Vie de la bienheureuse Marie d'Oignies (1177 - 1213) traduite du latin du cardinal de Vitry. Bruxelles, V. Devaux, 1868. [0,0] Préface du CARDINAL DE VITRY, à FOULQUES, évêque de Toulouse. [0,1] Le Seigneur ordonna à ses disciples de ramasser les restes des pains qu'il avait multipliés et de n'en laisser perdre les moindres miettes. Ces paroles de l'Évangile signifient que les vies des saints doivent être publiées, afin que, par leurs exemples, les pauvres et les petits soient fortifiés dans la pratique des vertus. Parmi le grand nombre d'auteurs qui ont écrit sur la vie des saints, nous remarquons saint Jérôme : nous admirons les peines que s'est données ce célèbre docteur de l'Église pour acquérir les notions qui pouvaient le conduire à la connaissance de la vie des saints Pères d'Égypte et de leurs actions ; nous admirons combien son travail fut utile à l'Église. C'est ainsi que ce saint docteur rassemblait partout le bois qui doit brûler sur l'autel du Seigneur. Saint Grégoire le Grand, ce chantre divin, appelé l'organe du Saint-Esprit, ne rassembla pas avec moins de soin, dans ses dialogues, les vertus et les actions des saints d'Italie, comme des cendres précieuses, recueillies de plusieurs sacrifices, pour les déposer dans un lieu saint, c'est-à-dire pour les conserver dans la mémoire des fidèles, afin que les exemples des saints fortifiassent les justes dans la pratique des vertus, les retirassent du précipice, comme le fut Jérémie, et ramenassent à une vie plus conforme à celle de Jésus-Christ ceux que la sécheresse des préceptes aurait pu rebuter, tant il est vrai que l'exemple a plus d'empire sur le coeur de l'homme que le précepte. [0,2] Pénétré de cette vérité, le vénérable évêque de Toulouse, chassé de son siége par les hérétiques albigeois, était venu dans la Gaule belgique chercher du secours contre les ennemis de la foi. Attiré dans l'évêché de Liége par la haute réputation d'un grand nombre de vrais serviteurs de Dieu, il ne pouvait assez admirer leur foi et leur dévotion ; il admirait principalement les vertus de plusieurs saintes femmes qui avaient un attachement inviolable à notre mère la Sainte-Église et la plus grande vénération pour ses sacrements; tandis que, dans son diocèse, la religion et ses devoirs étaient méprisés et même totalement abandonnés. Ce vénérable évêque, persuadé de ce que peut l'exemple, désirait ardemment que l'on recueillît les choses édifiantes qu'il avait vues et entendues, pour en perpétuer la mémoire. Vénérable Prélat, vous qui, dans ce siècle, êtes non seulement le digne pasteur de l'Église de Toulouse, mais une des colonnes inébranlables de l'Église universelle de Jésus-Christ ; c'est à vous que j'adresse cette préface. C'est par vos ordres et pour éloigner de moi tout soupçon de la négligence dont vous eussiez pu m'accuser, que j'ose entreprendre cet ouvrage. Vous n'ignorez pas qu'arrivé dans nos contrées, il vous parut être dans un autre monde ; je me souviens de vous avoir entendu dire, qu'en sortant de votre pays vous étiez sorti de l'Égypte, et qu'après avoir traversé le désert, arrivé à Liége, vous aviez trouvé cette terre bienheureuse que Dieu a promise- à nos pères. Votre pays fut témoin qu'un nombre considérable des nôtres, hommes fervents dans la foi, d'une patience admirable dans les souffrances, constants dans l'exercice des oeuvres de miséricorde, étaient entrés dans la croisade pour faire la guerre aux hérétiques ; Votre Éminence y a vu de pieuses femmes, pénétrées de la plus vive douleur pour une faute même légère, tandis que les hommes de vos contrées vivaient dans une impénitence opiniâtre, après avoir commis les crimes les plus énormes. En arrivant ici, vous fûtes obligé de convenir que la réalité des choses que vous voyiez était infiniment au-dessus de ce que vous en aviez entendu : à peine pouviez-vous croire ce qui se passait sous vos yeux. [0,3] Vous avez admiré dans les temples du Seigneur ces réunions continuelles de vierges qui ne respirent qué pour Jésus-Christ, leur divin Époux. Sans cesse occupées de la félicité éternelle, à laquelle elles espèrent parvenir un jour, ces vierges fuient les délices de la chair et préfèrent la plus humiliante pauvreté à tous les