[2,0] TRAITÉ CONTRE LES SECONDES NOCES. LIVRE DEUXIÈME. [2,1] Je ne m'étonne point que la femme qui n'a pas encore connu l'alliance de l'homme, ni les douleurs de l'enfantement et les mille embarras du mariage, puisse désirer cet état, car c'est un proverbe que l'on aime la guerre et ses rudes fatigues quand on n'en a point l'expérience. Mais qu'une veuve qui a éprouvé toutes ces tribulations, qui, sous le joug pesant du mariage a vanté le bonheur des vierges, et envié leur heureuse liberté, qui a maudit cent fois et son existence, et ses fiançailles et le jour de son hymen, se laisse prendre de nouveau au piège, et après une si cruelle déception convole à de secondes noces, voilà ce que je ne puis comprendre. Aussi ai-je cru utile de rechercher quels motifs pouvaient porter une veuve à contracter volontairement des engagements qui lui paraissaient si durs, et dont elle est affranchie. Cette recherche a exigé de ma part de profondes réflexions, et en remontant à la cause du mal, j'ai reconnu que ces motifs étaient nombreux. [2,2] Quelquefois le laps des années fait oublier à une veuve ses anciens chagrins; et, toute préoccupée du présent, elle désire le mariage comme l'unique remède aux tristesses de la viduité. Mais bientôt ses nouvelles chaînes lui deviennent plus lourdes que les premières, et elle réitère ses doléances. Une autre tout enthousiasmée du monde et tout ébahie de sa gloire et de ses plaisirs, rougit de la viduité, et se replonge dans les misères du mariage par orgueil et par vanité. Il en est même quelques-unes pour lesquelles ces motifs sont nuls, et qui ne cèdent qu'à l'effervescence des sens et de la passion. Mais, en contractant un nouveau mariage, elles voilent sous divers prétextes la véritable cause de leur conduite. Sans doute je ne saurais ni blâmer indistinctement les secondes noces, ni engager quelqu'un à les condamner, car l'Apôtre, ou plutôt l'Esprit-Saint lui-même les approuve. La femme, dit saint Paul, est liée à la loi du mariage tant que son mari est vivant; mais si son mari meurt, elle est libre : qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le Seigneur. (I Cor. VII, 39.) Il lui permet donc un second mariage, quoiqu'il assure qu'elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. Et de peur que l'on ne soit tenté de n'attribuer à sa parole qu'une autorité purement humaine, il ajoute : Je pense que j'ai aussi l'Esprit de Dieu; montrant ainsi qu'il écrivait comme sous la dictée de l'Esprit-Saint. (I Cor. VII, 40.) [2,3] Je n'ai donc pas pour but, dans ce que je vais dire, de m'élever contre les secondes noces, ni de blâmer les personnes qui s'y engagent; qu'on ne le croie pas. Serions-nous assez insensé, assez audacieux, nous, grand pécheur, pour condamner sévèrement une conduite sur laquelle l'Apôtre a évité de porter aucun blâme. L'Evangile nous ordonne de ne point juger nos frères, de peur qu'on ne nous juge nous-mêmes; et loin de nous autoriser à les reprendre rudement, il veut que nous soyons à leur égard bons et faciles à pardonner. Mais si nous incriminions, et si nous condamnions une conduite qui n'est point coupable, ne serait-ce point nous fermer à nous-mêmes la voie du pardon? Certainement, notre sévérité envers le prochain nous attirerait à nous-mêmes un jugement plus rigoureux. Ainsi je ne me propose point dans ce discours de censurer les veuves qui passent à de secondes noces. Oserais-je blâmer ce que le Seigneur leur permet? Seulement, qu'elles se marient selon le Seigneur. Mais de même que j'ai relevé l'excellence de la virginité sans rabaisser la dignité du mariage, de même j'exhorte aujourd'hui les veuves à ne point contracter un second mariage, sans que pour cela je range les secondes noces au nombre des choses défendues; je les crois licites, mais je soutiens qu'il est plus parfait de s'en abstenir. [2,4] En comparant ces deux états, je donne la palme à l'un, mais je n'ai garde de dire que l'autre soit mauvais; je reconnais seulement que les secondes noces sont inférieures à la viduité. Ainsi encore une fois le but de ce parallèle n'est point de rejeter les secondes noces