[0] DE L'AMBRE ET DES CYGNES. [1] L'ambre, si vous en croyez la fable, provient des larmes versées par les peupliers des bords de l'Éridan, qui sont les sœurs de Phaéton, changées en arbres, à force de pleurer le malheureux jeune homme, et distillant des pleurs qui forment l'ambre. Convaincu de la vérité de ce récit des poètes, j'espérais que, si un jour je me trouvais près de l'Éridan, j'irais tendre le pan de ma robe sous l'un de ces peupliers, et que je recueillerais quelques-unes de ces larmes ambrées. [2] Il n'y a donc pas longtemps, qu'obligé d'aller dans ce pays pour un tout autre objet, je me mis à remonter l'Éridan. Mais je n'aperçus ni peupliers ni ambre, quoique attentif à bien regarder autour de moi. Les habitants du pays ne connaissaient pas même le nom de Phaéton. Je m'informe, je demande quand est-ce que nous allons arriver aux peupliers qui distillent de l'ambre. Les bateliers se mettent à rire et me prient de leur expliquer nettement ce que je veux. Je leur raconte alors la fable de Phaéton : "C'était un fils du Soleil. Devenu grand, il demande à son père la permission de conduire son char lumineux, comme il le faisait lui-même chaque jour. Le père y consent, mais le jeune homme sans expérience tombe de son siège et périt. Ses sœurs lui donnent la sépulture quelque part par là où je vous disais, à l'endroit sans doute où il est tombé, près de l'Éridan. Puis elles sont changées en peupliers, et pleurent de l'ambre sur sa tombe. [3] - Quel est donc le menteur, me disent-ils, quel est l'imposteur qui vous a raconté cela ? Nous n'avons jamais vu de cocher tomber ici de son siège, et nous n'avons pas les peupliers que vous dites. Croyez-vous, si cela était, que nous nous fatiguerions à ramer pour deux oboles et à remonter les bateaux contre le courant du fleuve, tandis qu'il ne tiendrait qu'à nous de nous enrichir en recueillant les larmes de ces peupliers ?" Ce discours me piqua au vif et je gardai le silence. Honteux d'avoir été, comme un enfant, la dupe de ma crédulité, en ajoutant foi aux mensonges des poètes qui ne se plaisent qu'à inventer les faits impossibles et extravagants. Je n'étais pas moins fâché de perdre ainsi une de mes plus chères espérances. Il me semblait qu'on m'eût arraché l'ambre des mains, moi qui déjà rêvais à combien de choses j'allais l'employer. [4] Je croyais du moins trouver en ce pays plus de vérité dans ce qu'on nous dit des cygnes, qui se rassemblent en grand nombre et chantent sur les rives du fleuve. J'interrogeai donc de nouveau mes bateliers, pendant que nous remontions encore : "Mais en quel temps, leur dis-je, les cygnes placés sur l'une et l'autre rive de ce fleuve vous font-ils entendre leur chant mélodieux ? On dit, en effet, que ces favoris d'Apollon étaient jadis des hommes habiles dans l'art de chanter, qu'ils ont été transformés en oiseaux et qu'ils chantent encore à présent, pour montrer qu'ils n'ont pas oublié la musique." [5] Mes bateliers éclatant de rire : "Ne cesserez-vous donc pas, excellent homme, me dirent-ils, de calomnier par vos mensonges notre pays et notre fleuve ? Nous qui le suivons sans cesse, et qui, depuis notre enfance, travaillons sur l'Éridan, nous voyons bien quelquefois, il est vrai, des cygnes s'abattre dans les marais, mais ils font entendre un croassement si discordant et si confus, que les corbeaux et les geais sont des Sirènes au prix. Quant à ces chanteurs agréables, dont vous parlez, nous ne les avons jamais entendus, pas même en songe, et nous nous demandons avec étonnement d'où vous sont venus tous ces contes sur notre pays." [6] Rien n'est plus facile que d'être dupe en mille circonstances, quand on croit au récit de ceux qui se plaisent à tout exagérer. J'ai donc pour moi semblable crainte. J'ai peur qu'en venant ici m'entendre pour la première fois, vous n'espériez trouver de l'ambre et des cygnes, et qu'en sortant vous ne vous moquiez de promesses indiscrètes, qui vous ont assuré que vous trouveriez ainsi de rares trésors dans mes discours. Mais, je vous l'atteste, ni vous ni personne ne m'a entendu parler de moi en termes si magnifiques, et personne ne m'entendra jamais. Vous rencontrerez assez d'autres Éridans dont les discours ne distillent pas seulement de l'ambre, mais de l'or, et dont la voix est plus mélodieuse que celle des cygnes de la fable. Mais moi, vous voyez quelle est la simplicité de mes paroles, nues, sans ornements littéraires, sans aucun chant qui les accompagne. Prenez donc garde, en concevant de moi de trop grandes espérances, de ressembler aux gens qui, voyant un objet plongé dans l'eau, s'imaginent qu'il est en effet tel qu'il leur paraît d'en haut, parce que l'image se trouve grossie par la lumière : ils le retirent et, le trouvant beaucoup plus petit, ils en éprouvent du chagrin. Je vous en avertis, versez l'eau où je plonge, considérez-moi à découvert, et ne vous attendez pas à retirer là quelque chose d'important. Autrement, ne vous en prenez qu'à vous de votre déception.