[7,0] SATIRE VII : Misère des gens de lettres. 1-21. Les chances et l'avenir du savoir ne sont plus qu'en César. Lui seul en ces tristes temps a donné un regard aux Muses mélancoliques, tandis que des poètes déjà connus, déjà célèbres, essayaient de monter un petit établissement de bains à Gabies ou d'ouvrir des fours de boulanger à Rome, que d'autres n'avaient ni honte ni dégoût à se faire crieurs publics et qu'enfin la faim ayant chassé Clio des vallées désertes d'Aganippe, la faisait intriguer dans l'atrium des patrons. Si les ombrages chers aux Piérides ne vous réservent pas un quart d'as, prenez le titre et le régime de Machéra et, comme lui, mettez à l'enchère vases, trépieds, armoires, coffres, l'Alcithéon de Paccius, la Thébaïde et le Térée de Faustus. Cela vaut mieux que d'aller dire en justice : "J'ai vu", quand on n'a rien vu. Il faut laisser cette imposture aux chevaliers que l'Asie, la Cappadoce, la Bithynie, la Galatie nous envoient les pieds nus. Mais aucun homme d'étude n'aura plus désormais à se livrer à une tâche indigne, aucun de ceux qui tissent une harmonie verbale sur des mètres sonores et qui ont mâché le laurier. Courage, ô jeunesse ! tu as sur toi l'oeil du prince, il t'encourage, il cherche une occasion pour sa bienveillance. 22-35. Si tu crois avoir une autre espérance, Télésinus, et que tu couvres pour cela tes feuilles de parchemin safran, procure-toi tout de suite des fagots et fais sacrifice de tes productions à l'époux de Vénus, ou bien roule ces opuscules dans un tiroir pour y être rongés des mites. Brise ta plume, malheureux, efface les combats nés de tes veilles, toi qui composes dans ta mansarde des poèmes sublimes pour te faire digne du lierre et d'un maigre buste. Pas d'autre espoir. Les riches avares ne savent plus donner que leur admiration, donner leurs louanges, ils sont devant les hommes de talent comme des enfants devant l'oiseau de Junon. Et cependant le temps fuit, emportant les années où nous sommes aptes à la rame, au casque, au hoyau. Alors le dégoût saisit l'âme, alors l'horreur de soi-même et de Terpsichore s'empare de la vieillesse éloquente mais sans ressources. 36-53. Apprends maintenant de bons tours. Il ne veut pas être généreux, le protecteur à qui tu fais ta cour et pour qui tu désertes le temple des Muses et d'Apollon ; et dans ce but, lui-même fait des vers, prétendant ne le céder qu'à Homère, parce qu'Homère a mille ans. Si tu es sensible aux douceurs de la renommée et que tu veuilles faire une lecture publique, tu obtiendras de lui une salle mal tenue. Il te fera préparer cette maison depuis longtemps verrouillée dont les portes s'ouvrent comme celles d'une ville inquiète. Il ira jusqu'à te prêter des affranchis qui s'assiéront au bout des rangées, et ses clients feront une claque puissante ; mais il n'y aura personne pour payer les frais de banquettes, des gradins dont on a loué les chevrons, des chaises de l'orchestre qu'il faut remporter à la fin de la séance. Nous demeurons tout de même dans la carrière, nous traçons notre sillon dans une pauvre terre ingrate, nous labourons la grève et notre charrue est inféconde. [7,50] On veut en vain se libérer : les liens de l'habitude et de l'ambition sont solides, la manie d'écrire qui possède tant de gens est incurable, le coeur vieillit avec son mal. 54-97. Mais le grand poète, celui qui marche hors des chemins battus, qui ne fait rien que d'original, qui ne veut pas frapper ses vers d'un coin qui ne soit nouveau, ce poète tel que je n'en ai point à montrer, mais que je conçois, n'est grand poète que parce qu'il a une âme sans angoisse et libre d'amertume, que parce qu'il aime les forêts et peut à loisir boire aux sources des Aonides. Chanter sous l'antre des Piérides, toucher le Thyrse, cela est impossible à la triste pauvreté, parce qu'elle manque de quelques as dont le corps