[23,0] LIVRE XXIII - Histoire d'Agathocle (suite). [23,1] I . AGATHOCLE, roi de Sicile, ayant fait la paix avec les Carthaginois, soumit quelques-unes des villes qui, par confiance en leurs forces, avaient quitté son parti. Puis, se trouvant à l'étroit dans une île dont il n'avait pu d'abord espérer même en partie l'empire, il passe en Italie, à l'exemple de Denys qui y avait subjugué plusieurs peuples. Ses premiers ennemis furent les Brutiens, fameux alors par leur courage, par leurs richesses, et toujours disposés à insulter leurs voisins. Ils avaient chassé de l'Italie plusieurs nations d'origine grecque, vaincu les Lucaniens, fondateurs de leur nation, et fait avec eux la paix à titre d'égaux ; leur audace ne respectait pas même ceux à qui ils devaient leur origine. Les Lucaniens élevaient leurs enfants selon les lois de Lacédémone. Dès l'âge le plus tendre, ils les laissaient dans les bois, parmi les pasteurs, sans esclaves pour les servir, sans vêtements pour se couvrir ou se coucher : ils les accoutumaient de bonne heure, loin du séjour et de l'aspect des villes, à une vie dure et frugale. Ils ne vivaient que de leur chasse, n'avaient pour boisson que du lait ou l'eau des fontaines. Ils se préparaient ainsi aux fatigues de la guerre. Cinquante d'entre eux, accoutumés à piller sur les terres voisines, virent bientôt grossir leur nombre : avides de butin et enhardis par leurs forces nouvelles, ils désolèrent des contrées entières. Denys, tyran de Sicile, las des plaintes de ses alliés, envoya, pour les contenir, un corps de six cents Africains ; mais une femme nommée Brutia donna l'accès de leur citadelle aux bandits, qui fondèrent une ville dans ce lieu, où les bergers voisins accoururent de tous côtés, attirés par le bruit d'un nouvel établissement : du nom de cette femme, ils s'appelèrent Brutiens. Leur première guerre fut contre les Lucaniens, auteurs de leur origine. Fiers de leurs victoires, et d'un traité conclu à droits égaux avec l'ennemi, ils soumirent les autres voisins, et, par leurs rapides progrès, devinrent redoutables aux rois eux-mêmes. Alexandre, roi d'Épire, venu en Italie avec une puissante armée, pour secourir les villes grecques, fut défait par eux et périt avec toutes ses forces. Enorgueillis de tant de succès, ils furent longtemps l'effroi des nations voisines. Enfin Agathocle, dont elles implorèrent l'appui, passa de Sicile en Italie, espérant étendre son empire. [23,2] II. Épouvantés au bruit de son approche, ils envoient des députés pour lui demander son alliance ; Agathocle les invite à sa table pour leur cacher le départ de son armée, remet leur audience au lendemain, et les trompe en s'embarquant. Mais il ne profita pas de sa ruse. Peu de jours après, une maladie cruelle l'oblige à retourner en Sicile. Le mal frappe à la fois tout son corps ; un venin mortel pénètre dans les nerfs ; d'affreuses convulsions agitent et déchirent ses membres. On désespère de sa vie ; et, comme s'il était déjà mort, son fils et son petit-fils se disputent, à main armée, l’hérédité de son trône : son fils périt, et son petit-fils se fait roi. Agathocle, sentant s'accroître chaque jour, et s'augmenter l'un par l'autre, et son chagrin et son mal, réduit au désespoir, fait embarquer sa femme Texena, les deux jeunes enfants qu'il avait eus d'elle, tous ses trésors, ses esclaves, et ses ornements royaux, dont la richesse ne fut jamais égalée par la magnificence d'aucun roi. Il les envoie en Égypte, dans la patrie de son épouse, redoutant pour sa famille les cruautés de l'usurpateur de son trône. Texena resta longtemps avant de s'arracher de son lit de mort ; elle craignait d'imiter, par son départ, le parricide du petit-fils d'Agathocle, et de paraître aussi coupable en quittant un époux, que celui-ci l'était en détrônant un aïeul. "Son l’hymen l'avait associée, disait-elle, non seulement aux grandeurs, mais à toutes les fortunes d'Agathocle ; et elle achèterait sans peine, au prix de sa vie, te droit de recueillir les derniers soupirs de son époux, de lui rendre avec fidélité, avec amour, ces derniers et tristes devoirs que nul ne remplirait après son départ." Ses enfants ; poussant des cris plaintifs, embarrassaient le père qu'ils allaient quitter ; elle-même couvrait de ses baisers l'époux qu'elle ne devait plus