comme défendues et prohibées; elles sont légitimes, et je les considère comme permises, mais j'estime que la viduité est bien meilleure et bien plus excellente, et la raison en est que je mets une grande différence entre la veuve qui ne se remarie pas, et celle qui contracte un second engagement. L'une montre qu'elle fût demeurée vierge, si elle avait pu savoir ce que c'était que le mariage; et l'autre en introduisant un nouvel époux dans le lit nuptial, laisse soupçonner qu'elle aime encore le monde, et qu'elle recherche les biens de la terre. Celle-là, du vivant de son époux, concentrait en lui seul toute son affection, et celle-ci donne à penser que, tout en restant chaste et fidèle épouse, elle n'a pas laissé de nourrir pour d'autres hommes un sentiment d'admiration peut-être plus fort que pour son mari. [2,5] Mais, abandonnons le champ des conjectures et des suppositions, et analysons les faits. La virginité l'emporte sur le mariage, et la viduité sur les secondes noces. La veuve, d'abord inférieure à la vierge, s'en rapproche ensuite, et devient son émule; mais, si elle se remarie, elle s'éloigne d'un nouveau degré du mérite de la virginité. La première, qui supporte facilement les peines de la viduité, nous prouve que, même dans l'état du mariage, elle aimait et pratiquait la continence; et la seconde, qui regarde cette vertu comme trop onéreuse, nous autorise, presque à penser qu'elle est toute disposée à convoler, selon les circonstances, à de troisièmes et même à de quatrièmes noces, et, que les glaces de la vieillesse modéreront seules les feux de sa passion. Un premier mariage est une preuve d'honnêteté et de chasteté; un second dénote un certain esprit, je ne dirai pas d'incontinence, à Dieu ne plaise, mais de faiblesse et de sensualité; en sorte que l'âme tout attachée à la chair et à la terre, ne peut prendre aucune résolution grande et généreuse. [2,6] Vous m'objecterez peut-être que le mariage étant honnête en lui-même, ne cesse point de l'être quoiqu'il soit plusieurs fois réitéré; et vous en conclurez qu'il est plus louable de le contracter souvent que de s'en tenir à un premier engagement. Ce sophisme peut éblouir quelques esprits légers, mais il suffit d'un peu de réflexion pour en découvrir toute la fausseté. L'essence du mariage réside bien moins dans l'union de la chair, union que présente même l'adultère, que dans la ferme résolution où est la femme de n'avoir qu'un seul mari. C'est cette résolution qui sépare si profondément l'épouse chaste et pudique de l'effrontée courtisane. La veuve, qui demeure fidèle à son premier engagement, montre qu'elle a réellement compris toute la sainteté du mariage; celle, au contraire, qui, successivement, introduit plusieurs maris dans sa maison, fait preuve, je ne dirai pas d'incontinence, mais d'une légèreté de caractère qui la place dans un rang bien inférieur. Et, en effet, la veuve qui ne veut point connaître un second époux, n'a pas oublié cette parole du Seigneur : L'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme; et ils seront deux dans une même chair. (Matth. XIX, 5.) C'est pourquoi elle persiste à rester unie à son premier mari, comme à sa propre chair, et à respecter la mémoire de celui qui fut son premier chef. Mais la veuve qui se remarie ne peut considérer comme sa propre chair, ni son premier, ni son second époux; le premier, dépossédé par le second, le dépossède à son tour. Elle ne saurait conserver un religieux souvenir de son premier mari, quand nous la voyons en prendre un second, ni donner à ce dernier toute son affection, puisque le premier en conserve une partie. Ni l'un ni l'autre n'obtient d'elle l'honneur et l’amour qu'une femme doit à son époux. [2,7] Et maintenant, quelles sont les pensées de ce second époux quand il entre sous le toit conjugal, et qu'il voit les ris et l'allégresse dont son épouse salue sa présence? Il ne saurait lui-même l'accueillir avec un grand amour; son coeur doit être vivement troublé. Fût-il le plus dur des hommes, il est impossible qu'il ne soit pas ému; il le sera, s'il est encore homme. Malgré tous les soins de l'épouse