[0] LETTRE DE JACQUES SADOLET, CARDINAL ROMAIN, Au Sénat et au peuple de Genève, pour tâcher de les ramener à l'obéissance du Pontife Romain. JACQUES SADOLET, ÉVÊQUE DE CARPENTRAS, CARDINAL PRÊTRE DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE DU TITRE DE SAINT-CALIXTE, A SES FRÈRES REGRETTÉS LES MAGISTRATS, CONSEIL ET CITOYENS DE GENÈVE. [1] Très chers frères dans le Christ, la paix soit avec vous et avec nous, c'est-à-dire l'amour et la concorde soient avec l'Église catholique, mère de tous, la nôtre et la vôtre, par le Père Tout-Puissant, par son Fils unique, Notre Seigneur Jésus-Christ, et par le Saint-Esprit, unité parfaite en trois personnes, à laquelle appartiennent la gloire et l'empire pendant toute l'éternité des siècles. Amen. Je pense, très chers frères, qu'il est à la connaissance de quelques-uns de vous que j'habite maintenant Carpentras ; j'y suis venu de Nice, où j'avais précédemment accompagné le Souverain Pontife partant de la ville de Rome pour aller rétablir la paix parmi les rois. J'aime cette église, cette cité que Dieu a voulu me donner pour épouse spirituelle et pour patrie. Je chéris ces peuples d'une charité vraiment paternelle, je souffre beaucoup d'en être séparé. Que si cet honneur du cardinalat, qui m'a été conféré à l'improviste et à mon insu, me force de retourner à Rome, comme certainement il m'y forcera pour y servir Dieu dans la vocation qui m'y appelle, cet honneur, toutefois, ne détournera ni mon esprit, ni mon amour de ces peuples, que je garderai toujours gravés au fond de mon coeur. Donc, comme j'étais à Carpentras, et que chaque jour j'entendais dire de vous beaucoup de choses qui, en partie, me causaient, à la vérité, de la peine, mais en partie aussi me donnaient quelque motif de ne pas désespérer, que vous et nous qui avions été autrefois ensemble dans la véritable religion de Dieu, ce même Dieu nous regardant d'un oeil plus favorable, nous reviendrions à la conformité des sentiments de nos coeurs ; il a semblé bon au Saint-Esprit et à moi, car ainsi parle l'Écriture, et certainement tout ce qu'on fait dans un sentiment d'intégrité et de piété envers Dieu, est inspiré du Saint-Esprit, il a semblé bon, dis-je, au Saint-Esprit et à moi de vous écrire quelque chose, et de vous manifester dans une lettre cette affection pour vous, cette sollicitude de mon âme. Certes, mes bien-aimés, elle n'est pas nouvelle cette bienveillance, cette bonne volonté pour vous ; mais depuis le temps où par la volonté de Dieu je suis devenu évêque de Carpentras, il y a près de vingt-trois ans, comme à cause des relations que vous avez avec mon peuple, j'avais, en mon absence, connu beaucoup de choses de vous et de vos mœurs, je me suis mis à aimer la noblesse de votre ville, l'ordre et la forme de votre république, la dignité des citoyens, et surtout votre humanité louée, estimée de tous, pour les hommes des autres pays, pour les étrangers. Et parce que le voisinage apporte souvent aussi une part non petite à l'affection qu'on a les uns pour les autres, comme dans une ville la proximité des maisons, de même dans l'univers les provinces limitrophes font aimer les voisins entre eux. Jusqu'à ce jour il ne vous est pas arrivé de recueillir quelque fruit de mes sentiments, ou d'avoir quelque signe, quelque indice pour les reconnaitre ; car nulle part vous n'avez eu besoin de moi, qui aurais été certainement très disposé à vous servir ; car, aucune occasion ne s'était encore présentée. Mais à présent, non seulement il y a lieu, mais il est même nécessaire que je cherche à vous manifester les sentiments que j'ai pour vous, si je veux conserver ma foi au Dieu Très-Haut et la charité chrétienne envers le prochain. En effet, il est venu à mes oreilles que certains hommes astucieux, ennemis de l'unité chrétienne et de la paix, ont répandu parmi vous et dans votre cité les semences d'une fâcheuse discorde, comme ils l'avaient déjà fait dans quelques bourgs de la brave nation suisse ; qu'ils ont détourné le peuple fidèle du Christ, de la voie de ses pères et de ses ancêtres, de l'éternelle doctrine de l'Église catholique ; et qu'ils ont tout rempli de querelles et de séditions: c'est d'ailleurs toujours la propre coutume de ceux qui, en attaquant l'autorité de l'Église, cherchent pour eux de nouveaux pouvoirs et de nouveaux honneurs. J'atteste le Dieu Tout-Puissant, lui qui, en ce moment, assiste par sa présence à mes plus intimes pensées, que j'en ai été douloureusement affecté, et que j'en ai ressenti comme une double compassion, quand, d'un côté, il me semblait entendre les gémissements de notre mère éplorée, l'Église, se lamentant d'avoir perdu à la fois tant de fils qui lui étaient si chers ; d'un autre côté, j'étais ému, mes bien-aimés, de vos maux et de vos périls ; car je savais que ces novateurs, qui changeaient les anciennes et bonnes institutions, que ces troubles, que ces discordes n'étaient pas seulement funestes pour les âmes des hommes, ce qui est pourtant le plus grand de tous les maux ; mais encore nuisibles aux affaires privées et publiques, chose que vous avez pu, instruits par l'expérience, reconnaître aussi vous-mêmes. Qu'est-ce donc à dire ? Puisque mon amour pour vous et ma piété envers Dieu me portent à vous exposer librement tous les sentiments intimes de mon coeur, comme un frère à ses frères, un ami à ses amis, je veux vous prier instamment d'avoir pour moi dans ce moment cette bonté qui a toujours été dans vos habitudes, de recevoir et de lire ma lettre sans répugnance; car j'espère que si vous voulez seulement prêter une juste attention aux choses que je vous écris, vous approuverez certainement, sinon mon conseil, du moins la droiture et la simplicité de mon coeur qui désire avant tout votre salut ; et que vous comprendrez