[20,0] LIVRE XX. Denis de Syracuse transporte le théâtre de la guerre dans la grande Grèce. Digression sur Métaponte. [20,1] I. DENYS avait chassé les Carthaginois de la Sicile, et soumis l'île entière à ses lois ; craignant pour sa puissance les effets d'un long repos et l'inaction de sa nombreuse armée, il fait passer ses soldats en Italie : il voulait à la fois et reculer les bornes de son empire et exercer, par des travaux sans relâche, la valeur de ses guerriers. II attaqua d'abord les Grecs voisins de la mer d'Italie, les vainquit et passa plus loin, se proposant de soumettre tous les peuples de race grecque établis en Italie ; nations puissantes, et qui occupaient alors presque toute cette contrée. Beaucoup de ces villes, après tant de siècles, gardent encore les traces de leur origine grecque. Les Toscans, qui bordent les rivages de la mer Inférieure, sont originaires de Lydie, et les Venètes, qui habitent aujourd'hui près de la mer Supérieure, sortirent, sous les ordres d'Anténor, du sein de Troie vaincue et conquise ; Adria, voisine de la mer d'Illyrie, et quia donné son nom à la mer Adriatique, est une ville grecque, et Diomède, après la chute d'Ilion, vint fonder Arpi sur cette terre où l'avait jeté la tempête. Pise, dans la Ligurie, fut aussi fondée par des Grecs, comme Tarquinies dans la Toscane, comme Spina dans l'Ombrie, le furent par des Thessaliens ; Pérouse, elle-même, doit sa fondation aux Achéens. Ai-je besoin de nommer Céré et les peules latins, qui paraissent descendre d'Énée ? Nole, Falérie, Abella ne sont-elles pas des colonies de Chalchis ? Les peuples de la Campanie, du Brutium, les Sabins et les Samnites ont la même origine. Les Tarentins, flétris du nom de Bâtards, ne sont-ils pas sortis de Sparte ? Philoctète est, dit-on, le fondateur de Thorium, où l'on voit encore son tombeau, et dans le temple d'Apollon, ces flèches d'Hercule qui firent la destinée de Troie. [20,2] II. Les Métapontins montrent aussi, dans le temple de Minerve, les instruments de fer dont se servit Epeus, leur fondateur, pour construire le cheval de Troie. Ces raisons on fait donner à toute cette partie de l'Italie le nom de Grande Grèce. A l'origine de cet établissement, les Métapontins, ligués avec ceux de Sybaris et de Crotone, voulurent chasser de l'Italie les autres Grecs. Ils prirent d'abord d'assaut la ville de Siris, et égorgèrent au pied des autels cinquante jeunes gens qui embrassaient la statue de Minerve et le prêtre de la déesse, revêtu des ornements sacrés. Punis de ce sacrilège par la peste et les guerres civiles, les habitants de Crotone vinrent les premiers consulter l'oracle de Delphes. On leur répondit "que pour trouver un terme à leurs maux, ils devaient apaiser et la déesse outragée et les mânes irrités de leurs victimes." Ils s'occupaient donc de dresser aux jeunes gens, et surtout à Minerve, des statues de grandeur naturelle, lorsque les Métapontins, instruits de la réponse des dieux, et voulant apaiser le courroux des mânes et celui de Minerve, offrirent à l'une des gâteaux consacrés, aux autres de petites statues de pierre. Ainsi d'une part l'empressement, de l'autre la munificence, firent cesser la peste qui affligeait les deux peuples. Délivrés de ce fléau, les Crotoniates ne purent longtemps rester en paix : voulant punir les Locriens d'avoir secouru contre eux Siris assiégée, ils leur déclarèrent la guerre. Les Locriens épouvantés ont recours aux Spartiates, et demandent en suppliant leurs secours. Cette ville, craignant une guerre si lointaine, leur conseille d'invoquer l'appui de Castor et de Pollux. Dociles à l'avis de leurs alliés, les ambassadeurs de Locres se rendent au temple le plus voisin, offrent un sacrifice, et implorent la protection des dieux. Ayant immolé les victimes, et jugeant leurs voeux exaucés, ils préparent des coussins dans leurs vaisseaux, comme s'ils conduisaient avec eux les dieux eux-mêmes ; et, partis sous d'heureux présages, ils rapportent à leur patrie des consolations au lieu de secours. [20,3] III. A cette nouvelle, les Crotoniates envoient à leur tour des députés pour demander à l'oracle de Delphes des victoires et des conquêtes. On leur répond "qu'avant de vaincre leurs ennemis par les armes, il faut en triompher par leurs voeux." Ils promettent à Apollon la dixième partie des dépouilles ; mais les Locriens, instruits et du voeu de l'ennemi et de la réponse de l'oracle, s'engagèrent à donner le neuvième, et tinrent cette promesse secrète, de peur que leurs offres ne fussent surpassées. La bataille s'engage : l'armée de Crotone comptait cent vingt mille soldats, et les Locriens, songeant à leur petit nombre (ils n'avaient que quinze mille soldats, renoncent à l'espoir de vaincre, ne songent plus qu'à mourir : le désespoir les enflamme, et périr en se vengeant est à leurs yeux un assez beau triomphe. Mais en cherchant un trépas glorieux, ils trouvèrent la victoire ; c'est au seul désespoir qu'ils durent leur succès. Tant que dura la bataille, on vit un aigle planer sur