[39,0] LIVRE XXXIX. [39,1] I. Après qu’Antiochus eut péri chez les Parthes avec son armée, son frère Demetrius, délivré de sa captivité, et rétabli sur le trône, voyant la Syrie pleurer son armée entière détruite, osa, comme si le succès eût couronné les guerres entreprises par son frère et par lui contre les Parthes, et qui avaient coûté la vie à l'un, et la liberté à l'autre, projeter une invasion en Égypte. Cléopâtre, sa belle-mère, lui promettait le sceptre d'Égypte pour prix du secours qu'elle lui demandait contre son frère. Mais tandis qu'il médite des conquêtes, il se voit, selon l'usage, dépouillé de son royaume par le soulèvement de la Syrie. Antioche la première, sous les ordres de Tryphon, indignée de l'orgueil du roi, que le commerce des Parthes, peuple hautain et cruel, avait rendu intolérable, se soulève contre Demetrius absent. Apamée et les autres villes suivirent bientôt cet exemple. En même temps, Ptolémée, roi d'Égypte, qu'il avait attaqué, apprenant que sa soeur Cléopâtre s'était embarquée avec les trésors de l'Égypte pour chercher un asile en Syrie près de sa fille et de son gendre, fait partir un jeune Egyptien, fils d’un commerçant nommé Protarque, pour s'emparer du trône de Syrie. Il fit répandre le bruit qu'adopté par Antiochus, ce jeune homme était entré dans la famille royale. Les Syriens, décidés à ne repousser aucun roi, pour se soustraire à la tyrannie de Demetrius, donnent le nom d'Alexandre à ce jeune homme, et l'Égypte lui fournit de puissants secours. Cependant le corps d'Antiochus, tué par le roi des Parthes, fut apporté en Syrie dans un cercueil d'argent, pour recevoir la sépulture. Les cités l'accueillirent avec des marques de tendresse qu'Alexandre imita, pour donner crédit à son histoire ; cette feinte douleur lui concilia au plus haut degré l’amour du peuple, à qui ses larmes parurent sincères. Vaincu par Alexandre, entouré de mille dangers, Demetrius se voit même abandonné de ses enfants et de sa femme. Délaissé avec quelques esclaves, il se rendit à Tyr pour trouver dans le temple un refuge ; mais le gouverneur de la ville le fit tuer au sortir du vaisseau. Seleucus, l'un de ses fils, s'étant saisi de la couronne sans l'autorisation de sa mère, fut massacré par celle-ci ; l'autre, que la longueur de son nez fit surnommer Grypus, est élevé au trône par cette princesse, qui voulait gouverner souverainement sous son nom. [39,2] II. Mais Alexandre, maître du royaume de Syrie, et enorgueilli de sa fortune, poussa l'audace et la fierté jusqu'à dédaigner ce Ptolémée qui l'avait fait roi. Aussi Ptolémée, réconcilié avec sa soeur, s'occupe de reverser une puissance que lui-même avait élevée, en haine de Demetrius. Il envoie donc à Grypus de grands secours et sa fille Tryphène pour épouse, afin que le double titre de son compagnon d'armes et de son parent portât les peuples à le mieux soutenir. Cet espoir ne fut pas trompé. Quand on vit Grypus appuyé des forces de l'Egypte, on se détacha peu à peu d'Alexandre. Les deux rois en viennent aux mains ; Alexandre vaincu fuit à Antioche, et là, manquant d'argent, et ne pouvant solder ses troupes, il fait enlever du temple de Jupiter une statue d'or massif qui représentait la Victoire ; et, joignant la raillerie au sacrilège, il dit que Jupiter lui a prêté la victoire. Peu de jours après, ayant secrètement donné l'ordre d'enlever la statue même de Jupiter qui était d'or et d'un poids énorme, surpris dans ce sacrilège, forcé de fuir devant la multitude, battu d'une violente tempête, et abandonné des siens, il est pris