pour parer et orner sa maison, elle ne peut effacer tous les souvenirs du deuil qui l'a frappée; souvenirs qui ne peuvent manquer d'assombrir la fête de leurs ombres lugubres. Nous voyons qu'un mur noirci par le feu conserve, sous le badigeon dont on le recouvre, des traces profondes de l'incendie, en sorte qu'il reste toujours comme à demi-blanc, et ne plaît jamais à l'oeil. C'est ainsi qu'au milieu de toute cette magnificence percent le deuil et la tristesse, et que ce mélange inévitable attriste tous les coeurs. Tous ceux qui ont eu des rapports avec le premier époux, esclaves, serviteurs, fermiers, amis et voisins, s'affligent et gémissent. Le premier époux a-t-il laissé des enfants encore jeunes, leur seule vue irrite contre la mère les gens sensés et judicieux : et si ces enfants sont en âge de sentir leur malheur, la douleur générale s'en augmente. N'est-ce point à cause de ces conséquences fâcheuses que les législateurs ont prescrit que les secondes noces se feraient sans pompe et sans appareil? Ils ont voulu ainsi consoler ceux qu'elles affligent, et prouver qu'ils ne les permettent qu'à regret, et seulement par crainte de plus graves désordres. Ils ont donc interdit tout ce qui eût pu faire ressembler ce jour à une brillante fête : la musique, les chants, les choeurs de danse, les acclamations, et même la couronne nuptiale; en sorte que l'époux doit se présenter sans cet ornement et ce signe de joie. N'est-ce point proclamer hautement que si les lois tolèrent les secondes noces, elles les jugent indignes de tout honneur et de toute louange? [2,8] Mais l'Apôtre, me direz-vous, commande aux jeunes veuves de se marier, puisqu'il écrit à son disciple Timothée : De refuser les jeunes veuves. (I Tim. V, 11.) Ah ! ce n'est point l'Apôtre qui les empêche de garder la virginité; ce sont elles-mêmes qui l'ont contraint à leur donner cette permission, contre son propre sentiment. Si vous désirez connaître sa pensée intime, écoutez cette parole : Je voudrais que vous fussiez tous dans l'état où je suis moi-même, c'est-à-dire chastes et continents. (I Cor. VII, 7.) Supposerons-nous qu'il se contredise lui-même, qu'il affirme successivement le pour et le contre, et que, souhaitant que tous embrassent la virginité, il s'oppose à ce que les veuves demeurent volontairement dans l'état de viduité ? — Mais enfin, pourquoi veut-il que Timothée refuse les jeunes veuves? Il en donne lui-même la raison, ce n'est pas ici un précepte général: Après qu'elles ont vécu dans la dissipation, dit-il, sous l'autorité de Jésus-Christ, elles veulent se remarier. Ainsi, l'Apôtre ne parle point des veuves qui veulent garder la chasteté, il ne désigne que celles qui, dégoûtées de leur état, veulent se remarier. Ce sont ces dernières auxquelles il permet les secondes noces, et qu'il défend sagement d'admettre au rang des diaconesses. [2,9] Et, en effet, ô veuve, si vous désirez contracter un nouveau mariage, gardez-vous bien de faire voeu de continence, puisqu'il vaut mieux ne rien promettre que de violer ses promesses. Au reste, l'Apôtre, après avoir ordonné aux époux de ne point se refuser l'un à l'autre, pour éviter le danger de l'incontinence, ajoute : Ce que je vous dis, c'est par condescendance, et je n'en fais point un commandement. (I Cor. VII, 6.) De même, il permet ici les secondes noces, par crainte d'un plus grand mal, et prouve ainsi qu'il sait avoir égard à la faiblesse de plusieurs. Ce n'est point que la veuve ne puisse persévérer dans l'état de chasteté, mais c'est qu'elle ne le veut plus. Or, si la vierge qui viole ses voeux, commet un crime énorme, la veuve qui a fait voeu de viduité, et qui ensuite foule aux pieds ses engagements sacrés, mérite les mêmes châtiments que la vierge infidèle, et, si j'ose le dire, des châtiments plus rigoureux encore. Car, je le répète, l'on excuse dans l'une l'inexpérience, et l'on condamne dans l'autre la connaissance du mal. C'est ainsi que l'Apôtre, abordant de nouveau ce même sujet, dit : J'aime mieux que les jeunes veuves se marient, qu'elles, soient mères de famille et qu'elles aient des enfants, afin qu'elles