que je ne cherche pas mon, avantage personnel, mais votre utilité et votre bien. Cependant je n'entreprendrai pas de discussions épineuses et subtiles, que saint Paul appelle philosophie, et il avertit toujours les fidèles du Christ de ne pas se laisser décevoir par elle. C'est par elle que ces hommes vous ont trompés, en publiant parmi les ignorants je ne sais quelle obscure interprétation de l'Écriture, en parant leur fourberie et leur malice, de ce nom d'ailleurs très beau, mais faux et étranger, de doctrine et de sagesse. Moi, je vous proposerai des choses claires et évidentes, qui n'ont en soi ni l'obscurité de l'erreur, ni le faux-fuyant de la fraude et de la tromperie : au reste, tel est toujours le caractère de la vérité. Elle luit, en effet, dans les ténèbres, elle n'est invisible pour personne, elle est à la fois très facilement comprise des savants et des ignorants. C'est surtout dans ce genre chrétien de doctrine qu'elle ne s'appuie ni sur des syllogismes, ni sur les artifices du langage ; mais sur l'humilité, mais sur la piété, mais sur la soumission envers Dieu. Car la parole de Dieu est vive et efficace ; elle est plus acérée que tout glaive à deux tranchants, elle pénètre dans la division de l'esprit et de l'âme, et jusques au fond des jointures et de la moelle. Elle n'enlace pas les esprits dans des argumentations difficiles ; mais par l'intervention d'une céleste affection du coeur, elle s'offre tout uniment et ouvertement à notre intelligence, pour que ce ne soit pas tant la raison humaine qui opère au-dedans de nous pour la comprendre, que Dieu même qui nous appelle à lui. [2] Je le prie, je le supplie, ce Dieu de toute droite intelligence, de nous accorder le secours de sa bénignité, afin que je dise et que vous compreniez des choses qui puissent unir encore nos sentiments et nos pensées envers lui dans un seul coeur et un seul esprit. Or, pour commencer par ce que nous regardons comme le plus utile, je pense, très chers frères, que, comme vous et moi, tous ceux qui ont mis leur espérance et leur foi dans le Christ, le font et l'ont fait à la seule fin de chercher pour eux et pour leurs âmes, non cette vie mortelle et promptement périssable, mais le salut éternel et immortel qu'on ne peut obtenir que dans le ciel, et nullement sur la terre. A la vérité, ce devoir nous a été départi pour que, le fondement de la foi étant d'abord jeté, nous travaillions ensuite ici-bas, afin de nous reposer là-haut ; nous répandions sur cette terre la semence dont nous puissions faire au ciel la moisson ; nous nous livrions ici-bas à des soins et à des travaux, afin de recueillir dans l'autre vie, dans la mesure de nos oeuvres et de nos peines, des fruits semblables et dignes d'elles. Et comme la voie du Christ est pénible; comme il nous est difficile de vivre selon ses lois et ses préceptes, pour la raison qu'il nous est ordonné de détourner nos coeurs de toute la contagion des joies terrestres, et de les fixer sur lui seul ; de mépriser les biens présents que nous avons dans les mains, et de rechercher les biens à venir que nous ne voyons pas. Cependant, tel est le prix que chacun de nous attache à son salut, au salut de son âme, que nous nous appliquons à n'éviter aucune difficulté, aucune peine, pour qu'un jour, la seule espérance de notre salut nous étant proposée à travers beaucoup de tribulations et de sollicitudes, la clémence et la miséricorde de Dieu précédant toujours nos actions, nous obtenions enfin le salut stable et éternel. C'est dans cette espérance que le Christ, annonçant le vrai bien, fut autrefois reçu de l'univers avec tant d'assentiment et d'amour de tous les hommes ; c'est pour cette raison que nous l'adorons et le vénérons ; que nous reconnaissons qu'il est véritablement Dieu et le fils du vrai Dieu ; parce que lui seul, au commencement de tous les siècles, a ressuscité au Dieu Tout-Puissant, en qui seul est la vie, les coeurs des hommes morts, tout en vivant un peu de temps dans les délices fausses et périssables de ce monde, et condamnés à bientôt mourir entièrement ; il les a ressuscités d'entre les morts, c'est-à-dire, il les a tirés de ce genre de mort le plus pernicieux ; et voulant être lui-même le premier notre salut, notre délivrance et notre doctrine, ayant accepté la mort de la chair, et bientôt après ayant recouvré une vie immortelle, il nous a instruits et enseignés par son exemple, afin que, par une voie très-opposée à celle que nous avions auparavant accoutumée, étant morts à ce monde et à la chair, c'est-à-dire au péché, nous vécussions ensuite en Dieu, et nous missions en lui nos espérances de bien et heureusement vivre à tout jamais. Cette résurrection des morts qui nous concerne tous, est un don vraiment digne de la gloire et de la majesté du Dieu Tout-Puissant. Par elle, ce n'est pas un homme ou deux, mais tout le genre humain qui a été appelé de la terre et de la mort funeste de l'âme à la véritable et céleste vie de cette même âme. Saint Paul, considérant cette sorte de résurrection des morts, et voyant en elle la plus grande preuve et la plus grande marque de la divinité du Christ, « moi-même, dit-il, j'ai été séparé pour l'Évangile de Dieu qu'il avait promis par les prophètes dans les Saintes Écritures touchant son fils, lequel, à la vérité, a été engendré, selon la chair, de la race de David, mais déterminé et déclaré fils de Dieu en puissance par l'Esprit de sainteté, ,c'est-à-dire dans la puissance spirituelle qui est la propre puissance de Dieu, parce que ce n'est pas par le corps, mais par l'esprit que Dieu fait ses oeuvres admirables. En effet, commander aux vents, donner la lumière aux aveugles par la parole, ressusciter les morts, c'était faire des actes non d'une puissance corporelle, mais spirituelle, qui