biens de ce monde : la nourriture la plus frugale est due au travail de leurs mains ; nées de parents très puissants, elles oublient leur naissance, abandonnent la maison paternelle et leurs amis,. préfèrent les angoisses de la pauvreté à la jouissance des biens mal acquis et fuient la société des grands du monde pour s'éloigner du péril. Quelle fut votre joie de voir de saintes femmes constamment attachées au service de Dieu, montrer le zèle le plus infatigable pour conserver de jeunes vierges dans l'innocence, et qui, dans leurs avis salutaires, les exhortaient à étre constantes dans la résolution qu'elles avaient prise de se consacrer à Jésus-Christ ; vous avez admiré les veuves, qui servaient Dieu en passant leur vie dans les jeûnes, la méditation, les veilles, le travail, les larmes et la prière ; si, dans les liens du mariage elles ont dû, pour plaire à leurs époux, accorder quelque chose au monde, c'était pour plaire à Jésus-Christ. Elles conservaient gravées dans la mémoire ces paroles de l'apôtre : "La veuve qui vit dans les plaisirs charnels est morte pour l'éternité; mais les saintes veuves qui, à l'exemple de l'Homme-Dieu, lavent les pieds aux pauvres, exercent charitablement l'hospitalité et dont tous les instants sont consacrés à la pratique des oeuvres de miséricorde, recevront la récompense éternelle." {Saint Paul, Lettre I à Timothée, 5} Vous ne vites pas avec moins d'admiration des femmes vertueuses sanctifier le mariage en suivant la loi du Seigneur avec une piété exemplaire. Ces pieuses femmes partageaient le temps entre le travail et la prière, fuyaient les occasions du péché et conservaient ainsi la foi conjugale dans toute sa pureté ; plusieurs même d'entre elles, du consentement de leurs époux, vécurent dans la continence la plus rigide. Femmes admirables ! d'autant plus clignés des récompenses célestes qu'elles étaient plus près du péril. [0,4] Quelle fut, au contraire, votre indignation, quelle fut votre douleur de voir ces ennemis de la religion, ces hommes impudiques, qui cherchaient à diffamer la pureté de moeurs de ces saintes femmes : poussés par une méchanceté inouïe, ils blâmaient une vie pure et sans tache, qui condamnait avec trop de raison la leur : après avoir employé contre ces vierges tous les ressorts de la calomnie, ils les accablaient de dénominations injurieuses et ridicûles. C'est ainsi que les Égyptiens exerçaient leur haine contre les Israélites, peuple ami de Dieu ; c'est ainsi que les méchants, les hommes de ténèbres tournent en ridicule la simplicité des innocents ; dans leur ivresse, au milieu de leurs orgies, ils déclament contre des vertus qu'ils ne peuvent imiter. Un religieux de l'abbaye d'Alnes, ordre de Citeaux, ayant eu la simplicité de former quelque doute sur les saintes personnes qui faisaient l'objet des dérisions et des calomnies des hommes du siècle, fut repris en ces termes par le Saint-Esprit : "La foi des personnes dont vous doutez sera toujours inébranlable et leurs oeuvres obtiendront la récompense promise au juste". Dès cet instant, le respect de ce bon vieillard envers ces personnes fut si grand, qu'il n'eût pu souffrir qu'on en parlât en sa présence sans la vénération qui leur était due. La patience de ces saintes âmes dans l'opprobre, au milieu des persécutions, était admirable : elles trouvaient la plus douce consolation dans ces paroles de l'Évangile : "Si vous étiez de ce monde, le monde aimerait en vous ce qui serait de lui. » (Évangile de Saint Jean XV, 18) Et au même endroit : "Le serviteur, dit Jésus-Christ, dans le même Évangile, "n'est pas plus que le maître ; puisqu'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront." (Évangile de Saint Jean XV, 20) [0,5] Mais on connaît l'arbre par le fruit (Matthieu, VII, 16). Vint une circonstance qui prouva quel était l'attachement de ces saintes vierges à la religion. La ville de Liége fut saccagée ; celles d'entre ces saintes filles qui ne purent se sauver dans les églises, se précipitèrent dans le fleuve, préférant mourir que de voir leur vertu exposée à la brutalité du soldat ; d'autres se jetaient dans des égouts, s'exposaient à être étouffées par les exhalaisons méphitiques ; mais Dieu protégea ses enfants, toutes