ne donnent à nos ennemis aucune occasion de parler mal de nous. (I Tim. V, 14.) Tel est le motif de sa condescendance : et il est vraisemblable que de son temps plusieurs veuves usaient avec trop peu de réserve d'une liberté qui leur était rendue. Elles s'exposaient donc à la malignité de la critique, et c'est pour leur en faire éviter les traits que l'Apôtre veut qu'elles reprennent le joug du mariage. Et en effet, dit-il, si l'on prévoit qu'une jeune veuve cherchera l'ombre et le secret pour oublier ses devoirs, il vaut beaucoup mieux qu'elle se marie, et ne donne à nos ennemis aucune occasion de parler mal de nous. [2,10] L'Apôtre ne permet donc aux veuves un second mariage que par crainte d'une conduite légère qui les exposerait à la critique et au déshonneur. Et voici les reproches qu'il leur adresse : tandis qu'elles devraient vaquer à la prière et à l'oraison, elles vivent dans l'oisiveté, et s'accoutument à aller de maison en maison; elles sont non seulement oisives, mais encore causeuses et curieuses, s'entretenant de choses dont elles ne devraient point parler. (I Tim. V, 13.) Certes, il ne pouvait trop condamner une telle conduite; aussi veut-il qu'une veuve s'occupe presque exclusivement d'exercices spirituels, car celle qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle paraisse vivante. (I Tim. V, 6.) C'est ainsi qu'en parlant de la virginité, le même apôtre en fait consister l'excellence, moins dans la chasteté du corps que dans la facilité qu'elle nous donne, de nous consacrer à Dieu et de nous dévouer à la piété. Je vous dis ceci, écrit-il aux Corinthiens, pour votre avantage, et non pour vous tendre un piège, mais pour vous porter à ce qui est plus saint, et à ce qui vous donne un moyen plus facile de prier le Seigneur sans obstacle. (I Cor. VII, 35.) La vierge chrétienne ne saurait donc se partager entre Dieu et le monde, elle ne doit s'occuper que du soin des choses du ciel, et ne s'attacher qu'à plaire au Seigneur. Or, c'est à ce même genre de vie qu'il invite les veuves, puisqu'il veut que celle qui est vraiment veuve et délaissée, espère en Dieu, et qu'elle persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. (I Tim. V, 5.) Mais en même temps il engage à un second mariage les jeunes veuves qui, au lieu d'employer leurs loisirs selon les règles de l'Evangile, les consumeraient en des occupations vaines ou frivoles, et même en des choses mauvaises. Le repos du sabbat exigeait des juifs bien moins la cessation des oeuvres serviles que l'accomplissement des devoirs de la religion : et de même les veuves et les vierges qui font voeu de chasteté, se proposent non seulement de se conserver pures, mais surtout de ne s'occuper que des choses de Dieu, et de se consacrer entièrement à son service. [2,11] Ce raisonnement est vrai, direz-vous; mais comme la femme n'a aucune expérience des affaires, n'est-elle pas bien à plaindre d'être obligée de se livrer à des soins qui sont le partage de l'homme? Peut-elle aussi facilement que celui-ci régir ses biens et administrer ses revenus? Le résultat le plus certain de vos conseils, si elle les suit, sera la ruine de sa fortune. — Mais quoi ! toutes les veuves qui ont repoussé un second mariage, sont-elles tombées dans la pénurie et l'indigence n'en voyons-nous aucune qui ait su gérer ses affaires seule? Si, nous en voyons, et votre objection n'est qu'un adroit sophisme pour voiler un esprit faible et une volonté inconstante. Souvent des veuves ont administré leurs biens plus sagement que ne le faisaient leurs époux, et ont donné à leurs enfants une brillante éducation : d'autres ont augmenté leurs revenus, ou du moins ne les ont pas diminués. Dieu n'a pas tout accordé à l'homme; il a même ordonné que la femme eût aussi sa part dans les soins et les travaux du ménage, de peur qu'une exclusion entière ne la rendit méprisable. Dieu ne l'a pas reléguée dans une condition inférieure; et il s'en déclare ouvertement par cette parole : Faisons à l'homme une aide qui lui soit semblable. (Gen. II, 18.) Sans doute l'homme a été créé le premier, et la femme a été créée pour lui; et