est la même que la puissance divine. Donc, le Christ était déclaré fils de Dieu par cette puissance spirituelle qui est la seule divine. Et quant à ce qu'ajoute saint Paul sur la résurrection des morts, ce n'est pas tant celle du corps de Lazare, du fils de la veuve, ou de la fille du prince de la Synagogue, quoique ces oeuvres fussent aussi de Dieu, que cette résurrection, et c'est encore plus celle-là, par laquelle le Christ délivra Marie-Magdeleine de sept démons, Mathieu de la perception des impôts, plusieurs d'une vie terrestre et moribonde, en un mot, tout le genre humain du péché, de la mort du péché et de la puissance des ténèbres de ce monde, et les ressuscita à l'ardent désir, à l'espérance d'une parenté et d'une vie célestes. C'est par cette résurrection qu'il a tiré les âmes des hommes du limon de la terre où elles étaient plongées, et les a élevées au ciel. Or, c'est là le plus grand bienfait de Jésus-Christ envers nous ; c'est la principale preuve de la divinité qui est en lui. C'est pour cette raison que Dieu l'a établie dans la mission de son fils, que son fils lui-même l'a reçue, et que par lui elle nous a été donnée et administrée dans son temps, pour que dans le Christ seul, à l'aide de tous les conseils humains et divins, de tous les secours, de toutes les vertus, ayant sauvé nos âmes, nous puissions les présenter devant Dieu. [3] Si grande est la noblesse, si insigne le prix, si considérable la valeur de cette chose qui est l'âme de l'homme, que pour qu'elle ne fût perdue, mais gagnée à Dieu et à nous, les lois de toute la nature étant complètement renversées, et l'ordre des choses changé, Dieu descendit sur la terre pour se faire homme, et l'homme fut élevé au ciel pour être Dieu. Nous croyons donc tous au Christ, comme je le disais, afin de trouver le salut pour nos âmes, c'est-à-dire, la vie pour nous-mêmes. Il ne peut y avoir pour nous rien de plus désirable, aucun bien qui nous soit plus intérieur, plus conjoint, plus intime. En effet, autant chacun s'aime soi-même, autant il aime son salut : « s'il est négligé, rejeté, quelle sera l'acquisition qui puisse l'égaler en valeur ? Quelle digne compensation l'homme recevra-t-il pour son âme ? dit le Seigneur; ou bien « à quoi lui servira de gagner même l'univers, s'il souffre la perte de son âme? Donc, cette possession si grande, si chère, si précieuse qui est pour chacun de nous le salut de son âme, nous devons employer tout notre pouvoir, tous nos efforts pour la conserver. Quand tous les autres biens que nous recherchons ardemment nous sont extérieurs et étrangers, ce bien de la conservation de notre âme est non seulement à nous, mais ce bien-là, c'est nous-mêmes. L'homme qui le négligerait et qui le perdrait, ne pourrait pas même avoir la jouissance d'un autre bien, puisque celui qui devrait jouir, se serait déjà premièrement perdu soi-même. Or, nous acquérons ce bien de notre salut éternel et universel par la seule foi en Dieu et en Jésus-Christ. Quand je dis par ta seule foi, je-ne l'entends pas comme l'entendent tes inventeurs de nouveautés, de manière que, séparée de la charité et des autres devoirs de l'âme chrétienne, elle soit cette seule croyance, cette seule confiance par laquelle je suis persuadé que par la croix et le sang du Christ tontes mes fautes me sont pardonnées. A la vérité, c'est là aussi pour nous une chose nécessaire, c'est la première entrée qui s'ouvre pour nous vers Dieu; mais ce n'est pas assez, car il faut, en outre, que nous apportions un esprit plein de piété envers le Dieu très haut, et le désir de faire tout ce qui- lui est agréable. C'est en cela que consiste principalement la force du Saint-Esprit. Quoique cette volonté ne se manifeste pas toujours par des oeuvres extérieures, elle n'est pas moins déjà intérieurement disposée d'elle-même à bien faire, elle n'a pas moins en elle le désir d'obéir à Dieu dans toutes choses, ce qui est en nous la véritable propriété de la justice divine. En effet, quelle autre chose signifie, ou bien quelle autre pensée, quelle autre notion nous offre ce nom même de justice, s'il n'y a rien en elle qui concerne les bonnes oeuvres ? L'Écriture dit que « Dieu a envoyé son fils pour qu'il lui rendit son peuple acceptable et sectateur des bonnes oeuvres et, dans un autre- endroit, « pour que nous fussions, dit-elle, édifiés dans le Christ pour les bonnes oeuvres. Si donc le Christ a été envoyé pour qu'en faisant le bien, nous soyons, par lui, reçus de Dieu, et pour que nous soyons édifiés en lui pour les bonnes oeuvres, certainement la foi que nous avons en Dieu par Jésus-Christ, nous commande et nous prescrit non seulement d'avoir confiance dans le Christ, mais encore de croire en lui, en faisant le bien ou en nous proposant de le faire. C'est que le mot de foi a de l'ampleur et de la plénitude ; c'est qu'il ne contient pas seulement en soi la croyance et la confiance, mais encore l'espérance et le désir d'obéir à Dieu, et cette charité qui nous a été surtout manifestée dans le Christ, souveraine et maîtresse de toutes les vertus chrétiennes. C'est dans cette charité que réside proprement et particulièrement le Saint-Esprit, ou plutôt, il est lui-même charité, puisque Dieu est charité. C'est pourquoi, de même que sans le Saint-Esprit rien de nous n'est agréable à Dieu, ni reçu de lui, de même rien ne peut l'être sans la charité. Lors donc que nous disons que par la foi seule en Dieu et en Jésus-Christ nous pouvons être sauvés, nous pensons que dans cette foi même doit être comprise principalement la charité, qui est la cause première et principale de notre salut. Mais pour abandonner la discussion, et revenir à notre point de départ, nous vous avons montré, très chers frères, ou plutôt nous avons tâché de vous montrer car nos