revoir. Les larmes du vieux roi n’étaient pas moins attendrissantes : ceux-là pleuraient la mort d'un père ; celui-ci, l’exil de ses fils ; les uns, la solitude où leur départ laissait ce vieillard expirant ; l'autre, l'indigence de ses enfants nés avec l'espoir d'une couronne. Les témoins de cette scène déchirante faisaient retentir le palais de leurs cris ; enfin, l'instant du départ vint mettre un terme à ces larmes, et la mort du roi suivit de près l'éloignement de sa famille. Cependant les Carthaginois, instruits de ce qui se passait en Sicile, et jugeant l'occasion favorable pour soumettre l'île à leur domination, y passent avec de grandes forces, et s'emparent de plusieurs villes. [23,3] III. Pyrrhus, à cette époque, faisait la guerre aux Romains : appelé, comme je l'ai dit, au secours des Siciliens, il vint à Syracuse, soumit plusieurs villes, et au titre de roi d'Épire joignit celui de roi de Sicile. Dans la joie de ce succès, il destine à Helenus, l'un de ses fils, l'empire de la Sicile, comme une couronne héréditaire (car Helenus était né d'une fille d'Agathocle), et réserve l'Italie pour Alexandre. Il vainquit ensuite les Carthaginois dans plusieurs batailles ; mais bientôt ses alliés d'Italie lui envoient des députés, et déclarent "qu'incapables de résister aux Romains, ils seront obligés de se soumettre, s'il ne vient les protéger. " Ainsi menacé d'un double péril, sans savoir quel parti prendre, ou de quel côté porter ses premiers secours, il flottait incertain entre l'un et l'autre. Pressé d'un côté far les Romains, de l'autre par les Carthaginois, il croyait ne pouvoir sans danger refuser à l'Italie l’appui de ses troupes ; mais il voyait plus de péril encore à tirer son armée de la Sicile : il craignait de perdre les uns, en ne les défendant point ; les autres, en les abandonnant. Dans ce conflit de dangers, il jugea que le plus sûr était de combattre en Sicile avec toutes ses forces, et, après la défaite des Carthaginois, de conduire en Italie son armée victorieuse. Il livre donc et gagne une bataille ; mais, en quittant la Sicile, il sembla fuir et s'avouer vaincu ; ses alliés l'abandonnent, et il perd cette province aussi rapidement qu'il l'avait conquise, il échoue de même en Italie et retourne en Épire. Son destin fut un grand exemple des faveurs et des retours du sort. Naguère favori de la fortune, il voyait le succès surpasser ses désirs, et l'empire de la Sicile se joindre à celui de l’Italie et à tant de victoires sur les Romains. Maintenant, comme si elle eût voulu signaler par ses rigueurs l'inconstance des grandeurs humaines, elle renverse l'édifice qu'avaient élevé ses mains ; elle lui enlève la Sicile, le livre au naufrage, et le force, vaincu par les Romains, à quitter honteusement l'Italie. [23,4] IV. Pyrrhus étant sorti de la Sicile, la magistrature suprême est remise aux mains d'Hiéron. Gagnées par l'attrait de ses vertus, toutes les villes lui déférèrent, d'un consentement unanime, d'abord le commandement des troupes contre les Carthaginois, et bientôt la royauté. Le prodige qui sauva son enfance parut annoncer sa grandeur future : fils d'Hiéroclès, homme d'un haut rang, dont les aïeux remontaient à Gélon, ancien tyran de la Sicile, son origine maternelle était obscure et honteuse. Il devait le jour à une esclave, et son père le fit exposer comme l'opprobre de sa maison : ainsi délaissé dès sa naissance, et privé de tous secours humains, il fut longtemps nourri par des abeilles, qui vinrent déposer leur miel à ses cotés. Instruit par les aruspices que ce présage promettait l’empire à son fils, Hiéroclès le reprend près de lui, et s'applique à le rendre digne des destins qui l’attendent. Se trouvant dans une école avec des enfants de son âge, un loup, qui parut au milieu d'eux, lui enleva sa tablette. Dans sa jeunesse, lorsqu 'il fit ses premières armes, on vit une chouette se poser sur sa lance, un aigle sur son bouclier, ce qui annonçait qu'à la fois prudent et brave, il parviendrait un jour à l'empire. Souvent défié au combat, il en sortit toujours vainqueur. Il reçut de Pyrrhus plusieurs récompenses militaires. Doué d'une rare beauté, d'une force plus qu'ordinaire, plein de grâce dans ses paroles, de justice dans sa conduite, de modération dans le pouvoir, il ne lui manquait d'un roi que le nom.