parce que cette prérogative de priorité pouvait le rendre envers elle fier et arrogant, le Seigneur voulut dès le principe réprimer son orgueil, et lui apprendre que la femme entre pour moitié dans tout ce qui conserve et embellit l'existence. [2,12] Me demanderez-vous ici de spécifier en quoi l'aide de la femme nous est utile et même nécessaire ? Ne savez-vous pas que le bien-être de la vie présente résulte de la bonne gestion des affaires, soit extérieures, soit intérieures, et que Dieu a confié à l'homme le soin de traiter les premières, et à la femme celui de surveiller les secondes? Changez cet ordre et cette disposition, tout périt aussitôt et, s'écroule; tant il est vrai que jamais l'homme et la femme ne travaillent plus utilement qu'en restant dans leur rôle respectif. Si donc le gouvernement intérieur de la maison appartient à la femme, et si, en cette science, elle surpasse autant l'homme qu'un habile ouvrier surpasse un manoeuvre maladroit, vos craintes concernant la fortune des veuves sont-elles fondées? Il appartient à l'homme de voyager au loin et d'augmenter ses revenus; mais le devoir de la femme est bien moins d'amasser de nouvelles richesses que de conserver celles qui lui sont apportées, et d'en surveiller le sage emploi. Peut-être vous paraît-il plus glorieux de grossir votre fortune que de la conserver; cependant l'un devient sans l'autre vain et inutile; quelquefois même une stricte économie ne peut empêcher que trop d'avidité ne conduise à une ruine entière. Il est difficile que l'homme, tout préoccupé de ses intérêts et ambitieux d'agrandir son patrimoine, ne commette quelque injustice, puisqu'on ne s'enrichit presque toujours que par le malheur d'autrui. Or, il arrive souvent que ces richesses, qui sont le fruit de la rapine ou de la violence, frappent de stérilité la prudence de la femme, et rendent inutiles les efforts de son économie intelligente. Si donc d'un côté il est plus glorieux d'acquérir que de conserver, d'un autre c'est beaucoup moins sûr, puisque l'avidité de gagner sans cesse, au lieu d'augmenter la fortune n'aboutit bien souvent qu'à la détruire. Après cela une veuve craindrait-elle de voir se détériorer, entre ses mains, une administration qui lui était confiée du vivant même de son époux ? [2,13] Mais cette administration ne deviendra-t-elle pas forcément moins sévère et moins ferme ? Il n'y aura plus là un maître qui se fasse craindre et obéir; les serviteurs, les économes et les régisseurs redoutaient le regard sévère de l'époux, et lui obéissaient avec une merveilleuse promptitude : mais aujourd'hui qu'il n'est plus, tous insultent à sa veuve, et se permettent impunément de coupables malversations; ils sont arrogants, ils dissipent les biens qu'ils devraient conserver, et si elle veut recourir à la sévérité, et châtier ces voleurs par le fouet et la prison, elle ameute contre elle-même la malignité du public, et s'expose aux traits acérés de la satire. — Ce sont là des inconvénients réels, je l'avoue, mais en voici d'autres : Si, oubliant la foi promise et l'amour juré à un premier époux, elle éloigne le souvenir des fêtes qui accompagnèrent son premier hymen, les chants et les acclamations, le flambeau nuptial et les doux embrassements, les épanchements du coeur, les festins et les danses; si elle chasse comme une réminiscence importune la pensée d'une union de plusieurs années, et celle de tendres et affectueux entretiens; enfin si elle rejette tout ce passé, comme s'il n'eût jamais existé, pour introduire en son lit un nouvel époux qui ne peut ignorer toutes ces choses; tout le monde s'accorde à la blâmer, à la critiquer et à lui prodiguer les noms d'inhumaine, de parjure, d'infidèle et mille autres aussi désagréables. [2,14] Ne nous en étonnons point, et gardons-nous de croire que les secondes noces, quoique permises par l'Apôtre, soient dignes de nos éloges et de l'approbation publique. Sans doute on ne peut les condamner comme criminelles, mais elles ne sauraient prétendre à nos louanges et nos encouragements. (l Tim. V, 14.) Il en est des secondes noces comme de l'infraction du