paroles n'égalent point la grandeur du sujet, de quel prix, de quelle importance est pour nous le soin de notre âme et du salut de cette âme, dans laquelle nous sommes tout entiers nous-mêmes. C'est là proprement notre unique bien; tous les autres biens nous sont étrangers; ils ne tiennent pas à nous; nous ne pouvons même pas en jouir, si nous perdons ce bien principal et véritablement nôtre. Ce fut pour garder et conserver ce bien de l'âme qu'autrefois tant de très glorieux martyrs du Christ firent volontiers le sacrifice de cette vie mortelle; que tant de très saints docteurs, à force de labeurs, de fatigues, de veilles de jour et de nuit, s'appliquèrent à nous en aplanir et tracer le droit chemin ; que toute l'Église souffrit autrefois tant de cruelles injures et calamités de l'impiété des tyrans et des dominateurs des nations. Toutes ces choses ont été permises par le Dieu tout-puissant ; elles ont été entreprises, souffertes et combattues par ces hommes courageux, vrais adorateurs du Christ afin que, par tous les genres d'expériences et d'épreuves, ayant été comme forgée à coups redoublés de marteau, purifiée à grand feu, et par les si grands tourments et travaux des saints comme fondue, soudée, jetée au moule, l'Église acquit auprès de Dieu la plus grande grâce de fidélité, et une souveraine autorité auprès des hommes. C'est cette Église qui nous a régénérés à Dieu dans le Christ ; c'est elle qui nous a nourris, fortifiés, qui nous a instruits de ce qu'il faut penser et croire ; elle-même nous a enseigné quel doit être l'objet de notre espérance, et par quelle voie il nous faut aller au ciel. Pour nous, nous marchons dans cette voie commune de l'Église, nous conservons ses lois et ses préceptes; et si quelquefois, vaincus par la fragilité et l'intempérance, nous succombons au péché, (et plût à Dieu que cela nous arrivât rarement, et non trop souvent!) nous nous relevons néanmoins dans cette même foi de l'Église ; et les expiations, pénitences et satisfactions, par lesquelles elle nous enseigne de laver nos péchés et de rétablir notre ancienne innocence, Dieu étant toujours pour nous clément et miséricordieux, nous les acceptons et nous employons ces moyens d'expiation et de satisfaction ; et quand nous le faisons ainsi, nous avons confiance de trouver auprès de Dieu une place pour le pardon et la miséricorde. Car, nous ne nous arrogeons rien de contraire au sentiment et à l'autorité de l'Église ; nous ne nous persuadons pas à nous-mêmes que nous avons plus de prudence qu'il n'en faut avoir ; nous ne mettons pas notre orgueil à mépriser les décrets de l'Église ; nous ne faisons parade parmi les peuples ni de la haute portée de notre esprit, ni de notre génie, ni de quelque nouvelle sagesse; mais (je parle des chrétiens au coeur honnête et droit) nous marchons dans l'humilité et l'obéissance, et nous recevons avec une foi entière les choses qui nous ont été transmises et ordonnées par l'autorité des anciens Pères, hommes très saints et très sages, comme ayant été véritablement dictées et prescrites par le Saint-Esprit. En effet, nous connaissons, nous savons combien l'humilité a de force, d'importance et do poids auprès de Dieu. C'est la seule vertu qui soit principalement chrétienne ; le Christ, notre Seigneur, l'a toujours et surtout montrée dans ses avertissements et ses préceptes, dans ses actes et ses oeuvres, et il a dit que le royaume de Dieu était destiné aux petits, c'est-à-dire aux humbles ; car il ne nous importe pas d'être grands ou petits de corps ; mais il nous importe beaucoup d'être humbles de coeur ou superbes. L'orgueil, qui précipita les anges du ciel, en ferme le chemin aux hommes. L'ange, animal céleste, fut chassé pour son orgueil d'où l'homme, animal terrestre, est élevé par son humilité, afin qu'il nous soit clairement démontré que dans l'humilité consistent la chose qui nous est la plus nécessaire, l'appui de notre salut éternel, et le fondement de cette heureuse et douce espérance par laquelle nous tendons au ciel. Puisqu'il en est ainsi, très-chers frères, puisque ce que nous devons aimer le plus et par-dessus toute autre chose, c'est notre salut, la véritable vie, l'éternelle félicité, en un mot, nous-mêmes ; puisque, si nous nous perdons nous- mêmes, nous ne devons plus rien trouver qui soit à nous, c'est-à-dire, qui nous serve ou nous appartienne ; puisqu'il ne peut nous arriver un dommage plus grave, un mal plus pernicieux, une calamité plus cruelle que la ruine et la perte de notre âme, je vous le demande, avec quelle application, avec quel souci, avec quelle sollicitude nous devons veiller à ce que, notre salut, notre vie ne soit exposée à un aussi grand péril ! Certainement vous m'accorderez, vous me ferez cette concession qu'il ne peut rien arriver à chacun de nous de plus pernicieux, de plus funeste, que la perte de son âme. Vous m'accorderez donc aussi, je pense, que nous ne saurions mettre trop de soin et d'attention à empêcher que cela n'arrive; car ce malheureux sort, si nous le subissons, est le pire de tous les maux, et le danger de ce mal doit être pour nous le plus redoutable de tous les dangers. En effet, autant est grande la masse d'un mal, autant doit l'être la crainte du danger de ce mal. De même que ceux qui ont une peur horrible de se jeter dans la mer, n'osent pas même approcher d'une roche escarpée et suspendue sur la mer, de même ceux que fait frémir cette terrible condamnation de Dieu évitent, avant tout, le danger qui est le plus voisin, le plus immédiatement dépendant de ce malheur éternel. Je ne veux pas dire pour cela maintenant que tous les hommes soient sans péché ; que nous tous, tant que nous vivons de cette vie, nous ne soyons toujours en danger ; nous y sommes certainement, nous commettons des