[21,0] LIVRE XXI. Histoire de Denys le Jeune. [21,1] I. DENYS LE TYRAN étant mort en Sicile, les soldats mirent à sa place l'aîné de ses fils, nommé Denys . Ils suivaient ainsi le voeu de la nature, et ils croyaient d'ailleurs mieux assurer la force de l'empire en le confiant à un seul maître, qu'en le partageant entre plusieurs frères. Dès le commencement de son règne, Denys état impatient de faire mourir les oncles maternels de ses frères, qui pouvaient ou lui disputer la couronne, ou exciter leurs neveux à en demander le partage. Déguisant un instant ses projets, il s'appliqua d"abord à gagner la faveur du peuple, pour se ménager une excuse dans l'affection générale. Il accorde donc la liberté à trois mille prisonniers, affranchit pour trois ans le peuple de tout impôt, et cherche par tout genre de séduction à s'assurer sa faveur. Il songe alors à exécuter son crime, égorge les parents de ses frères, et ses frères eux-mêmes : il leur devait une part du trône ; il ne leur laisse pas même la vie, et il fait ainsi sur sa famille l'essai de la tyrannie dont il allait accabler ses sujets. [21,2] II. Délivré de ses rivaux, il tomba dans la mollesse l'excès de la débauche chargea son corps d'embonpoint, et ses yeux affaiblis ne pouvaient plus supporter la poussière ni les rayons du soleil, ni même la clarté du jour. Pensant que ses infirmités lui attiraient le mépris, il donne un libre cours à sa cruauté : son père avait rempli les prisons de captifs ; il remplit la ville de sang et de meurtres. Aussi devint-il pour tous un objet de mépris et de haine. Syracuse lui déclara la guerre, et il hésita longtemps s'il devait abdiquer ou combattre. Ses soldats, dans l'espoir de piller la ville, le forcent à livrer bataille : vaincu et ayant tenté sans succès la fortune d'un second combat, il envoie des députés aux Syracusains, s'engageant à déposer l'empire, si quelques-uns d'entre eux viennent pour traiter avec lui de la paix. Un lui députe les premiers de la ville ; il les fait charger de fers ; et, tandis que l'espoir de la paix avait, partout endormi la vigilance, il fait partir son armée pour surprendre et saccager la ville. Dans les murs de Syracuse, s'engage un combat longtemps douteux. Les habitants triomphent enfin par le nombre, et Denys est repoussé ; craignant d'être assiégé dans la citadelle, il passe secrètement en Italie avec tous les trésors de la couronne. Accueilli dans son exil par les Locriens ses alliés, il s'empare de la citadelle, comme leur souverain légitime, et renouvelle ses cruautés. Il fait enlever, pour ses plaisirs, les femmes des principaux citoyens, ravit les vierges avant leurs noces, et les rend déshonorées à leurs fiancés, fait bannir et égorger les riches, et se saisit de leur fortune. [21,3] III. Enfin, l'occasion manquant à ses rapines, il fait tomber tous les citoyens dans un piège adroit. Vivement pressés par Léophron, tyran de Rhège, les Locriens avaient fait voeu, s'ils sortaient vainqueurs de cette guerre, de prostituer leurs filles le jour de la fête de Vénus. Ce voeu ne fut point accompli ; et les Locriens soutenant coutre les Lucaniens une guerre malheureuse, Denys les rassemble, et leur conseille "d'envoyer au temple de Vénus leurs filles et leurs épouses, ornées de leurs plus brillantes parures ; de tirer au sort cent d'entre elles pour acquitter le voeu public, et de les renfermer, pendant un mois, pour satisfaire à la déesse, dans un lieu de prostitution, après avoir fait jurer à tous les hommes de n'attenter à l'honneur d'aucune d'elles ; et, pour que les vierges ne se nuisissent pas à elles-mêmes, en satisfaisant aux engagements de la république, il propose de défendre, par un décret, de marier aucune fille avant que celles-là n'eussent trouvé des époux." On adopte ce projet qui assurait à la fois le droit de la religion et de la pudeur, et aussitôt toutes les femmes, se parant à l’envi de leurs plus magnifiques ornements, se rendent au temple de Vénus. Denys y envoie ses soldats, les dépouille et s'empare de leurs riches parures. Celles qui possédaient les plus grands biens voient leurs maris massacrés ; d'autres, mises à la torture, sont forcées de déclarer les trésors de leurs époux. Après une tyrannie de six années, il fut chassé de Locres par les habitants ligués contre lui. Il revient en Sicile, et rentre par trahison dans Syracuse, qu'une longue paix tenait dans la