conseil donné aux époux de s'abstenir du devoir conjugal les jours de jeûne et de temps en temps : ce n'est pas un péché, c'est un signe d'incontinence et de volupté; c'est une conduite que nous n'avons pas le droit de blâmer, mais qui est loin de mériter nos éloges; tout ce que nous pouvons faire, c'est de traiter ces époux avec une grande indulgence, parce qu'ils sont véritablement faibles et peu généreux. Vous craignez donc, ô veuve, de passer pour méchante, si vous punissez des serviteurs infidèles, et vous ne redoutez pas d'être considérée comme une femme sensuelle et voluptueuse en vous remariant ! Cette énergie nécessaire à la conservation de sa fortune, pourquoi une veuve ne pourrait-elle pas la déployer? Au reste, ce n'est pas encore le meilleur moyen qu'elle ait de mettre sa fortune en sûreté, il en existe un autre dont elle pourra user sans encourir aucun blâme, en s'attirant même les éloges des gens de bien, et surtout l'approbation de Dieu. Déposez, veuve chrétienne, vos richesses dans le ciel, enfouissez-les dans ce lieu inviolable, et loin de diminuer, elles prendront un rapide accroissement; telle est la loi : Ce que l'on sème dans le sillon de la charité fructifie au centuple. Mais si une veuve hésite à suivre cette loi de la pauvreté évangélique, et à envoyer ainsi devant elle tous ses trésors, du moins elle peut prévoir qu'un nouvel époux ne se préoccupera point de les augmenter. Et quand même il s'y dévouerait, elle doit encore considérer que pour les accroître il l'exposera souvent à blesser la justice envers Dieu et envers les hommes. Admettez en effet qu'il soit riche et puissant, et vous le verrez contraindre souvent son épouse à agir contre sa conscience. Ainsi les secondes noces deviendront plus tristes et plus onéreuses que l'état de viduité. Ajoutez encore le danger trop probable d'une ruine entière. En demeurant veuve, elle est comme certaine, malgré quelques pertes partielles, de conserver le fonds de sa fortune; mais en se remariant à un homme puissant et chargé de l'administration des deniers publics, elle court risque de tout perdre, puisque la femme partage nécessairement les malheurs de son mari. Je veux bien cependant supposer que cette veuve soit à l'abri de tels périls; je pourrai toujours lui demander pourquoi elle préfère la servitude à la liberté, et de quelle utilité lui sont des richesses dont elle ne peut user à son gré? Il vaut mieux pour elle de posséder réellement une modique fortune, que d'avoir toutes les richesses de la terre à la condition de les livrer à un maître dont elle devient elle-même l'esclave. [2,15] Je pourrais encore alléguer ici les soucis et les chagrins, les injures et les reproches, les soupçons, la jalousie et tous les maux inséparables du mariage ; mais s'il est bon et utile d'en parler à la vierge qui les ignore, pour éclairer son inexpérience, il est superflu de les rappeler à une veuve qui les a éprouvés, et qui les connaît bien mieux que vous ne pourrez le lui apprendre. Je dirai seulement que la vierge apporte dans l'union conjugale un certain abandon et une certaine confiance que les secondes noces excluent. Celui qui épouse une veuve l'aime comme sa femme, et non comme l'ayant prise encore vierge. Mais qui ne sait que ce second amour est plus violent que le premier, et qu'il s'élève jusqu'au transport de la fureur? Aussi la veuve qui se remarie ne possédera-t-elle jamais pleinement le coeur et l'affection de son nouvel époux. Tous les hommes, soit jalousie, vanité, ou tout autre motif, n'aiment fortement que les choses qui n'ont point appartenu à d'autres, et dont ils sont les seuls et les premiers maîtres. Nous le voyons par rapport aux vêtements, dans la préférence que nous donnons à un habit neuf sur celui qui déjà aurait été porté. Il en est de même d'une maison et de ses meubles. Qui aime une maison qui lui a été donnée autant que celle qu'il a lui-même fait bâtir? Quand des meubles sont neufs, et que nous nous en servons les premiers, nous en usons avec précaution et ménagement. Mais si nous les possédons de seconde, ou de troisième main, nous les estimons