fautes, des offenses ; de temps en temps nous faisons tous des chutes, plus souvent, plus rarement, selon la vertu de chacun et celle que Dieu lui a donnée pour se retenir ; mais les autres péchés, surtout ceux qu'on ne commet pas de propos délibéré, mais par fragilité, ont un facile retour auprès de la miséricorde du Dieu très haut. Au contraire, ce péché horrible et redoutable, par lequel est dépravé le culte de Dieu, qui doit être adoré de la manière la plus droite, ce péché par lequel on pense faussement de celui qui seul est la; vérité suprême, voilà, voilà, dis-je, le péché qui non seulement nous expose au plus proche danger du mal éternel, mais qui même nous enlève presque l'espérance et la force d'éviter, de fuir un pareil danger. En effet, dans nos autres péchés, comme dans la mer de la vie, nous conservons l'ancre de notre navire, qui nous garantit des écueils et des naufrages; parce que, de temps en temps, élevant nos pensées vers Dieu et sentant l'aiguillon de la douleur pour nos péchés, par de silencieux soupirs, par la confession de notre iniquité, nous implorons sa miséricorde. Et lui-même, parce qu'il est plein de bonté et de clémence, incline aussi à nous pardonner; comme un tendre père, il s'apaise, et il accueille la prière de ses enfants. Mais dans cet affreux, dans cet horrible péché d'une mauvaise, d'une fausse religion, nous n'avons plus Dieu pour nous, nous n'avons plus notre ancre. [4] C'est pourquoi, nous devons principalement éviter ce péril avec le plus grand soin, avec la plus grande attention, très chers frères, si nous voulons être sauvés. On peut dire ici que, lorsque les jugements varient sur la corruption ou l'intégrité de la religion, et que les hommes, surtout dans notre temps, ont là-dessus des sentiments contraires ; que celui-ci interprète les choses d'une façon, celui-là d'une autre, il doit sembler suffisant, si chacun reçoit avec sincérité la première chose qu'on lui dira de croire, s'il soumet son jugement à ceux qui sont plus instruits et plus éclairés que lui. J'avoue, très chers frères, que ces paroles sont celles des hommes trop simples et d'un esprit naturellement trop borné ; mais ceux qui les détournent et les arrachent du droit chemin, ceux-là sont beaucoup plus coupables; or, ce n'est pas là le langage qui convient aux gens habiles et rusés. Mais avouons que, eu égard au temps présent, pour les savants et les ignorants, ces choses sont incertaines, (ce qui n'est cependant pas ainsi, car l'Église catholique a une règle infaillible pour distinguer le faux du vrai). Mais soit, concédons que ces choses sont douteuses, est-ce que, parce qu'il s'agit du danger de notre salut, parce que nous estimons beaucoup notre âme, c'est-à-dire, nous-mêmes, et que ce n'est pas notre fortune que nous risquons, notre santé, ou même cette vie corporelle et mortelle, toutes choses dont la perte a été souvent supportée avec fermeté par des hommes courageux, pour le Christ et pour leurs âmes ; mais parce qu'il s'agit de décider sur nous-mêmes, si nous devons vivre éternellement très malheureux ou très heureux, est-ce qu'il ne faut pas chercher, considérer, examiner avec soin, de nous établir dans un lieu, (je parle comme d'une chose douteuse, qui ne l'est pas cependant), de nous établir, dis-je, là où nous voyons beaucoup moins de crainte et de danger, beaucoup plus d'espérance et de joie? Personne, je crois, ne me niera que, dans une affaire embarrassante et douteuse, surtout dans cette grande affaire où il s'agit de notre vie et de notre salut, nous devions choisir et suivre le conseil que nous donnera la raison, de préférence à celui que nous offrira la témérité du hasard. Voyons donc de quel côté, dans lequel des deux partis nous courons un plus grand risque de nous plus éloigner de Dieu, et de nous approcher davantage de la mort éternelle. Je vais en agir avec vous et vous présenter la chose, comme si vous étiez à délibérer, comme si vous n'aviez pas encore décidé de quels hommes vous devez suivre les volontés ou croire les conseils. La question est de savoir s'il est plus. avantageux à votre salut, si vous pensez qu'il soit plus agréable à Dieu, de croire et de suivre les enseignements qu'approuve l'Église catholique, avec le grand assentiment des peuples dans tout l'univers depuis plus de quinze cents ans, ou, si nous cherchons la clarté et la certitude des souvenirs et des connaissances historiques, depuis plus de treize cents ans, ou bien les choses que des hommes rusés et, comme ils se l'imaginent, d'un esprit subtil, ont innovées depuis ces vingt-cinq dernières années, contrairement à l'expérience de tant de siècles, et en opposition avec la perpétuelle autorité de l'Église, eux qui certainement ne sont pas l'Église catholique. En effet, l'Église catholique, pour la définir en peu de mots, est celle qui dans tous les temps passés et présents, dans toutes les contrées de la terre, étant une et d'accord avec elle-même dans le Christ, a été partout et toujours dirigée par le seul esprit du Christ, et dans laquelle aucune division ne peut exister; car en elle tout s'unit et s'accorde ensemble. S'il arrive quelque dissentiment, quelque dissidence, le grand corps de l'Église reste le même ; mais il se forme un apostème par lequel quelque partie de chair est corrompue ; l'esprit de vie qui anime tout le corps, la détache et la sépare ; elle n'est plus désormais de la substance du corps de l'Église. Je ne veux pas ici discuter chaque chose en particulier ; ni charger vos oreilles d'un tas de paroles et d'arguments ; je ne parlerai pas de l'Eucharistie, dans laquelle nous adorons le très véritable corps du Christ. Ces hommes, connaissant peu comment il faut présenter les raisons et les arguments dans chaque genre de doctrine, c'est par des