a besoin jour et nuit : Horace a bien dîné quand il crie " Évohé ! " Quel sera le sort du génie, si vos coeurs n'ont pas la poésie pour seul tourment, eux qui pris de l'ivresse que leur versent les maîtres de Cyrra et de Nisa, sont incapables de se partager pour un double souci ? Il faut un grand esprit, il faut aussi n'avoir pas la hantise d'une couverture à acheter, pour se représenter les chars, les chevaux, le front des dieux, l'Erynnie qui bouleverse le Rutule. Qu'on prive Virgile de son petit esclave et de son modeste asile ; la Furie aura perdu les serpents de sa chevelure, la trompette infernale ne gémira plus. Et nous exigeons que Rubrenus Lappa ne reste pas inférieur au cothurne antique, lui qui pour écrire son Atrée doit mettre en gage sa vaisselle et son manteau ? Numitor, l'infortuné, n'a rien à envoyer à un ami ; mais il a de quoi faire des cadeaux à Quintilla, il n'a même pas manqué d'acheter un lion apprivoisé qui engloutira quels quartiers de viande ! Il est clair, n'est-ce pas, qu'une bête revient à peu de chose et que l'estomac des poètes a de plus grandes capacités. Satisfait de sa gloire, que Lucain se repose dans ses jardins ornés de marbre ; mais Serranus, mais le pauvre Saléius, quel bien leur est la gloire, s'ils n'ont que ce bien-là ? Rome court à la voix charmeuse de Stace, à ce poème de la Thébaïde que nous aimons ; c'est une joie dans la ville, quand il a fixé le jour de récitation : tellement son charme capte les coeurs, tellement il donne de plaisir à la foule ; mais une fois que ses vers ont fait crouler les gradins, la faim le prendra, s'il ne vend à Pâris la primeur de son Agavé ! C'est ce Pâris qui dispense les moyens d'avoir l'honneur de servir à l'armée, c'est lui qui passe au doigt des poètes l'anneau d'or des tribuns de six mois. Ce que les grands ne donnent pas, c'est un histrion qui le donnera. Tu fais ta cour aux Camérini, à Baréa, dans les vastes vestibules des nobles ? Mais les préfets, c'est une Pélopée qui les fait ; les tribuns, c'est une Philomèle. Et ma foi, n'insultons pas au poète que les tréteaux font vivre ; qui donc aujourd'hui serait ton Mécène, qui serait ton Proculéius ou ton Fabius ? Peut-il y avoir un second Cotta, un autre Lentulus ? En ces temps, le génie était payé à son prix, ce n'était pas en vain alors que beaucoup pâlissaient sur leur ouvrage et s'abstenaient de vin pendant tout décembre. 98-104. Votre labeur, historiens, est-il plus fécond ? Vous consommez plus de temps et plus d'huile. [7,100] Sans mesure vous allez jusqu'à la millième page, vous vous ruinez en papyrus. L'étendue de la matière le veut, ainsi que la loi du genre. Mais qu'y gagnez-vous ? Quel riche donnera d'un historien autant qu'à celui qui lui lit les nouvelles ? 105-138. " Race fainéante, dit-on, qui ne se plaît qu'au lit et à l'ombre. " - Voyons donc ce que rapportent aux avocats leurs services et les liasses de papier qu'ils traînent derrière eux. Ils parlent haut, mais surtout quand un créancier les écoute ou que se rappelle à eux quelqu'autre plus exigeant dont la créance figure sur un grand livre de comptes. Alors ils tirent des profondeurs de leur poumon d'énergiques mensonges en bavant sur leur menton. Veut-on connaître leurs gains réels ? Qu'on mette d'un côté l'avoir de cent avocats, d'un autre celui du seul Lacerta, le jockey à la casaque rouge. Les juges ont pris place ; tu te lèves tout pâle, Ajax, le président est un bouvier et l'affaire à plaider est un mauvais cas d'affranchissement. Romps-toi la poitrine, malheureux ; et quand tu seras à bout de force, tu auras la gloire des palmes verdoyantes dans ton escalier. Mais le salaire de ta voix ? Un jambon desséché, un plat de thon, ou de vieux oignons, pitance d'un mois pour des esclaves maures, ou encore du vin passé par le Tibre, cinq pauvres cruches de vin. Si tu as plaidé quatre causes