peu, et quelquefois même nous les méprisons au point d'en changer la forme ou l'usage. Appliquez à l'union conjugale la puissance de cet instinct, et dites quelle en sera la force, puisqu'un mari n'a rien de plus précieux que sa femme. Sur toute autre chose, il se prête volontiers aux désirs d'un ami, mais sur ce point il est inexorable, et préfère la mort au déshonneur. Je le répète donc, l'homme aime, de toute son âme, la femme qu'il épouse vierge, et dont il s'approprie la virginale pureté; il ne regardera point d'un oeil également bon et affectueux celle qu'il recherche en secondes noces. [2,16] Tels sont les enseignements de l'expérience, et il serait inutile de m'opposer quelques rares exceptions, car à ces premiers motifs qui expliquent la considération et l'estime dont jouit la femme dans un premier mariage, il est facile d'en joindre un grand nombre d'autres. Et d'abord la veuve qui se remarie s'expose à ce que son mari lui reproche son peu d'amour pour lui, et qu'il lui en allègue comme preuve son infidélité envers un premier époux. Sa parole amère ne rappelle donc le passé que pour en conjecturer un avenir qui peut-être ne se réalisera pas. L'oubli de cette veuve pour un premier mari, peut bien éveiller dans le second la crainte d'une semblable indifférence, s'il ne lui en donne pas la certitude. Au reste, il n'est pas le seul à exprimer ces sanglants reproches; et vingt fois par jour les serviteurs et les servantes les murmurent en secret. Observez de plus que si cette veuve a de son premier mariage des enfants jeunes encore, elle ne peut se livrer tout entière aux soins de leur éducation. Et quels orphelins plus infortunés que ceux-ci qui voient un étranger posséder tous les biens de leur père, ses esclaves, sa maison, ses domaines, et jusqu'à sa femme? Pourront-ils eux-mêmes l'aimer et la respecter comme une mère? Et de son côté pourra-t-elle les chérir comme ses enfants ? Leur présence seule la fait rougir de honte, et elle ne saurait concentrer sur eux toute sa tendresse de mère, parce qu'elle est contrainte d'en réserver une grande partie pour les enfants du second lit. [2,17] Mais ce discours, direz-vous, s'adresse-t-il aux veuves jeunes encore, et à celles qui n'ont vécu que peu de temps avec leur époux? — Certainement : ce sont ces veuves que je veux instruire; et je regarde comme inutile de parler à celles qui, déjà âgées, songent à un second mariage. Car ma parole les persuaderait-elle, lorsque ni le laps des années, ni l'âge, ni l'expérience, n'ont pu les en détourner? Ainsi je m'adresse aux jeunes veuves; et vous me demandez ce que je pense de celle qui, après un an de mariage, convole en de secondes noces, et pourquoi je lui préfère la veuve qui a vécu vingt et trente années avec son mari ? Et d'abord ce n'est pas moi qui vous répondrai, mais l'Apôtre qui a dit : Qu'elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. (I Cor. VII, 40.) Je vous observerai ensuite que de ces deux veuves, l'une, pendant un grand nombre d'années, n'a jamais connu qu'un seul et même époux, tandis que l'autre, dans très peu de temps, en a pris deux. Mais ce n'est point sa faute, objecterez-vous : car si son premier époux vivait encore, elle n'en aimerait point d'autre; et aujourd'hui qu'il lui a été trop tôt ravi, elle est forcée d'en chercher un second. — Et qui la force? Je découvre au contraire une raison bien puissante qui devrait l'éloigner du mariage : l'expérience qu'elle a acquise de toutes les amertumes de l'union conjugale. Je conçois en effet que la veuve qui a vécu pendant de longues années au milieu de ces tribulations, soit comme blasée sur leurs rigueurs, et puisse se remarier sans appréhender un avenir plus triste et plus sombre. Mais que peut vouloir, et que peut espérer celle qui, malheureuse dès le début de son mariage, cherche à se replonger dans les mêmes infortunes? Le marchand qui fait naufrage en sortant du port, et qui débute par un sinistre, se dégoûte facilement du commerce; de même lorsqu'une jeune veuve n'a recueilli de tous ses rêves de bonheur que les réalités du deuil et de la douleur, il est logique