raisons étrangères et très éloignées, tirées de la dialectique et d'une vaine philosophie, qu'ils tâchent de renfermer dans les angles d'une nature corporelle qui est bornée par ses propres limites, le Dieu même de l'univers, et en lui la divine et spirituelle puissance, qui est tout-à-fait libre et illimitée. Je ne parlerai pas de la confession des péchés au prêtre, dans laquelle la véritable humilité chrétienne, qui est le principal fondement de notre salut, a été démontrée par l'Écriture, commandée et ordonnée par l'Eglise. Cette humilité, ils se sont appliqués à l'insulter par des calomnies, et à la rejeter par orgueil. Je passerai sons silence, soit les prières des saints auprès de Dieu pour nous, soit les nôtres pour les morts ; quand ces mêmes hommes les méprisent et s'en moquent, quand ils disent qu'elles sont absolument sans utilité. Que veulent-ils enfin pour eux ? Pensent-ils que leurs âmes périssent avec leurs corps ? Et certes, ils semblent l'indiquer ; ils te font même plus ouvertement, quand ils travaillent à s'affranchir des lois de l'Église par la liberté de leur conduite et la licence de leurs passions. En effet : « Si notre âme est mortelle, mangeons et buvons, dit l'apôtre, car bientôt après nous mourrons.,Si au contraire elle est immortelle, comme elle l'est certainement, je vous le demande, pourquoi la mort du corps a-t-elle produit tout-à-coup une telle séparation, que les âmes des vivants et des morts n'aient plus aucun rapport, aucune communication entre elles ; qu'elles aient oublié leur parenté avec nous, et l'humanité qui nous est commune ? Surtout quand la charité, qui est le principal don du Saint-Esprit dans le peuple chrétien, qui est toujours bienfaisante, toujours fructueuse, ne reste jamais inutile dans celui qui la possède, se conserve toujours entière et efficace dans cette vie et dans l'autre ? Mais pour laisser là ces controverses, et les réserver pour leur temps, examinons notre précédente proposition, afin de voir, de chercher un moyen plus utile, plus direct, plus avantageux d'obtenir la faveur du Dieu Très-Haut. Est-ce d'avoir les mêmes sentiments que l'Église universelle, de se conformer avec foi à ses décrets, à ses lois, à ses sacrements, ou de donner son assentiment à ces hommes qui cherchent les divisions et les choses nouvelles ? Voilà le lieu, très chers frères, voilà l'embranchement des deux routes contraires dont l'une nous conduit à la vie, et l'autre à la mort éternelle. Il s'agit pour chacun dans cette différence, dans ce choix du salut de son âme, des gages de la vie future ; c'est à savoir, si nous devons avoir en partage l'éternelle félicité, ou bien une peine infinie. Que dirons-nous donc ? Figurons-nous ici deux hommes qui appartiennent à l'un et à l'autre parti, c'est-à-dire qui, ayant chacun suivi l'une des deux routes, se trouvent en présence du terrible tribunal du Juge suprême, pour faire connaître et examiner leur cause, afin que le jugement de condamnation ou d'absolution puisse être prononcé avec justice. On demandera : — Ont-ils été chrétiens ? Ils répondront tous les deux :— Nous l'avons été. — Ont-ils cru franchement au Christ ? Ils répondront également l'un et l'autre : --- Certainement. Mais lorsqu'on examinera ce qu'ils ont cru, et comment ils ont cru, car l'examen de la vraie foi précédera celui de la vie et des moeurs ; lors donc qu'on exigera d'eux leur confession de la vraie foi, celui qui aura été élevé dans le sein et dans la discipline de l'Église dira: — "Pour moi, après avoir appris de mes parents qui l'avaient eux-mêmes appris de Lieurs pères et de leurs aïeux, à obéir en toutes choses à l'Église catholique, à observer et à pratiquer ses lois, ses avis, ses décrets, comme s'ils venaient de vous-même, Seigneur Dieu ; m'étant aperçu que presque tous ceux qui portaient le nom de chrétien, qui avaient suivi vos étendards avec nous, avant nous, au loin, au large dans tout l'univers, étaient et avaient été dans les mêmes sentiments ; que tous reconnaissaient et vénéraient comme la mère de leur foi, cette Église elle-même ; qu'ils regardaient comme un sacrilège de s'écarter de ses préceptes et de ses institutions, je me suis appliqué à vous plaire dans cette même foi que l'Église catholique observe et enseigne. Et, quoique des hommes nouveaux fussent venus, qui, la bouche et les mains pleines des Écritures, ,s'efforçaient de susciter certaines choses nouvelles, d'ébranler les anciennes, de blâmer l'Église, de nous enlever, de nous arracher à'l'obéissance que nous avions tous pour elle, j'ai voulu néanmoins constamment rester dans ce qui avait été déjà et dans la suite anciennement observé et transmis dans l'Église par mes ancêtres, par l'unanimité des Pères les plus saints et les plus savants. Quoique d'ailleurs les moeurs présentes de beaucoup de prélats et d'ecclésiastiques fussent telles qu'elles pouvaient soulever mon indignation, cependant elles ne m'ont pas détourné de mes sentiments : car j'avais arrêté, comme vous mon Dieu, l'ordonnez dans votre Évangile, que je devais obéir à leurs préceptes qui étaient certainement saints, mais qu'il fallait laisser à vous seul le jugement de leur vie et de leurs actions, surtout lorsque moi aussi, étant souillé et infecté de tant de péchés qui maintenant se montrent sur mon visage, je ne pouvais être digne de juger les autres. C'est pour ces péchés que je suis maintenant devant votre tribunal, implorant non la sévérité de votre justice, Dieu très-clément, mais plutôt votre miséricorde et votre pitié.» C'est ainsi que le premier plaidera sa cause. L'autre sera cité, et il comparaîtra. On lui commandera de parler. Voici quel sera l'exorde de son discours; car je suppose qu'il est un de ceux qui sont ou qui ont été les auteurs des dissensions. Je