par des voleurs, et conduit devant Grypus, qui le fait tuer. Grypus, remonté ainsi sur le trône de ses aïeux, et délivré de périls étrangers, se vit en butte aux pièges de sa mère. Cette femme, avide de pouvoir, qui avait trahi son époux et massacré l'un de ses fils, voyant avec douleur la victoire de l'autre affaiblir son autorité, lui présente, à son retour d'un exercice militaire, un breuvage empoisonné. Averti de ses desseins, Grypus la prie de boire elle-même, comme s'il eût voulu rivaliser de tendresse avec elle. Elle s'y refuse, il insiste. Enfin, il fait paraître un témoin qui atteste le forfait, et lui déclare que le seul moyen de se justifier est de boire elle-même la coupe qu'elle vient d'offrir à son fils : le crime de la reine retombe donc sur elle ; elle meurt par le poison qu'elle avait préparé pour un autre. Ainsi affermi sur le trône, Grypus, pendant huit années, y jouit d'un repos que partagea la Syrie. Il trouve plus tard un rival dans son frère Cyzicène, né de la même mère, mais fils d'Antiochus, son oncle paternel. Grypus avait essayé de s'en défaire par le poison ; mais il ne fit par là que le décider plus vite à lui disputer la couronne à main armée. [39,3] III. Tandis que la Syrie était le théâtre de ces discordes et de ces parricides, Ptolémée, roi d'Égypte, mourut, laissant sa couronne à sa femme et à celui de ses deux fils qu'elle choisirait, comme si l'Égypte eût pu être plus tranquille que la Syrie, lorsque la mère, en se déclarant pour l'un de ses fils, aurait soulevé la haine de l'autre. Elle penchait pour le cadet ; le peuple la força de nommer l'aîné. Mais elle lui ravit sa femme avant de lui donner le sceptre ; et l'obligeant de répudier Cléopâtre, sa soeur, qu'il chérissait, elle lui fait épouser Séléné, sa seconde soeur : mère injuste envers ses filles, elle enlève ainsi à l'une le mari qu'elle donne à l'autre. Cléopâtre, attribuant son divorce à sa mère plus qu'à son époux, va en Syrie épouser Cizycène ; et, pour ne pas lui apporter le simple titre d'épouse, elle lui livre, comme une dot, l'armée de Chypre, qu'elle avait débauchée. Cyzicène, assez fort pour lutter centre son père, livre bataille ; il est vaincu, et s'enfuit à Antioche. Grypus vint assiéger cette ville, où était renfermée Cléopâtre, femme de Gyzicène. Dès qu'il s'en fut rendu maître, Tryphène, son épouse, n'eut rien de plus pressé que de faire chercher sa soeur Cléopâtre, non pour adoucir sa captivité, mais pour l'empêcher d'en éviter les rigueurs : elle voulait la punir d'avoir lutté contre elle en envahissant son royaume, et de s'être déclarée son ennemie en épousant l'ennemi de sa soeur. Elle l'accusait d'avoir amené des armées étrangères pour allumer la guerre entre des frères, et d'être venue, répudiée par son frère, se marier hors de l'Égypte contre la volonté de sa mère. Grypus, au contraire, la suppliait de ne pas le forcer à se souiller d'un tel crime ; il disait que dans tant de guerres étrangères ou domestiques, aucun de ses ancêtres n'avait, après la victoire, sévi contre les femmes, que leur sexe devait soustraire, et aux périls des combats, et à la cruauté des vainqueurs ; mais que Cléopâtre avait pour elle, outre le droit des gens, les liens d'une étroite parenté ; elle était soeur germaine de celle qui la poursuivait avec tant d'ardeur, sa parente à lui-même, et tante maternelle de leurs enfants communs. A ces liens du sang il ajoutait la sainteté du temple, où s'était réfugiée Cléopâtre ; il devait, disait-il, d'autant plus de respect aux dieux, qu'il tenait sa victoire de