et qu'il te tombe un denier d'or, il y a à en déduire la part convenue des experts. Émilius recevra les honoraires maxima ; nous avons cependant plaidé mieux que lui. Mais lui, il a dans son entrée un char d'airain, un attelage de quatre chevaux fringants, sa propre statue sur un ardent cheval de bataille d'où il calcule en clignant de l'oeil le lancement d'un javelot : l'effigie ne respire que combats. Voilà ce qui ruine Pedo et met Matho en faillite. C'est le sort qui attend Tongillus, lequel se rend aux bains avec sa grande corne de rhinocéros et y gêne tout le monde de son cortège crotté ; puis il fait plier ses jeunes porteurs Mèdes sous le poids de sa longue litière à travers tout le Forum, comme s'il avait à acheter des esclaves, de l'argenterie, des vases myrrhins, des maisons de campagne ; c'est sa pourpre tyrienne qui lui tient lieu de caution. Tout cela lui est utile ; la pourpre fait monter ses prix, son costume couleur d'améthyste aussi. Il a intérêt à arborer ce luxe tapageur et à mener plus grand train qu'il ne peut ; mais la prodigalité de Rome n'a pas de bornes. 139-149. Nous fierons-nous aux qualités de l'orateur ? A Cicéron personne aujourd'hui ne donnerait deux cents sesterces, à moins qu'à ses doigts une énorme bague ne jette ses feux. La première chose dont s'occupe un plaideur, c'est de savoir si tu as sept esclaves, dix clients, une litière derrière toi, des clients à tes pieds. Aussi Paulus plaidait-il avec une sardoine qu'il avait louée, il pouvait donc faire payer ses plaidoiries plus cher que Gallus et que Basile. Rare, sous une mince guenille, est l'éloquence. Serait-il possible à Basile d'afficher une mère éplorée ? Qui alors supporterait son grand art ? Que la Gaule te serve de refuge ou plutôt l'Afrique, nourrice des avocats, si tu as la prétention de fixer toi-même le prix de ta langue. [7,150] 150-214. Tu enseignes la déclamation ? Ta poitrine, Vettius, est donc d'airain, pour pouvoir tenir dans cette classe surpeuplée qui exécute les tyrans ? Car tout ce que les élèves ont lu assis, ils vont le rabâcher debout, en récitant toujours les mêmes choses dans les mêmes mots. Ce chou indéfiniment resservi tue les malheureux professeurs. Le style qu'exige telle ou telle cause, le genre auquel elle appartient, l'argument fondamental, la prévision des attaques adverses, voilà ce qu'ils veulent tous savoir. Faut-il payer ? Plus personne. - " Tu réclames salaire ? qu'ai-je donc appris ? " - " C'est la faute de mon enseignement, sans aucun doute, si rien ne bat sous la mamelle gauche de ce jeune imbécile, qui chaque jour me rompt la tête avec son terrible Annibal, quel que soit le sujet de la délibération : marchera-t-il sur Rome après la victoire de Cannes, ou bien, rendu prudent par les pluies et la foudre, va-t-il ramener en arrière ses troupes battues par l'orage ? Fais ton prix et je paie immédiatement ; que donnerais-je pour que le père de l'enfant ait la patience de l'entendre autant de fois que moi ! " C'est le cri unanime de six rhéteurs, de cent rhéteurs ; et il leur faut donc en venir à des plaidoiries réelles : plus de ravisseurs, de poison, de mari ingrat et détestable, de drogué qui rend la vue aux vieillards aveugles. Il renoncera donc de lui-même à la rude carrière, si ces conseils ont du poids, celui qui des portiques de la rhétorique descend aux luttes du Forum pour ne pas perdre la maigre somme, le prix d'une ration de blé au rabais : car c'est là son plus haut salaire. Vois ce que gagne à instruire les enfants des riches Chrysogone ou Pollion, et tu déchireras ton manuel de Théodore. On se paie des installations de bains à six cent mille sesterces, à plus encore un portique pour se faire promener par temps de pluie ; voudrais-tu que le maître attendît le beau temps et exposât ses chevaux à la boue fraîche ? Ici, à la bonne heure ! la mule pimpante