sécurité. [21,4] IV. Tel était l'état de la Sicile. En Afrique, Hannon, le premier citoyen de Carthage, dont les richesses surpassaient les richesses même de la république, employait ses trésors à l'asservir, et voulait, en égorgeant le sénat, se frayer une route au trône. Il choisit, pour exécuter son crime, le jour des noces de sa fille, pour cacher plus aisément, sous le voile de la religion, l'affreux dessein qu'il méditait. Il fait dresser sous les portiques publics des tables pour les citoyens, et, dans l'intérieur de son palais, un festin pour le sénat, afin de le faire périr, en secret et sans témoins, par des boissons empoisonnées, et d'envahir plus aisément l'empire privé de ses chefs. Instruits de ce projet par ses serviteurs, les magistrats le déjouèrent sans le punir ; ils craignaient que, dans un homme si puissant, le crime découvert ne fût plus funeste que le crime projeté. Se bornant donc à le prévenir, ils fixèrent les frais des noces par un décret, qui, s'appliquant à tous les citoyens, semblait moins désigner le coupable que réformer un abus général. Hannon, ainsi arrêté, excite les esclaves à la révolte, fixe une seconde fois le jour des massacres, et, voyant encore ses secrets découverts, s'empare d'un château fort avec vingt mille esclaves armés. Là, tandis qu'il implore le secours des Africains et du roi des Maures, il tombe aux mains des Carthaginois, qui le font battre de verges, lui font crever les yeux, rompre les bras et les jambes, comme pour punir tous ses membres, et lui donnent la mort aux yeux du peuple : enfin, son corps déchiré est mis en croix. Ses fils et tous ses parents, même étrangers à son crime, sont livrés au supplice, afin que, de cette race odieuse, il ne survécût personne qui pût imiter son crime ou venger sa mort. [21,5] V. Cependant Denys, rétabli dans Syraruse, excitait chaque jour plus de haine par ses cruautés nouvelles. On conspire encore, on vient l'assiéger. Il dépose le sceptre, abandonne aux Syracusains la citadelle et l'armée, et, rentrant dans la vie privée, il part en exil pour Corinthe. Cherchant sa sûreté dans la bassesse, il descend au genre de vie le plus abject ; il parcourt les rues dans l'ivresse, se montre dans les tavernes, fréquente les lieux de débauche, où il passe des jours entiers, se querelle à tout propos avec les derniers des hommes ; couvert de sales haillons, cherchant moins à rire qu'à provoquer le rire, il séjourne dans le marché, dévore des yeux ce qu'il ne peut acheter, discute devant les édiles avec des personnes infâmes, s'applique sans cesse à exciter le mépris et non la crainte. Enfin, devenu maître d'école, il donne des leçons aux enfants dans les rues, soit pour paraître toujours aux yeux de ceux qui le craignent, soit pour se faire mépriser davantage de ceux qui ne le redoutent pas. Quoique toujours rempli des vices ordinaires d'un tyran, il suivait moins alors ses penchants que ses calculs : la crainte, et non l'oubli de sa dignité passée, le plongeait dans ces excès : il savait quelle horreur inspire le nom même d'un tyran sans pouvoir. Il ne voulut donc plus qu'éteindre par le mépris les haines qu'il avait soulevées, et préférait le parti le plus sûr au plus honnête. Malgré ces déguisements, il se vit accusé d'aspirer à la tyrannie, et ne dut son salut qu'au dédain qu'il avait inspiré. [21,6] VI. A cette époque, les Carthaginois épouvantés des immenses progrès d’Alexandre-le-Grand, et craignant qu'il ne voulût joindre l’Afrique à la Perse soumise, envoient, pour épier ses projets Hamilcar, surnommé Rhodanus homme doué d'une brillante éloquence et d'une rare sagacité. La prise de Tyr, leur mère patrie, la fondation d'Alexandrie, cité rivale, élevée sur les confins de l'Afrique et de l'Égypte, le bonheur du conquérant, dont la fortune et l'ambition étaient sans bornes, tout concourait à redoubler ces craintes. Hamilcar obtint, par l'entremise de Parménion, de paraître devant Alexandre ; il lui dit que, chassé de sa patrie, il se réfugie près du roi et lui offre ses services. Par ce moyen, ayant pu pénétrer ses projets, il les écrit à ses concitoyens sur des tablettes de bois recouvertes d'une cire sans empreinte. Mais lorsque la mort d'Alexandre le ramena dans sa patrie, les Carthaginois, au mépris de ses services, poussèrent la haine et la cruauté jusqu'à le mettre à mort, sous prétexte qu'il avait vendu la république à ce prince.