[3,0] LIVRE III. Avènement d'Artaxerxe. Digression sur les Lacédémoniens, sur la législation de Lycurgue et la première guerre de Messène. Commencement de la guerre du Péloponnèse. [3,1] I. XERXÈS, roi de Perse, naguère la terreur du monde, perdit, par ses revers dans la Grèce, le respect de ses propres sujets. Artabanus, son lieutenant, voyant la majesté royale s'affaiblir de jour en jour, conçut l'espoir de régner : un soir, suivi de ses sept fils, jeunes gens pleins de vigueur et d'audace, il pénètre dans le palais dont la faveur du prince lui avait pour toujours ouvert l'entrée : il égorge le roi, et cherche ensuite à se délivrer par la ruse, des fils de Xerxès, dernier obstacle à son ambition. Ne redoutant rien d'Artaxerxe, à peine sorti de l'enfance, il lui fait croire que son fière Darius, déjà dans l'adolescence, a tué le roi pour monter plus tôt sur le trône, et l'engage à venger le meurtre d'un père par un fratricide. On court à la maison de Darius : on le trouve endormi, et on l'égorge, comme s'il feignait de dormir. Mais il restait un fils du roi, et Artabanus craignait d'ailleurs la rivalité des grands de l'empire : il associe donc à son secret Bacabasus, qui, satisfait de sa fortune présente, révèle tout à Artaxerxe, "comment son père a été égorgé, commet son frère est mort victime d'un faux soupçon de parricide, quels pièges enfin menacent sa propre vie." Sur cet avis, Artaxerxe, qui redoutait le nombre des fils d'Artabanus, annonce pour le lendemain une revue générale de ses troupes ; il veut, dit-il, savoir combien il a de soldats, et connaître l'adresse de chacun d'eux dans les exercices militaires. Artabanus se présente en armes, comme tous les autres : le jeune prince se plaint d 'avoir une cuirasse trop courte, et invite Artabanus à lui donner la sienne : tandis que celui-ci la détache, il perce de son glaive son ennemi désarmé, et fait aussitôt arrêter ses fils. Ce fut ainsi qu'il sut à la fois, par son courage, venger la mort de son père et se soustraire lui-même aux embûches qu'on lui préparait. [3,2] II. Tel était l'état de la Perse, lorsque la Grèce entière, partagée entre Athènes et Lacédémone, et comme divisée en deux factions, tourna contre elle-même des armes que la guerre étrangère n'occupait plus. D'une seule nation on vit se former deux peuples ; et des hommes qui avaient combattu pour la même cause, se partagèrent en deux camps ennemis. Les Spartiates attiraient à eux les forces des républiques grecques, employées autrefois à la défense de la commune patrie : les Athéniens, fiers de l'antiquité de leur origine et de leurs exploits récents, mettaient en eux-mêmes toute leur confiance. C'est ainsi que les deux premières nations de la Grèce, que les institutions de Solon et les lois de Lycurgue avaient égalées l'une à l'autre, furent entraînées à la guerre par la rivalité de leur puissance. Lycurgue, successeur de son frère Polydecte, roi de Sparte, eût pu occuper le trône après lui ; mais, pour montrer à ses peuples, par un exemple éclatant, que la probité a plus d'empire que l'ambition sur le coeur de l'homme de bien, il remit fidèlement le sceptre à Charilaüs, fils posthume de son frère, dès que ce prince eut atteint l'âge de régner. Chargé de l'administration, pendant la minorité de son pupille, il donna des lois aux Spartiates, qui n'en avaient point encore : il se montra aussi grand par sa fidélité à les suivre, que par le génie qui les créa ; il n'en imposa aucune qu'il ne justifiât par sa conduite. Il enseigna aux peuples la soumission, aux rois la justice ; il recommanda la frugalité à tous les citoyens, persuadé qu'une longue habitude de sobriété adoucit les privations de la guerre ; partout il substitua l'échange à la vente, et proscrivit l'or et l'argent, comme la source de tous les crimes. [3,3] III. Il partagea le gouvernement entre les différents ordres de l'état : il attribua aux rois le pouvoir de faire la guerre ; à des magistrats annuels, celui de rendre la justice ; au sénat, la garde des lois ; au peuple, le choix des sénateurs, et la libre élection des magistrats. Pour maintenir l'égalité des rangs par celle des biens, il fit entre tous les citoyens un partage égal des terres ; il voulut que les repas fussent communs et publics, pour fermer toute retraite à la profusion et à l'intempérance. Il défendit aux jeunes gens d'avoir plus d'un vêtement chaque année, de se distinguer l'un de l'autre par aucune recherche dans l'habillement ou la nourriture : il craignait que la rivalité en ce genre ne vînt à enfanter le luxe. Il voulut que les jeunes gens, parvenus à l’âge de puberté, fussent élevés hors de la ville, qu'ils passassent leurs premières années à la campagne, loin des plaisirs, dans le travail et la fatigue. Il leur était interdit de dormir sur un lit, de préparer leurs mets avec délicatesse, et de rentrer dans