conservèrent la pureté et la vie. Le Seigneur, dans ce moment de désastre, fit éclater sa puissance : une de ces saintes femmes étant près de se noyer, deux soldats sautèrent dans une barque et la ramenèrent à bord saine et sauve ; mais ayant tenté de lui faire violence, cette chaste héroïne, semblable à l'agneau au milieu des loups, à la tourterelle dans les serres de l'épervier, vole au-devant de la mort pour sauver son innocence, et se précipite de nouveau dans le fleuve ; l'effort avec lequel elle s'y lance, renverse la frêle barque et ces deux scélérats se noient, tandis que la sainte fille se dirige sur les flots à son gré et parvient miraculeusement sur la rive. De nouveaux prodiges se succèdent ; la plus cruelle famine ravagea, pendant trois ans, la France et l'Allemagne ; la mort, dans les villes et les campagnes, moissonnait hommes et femmes: pauvres et riches, tous étaient victimes de ce fléau : pas une cependant de ces saintes femmes, dans l'évêché de Liége, ne mourut de faim et ne fut même obligée de mendier, quoiqu'elles eussent tout abandonné pour l'amour de Jésus-Christ. Jusqu'ici, j'ai rapporté, en général, les exemples des vertus qui furent admirées dans le diocèse de Liégé ; passons m'aintenant à des exemples particuliers. Votre sainteté fut témoin des merveilles que Dieu a opérées dans différentes personnes, des grâces dont il les a comblées. [0,6] Vous en connûtes particulièrement une à qui le Seigneur avait accordé le pouvoir de découvrir, dans certains pécheurs, des crimes dont ils ne s'étaient pas confessés ; elle les exhortait à en faire une confession sincère et véritable, et les remettait dans le chemin du salut. Vous avez connu d'autres femmes-vertueuses en qui l'amour divin était à un tel degré de perfection, que le désir de jouir de la gloire céleste les rendait languissantes et les tenait malades au lit pendant plusieurs années ; plus les forces corporelles s'affaiblissaient en elles, plus l'Esprit-Saint s'y fortifiait ; comme l'épouse, dans le cantique des cantiques, elles prononçaient intérieurement ces paroles : "Fortifiez-moi par l'odeur des fleurs, accablez-moi de maux, parce que je languis d'amour." "Fulcite me floribus, stipate me malis, quia amore langueo". {Cantique des Cantiques, II, 5} L'amour divin était si grand dans une de ces saintes femmes, que son coeur n'eût pu s'élever à Dieu sans qu'on ne vît couler de ses yeux un ruisseau de pleurs dont l'empreinte, formée par l'habitude de pleurer, paraissait sur ses joues. Ces pleurs continuels, loin d'affaiblir l'esprit, le fortifiaient, remplissaient l'âme d'une sainte ivresse, donnaient au corps une nouvelle vigueur et unissaient, chaque jour, plus étroitement à Dieu ces héroïnes chrétiennes. [0,7] D'autres étaient, pendant des jours entiers, dans une sainte extase sans proférer une parole : seules avec Dieu, nul objet externe ne les occupait, elles se reposaient dans la paix du Seigneur ; rien ne pouvait les tirer de ce pieux silence et elles paraissaient insensibles à tout sentiment de douleur. J'ai connu une de ces saintes femmes qui, pendant trente ans, se consacra au Seigneur dans un cloître, d'où on n'aurait pu la tirer, quelques môyéns qù'ôn èût employés, tant la grâce agissait en elle. Je fus témoin, plus de sept fois, de l'état d'admiration et de joie où se trouvait souvent, même vingt fois le jour, une de ces saintes âmes : revenue de son extase, elle montrait la joie qu'elle ressentait de s'être trouvée avec Dieu, semblable à David, qui sautait devant l'arche et s'écriait : "Mon âme et mon corps se réjouissent en Dieu !" {Psaumes, LXXXIII, 3} [0,8] Ces âmes pieuses se nourrissaient chaque jour de cette manne céleste, de ce pain de vie qui, du ciel, est envoyé au juste sur la terre : elles brûlaient tellement du désir de recevoir leur Créateur, qu'il leur eût été impossible de ne pas remplir cette action de grâces, la plus agréable qu'un chrétien puisse rendre à Dieu ; la privation de cet auguste sacrement leur eut ôté tout repos, toute consolation ; elles langtiissaient jusqu'au moment si désiré de pouvoir se rassasier, de cette chair divine, à la honte de tant d'hommes du monde, de tant d'incrédules sans foi, sans moeurs, qui sans