au jour le fond de la pensée des deux hommes, et alors nous haïrons ou nous aimerons suivant l'épreuve que nous aurons faite. Mais se prononcer sous l'émotion de la première dénonciation, ô Hèraclès, quelle témérité, quelle bassesse, quelle suprême injustice ! [32] La cause de tous ces maux c'est, comme je l'ai dit en commençant, l'ignorance et l'obscurité où se recèle le caractère de chacun de nous. Si un dieu révélait notre conduite, la délation, ne trouvant plus de place, irait s'abîmer au barathre, en voyant la vérité illuminer notre conduite.