les rangs des Locriens, et voltiger autour d'eux, jusqu'à ce qu'ils fussent vainqueurs. On vit aussi combattre aux ailes de leur armée, montés sur des chevaux blancs, deux jeunes guerriers d'une taille remarquable, distingués du reste des combattants par leur armure et leurs cottes d'armes écarlates ; ils disparurent après la bataille. Ce qui ajouta au prodige, ce fut le rapide vol de la renommée. Corinthe, Athènes, Lacédémone furent instruites de la victoire le jour même où l'on combattit en Italie. [20,4] IV. Cette défaite éteignit chez les Crotoniates l'ardeur guerrière et le goût des combats ; ils devaient prendre en haine la cause de leurs désastres. Sans le philosophe Pythagore, leurs moeurs allaient s'amollir et se corrompre. Fils de Démarate, riche commerçant de Samos, et nourri longtemps des leçons de la sagesse, il se rendit d'abord en Égypte, ensuite à Babylone pour y étudier le cours des astres et l'origine de l'univers ; il acquit de profondes connaissances. A son retour, il parcourut la Crète, visita Lacédémone, et s'instruisit des lois alors célèbres de Minos et de Lycurgue. Riche de ces longues études, il vint à Crotone, et usa de son ascendant pour réformer les moeurs publiques, corrompues par les plaisirs. Chaque jour il faisait l'éloge de la vertu : il rappelait les dangers de la débauche, le malheur des états dont elle avait causé la perte ; il remit la frugalité en si grand honneur chez ce peuple qu'on n'eût pu croire aux anciens excès même dans quelques citoyens. Souvent aussi Pythagore donnait aux femmes et aux enfants des leçons spéciales qu'il appropriait au sexe et à l'âge : aux unes il conseillait la pudeur, la soumission à leurs époux ; aux autres la docilité, l'étude des lettres ; à tous il vantait la tempérance, comme la mère de toutes les vertus ; et telle fut la puissance de ses leçons journalières, que les femmes de distinction, dépouillant leurs étoffes d'or et les autres parures de leur rang, comme autant d'instruments de corruption, les portèrent au temple de Junon et les consacrèrent à la déesse, montrant ainsi que la vertu, et non les brillantes parures, était leur véritable ornement. Cette victoire difficile, remportée sur la vanité des femmes, fait sentir à quelle réforme Pythagore put soumettre la jeunesse. Mais, trois cents de ces jeunes gens s'étant liés l'un à l'autre par un voeu solennel, et vivant séparés du reste du peuple, les citoyens, se croyant menacés par leurs assemblées secrètes, voulurent brûler une maison où ils s'étaient réunis. Soixante d'entre eux y périrent, et les autres s'exilèrent. Pythagore, après vingt ans de séjour à Crotone, se retira à Métaponte, où il mourut : et telle tut l'admiration qu'il inspira, que sa maison devint un temple, où on l'honora comme un dieu. [20,5] V. Nous avons dit que Denys le Tyran, ayant fait passer son armée de Sicile en Italie, état venu combattre les Grecs, Maître de Locres, il attaque les Crotoniates, dont un long repos avait à peine réparé les derniers désastres ; mais leur petit nombre résista mieux à sa puissante armée, qu'ils n'avaient su résister naguère avec tant de milliers de soldats à la faible troupe des Locriens : tant la pauvreté a de force contre l'orgueil d'une haute fortune ; tant la victoire qu'on n'osait espérer est quelquefois plus certaine que celle dont ou se croyait sûr ! Dans le cours de cette guerre, les députés des Gaulois, qui, quelques mois auparavant, avaient livré Rome aux flammes, vinrent demander l'alliance et l'amitié de Denys, lui rappelant que, "placés au milieu de leurs ennemis, ils lui seraient d'un grand secours, soit en les attaquant de front avec lui, soit en les prenant à dos, tandis qu'il les combattrait. " Denys, charmé de ces offres, conclut avec eux un traité, et, grossi de leurs secours, il recommença la guerre. Des dissensions intestines, des guerres civiles perpétuelles avaient forcé les Gaulois à passer en Italie pour y chercher de nouvelles demeures : ils chassèrent les tyrans de leur pays, et fondèrent Milan, Côme, Bresse, Vérone, Pergame, Trente et Vicence. Bannis du sol qu'avaient occupé leurs pères, les Toscans allèrent à leur tour s'établir sur les Alpes sous les ordres de Rhétus, qui donna son nom aux Rhétiens, leurs descendants. Denys fut rappelé en Sicile par l'arrivée des Carthaginois, qui, ayant réparé leurs pertes, recommençaient avec plus de vigueur une guerre suspendue par la peste ; Hannon commandait leur armée. Suniatus, son ennemi, alors tout puissant à Carthage, dans sa haine pour son rival, annonce à Denys, par une lettre écrite en grec, le départ de l'armée, et s'explique avec franchise sur l'indolence du général. La lettre est saisie, le traître est condamné, et un sénatus-consulte "interdit aux Carthaginois l'étude de la langue et des lettres grecques, pour que nul ne pût, sans interprète, parler et correspondre avec l'ennemi." Bientôt Denys, que la Sicile et l'Italie n'avaient pu naguère contenir, épuisé par de fréquentes défaites, périt assassiné par les siens.