cesse luttent contre la grâce. J'aiconnu une de ces saintes femmes qui était malade de se trouver dans l'impossibilité de recevoir son Créateur ; ce Dieu de bonté s'offrit à elle, elle le reçut et fut guérie. Le miracle que je vais rapporter se passa sous mes yeux. Une femme morte depuis quelque temps ressuscita et obtint de Dieu la grâce de faire son purgatoire dans ce monde : le Seigneur la sanctifia en l'accablant de toutes sortes de maux ; enfin, après avoir fait pénitence, elle vécut dans la paix la plus parfaite. [0,9] Mais, vénérable prélat, qu'est-il besoin de faire l'énumération des grâces, infinies que Dieu accorda à tant d'âmes pieuses du diocèse de Liége, tandis que nous les voyons toutes réunies dans Marie d'Oignies, qui seule renferme la plénitude de toutes les grâces? C'est cette admirable Marie, dont les actions saintes surpassent tout ce que la renommée en a publié, qui vous attira dans nos contrées. A votre arrivée ici, vous fûtes le juste appréciateur des vertus éminentes de cette femme angélique qui, dans la dernière période de sa vie, fut quarante jours sans prendre la moindre nourriture, désirant avec allégresse sa fin bienheureuse. Les merveilles que vous aviez vues de Marie d'Oignies, le témoignage universel qui, dans ces contrées, vous fut rendu des grâces que le Seigneur accorda à son humble ervante, sont les motifs qui vous engagèrent à me prier d'écrire la vie de Marie, persuadé que j'en avais recueilli les circonstances, ayant eu des relations intimes avec la bienheureuse. La tâche que vous m'imposiez ne se bornait point à cette vie seule, vous désiriez que j'écrivisse celles des saintes femmes du diocèse de Liége que le Seigneur avait spécialement favorisées, ouvrage qui, selon le sentiment de votre Éminence, vous serait, et à d'autres hommes apostoliques, de la plus grande utilité contre les hérétiques de votre. province, en faisant retentir les temples du Seigneur des miracles qu'il a opérés à la gloire des saints de nos jours. [0,10] Je n'avais pas osé entreprendre cet ouvrage, persuadé qu'il est au-dessus de mes forces : cependant pour obéir aux volontés de Votre Éminence, ne pouvant résister au désir qu'elle montra que cet ouvrage se fit, et convaincu de l'utilité qu'en retireront les âmes pieuses qui le liront, je vais, aidé de vos prières, entreprendre cette tâche, pour la sanctification des fidèles et pour la mienne. Je ne doute nullement que la critique des méchants ne lance contre notre ouvrage ses traits envenimés ; mais, à l'exemple des apôtres, je ne crains pas d'être exposé aux manœuvres des détracteurs de la religion. L'homme, sous l'empire des passions, n'est point occupé des choses célestes : son criminel aveuglement les rejette. La dépravation de quelques méchants ne me détournera point d'un projet si utile à tant de fidèles ; je n'écris pas pour les philosophes mondains, pour ces faux sages, qui connaissent tout, hors la religion, croient posséder toute la prudence, nient tout ce qui surpasse l'intelligence humaine, et qui enfin méprisent et tournent en dérision tout ce qu'ils n'entendent pas. Ces hommes pervers font leurs efforts pour se faire illusion, fuient, selon le langage de l'Écriture, la lumière du Sajnt-Esprit, méprisent les prophéties, qualifient d'insensés et d'imbéciles les vrais serviteurs de Dieu et voudraient faire passer les révélations des Saints pour des songes et des chimères. Le bras du Seigneur serait-il raccourci? Fut-il un temps depuis la création où le Saint-Esprit n'ait pas opéré oisiblement ou invisiblement quelques miracles dans la personne des Saints ! La puissance de Dieu étant éternelle comme lui-même, éclatera jusqu'à la fin des siècles. Je consacre donc à la .gloire de Jésus-Christ et de son humble servante l'ouvrage que j'entreprends. [0,11] Je vais rendre compte d'une partie des faits que j'ai recueillis sur la Bienheureuse Marie, et dont la plupart se passèrent sous mes yeux, l'abondance en est si considérable, qu'il me serait impossible de les rapporter tous. Tant de choses merveilleuses se sont passées pendant sa vie, vie entièrement consacrée au service de Dieu, dans l'exercice des plus éminentes vertus, que chaque jour était marqué par un nouveau miracle.