Sparte avant l'âge viril. L'usage de doter les filles fut aboli, d'abord pour qu'on choisît dans une épouse la personne et non la fortune ; ensuite, pour que le mari usât plus librement de son autorité sur une femme dont il n'aurait rien reçu. La vénération publique fut attachée, non pas à la richesse ou à la puissance, mais à l'âge : aussi la vieillesse n'est-elle nulle part plus honorée qu'à Lacédémone. Prévoyant que ces lois sembleraient d'abord trop dures à un peuple qui jusque-là avait vécu dans la licence, Lycurgue déclara qu'Apollon même en était l'auteur, et lui avait ordonné de les imposer à Sparte : il triomphait ainsi, par une crainte religieuse, des premiers instants de dégoût. Ensuite, pour assurer à ses institutions une éternelle durée, il fait jurer à ses concitoyens de n'y rien changer avant son retour, et publie qu'il va consulter l'oracle de Delphes sur les additions ou les changements qui pouvaient lui rester à faire : il se rend en Crète, et s'y exile pour jamais. A sa mort, il recommanda de jeter ses restes dans la mer, de peur qu'en le faisant rapporter à Sparte, le peuple ne se crût affranchi de son serment et n'abolît ses lois. [3,4] IV. Sous l'empire de cette législation, les Spartiates devinrent bientôt si puissants, qu'en déclarant la guerre aux Messéniens, qui avaient outragé leurs filles dans un sacrifice solennel, ils s'engagèrent, par les plus terribles serments, à ne rentrer dans leur patrie qu'après avoir détruit Messène, tant ils comptaient ou sur la force ou sur la fortune de leurs armes. Telle fut la source des dissensions et des guerres intestines de la Grèce. L'attente des Spartiates fut trompée : arrêtés dix ans sous les mers de Messène, rappelés par les plaintes de leurs épouses fatiguées d'un si long veuvage, ils craignirent enfin que cette obstination ne leur fût plus fatale qu'aux Messéniens eux-mêmes, puisque ceux-ci réparaient la mort de leurs soldats par la fécondité de leurs femmes, et que pour eux, séparés de leurs épouses, ils essuyaient chaque jour des pertes sans ressource. Ils choisissent donc les jeunes soldats, qui, partis plus tard de Sparte, n'avaient pas prêté le serment ; ils les renvoient dans leur patrie, pour s'unir à leur gré à toutes les femmes, espérant que chacune d'elles concevrait plus tôt en se livrant à plusieurs hommes. Les enfants nés de ces unions reçurent le nom de Parthéniens, qui rappelait le déshonneur de leurs mères. Arrivés à l'âge de trente ans, craignant la pauvreté (car ils ne pouvaient recueillir la succession de leurs pères qu'aucun d'eux ne connaissait, ils se réunirent sous un chef ; ils choisirent Phalanthe, fils de cet Aratus qui avait conseillé aux Spartiates de renvoyer les jeunes gens à Lacédémone pour en avoir des enfants : ils devaient le jour aux conseils du père, ils attendirent du fils leurs succès et leur fortune. Ainsi, sans prendre congé de leurs mères, dont ils semblaient partager l'infamie, ils allèrent chercher une nouvelle patrie ; et, après de longues traverses, ils abordèrent en Italie, se rendirent maîtres de Tarente, en chassèrent les habitants et s'y établirent. Longtemps après, Phalanthe, banni par sédition de la colonie qu'il avait fondée, se retira dans les murs de Brindes, qui avaient servi d'asile aux anciens Tarentins. A ses derniers moments, il leur persuada de réduire ses restes en cendres, et de les faire répandre en secret sur la place publique de Tarente : "L'oracle de Delphes, ajouta-t-il, avait prédit que c'était le moyen de recouvrer leur patrie." Ceux-ci, persuadés que Phalanthe, irrité contre son peuple ingrat, leur avait révélé le secret de ses destinées, s'empressent de suivre ses conseils. Mais l'oracle avait un sens tout contraire ; et les Tarentins, en pensant ravir aux Parthéniens la possession de leur nouvelle ville, la leur assuraient à jamais. Ainsi, l'adresse de ce généreux exilé, secondée par leurs ennemis eux-mêmes, les rendit pour toujours maîtres de Tarente. Ils reconnurent ce bienfait en décernant à Phalanthe les honneurs divins. [3,5] V. Cependant les Messéniens, que la force n'avait pu réduire, succombent à la ruse des Spartiates. Après quatre-vingts ans de servitude, les coups, les chaînes, et toutes les souffrances de l'esclavage, épuisèrent leur patience : ils reprirent les armes. Les Spartiates, ne voyant dans leurs ennemis que des esclaves, courent au combat, pleins de confiance et d'ardeur : d'une part, le ressentiment de l'autre, le dédain et l'orgueil, animaient l'une contre l'autre les deux nations. Les Lacédémoniens consultèrent, sur l'issue de cette guerre, l'oracle de Delphes, qui leur ordonna de demander un chef aux Athéniens. A cette nouvelle, Athènes leur envoya, par mépris, le poète Tyrtée, qui état boiteux. Trois fois vaincus sous ce général, et réduits au désespoir, les Spartiates, pour recruter leurs rangs