crois, en effet, qu'il défendra mieux sa cause, lui qui devant les autres se sera dit docteur pour leur faire abandonner l'Église. «—Pour moi, dira-t-il, ô grand Dieu, en voyant les moeurs des ecclésiastiques presque partout corrompues, et les prêtres, à cause de la religion, non moins honorés de tout ,le monde, souffrant avec peine leurs richesses, j'ai senti avec juste raison, une telle colère enflammer mon coeur, que je me suis fait leur ennemi. Et comme je considérais que moi-même, qui pendant tant d'années, m'étais adonné à l'étude des lettres et de la théologie, je n'avais pas néanmoins dans l'Église, la place que mes travaux avaient méritée, et que, d'un autre côté, beaucoup d'hommes indignes étaient élevés aux honneurs et aux dignités sacerdotales, je me suis mis, je l'avoue, à poursuivre ces hommes qui, j'en étais persuadé, étaient loin de vous plaire et de vous satisfaire aussi vous-même. Et comme je ne pouvais renverser leur autorité, sans détruire auparavant les lois de l'Église, j'ai excité une grande partie du peuple à mépriser ces lois qui, longtemps auparavant, étaient inviolablement observées. [5] S'il s'agissait des décrets des conciles universels, je disais qu'on ne devait pas se soumettre à l'autorité des conciles ; des institutions des anciens Pères et docteurs, j'accusais les anciens Pères d'être des ignorants et de manquer de saine intelligence ; de celles des pontifes romains, j'affirmais que ces pontifes s'étaient arrogé la tyrannie, et qu'ils se disaient faussement les vicaires de Jésus-Christ. Enfin, je me suis efforcé, par tous les moyens, de secouer loin de nous, qui tous vous adorons, ce joug tyrannique de l'Église, qui ordonne de s'abstenir de temps en temps de nourriture, qui observe les jours, qui veut que nous confessions nos péchés aux prêtres ; qui nous ordonne d'accomplir nos voeux ; qui entoure de tant de liens de servitude des hommes qui sont, ô Christ, libres en vous. Je me suis efforcé de faire croire que la foi seule, et non pas même les bonnes oeuvres qui sont principalement exaltées et prônées dans l'Église, produit en nous la justice et le salut ; puisque d'ailleurs vous aviez porté notre peine, et que votre sang sacré avait effacé les fautes et les crimes de tous, afin que, nous appuyant sur cette unique foi en vous, nous eussions le pouvoir de faire ensuite plus librement tout ce qui nous plairait. J'ai sondé les Écritures avec plus de subtilité que les anciens Pères, alors surtout que j'y cherchais quelque interprétation qui pût leur être opposée, Cette opinion qu'on avait de ma science et de mon génie m'ayant même valu de l'estime et de la réputation auprès des peuples, à la vérité, je n'ai pu renverser entièrement l'autorité de l'Église, mais j'ai causé dans son sein de grandes séditions et divisions.» Dès qu'il aura ainsi parlé, et il aura dit vrai ; car il n'y a pas moyen de mentir devant le Juge du ciel, tout en cachant en lui-même bien des choses qu'il connaît, sur son ambition, son avarice, sur sa passion pour la gloire populaire, sur ses tromperies, ses méchancetés intérieures ; et ces choses apparaitront pourtant les premières écrites sur son front, comment pensez-vous que seront jugés, non seulement ces hommes, mais encore leurs compagnons et leurs sectateurs, ô Génevois, mes frères, que je voudrais avoir tous avec moi dans le Christ et dans l'Église du Christ? N'est -ce pas que celui qui aura suivi l'Église catholique n'aura pas été dans l'erreur ? D'abord, parce que l'Église ne se trompe pas, et qu'elle ne peut se tromper, elle dont le Saint-Esprit dirige assidûment les décrets publics et universels, et les conciles ; ensuite parce que si elle se trompait, ou s'était trompée, ce qu'on ne peut croire et dire sans crime, certes, on ne ferait pas un reproche de son erreur à l'homme qui, sincère et humble de coeur envers Dieu, aurait suivi la foi et l'autorité de ses ancêtres. Mais cet autre qui de son chef, ne trouvant personne parmi les saints et anciens Pères, ni même parmi les assemblées générales de tous les évêques, qu'il pense mériter l'honneur qu'il daigne lui céder et lui obéir, s'arrogeant tout à lui-même, plus disposé à décrier qu'à apprendre et à enseigner, quand il abandonne la commune Église, vers quel port tourne-t-il les yeux pour y transporter sa fortune ? Quel est le rempart qu'il croit lui servir de défense? quels sont ses avocats auprès de Dieu, pour qu'il ne doive pas grandement craindre d'être jeté dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents, c'est-à-dire, où il devra pleurer éternellement ses malheurs, et grincer des dents contre lui-même ; parce que, lorsqu'il pouvait, s'il l'eût voulu, éviter cette cruelle calamité, il a négligé de le faire ? Or, chacun peut par soi-même assez comprendre quelles funestes et cruelles compagnes seront pour la vie future, cette douleur et cette fureur, surtout quand ce genre de mal et de peine ne doit jamais avoir ni fin ni limite ; qu'on n'y cessera jamais de se lamenter et de s'irriter. [6] Mais en supposant qu'il pût y avoir quelque moyen de souffrir, de tolérer tous les autres actes de ces hommes, comment supporter, (et en cela il ne me semble pas même possible qu'ils obtiennent auprès de Dieu une place pour le pardon et la miséricorde), comment supporter qu'ils se soient efforcés de déchirer l'unique épouse du Christ ? Que cette tunique du Seigneur que des soldats impies ne voulurent point diviser, ils aient osé, eux, non seulement la diviser, mais encore la mettre en pièces ? En effet, ceux-ci ayant commencé, combien de sectes déjà se sont séparées de l'Église, ne s'accordant ni avec eux, ni entre elles-mêmes ! Ce que toute doctrine prouve être l'indice manifeste du mensonge; car la vérité est toujours une, le mensonge, au contraire, variable