qu'elle renonce à tout amour humain. Le contraire dénoterait une violence de passions peu commune; et même alors ses premiers malheurs devraient étouffer en elle cet aveugle enthousiasme et éteindre ces feux dévorants. [2,18] Nous persévérons volontiers dans une entreprise qui s'annonce sous d'heureux auspices; mais si nous échouons dès le début, et comme à l'entrée de la carrière, notre ardeur s'évanouit, et nous abandonnons tout. C'est ainsi qu'une jeune veuve me paraît d'autant plus éloignée de se remarier qu'elle a connu plus tôt le deuil et le veuvage. En demeurant veuve, elle s'assure l'avenir, et se précautionne contre le retour de semblables malheurs; mais elle s'y expose de nouveau, en contractant un second mariage. De là nous pouvons encore conclure que si l'état de viduité est le même pour toutes les veuves, les récompenses de cet état sont diverses, et plus brillantes pour les unes, comme moins éclatantes pour les autres. En effet, la veuve qui jeune encore se soumet au joug de la continence, mérite plus d'honneur et de gloire que celle qui ne l'embrasse que dans sa vieillesse. Et pourquoi? c'est que dans la première, la crainte de Dieu a vaincu mille obstacles, tandis que la seconde a pu faire ce qu'elle a fait sans peine et sans effort. Car il n'y a pas d'effort là où l'on ne rencontre aucune résistance. De même que la veuve qui se remarie est inférieure à la femme qui reste veuve; de même aussi la veuve qui, encore à la fleur de l'âge, renonce à une nouvelle union, est bien supérieure à celle qui n'est devenue veuve que dans sa vieillesse. Sans doute toutes deux n'ont connu qu'un seul époux, néanmoins à la mort l'une aura sur l'autre l'immense avantage d'avoir longtemps vécu dans la continence et la chasteté. Ainsi, ô veuves ! envisagez moins les difficultés de la viduité que ses magnifiques résultats. La vertu ne nous paraît presque toujours pénible et laborieuse que parce que nous en considérons le travail et les fatigues, et sans nous souvenir du prix dont le Seigneur la récompense. [2,19] Si nous additionnons cependant les peines et les récompenses, nous arriverons à reconnaître infailliblement que la pratique de la vertu est aisée et facile. Le soldat brave et courageux envisage bien moins les hasards de la guerre, les blessures et la mort que l'éclat de la victoire, et l'honneur du triomphe; aussi s'élance-t-il au combat avec une généreuse intrépidité. Le laboureur considère également bien moins les pénibles fatigues de l'agriculture que la joie de voir son aire chargée d'une riche moisson, et son pressoir plein d'une abondante récolte; aussi s'emploie-t-il avec ardeur aux travaux des champs. C'est ainsi qu'une bonne espérance nous rendra les peines de la viduité d'autant plus légères que si l'attente du soldat et du laboureur est souvent trompée, le succès de nos efforts dépend uniquement de notre volonté. Pourrions-nous donc ne pas le vouloir, et ne pas embrasser avec la viduité un état qui se rapproche de la virginité, et même qui lui devient quelquefois supérieur? En effet, la veuve qui, selon le conseil de l'Apôtre, vit délaissée, espère en Dieu, persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison (I Tim. V, 5), et se retire du monde et de ses fêtes, l'emporte évidemment sur la vierge qui se livre aux joies du siècle et au tumulte des affaires. Puissiez-vous donc descendre dans cette noble carrière, et cueillir cette palme éclatante ! [2,20] Je le répète, je ne fais que développer un conseil, et je ne condamne point les veuves qui veulent se remarier. Je me propose seulement d'exhorter en général toutes les veuves à ne point tenir leurs regards si fortement attachés à la terre qu'elles ne les élèvent vers le ciel. Je voudrais donc qu'elles pussent profiter de leur liberté pour mener une vie toute céleste; et je désire que, devenues les épouses de Jésus-Christ, elles se montrent en toutes choses dignes d'une telle alliance. C'est à lui qu'appartient toute gloire, tout honneur, et toute adoration avec le Père, principe éternel, et l'Esprit vivificateur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il.