affaiblis, rendirent la liberté aux esclaves, et leur promirent les veuves des citoyens morts dans les batailles, pour leur donner, avec la place, le rang et les titres des guerriers que perdrait la république. Cependant les deux rois, craignant d'essuyer de nouveaux désastres, s'ils persistaient à lutter contre le sort, allaient ramener l'armée : le poète Tyrtée les arrête ; il chante aux soldats assemblés des vers destinés à ranimer leur courage, à les consoler de leurs pertes, à leur assurer la victoire. Enflammés par ces chants guerriers, les Spartiates, oubliant le soin de leur vie pour ne plus songer qu'à leur sépulture, attachent à leurs bras droits des cachets où étaient gravés leurs noms et celui de leurs pères, afin que, s'ils périssaient tous dans une défaite, et que le temps effacât les traits de leur visage, on pût les distinguer à ces signes et leur rendre les derniers devoirs. Les deux rois, voyant l'ardeur de leurs soldats, font répandre cette nouvelle dans le camp ennemi. Les Messéniens, loin d'en ressentir de l'effroi, n'en conçurent que de l'émulation : on combattit avec tant de fureur, que jamais peut-être bataille ne fut plus sanglante. Cependant la victoire resta enfin aux Lacédémoniens. [3,6] VI. Peu de temps après, les Messéniens reprirent pour la troisième fois les armes ; Sparte demanda des secours à ses alliés, et même aux Athéniens . Mais leur fidélité parut suspecte ; ils furent congédiés comme inutiles. Irrités de cet affront, ils vont enlever à Délos, et transportent à Athènes, le trésor destiné par toutes les cités de la Grèce aux frais de la guerre d'Asie : ils craignaient que les Spartiates, en se détachant de l'alliance commune, ne vinssent à s'en emparer. Sparte n'est pas moins prompte à se venger ; la guerre de Messénie occupait ses forces, elle soulève le Péloponnèse contre les Athéniens, alors affaiblis par le départ d'une flotte qu'ils avaient envoyée en Egypte, Aussi, attaqués sur mer, ils laissent à l'ennemi une victoire facile. Mais bientôt, fortifiés par le retour de leur flotte et de leurs soldats, ils réparent ce premier revers. Les Spartiates abandonnent la Messénie, et tournent leurs armes contre Athènes : les succès se balancent longtemps ; enfin, les deux armées se retirent avec un avantage égal. Rappelés par la guerre de Messénie, les Lacédémoniens, pour ne pas laisser Athènes en repos, promettent aux Thébains la restitution de la Béotie, perdue dans la guerre des Mèdes, s'ils veulent se déclarer contre Athènes. Tel était l'acharnement de Sparte, que, déjà pressée par deux ennemis, elle consentait à entreprendre une troisième guerre, par susciter des dangers à sa rivale. Menacés d'un si violent orage, les Athéniens nomment deux généraux, Périclès, déjà connu par ses talents, et Sophocle, le poète tragique : ces capitaines, divisant leur armée en deux corps, ravagèrent le territoire de Sparte, et prirent plusieurs villes de l'Achaïe. [3,7] VII. Épuisés par ces revers, les Spartiates conclurent une trêve de trente ans, que leur haine trouva bientôt trop longue. Quinze ans s'étaient à peine écoulés, lorsque, rompant le Traité, au mépris des lois divines et humaines, ils viennent ravager les frontières de l'Attique ; et, pour se montrer moins avides de butin que de gloire, ils présentent bataille à l'ennemi. Mais, cédant aux conseils de Périclès, les Athéniens diffèrent leur vengeance, et ne la commettent pas aux hasards d'un combat, quand ils peuvent se l'assurer sans péril. Quelques jours après, ils s'embarquent, et vont, à l'insu des Spartiates, ravager la Laconie : leur butin surpassa leurs pertes, et, dans ces faciles représailles, la vengeance alla plus loin que l'injure. Illustré par cette expédition, Périclès mérita, par son désintéressement, une gloire plus ballante encore. L'ennemi, en ravageant l'Attique, avait épargné ses biens, dans l'espoir d'attirer sur lui, soit les traits de l'envie, soit les soupçons et le déshonneur. Périclès avait prévu ce dessein, il en avertit le peuple ; et, pour se mettre à l'abri de la haine, il fit don de ses terres à la république. Ainsi, le piège même qu'on lui avait tendu servit d’instrument à sa gloire. Peu de temps après se livra un combat naval, où les Spartiates vaincus furent contraints de fuir. Depuis, dans une suite non interrompue de batailles sur terre et sur mer, on vit les deux peuples rivaux, tour-à-tour victorieux et vaincus, se poursuivre et s'égorger. Lassés enfin de tant de désastres, ils conclurent pour cinquante ans une trêve qui n'en dura que six : chacun fit rompre par ses alliés le traité que lui--même avait conclu en son nom, comme s'il y eût eu un moindre parjure à prêter secours à un allié, qu'à renouveler ouvertement la guerre. La Sicile devint alors le théâtre des hostilités. Mais avant d'en tracer les détails, je dois faire une courte description de ce pays.