PHALARIS - SECOND DISCOURS. 1. Je ne suis pas un hôte des Agrigentins, habitants de Delphes , je n'ai jamais été reçu chez Phalaris : je n'ai aucun motif de bienveillance envers lui, ni aucun espoir d'amitié future ; mais, après avoir entendu ses envoyés et leur discours plein de justesse et de modération, après avoir considéré l'intérêt de la religion, l'utilité publique, et surtout la dignité de Delphes, je me lève pour vous exhorter à ne pas faire injure à un souverain rempli de piété, à ne point refuser une offrande qui porte déjà le nom d'Apollon, et qui doit servir à perpétuer le souvenir de trois grands faits, l'habileté de l'artiste, son invention exécrable et la juste punition qu'il a subie. 2. Il me semble qu'élever le moindre doute sur l'objet qui nous occupe, qu'agiter la question que nous ont soumise les magistrats, si nous devons accepter ou rejeter cette offrande, c'est manquer aux devoirs de la religion, ou plutôt c'est commettre une impiété excessive ; en effet, cette action est réellement un sacrilège d'autant plus criminel, qu'il y a moins d'irréligion à dérober une offrande déjà consacrée, qu'à détourner ceux qui veulent en placer une dans le temple. 3. Or, je vous prie, comme habitant de Delphes, et comme ayant ma part de sa bonne renommée, si nous la conservons, ou du bruit contraire, s'il en résulte quelqu'un des faits actuels, de ne pas fermer le temple aux hommes pieux, de ne pas déshonorer notre ville aux yeux de tous, en laissant croire qu'elle calomnie les offrandes faites au dieu et qu'elle soumet les donateurs aux suffrages d'un tribunal. Autrement, personne n'osera plus rien offrir, sachant que le dieu n'acceptera aucun présent, s'il n'a reçu l'approbation des Delphiens. 4. Cependant Apollon Pythien a déjà prononcé en faveur de la justice de cette offrande. S'il détestait Phalaris, si ce présent lui eût été odieux, il pouvait aisément le submerger dans la mer ionienne avec le vaisseau qui le portait : au contraire, il a fait régner, nous dit-on, le calme le plus favorable, durant toute la traversée, et a fait aborder l'équipage sain et sauf à Cirrha (02) 5. Rien ne prouve mieux qu'il applaudit à la piété du monarque. Il faut donc que vous portiez un suffrage conforme à celui du dieu et ajoutiez ce taureau aux autres ornements du temple ; car il serait absurde que celui qui envoie un si magnifique présent au dieu emportât du temple une sentence qui le condamne, et qu'il n'obtînt pour prix de sa piété qu'un jugement qui le déclare indigne de consacrer aucune offrande. 6. Mon adversaire, comme s'il arrivait directement d'Agrigente, parle en style tragique des meurtres, des violences, des brigandages du tyran ; il semble qu'il ait eu sous les yeux les excès qu'il décrit ; et pourtant, vous savez tous qu'il n'a jamais voyagé, ni mis le pied sur un vaisseau. Il faut, sur de pareils faits, ne croire que difficilement ceux même qui s'en disent victimes on ne sait jamais bien s'ils disent la vérité ; à plus forte raison ne devons-nous pas condamner ce que nous ne connaissons point par nous-mêmes. 7. Si du reste de telles choses se sont passées en Sicile, nous n'avons point à Delphes à nous en préoccuper, à moins qu'au lieu de prêtres nous ne prétendions être juges ; alors, quand il faudra offrir des sacrifices, servir le dieu, lui présenter les offrandes qu'on lui envoie, formons-nous en tribunal et discutons pour savoir si les tyrans qui règnent par delà la mer ionienne sont injustes ou non. 8. Laissons les autres agir comme il leur plaît : la seule chose, selon moi, qui nous soit nécessaire, c'est de connaître nos propres usages, pourquoi ils sont établis, s'ils sont encore en vigueur, quel avantage nous trouvons à les suivre. Nous habitons une contrée hérissée de précipices, nous labourons des cailloux ; il n'est pas besoin, pour le prouver, d'invoquer le témoignage d'Homère (03), vos propres yeux peuvent vous en convaincre : ainsi la terre ne nous permet d'espérer qu'une longue disette. Mais le temple, mais Apollon Pythien, et l'oracle, et les sacrifices, et les pieuses offrandes, valent pour nous les plaines de Delphes; ce sont nos revenus, nos richesses; c'est notre nourriture, à parler franchement entre nous ; et , pour le dire avec les poètes (04) : C'est un bien qui nous vient, sans soin et sans culture ; c'est un champ que le dieu laboure pour nous, et qui nous fournit non-seulement les productions des autres territoires de la Grèce, mais qui donne à Delphes tout ce que font naître la Phrygie, la Lydie, la Perse, l'Assyrie, la Phénicie, l'Italie et les contrées hyperboréennes. Après Apollon, nous sommes l'objet du culte de tous les peuples ; nous vivons au sein de l'abondance et de la prospérité ; tel a été le passé, tel est le présent ; puissions-nous ne pas voir finir cette heureuse vie ! 9. Personne ne se souvient qu'on ait jamais été aux voix pour admettre une offrande ou qu'on ait empêché quelqu'un de faire un sacrifice; et c'est, je pense, grâce à cet usage, que notre temple est arrivé au faite de la renommée et au comble de la richesse. Il ne faut donc pas invoquer aujourd'hui, ni modifier en rien les lois anciennes ; il ne faut pas nous mettre à juger scrupuleusement les dons, nous enquérir de la provenance de ce qu'on nous envoie, nous demander d'où viennent les offrandes, qui les adresse, quelle en est la nature. Notre ministère est de les recevoir sans difficulté et de les consacrer, en servant tout à la fois et le dieu et la piété des donateurs. 10. Il me semble, habitants de Delphes, que le plus sage parti à prendre dans cette circonstance, c'est de considérer, avant tout, le nombre et l'importance des objets sur lesquels vous avez à délibérer. Il s'agit d'abord du dieu, du temple, des sacrifices, des offrandes, des usages antiques, des vieilles coutumes, de la gloire de notre sanctuaire ; viennent ensuite les intérêts de cette ville, ceux de notre communauté, ceux de chacun des habitants de Delphes ; enfin, et par-dessus tout, la gloire ou l'opprobre dont vous allez vous couvrir aux yeux des hommes. Je ne crois pas que vous puissiez trouver rien de plus important, si vous écoutez la raison, rien de plus essentiel. 11. Voici donc sur quoi nous avons à délibérer. Ce n'est point d'un tyran nommé Phalaris, ni de ce taureau, ni de cette masse d'airain qu'il s'agit, mais de tous les rois, de tous les souverains qui vénèrent notre temple, de l'or, de l'argent, et des autres offrandes précieuses qu'on y dépose chaque jour en l'honneur du dieu ; nous devons, en effet, faire passer le dieu avant toute autre considération. 12. Pour quelle raison cesserions-nous donc de nous conduire à l'égard des offrandes comme on l'a toujours fait depuis les temps les plus reculés ? Qu'avons-nous à reprocher à nos vieux usages, pour en introduire de nouveaux ? Et ce qui ne s'est jamais pratiqué depuis que nous habitons cette ville , qu'Apollon Pythien rend des oracles, que le trépied parle aux mortels, que la prêtresse est inspirée, pourquoi voulons-nous l'établir aujourd'hui ? Pourquoi citer à un tribunal , soumettre à une enquête ceux qui apportent leurs dons ? Vous voyez pourtant comment cette ancienne coutume, cette liberté, cette licence accordée à tous a rempli votre temple de biens immenses , tous s'empressant d'y offrir leurs présents , quelques-uns même excédant leurs facultés pour enrichir le dieu. 13. Si vous vous érigez en juges, en inquisiteurs des offrandes, je crains que bientôt nous ne manquions de matière à nos enquêtes : personne ne consentira jamais à comparaître comme un coupable, à se laisser juger après les frais et les dépenses qu'il aura faites, et à s'exposer à perdre la vie. Car comment vivre, après avoir été déclaré indigne de consacrer une offrande ?