leur faveur ; enfin la mort de Cléopâtre n'affaiblirait pas Cyzicène, et avec elle, il n'en serait pas plus puissant. Mais les refus de Grypus ne firent qu'animer en sa femme l'opiniâtreté de son sexe : elle les attribue moins à la pitié qu'à l'amour, et appelant elle-même des soldats, leur donne l'ordre d'aller égorger sa soeur. Ceux-ci entrent dans le temple, et ne pouvant l'arracher de l'autel, coupent ses mains attachées à la statue de la déesse. Cléopâtre expira en maudissant les parricides, et confiant aux dieux le soin de sa vengeance. Bientôt se livre une seconde bataille ; Cyzicène vainqueur prit Tryphène, qui avait versé le sang de sa soeur, et l'immola aux mânes de son épouse. [39,4] IV. En Égypte, Cléopâtre ne pouvant souffrir que Ptolémée son fils partageât l'empire avec elle, soulève le peuple contre lui ; et lui ayant ravi Séléné sa femme, par une cruauté d'autant plus révoltante, qu'il en avait déjà deux fils, elle l'oblige à s'exiler, fait venir son plus jeune fils Alexandre, et le crée roi à la place de son frère. Non contente d'avoir détrôné son fils, elle le poursuit encore à Chypre, lieu de son exil ; il s'éloigne et elle fait périr le chef de sa propre armée, pour avoir laissé le prince s'échapper vivant de ses mains, quoique Ptolémée eût quitté l'île, non parce qu'il se sentait trop faible, mais pour éviter la honte de combattre contre sa mère. Cependant, effrayé des cruautés de Cléopâtre, Alexandre la quitte à son tour, et préfère aux périls du trône une vie tranquille et sûre. Craignant que Gyzicène n'aidât Ptolémée, son fils aîné, à reconquérir l'Égypte, elle envoie à Grypus de grands secours, et Séléné, sa fille, pour épouser en lui l'ennemi de son premier mari. Elle députe aussi à Alexandre, pour le rappeler dans ses états. Mais ce prince, dont elle tramait en secret la perte, la prévint et la fit périr : ce fut donc un parricide et non la nature qui mit fin à la vie de cette reine, bien digne des horreurs d'une telle mort, elle qui avait chassé sa mère du lit nuptial, rendu ses deux filles veuves en leur faisant épouser tour à tour les deux frères, détrôné et combattu l'un de ses fils, et attenté aux jours de l'autre dont elle avait ravi le sceptre. [39,5] V. Au reste, le forfait d'Alexandre ne resta pas impuni ; dès qu'on apprit que la mère était morte sous les coups du fils, le peuple accourut au palais et l'exila. Ptolémée est rappelé et rétabli sur son trône, parce qu'il n'avait voulu ni combattre contre sa mère, ni ravir par force à son frère un trône qu'il avait possédé le premier. Cependant un de ses frères, né d'une courtisane, et à qui son père avait lassé par testament le royaume de Cyrène, mourut, instituant pour héritier le peuple romain. Déjà la puissance de Rome, que l’Italie ne contenait plus, commençait à s'étendre vers l'Orient. Cette portion de la Libye devint donc province romaine ; il en fut bientôt de même de la Crète et de la Cilicie, conquises dans la guerre des pirates. Ainsi resserrés par le voisinage des Romains, les rois de Syrie et d'Égypte, accoutumés à s'étendre aux dépens de leurs voisins, et voyant leurs invasions arrêtées, tournèrent leurs armes l'un contre l'autre, et s'épuisant dans des guerres sans relâche, ils devinrent le mépris de leurs voisins et la proie des Arabes, peuple jusque-là sans force. Leur chef Erotimus, appuyé de ses sept cents fils, qu'il avait eus de ses concubines, divisa ses forces en plusieurs corps, infesta tour-à-tour l'Égypte et la Syrie, et, grâce à l'épuisement de ses voisins, illustra le nom des Arabes.