et changeant; et ce qui est droit est simple, ce qui est oblique est divers. Mais cette lacération, mais ce déchirement de l'Église, peut-il y avoir un homme connaissant, confessant le Christ, un homme dont le Saint-Esprit ait quelquefois éclairé le coeur et l'intelligence, qui ne comprenne pas que c'est là l'oeuvre de Satan, et non celle de Dieu ? Quel est le commandement de Dieu ? quel est l'enseignement du Christ? Certainement, c'est que nous soyons tous un en lui-même. Pourquoi nous a-t-il été donné du ciel et de Dieu cet insigne, cet excellent bien de la charité, laquelle est divinement infuse dans le peuple chrétien seulement, et non dans les autres nations ? N'est-ce pas pour que nous confessions tous le Seigneur d'un seul coeur et d'une seule bouche ? Pensent-ils, ces hommes, que la religion chrétienne soit toute autre chose que la paix avec Dieu et la concorde avec le prochain ? Voyons ce que le Seigneur lui-même dit dans saint Jean, en priant son Père pour ses disciples : « Père saint, conserve en ton nom ceux que tu m'as donnés, afin qu'ils soient un comme nous. Et je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais encoe pour ceux qui croiront en moi par leurs paroles ; qu'ils soient tous un, comme tu l'es en moi, mon Père, et que je le suis en toi ; qu'eux-mêmes soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient ,un, comme nous sommes un, moi en eux, et toi en moi, afin qu'ils soient parfaits en un.» Vous voyez, très-chers frères, vous discernez à la claire lumière de l'Évangile ce que c'est que d'être véritablement chrétien, puisque notre foi en Dieu, puisque toute la gloire de Dieu, et celle que nous pouvons avoir de lui, et celle que nous pouvons avoir auprès de lui, consiste seulement dans cette unité entre nous; puisque le Christ ne requiert et ne demande à son père que cela pour nous ; puisqu'il pense ne retirer quelque fruit de ses labeurs, de ses souffrances, de cette fragilité du corps humain qu'il avait reçue pour nous, de sa croix, de sa mort, et pour la gloire de son Père qu'il cherchait avant tout, et pour notre salut pour lequel il allait mourir, que si nous étions un entre nous et en lui-même. [7] Or, c'est à cela que tendent sans cesse les travaux, les efforts de l'Église catholique, à l'accord de nos sentiments et à notre unité dans le même esprit ; à ce que les hommes, ne pouvant tous s'unir en un seul corps, parce qu'ils sont séparés par la distance des lieux ou par les intervalles des temps, un seul esprit cependant, qui est toujours le même partout, les vivifie et les gouverne. Pourtant c'est de cette Église catholique, c'est du Saint-Esprit qu'ils se déclarent ouvertement les adversaires, ces hommes qui s'efforcent de rompre l'unité, de rendre les esprits divisés, de dissoudre la conformité des sentiments, de détruire la concorde dans la religion chrétienne; et cela avec tant de passion, avec tant d'ardeur, avec tant de machinations et d'artifices, qu'aucun discours ne pourrait dignement exprimer leur sollicitude et leur anxiété. Certes, je ne veux pas faire d'imprécation contre eux, demander au Seigneur d'exterminer toutes ces lèvres trompeuses, toutes ces langues superbes, ni d'ajouter l'iniquité sur leur iniquité ; mais je supplierai le Seigneur mon Dieu, comme je le supplie, de les convertir et de les ramener à un bon esprit. Et vous aussi, Génevois, mes frères, je vous prie et je vous conseille de chasser enfin des yeux de votre âme, les nuages de l'erreur; de lever, à la clarté de la lumière, vos regards vers ce ciel que Dieu vous a proposé pour éternelle patrie, si vous restez dans l'unité de l'Église; de ne pas refuser maintenant de vous réconcilier avec nous ; de faire acte de fidèle obéissance à l'Église, notre mère ; d'adorer Dieu dans un seul esprit avec nous. Et si, par hasard, nos moeurs vous déplaisent, si par la faute de quelques-uns, cette splendeur de l'Église qui doit être perpétuelle et sans tache, a été parfois obscurcie, ne détournez pas vos coeurs pour cela, ou ne vous laissez pas entraîner dans un autre parti, dans un parti contraire. Vous pouvez, peut-être, haïr nos personnes, si l'Évangile le permet; mais vous ne devez certainement pas avoir de la haine contre la doctrine et la foi ; car il est écrit : « Faites ce qu'ils disent. » Pour nous, nous ne vous disons pas autre chose, si ce n'est que nous vous montrons le désir que nous avons de votre salut. Si vous le prenez en bonne part, très chers Gènevois, si vous m'écoutez avec reconnaissance, moi qui ai pour vous la plus grande affection, certainement vous ne vous repentirez pas d'avoir recouvré votre ancienne faveur devant Dieu et votre gloire devant les hommes. Pour moi, comme me le permet mon devoir ainsi que ma bonne volonté pour vous, je ne cesserai pas de prier Dieu pour vous; à la vérité, j'en suis indigne par mes péchés; mais peut -être la charité m'en rendra digne. Au, reste, tout ce que je vaux, tout ce que je puis, ce qui est d'ailleurs peu de chose, mais enfin, s'il y a en moi quelque intelligence, quelque prudence, quelque autorité, quelque diligence, je le mets tout entier tellement à votre disposition et à votre service, que je regarderai comme un grand bien, si vous pouvez retirer, quelque utilité, quelque profit de mes soins et de ma peine, tant dans les choses divines que dans les choses humaines. Enfin je vous prierai de recevoir le messager que je vous ai envoyé pour vous remettre cette lettre, avec l'affabilité, la bienveillance que demandent et requièrent votre humanité, le droit des gens, et surtout la mansuétude chrétienne, ce qui sera pour vous honorable, et pour moi, un sensible plaisir. Dieu vous conduise, très chers, frères, vous soit propice et vous garde. Carpentras, XV des calendes d'avril, MDXXXIX.