gardera son sabot sans tache. D'autre part, il faut une salle à manger soutenue par une longue colonnade en marbre de Numidie, exposée aux rayons du soleil d'hiver. Ce n'est pas tout : on prendra encore un maître d'hôtel habile ordonnateur de la table, et un cuisinier qui soit un artiste. Parmi tant de prodigalités, il y aura deux mille sesterces, - et c'est beaucoup, - pour Quintilien. Ce qui coûtera le moins cher à ce père, ce sera son fils. - " Mais d'où sont venus à Quintilien tous ses domaines ? " Cette destinée-là est miracle, passons. Est-on né chanceux ? On a beauté, courage, sagesse, noblesse, générosité ; on porte l'insigne sénatorial à sa noire chaussure ; l'homme heureux est grand orateur ou lance le javelot à la perfection ; et même avec une voix enrouée, il est grand chanteur. Ce qui importe, c'est l'étoile sous laquelle on pousse les premiers vagissements en sortant tout rouge du ventre de sa mère. Si la Fortune le veut, de rhéteur tu deviens consul ; si elle le veut encore, tu peux de consul devenir rhéteur. Que prouve un Ventidius, un Tullius ? [7,200] est-ce autre chose que l'influence de l'étoile et la mystérieuse puissance du destin ? Les destinées donnent des trônes aux esclaves, le triomphe à des captifs. Mais l'homme né avec la chance est plus rare qu'un corbeau blanc. Beaucoup donc n'ont trouvé que souci dans leur chaire vaine et stérile ; la fin de Lisimaque en est la preuve, celle aussi de Secondus Carrinate ; tu as vu ce dernier dans l'indigence, ô Athènes, et tu n'as su lui donner que la froide ciguë. Dieux, que la terre soit légère aux ombres de nos aïeux ; que leur urne ne cesse de dégager le parfum du safran et comme un éternel printemps, car ils entendaient que le maître de leurs enfants fût respecté comme un père. Achille déjà jeune homme, chantant dans ses montagnes natales, craignait encore les verges et ne se serait pas risqué à rire de la queue de son maître le centaure, qui lui enseignait la cithare ; tandis que les élèves d'aujourd'hui font leur souffre-douleurs de Rufus et de bien d'autres, de ce Rufus qu'ils appelèrent tant de fois le Cicéron Allobroge. 215-243. Qui donc verse à Celadus et au savant Palémon la valeur de leurs travaux de grammaire ? Encore, sur ce pauvre salaire, plus pauvre que celui du rhéteur, le pion stupide prélève sa part et l'économe la sienne. Souffre ces rabais, tout comme l'homme qui brocante les nattes d'hiver et les couvertures de temps de neige. Et encore félicite-toi de n'avoir pas perdu ton travail commencé en pleine nuit, à une heure où il n'y aurait rien à tirer du forgeron ni du cardeur de laine : tu n'auras pas respiré pour rien l'odeur d'autant de lampes qu'il y a d'enfants dans ta classe, avec leur Horace défraîchi et leur Virgile sali. Et ce n'est pas souvent que les honoraires se touchent sans une enquête du tribun ! Avec cela, vous êtes, parents, bien exigeants ; il faut que le maître soit ferré sur les règles de grammaire, qu'il n'ignore rien de l'histoire, qu'il possède les auteurs sur le bout du doigt et que par exemple il soit capable de soutenir une colle quand il se rend aux thermes ou aux bains d'Apollon, qu'il puisse nommer la nourrice d'Anchise ou la belle-mère d'Anchemolus avec son lieu de naissance, dire combien d'années vécut Alceste et combien il donna d'outres de vin de Sicile en cadeau aux Phrygiens. Allons, exigez qu'il façonne les caractères encore malléables de vos enfants, comme le pouce du modeleur fait pour un visage dans de la cire ; exigez que ce sculpteur soit aussi un père et qu'il empêche les jeux déshonnêtes, les licences réciproques. - " Ce n'est pas rien de surveiller les mains de tant d'enfants et leurs yeux contractés." Ah, répond-on, c'est ton affaire ; et au bout de l'année, reçois autant d'or que le peuple en réclame pour le vainqueur d'un seul combat dans le cirque. "